Alexie Tcheuyap
Université de Calgary
En marge des nombreux mirages qu'elle construit et de la sournoise uniformisation idéologique qu'elle déploie, la « mondialisation » a aussi pour manifestation concrète la mobilisation/mobilité des personnes, ces dernières étant ramenées de plus en plus souvent aux simples dimensions d'un capital, d'un bien dont le rendement et la rentabilité ne doivent être remises en cause sous aucun prétexte. L'humain devenu simple matérialité, des mutations surprenantes et non moins contradictoires s'imposent désormais à la sociologie de l'emploi: on assiste à une certaine tolérance de l'Autre dans les pays où la ségrégation, voire la xénophobie étaient de règle. La présence du Noir[1] devient plus importante, même là où l'usager ne s'attendait pas à la rencontrer, car les employeurs du Nord ont dû se résoudre ou se résigner à élargir leurs aires de recrutement sous le poids des exigences économiques.
Les aspects positifs de l'entrebâillement de la porte permettant à certains Africains de trouver une place au « paradis du Nord » ne pèsent toutefois pas lourd face aux frustrations de milliers d'autres personnes pour lesquelles l'Occident est devenu un véritable cauchemar. Au terme d'une émigration vers un ailleurs espéré meilleur, les diplômes, acquis après un dur labeur, perdent souvent toute leur valeur et conduisent moins souvent au succès qu'à l'alcoolisme, aux trafics en tous genres, à la poussière des métros, aux eaux crasseuses des restaurants, aux sièges de taxis usés ou au sang des boucheries industrielles. Dans la mesure où le diplômé doit embrasser une profession qui ne lui était jamais apparue, même dans ses pires cauchemars, le diplôme mentionné dans son CV ne sert plus à rien, mais il faut bien (sur)vivre!
Que le niveau d'instruction des immigrants africains soit très élevé (par exemple, plus de 80 % des immigrants africains à Montréal ont auparavant suivi des études universitaires[2]) ne signifie pas que le pays d'accueil va utiliser leur compétence de manière judicieuse. Si le Nord et le Grand capital ont besoin de cerveaux, il ont aussi besoin de main-d'oeuvre à exploiter et leurs choix se font souvent sans tenir compte des aspirations, de la formation ou du potentiel intellectuel des individus. De même, la mondialisation ne tient pas davantage compte de l'intérêt et du développement des pays du Sud qui continuent, comme à l'époque de la traite ou des colonies, à être taillables et corvéables à merci.
Le bilan de cette mobilisation/mobilité, qui arrange aussi bien les économies dévastatrices du Nord que les régimes corrompus du Sud, reste à faire et il nous a semblé nécessaire d'engager une réflexion en profondeur. La présence de plus en plus (re)marquée de diplômés et de cadres africains dans les pays du Nord est le signe d'un malaise profond, tant au Nord qu'au Sud. De plus en plus d'Africains partent, de moins en moins reviennent, et la saga de « l'étudiant noir » ou du « nègre à Paris », engagé dans une « aventure ambiguë » le ramenant quand même dans son « pays natal » est désormais révolu! Pour bien des diplômés africains d'aujourd'hui, « partir » ne rime plus avec « revenir » mais avec « Voir l'Occident et /ou (y) mourir! » Et c'est un signe des temps que le continent africain soit devenu un pourvoyeur de main-d'oeuvre - souvent hautement qualifiée - au moment où il a le plus besoin de cerveaux africains en tout genre servant dans leurs pays d'origine, dont la plupart sont en faillite totale. Le jargon institutionnel a même trouvé une expression seyante pour qualifier le phénomène : Transfert Inverse de Technologie (Reverse Transfer of Technology). Les articles proposés dans ce numéro de Mots Pluriels abordent la problématique de la fuite des cerveaux à partir de différentes perspectives : littéraires, sociologiques, anthropologiques et politiques. Après avoir offert un certain nombre de repères conceptuels, ce dossier examine les rapports entre la théorie et la pratique et théorise le vécu des migrations des cadres africains.
Dans le premier article, opère une série de mises au point sémantiques sur le concept de « cerveaux » avant d'aborder les diverses tendances et les présupposés idéologiques du discours sur le sujet. Guèye nous met en garde contre la nature essentialiste, réductrice et liberticide de certaines formulations théoriques sur la mobilité des Africains qualifiés et il suggère que l'expatriation ne remet pas en question l'appartenance à l'Afrique. Le rôle positif joué par la constitution de réseaux diasporiques et « transnationaux » analysé par en fait la preuve. Son étude montre les effets positifs que peut avoir la mobilisation des expatriés pour le développement socio-economique et politique du continent africain. Toutefois, comme le relèvent et si certains pays ont pu tirer profit d'une accélération des départs de leurs élites vers les pays industrialisés, il est loin d'être certain que ce « brain drain » soit systématiquement un « brain gain » à long terme. En dépit de la rhétorique néolibérale, la migration des personnes hautement qualifiées vers les pays d'accueil semble bien rester un handicap pour les pays qui voient partir leurs élites. Cependant, plutôt que de rejeter le blâme de la faillite actuelle sur un bouc émissaire - en particulier sur ceux qui quittent leur pays d'origine - suggère qu'il est temps de dépasser les contradictions empiriques et théoriques et d'aborder les effets de la fuite des cerveaux de manière unifiée, collective et propre à mettre en valeur le savoir des Africains, où qu'ils se trouvent. Un beau programme, sans doute, mais assez proche de l'utopie.
