Alexie Tcheuyap
University of Calgary
When you move to Mozambique, you are by definition an expat expert.
But when I move to the Netherlands, I am only an immigrant.[1]
Dans une récente communication[2] intitulée "The Future of Technical Assistance and Capacity Building", Eveline Herfkens, la Ministre néerlandaise du développement et de la coopération, s'interrogeait sur la pertinence du concept de "coopération". Pour elle, "doing things right" (faire les choses comme il faut) ne signifiait pas nécessairement "doing the right things" (faire les choses qu'il faudrait faire). Ce contraste opposant ce que l'on fait plus ou moins bien, guidé par les procédures et la force de l'habitude, et ce que l'on devrait faire pour que les choses évoluent dans le bon sens, propose une manière originale d'analyser les idées de développement, de compétence et de responsabilités individuelles ou collectives qui concernent le Nord comme le Sud, l'Afrique comme le reste du monde, celui qui donne et celui qui reçoit, celui qui vend et celui qui achète, celui qui part et celui qui reste. C'est aussi un moyen qui permet de mieux saisir la fuite en avant de l'Occident, la fuite des Africains vers le Nord et les origines de l'exode massif des diplômés africains ; c'est enfin un moyen de mieux comprendre la relation ambiguë qui s'établit entre la diaspora africaine et le pays d'origine de tous ceux qui s'y rattachent.
Certains chiffres proposés donnent des frayeurs. Selon la Commission Économique des Nations Unies pour l'Afrique (CEA),[3] entre 1960 (date des Indépendances) et 1975, 27000 hauts cadres africains ont immigré vers les cieux plus cléments de l'Occident. Le chiffre atteindra plus du double en 1987, 40000, ce qui représentait plus de 30% des Africains hautement qualifiés de l'époque. Entre 1985 et 1990, plus de 60000 médecins, chargés de cours, ingénieurs et autres élites ont déserté leur pays. Depuis lors, le mouvement n'a fait que s'amplifier et l'on estime que cette hémorragie se chiffrerait à 20000 personnes par an. Pour ne donner que quelques exemples, des milliers de médecins originaires du Nigeria travailleraient actuellement aux États-Unis; 60% de leurs collègues formés au Ghana pendant les années 1980 auraient quitté le pays.
D'un point de vue euro-américain, la manière de répondre à ce départ des forces vives de l'Afrique vers l'Occident a consisté à élever un nouveau rideau de fer autour de l'Europe et à quadriller le continent africain d'administrateurs néo-coloniaux rebaptisés "Coopérants", "Assistants Techniques " ou "Consultants". Sur le papier du moins, cette stratégie a été organisée avec une efficacité remarquable, mais dans quelle mesure le vaste déploiement de la connaissance et de l'hégémonie occidentales (et de ses experts) auquel on assiste depuis plusieurs années revient-il à "faire ce qu'il faudrait faire" ? Dans quelle mesure cette occupation du terrain par les ONG et experts du Nord peut-elle freiner l'exode des compétences de l'Afrique vers l'Occident et revitaliser les pays du Sud ? Pour Eveline Herfkens, la réponse est claire :
We know what the right things are for us to do : focus on ownership, help
countries analyze the strengths and weaknesses of their own institutions and
capacity, do away with supply-driven or tied aid, stop using foreign experts to
fill the gaps, keep our eyes and ears open for the effects on poverty and think
critically about our own attitudes. [...]
Back in 1993, the Berg report leveled sharp criticism at the unimpressive
results of technical assistance. But even before that, Kim Jaycox, then World
Bank Vice-president for Africa, made the case that expatriate TA in fact
undermines African capacity. We cannot pretend that the situation has changed
much since then. Why is it so difficult to break the mold ?
In the first place, because foreign assistance fits in perfectly with the myth
of Western superiority- and even reinforces it. Both in the North and the
South. We give, they receive. We know, they learn. We have to take care of
things, because they cannot.[4]
La littérature et l'expérience quotidienne regorgent d'exemples de coopérants, d'experts et d'aventuriers en tous genres qui bénéficient d'une vie de rêve sous les tropiques, telle qu'ils ne l'auraient jamais envisagée même dans leurs fantasmes les plus osés. C'est ce qu'avoue d'ailleurs un coopérant dans La Villa belge de José Tshisungu Wa Tshisungu : "Je ne me plains pas. Travailler dans ce pays [africain] est une chance extraordinaire. Qu'aurais-je fait en Belgique, je veux dire en Wallonie, avec ses taux record de chômage".[5] Et que dire des jeunes Français, parfois de piètre formation, envoyés par leur pays dans les (ex)-colonies, lorsqu'ils renoncent à leur service militaire ? Toutefois, à l'échelle d'un système, c'est moins l'individu qui est en cause que le système lui-même. Qu'un "expert expat" soit décidé ou non à tirer un maximum d'avantages de la situation importe peu : qu'il prenne son travail à coeur ou non, il contribue au maintien d'un système qui devrait être démantelé ou, tout au moins, repensé en profondeur.
Il en va de même de l'Africain quémandant un poste de consultant dans une ONG ou un poste de professeur à l'étranger parce que la vie est devenue insoutenable chez lui. Bien souvent l'individu n'est pas vraiment libre de ses actes et il bénéficie d'une marge de manoeuvre fort limitée. Peut-on raisonnablement faire grief à celui qui travaille de manière satisfaisante pour l'État ou l'ONG qui l'emploie et permet à un système inadéquat de perdurer ? C'est donc dans le jeu complexe de décisions individuelles dictées par un jeu non moins complexe de pressions sociales et d'impératifs économiques qu'il faut interpréter l'espace qui sépare "ce qui se passe " de "ce qui devrait se passer ". Dans ce contexte, l'intellectuel, c'est-à-dire l'individu guidé par "le courage de la pensée", se trouve, lui aussi, d'une manière ou d'une autre, pris dans la tourmente du quotidien. L'Africain qui prend le chemin du départ ou, plus rarement, du retour, devient donc nécessairement politisé. L'instrumentalisation et la mise en oeuvre de son savoir ne lui laissent guère d'autre choix, il doit prendre parti comme le soulignait, Maurice Blanchot:
Intellectuel ? [...] il me semble qu'on ne le soit pas tout le temps pas plus
qu'on ne puisse l'être tout entier. C'est une part de nous-mêmes
qui, non seulement nous détourne momentanément de notre
tâche, mais aussi nous retourne vers ce qui se fait dans le monde pour
juger ou apprécier ce qui s'y fait. Autrement dit, l'intellectuel est
d'autant plus proche de l'action en général et du pouvoir qu'il
ne se mêle pas d'agir et qu'il n'exerce pas de pouvoir politique. Mais il
ne s'en désintéresse pas. En retrait du politique, il n'y prend
point sa retraite, mais il essaie de maintenir cet espace de retrait et cet
effort de retirement pour profiter de cette proximité qui
l'éloigne afin de s'y installer (installation précaire), comme un
guetteur qui n'est là que pour veiller, se maintenir en éveil
[...]
L'intellectuel connaît ses limites, il accepte d'appartenir au royaume
animal de l'esprit, mais il n'est pas crédule, il doute, il approuve
comme il faut, il n'acclame pas. C'est pourquoi il n'est pas homme de
l'engagement [...] Ce qui ne veut pas dire qu'il ne prenne pas parti ; au
contraire, ayant décidé selon la pensée qui lui semble
avoir le plus d'importance, pensée des périls et pensée
contre les périls, il est l'obstiné, l'endurant, car il n'est pas
de plus fort courage que le courage de la pensée.[6]
Beau programme, certes, mais combien chimérique, hélas, pour ceux qui partent aussi bien que pour ceux qui restent ou qui rentrent au pays. Avant la vague de xénophobie et de racisme qui commence à faire son lit dans certains pays européens, notamment en France et en Allemagne, on ne peut pas dire que les Africains qui y étudiaient envisageaient vraiment d'y rester. L'Université française, en dépit des restrictions, des concessions et autres opérations de charme que les politiciens y sont obligés d'opérer,[7] garde toujours cette tradition qui consiste à former les nègres pour les renvoyer dans leurs pays. Ils y avaient d'ailleurs des écoles spécialisées pendant l'époque coloniale. La frénésie et la fascination que suscite maintenant chez ceux-ci ce "paradis" du Nord est un phénomène qui s'est amplifié à la faveur d'un certain nombre de circonstances que sont venues aggraver les perspectives effrayantes des "Charters" : le débat est d'abord interne et se situe au niveau de l'éthique de vie.
L'intellectuel africain qui termine ses études en métropole et qui choisit de rentrer chez lui parce que son pays d'origine a besoin de lui aura bien de la peine à conserver son intégrité et à faire valoir le courage de sa pensée. Dans un pays, qui ne tolère souvent ni la différence d'opinion, ni la liberté, ni même un véritable patriotisme, comment concilier les enseignements basés sur Blanchot, Robespierre, Montesquieu ou Voltaire avec les politiques de répression et de meurtres qui triomphent en post-colonie ? Comment actualiser (et non transférer mécaniquement) les théories économiques et comptables dans un espace où la gestion consiste en une esthétique du pillage et où le politique est un moyen d'accumulation ? Quelle réaction adoptera un médecin qui se rend compte que les gens meurent de maladies qui pourraient pourtant être éradiquées avec peu de moyens ? Comment l'anthropologue, le sociologue ou le philosophe clochardisés et préoccupés par la survie de leur famille seront-t-ils à même de démystifier les clichés propagés par des collègues "africanistes" au service des intérêts occidentaux et richement dotés de fonds de recherche ? Comment le linguiste et le professeur de littérature pourront-il faire autrement que de rester silencieux ou neutres face à l'invasion idéologique de "la Métropole" dans un espace où les langues et cultures nationales sont acculées à la disparition ?