L'étude percutante de en témoigne et relève d'une longue expérience de « cerveau en fuite ». Avec les aberrations qu'elles suscitent, les dictatures africaines ne reconnaissent les « cerveaux » que lorsqu'ils ont pu s'échapper. L'exil devient alors le gage de la légitimation d'une compétence (re)niée par des pouvoir ayant peur du savoir et de la vérité. Comme il l'indique, cette légitimation n'est conférée que par la société. La compétence devient dès lors un enjeu politique. Dès lors, revenir est souvent aussi difficile que partir et l'article d' sonne comme une sentence : il n'y a pas de retour heureux. Pour bien des raisons, le tragique guette les cadres retournés au bercail et, avec l'aggravation des conditions de vie, la perspective d'un « retour au pays natal » donne des frayeurs. Au point que l'on pourrait se demander si émigrer n'est pas une fatalité. Émigrer vers l'Occident, certes, mais aussi, parfois, vers un pays voisin comme le montre dans un texte très personnel qui souligne les « mauvaises habitudes » acquises par les Nigérians et autres Africains de l'Ouest lorsqu'ils s'installent en Afrique du Sud et y adoptent, de l'avis de l'auteur, une attitude « macho » très répandue dans le sous-continent, et ailleurs.
Si la fuite de cerveaux a bien une dimension inter-africaine, c'est surtout le départ des élites vers les pays du Nord qui est préoccupant, d'où les efforts faits en Afrique même pour en limiter les effets désastreux. L'étude de cas de de l'Ecole Inter-Etats des Sciences et Médecine Vétérinaires de Dakar relève le rôle des institutions sous-régionales dans la lutte contre les migrations des personnes qualifiées à partir d'une expérience de terrain. L'auteur y énumère une série de propositions concrètes pouvant permettre d'inverser ou, tout au moins, de réduire les flux migratoires. Mais, pour un exemple positif, combien de pays restent à la traîne, paralysés par la mondialisation. considère de manière lucide le cas du Cameroun, l'un des pays ayant une remarquable visibilité en Occident en ce qui concerne le nombre de cadres et d'universitaires expatriés, mais sa conclusion pourrait s'appliquer à bien d'autres pays : « En résumé, on retiendra que même si l'on a conscience du problème de la fuite des cerveaux et de la nécessité du renforcement des capacités nationales en vue du développement durable, les pays africains, et notamment le Cameroun, n'ont pas encore pris les mesures requises. Cela est particulièrement vrai pour le problème de l'exode des compétences qui n'a pas encore fait l'objet de préoccupation quelconque ». Sont en cause ici, comme ailleurs, l'absence totale de prévoyance, l'inconscience, voire l'insouciance d'un gouvernement qui ne prend aucune mesure sérieuse pour endiguer l'hémorragie des élites. Pour , l'exode des compétences ne prendra fin que si l'Afrique change résolument de cap et si elle prend un certain nombre de mesures: un changement de pratique et de culture politiques, le respect des libertés individuelles et collectives, l'amélioration des conditions de vie et de travail, l'engagement solidaire des élites africaines, et aussi une attitude différente vis-à-vis des femmes car, dit-elle, la perception du rôle social des femmes en Afrique n'a pas beaucoup évolué et on a toujours tendance à les négliger et à les sous-estimer dans tous les secteurs de la vie économique, éducative, artistique, sociale et politique.
Dans une perspective « afrocentrique », presque nationaliste, dresse un tableau résolu et vigoureux des discours sur l'identité et l'immigration des intellectuels africains. Fort utile et d'une rare pertinence, la typologie qu'il dresse permet à chaque « fonctionnaire de l'intellect » de se situer dans l'univers académique contemporain et de mieux percevoir les rapports des uns et des autres avec l'ancien « Maître », son système de valeur hégémonique, ses clichés et sa rhétorique. Car le drame de l'intellectuel africain, séduit par une vaine gloire, on le verra dans l'article de consacré à Léopold Panet, c'est son dévouement à l'empire et à ses valeurs. L'article d' exprime une idée semblable, sans fioritures. Si l'actuelle présence des Africains dans les institutions témoigne d'une revanche contre des théories racistes qui en faisaient des incapables, il n'en demeure pas moins, à ses yeux, qu'il s'agit d'une « nouvelle traite négrière ». Une traite en réalité commencée en Afrique où les roitelets nègres s'acharnent sans pitié sur les universitaires locaux à qui ils préfèrent souvent des expatriés de la « coopération » dont l'incompétence est parfois scandaleuse. explore les responsabilités civiques des universitaires qui décident d'abandonner leurs pays pour échapper aux ajustements structurels et aux brimades de tyranneaux corrompus et qui se retrouvent, pour leur malheur, dans des pays où l'immigration se révèle souvent plus aisée que l'intégration et la réussite professionnelle. La perception négative de l'Afrique en Occident et l'idéologie qui domine les relations Nord-Sud pèsent de tout leur poids sur l'avenir d'immigrés souvent exploités de manière éhontée.