Dans un tel contexte, l'intellectuel africain "obstiné" et "endurant" - pour reprendre les termes de Blanchot - qui rentre dans son pays est soumis à un véritable déchirement de conscience. D'un côté, il est obligé de se prononcer sur la gestion de la Cité et il est amené à contribuer de par sa formation à l'édification de nouvelles nations. Il appartient à un monde auquel il ne peut - et ne veut - pas échapper. Mais d'un autre côté, on lui interdit de se prononcer librement, de juger et d'apprécier en toute conscience ce qui s'y fait ; de dénoncer la corruption et les combines nationales ; en d'autres termes, on ne lui laisse pas faire les choses qu'il voudrait et devrait faire. Tous les témoignages concordent : l'intellectuel africain qui rentre dans son pays doit s'adapter aux conditions locales et subir des exigences politiques, sociales, familiales ou matérielles qui sont souvent tragiques. Après la dévaluation du franc CFA qui avait été précédée par une ponction sèche de près de 70% des salaires, un professeur d'Université au Cameroun ou un médecin en fin de carrière touchait moins que certains subalternes de l'armée ou de la police. Des livres en bibliothèque ? Impensable. Un téléphone ou un ordinateur, à domicile ou au bureau ? Impossible de l'imaginer au vu de salaires souvent dérisoires.
Celui qui retourne doit donc faire face à un choix cornélien : se faire le complice des féodalités cannibales locales ou mourir à courte ou moyenne échéance. Choisir de rentrer chez soi parce que son pays d'origine a besoin de vous est louable, mais encore faudrait-il que ce retour et le savoir accumulé ne finissent pas au service du régime de quelque sanguinaire "Père de la Nation ", qu'ils ne servent pas à penser et à théoriser la répression, à formaliser la terreur et la haine. Et dans le contexte politico-écono-éducatif de ces quarante dernières années, il n'est pas étonnant que l'Afrique ait connu ses pires excès dans le domaine des droits de l'homme et des libertés publiques ; qu'elle ait connu les pillages les plus massifs et les calamités économiques les plus sévères sous la direction d'agrégés de droit ou d'économie formés en France ou dans les universités nord américaines. Le savoir-faire devient plus meurtrier que l'ignorance quand l'intellectuel revenu au pays décide de mettre ses connaissances au service d'un pouvoir étranger ou local qui a perdu de vue le bien commun et ses responsabilités vis-à-vis du peuple. Il devient alors, pour emprunter à Victor Kamga,[8] un IIPE, "Intellectuel Instrument du Pouvoir d'État", un troubadour dont les oripeaux et la fortune ne permettent pas d'oublier les compromissions. Les relations entretenues avec le pouvoir néo-colonial garantissent souvent une vaine et fragile gloire. L'accueil est souvent fastueux, les (com)missions nombreuses et la carrière assurée. Mais "bien faire " ce qu'il ne faudrait pas faire est pire que de ne rien faire du tout. Il y a vingt ans, Biny Traoré écrivait :
Ces zombies, dès qu'ils rentrent au pays, ne rencontrent pratiquement aucun problème. Ils sont accueillis chaleureusement. Ils accèdent très rapidement aux postes les plus élevés du secteur aussi bien public que privé. Ils ont ainsi la charge, avec la collaboration des agents de l'impérialisme international, notamment français, d'assurer la reproduction de la société voltaïque dans une perspective de dépendance et d'aliénation sans limites.[9]
De nos jours, la situation est plus désespérée encore et plus personne n'échappe tout à fait aux ajustements structurels et à la nécessité de recourir aux chemins détournés, à ce que les Congolais appellent "l'article 15 " et le reste du monde les combines.
Les intellectuels qui entendent faire leur devoir en restant fidèle à leur liberté d'expression et à leur responsabilité académique, ceux qui veulent valoriser leur savoir en le mettant au service de la collectivité - et ils existent encore - sont dès lors les victimes de toutes sorte d'avanies et autres complots dans lesquels beaucoup laissent souvent leur vie. Certains finissent par entrer dans la danse, joyeusement ou la mort dans l'âme, car il devient impossible de résister à une telle négativité. Comme le disait Biny Traoré :
Ils observent à longueur de journée un univers qui a d'autres
valeurs que les leurs. De quelque côté qu'ils se tournent, ils
rencontrent gabegie, prévarication, corruption, détournement de
deniers publics, affairisme anarchique, somme toute, un imbroglio total dans
les affaires de l'État, un laisser aller révoltant.