Dans quelle mesure, la généralisation des nouvelles technologies permettra-t-elle de dépasser ces anciens clivages et de freiner la fuite des cerveaux en facilitant l'accès de l'Afrique au savoir et à des données sur lesquels l'Occident base son développement? Est-ce souhaitable? Il est trop tôt pour le dire, mais souligne qu'en dépit des modestes succès qu'il a eu en Afrique, l'Internet reste solidement ancré dans les pays du Nord et il convient de se demander si les efforts mesurés faits par les pays occidentaux pour connecter l'Afrique n'ont pas pour but principal de créer de nouveaux marchés permettant d'y écouler leurs produits. Comme le relève dans un article hors dossier consacré à la Russie, couper tous les ponts avec le passé et se laisser emporter par le matérialiste occidental n'offrent aucune garantie de succès. Certes, on ne peut ignorer qu'à ses risques et périls la marche triomphante d'un capitalisme conquérant ; mais apprendre à composer avec elle ne signifie pas s'y soumettre corps et âme. L'Afrique a trop souvent été la victime de faux-savoirs venus d'ailleurs et, comme le suggère dans son analyse d'un ouvrage de José Tshisungu wa Tshisungu , il lui appartient de trouver une solution « de l'intérieur » en s'imprégnant de sa réalité historique.
Comme en témoignent la nouvelle d' et trois entretiens d'écrivains africains inclus dans ce dossier, l'Afrique traverse des moments très difficiles. À partir de leurs oeuvres et de leurs expériences respectives, le Congolais , l'ivoirienne et la sénégalaise (interviewée par Julie Van Dam) proposent un réquisitoire sévère des potentats africains, dont les gesticulations tragiques acculent leurs concitoyens au désespoir et les poussent à fuir la misère ambiente pour offrir leurs services ailleurs. Dans ce contexte difficile, la présente édition de Mots Pluriels ne prétend pas apporter des solutions « clé en mains » comme ce que proposent souvent en Afrique la coopération et les institutions bilatérales. Mais au-delà des controverses idéologiques, il demeure difficile de prétendre que l'hémorragie des personnes qualifiées ne soit pas un problème pour l'Afrique. Toutefois, elle n'est pas non plus une fatalité. Elle est la conséquence de faits socio-historiques précis. Car, comme le disait fort justement le chercheur chinois C.H. C. Kao à propos de son pays, « les cerveaux vont où les cerveaux sont, les cerveaux vont où l'argent est, les cerveaux vont là où l'humanité et la justice prévalent, les cerveaux vont là où reconnaissance et la saine compétition sont assurées. »[3]. Ce discours est transférable à l'Afrique et il revient à divers gouvernements de prendre leurs responsabilités, car la fuite endémique des cerveaux africains est un problème politique.
Notes
[1] Voir les « ajustements » stratégiques, mais forcés en Europe, notamment en France et en Allemagne.
[2] Dorothy W. Williams, « Histoire résumée des noirs montréalais », in James L. Torczyner et All, L'Évolution de communauté noire montréalaise : mutations et défis, Montréal, CMEPSS, p.15.
[3] Cité par Anne Marie Gaillard et Jacques Gaillard, Les enjeux des migrations scientifiques internationales. De la quête du savoir à la circulation des compétences, Paris, L'Harmattan, 1999, p.157.
Alexie Tcheuyap a été formé à Moray House College of Education (Edinburgh), à L'Ecole Normale Supérieure (DIPES I &II), à l'Université de Yaoundé (Licence ès Lettres Bilingues, Maîtrise et Doctorat de 3ème Cycle en littérature africaine) et à Queen's University (Kingston, Canada. PhD en littérature et cinéma). Il est l'auteur de Esthétique et folie dans l'oeuvre romanesque de Pius Ngandu Nkashama (Paris/Montréal: L'Harmattan, 1998, 240p), Littérature et Cinéma et Afrique francophone. Présence Francophone no 57, (2001) (avec Sada Niang, Eds.) et d'articles dans Protée, Research in African Literatures, CiNéMAS, Bulletin of Francophone Africa, Palabres, LittéRéalité et Mots Pluriels. Il enseigne les littératures et cinémas francophones à l'Université de Calgary. Publié en ligne : Le moine habillé. Réflexes vestimentaires et mythologiques identitaires en Afrique Mots Pluriels 10 (1999). |
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