Les vapeurs de cette situation empoisonnent les cadres, agissent sur eux
à la manière d'une drogue. En effet, beaucoup de cadres, de
guerre lasse, rejoignent la bande des hyènes et commencent à
prendre leur repas sur le dos du peuple, repas qui, amer parce qu'un fond de
morale pure continue une vaine protestation, finit par devenir succulent [...]
Parvenus à cet état de métamorphose, l'affairisme devient
leur visée première. Ils s'y jettent en détournant [...]
les deniers publics. Tant pis pour le service de l'État.[10]
Les quotidiens africains regorgent de légendes épiques sur les ruses conçues par certains universitaires titulaires de multiples doctorats pour devenir chef de bureau, doyen, chef de département ou ministre. La science et la réflexion sur les périls courus par la société ou les enjeux qui l'attendent ont cessé de les préoccuper. La faim justifie les moyens, la mémoire devient courte. Le pouvoir politique, avec la perspective de ses gros budgets à gérer - et à détourner - est autrement plus alléchant; plus d'un y succombe à cause de la détérioration de sa situation. Ceux qui ne sont pas enclins à mendier des responsabilités administratives en flagornant dans les allées du pouvoir se jettent carrément dans des activités parallèles : ouverture de débits de boissons, conduite de taxis, élevage de petit bétail, et pour les moins regardants, fabrication de fascicules vendus à prix d'or à des étudiants faméliques, rançonnement tous azimuts, etc. Le principe de la libre entreprise n'est pas négatif en soi. Mais lorsqu'il aboutit à un système acculant des universitaires parfois compétents à mendier quelques prébendes de l'État ou quelques arpents de trottoirs pour y vendre des cacahuètes, on doit se demander à quoi auront servi les multiples diplômes distribués par les universités tant au Nord qu'au Sud.
Prenant la mesure des choses, Mongo Beti écrivait en 1980 que "Dans les circonstances actuelles, aller en Afrique, pour un intellectuel noir qui compte, c'est se condamner à parler du fond de l'abîme, au mieux ; c'est s'enterrer, le plus souvent. Le néocolonialisme, c'est aussi cela. Ceux qui en ont douté, l'ont toujours éprouvé à leurs dépens".[11] Vingt ans après ces propos prophétiques, on se rend compte qu'à l'enterrement des carrières, du savoir et de la vision humaniste de l'intellectuel proposée par Kamga, Beti, Blanchot, Biny Traoré et d'autres, c'est-à-dire une personne intègre et critique avisée du milieu dans lequel elle vit, il faut ajouter les enterrements tout court, c'est-à-dire l'assassinat de parole par la mort de celui qui la porte ; l'assassinat de la libre-pensée par l'élimination du penseur. De plus, dans des pays en situation de crise grave, le diplôme n'est plus le gage d'une sagesse quelconque. Il devient une carapace vide, derrière laquelle se cache soit un individu considéré comme dangereux par le pouvoir en place, soit un larbin au service de l'autorité de l'heure. Le gâchis est énorme, et c'est aussi à cause de cet effritement des compétences que bien d'Africains choisissent d'aller affronter les climats souvent peu cléments, le racisme et la rudesse du marché de l'emploi de l'Occident.
Victor Kamga affirmait:
Le véritable intellectuel a le devoir d'exercer son esprit critique par rapport aux idées dominantes, et non de se laisser enivrer par l'air du temps ou assourdir par la cendrillon de la cloche du moment. Prostituer ou asservir l'intelligence, c'est mettre l'essentiel en péril. L'IOP (Intellectuel Organique du Peuple) se présente comme le héraut du peuple- son porte voix- parce qu'il rend sur lui de promouvoir ses idées, ses valeurs, ses aspirations.[12]
On comprendra que l'intellectuel africain qui entend agir au plus près de sa conscience et exercer son esprit critique prend de grands risques et court à sa perte, n'ayant souvent d'autres alternatives que de fuir pour sauver sa peau. Dans sa "Lettre à un intellectuel zaïrois",[13] Pius Ngandu Nkashama, en habitué des persécutions politiques, prenait, depuis Anaba, la mesure du drame qui affligeait ses collègues et compatriotes. Depuis lors, l'Algérie ne s'est révélée qu'une étape après la terreur dont il a été victime sous Mobutu. Transitant par la France et d'autres pays, il se retrouve aujourd'hui aux États-Unis. Son compatriote V.Y. Mudimbe s'est sauvé juste avant que la situation ne se désintègre définitivement. Les anecdotes sur le départ de Wole Soyinka du Nigeria constituent un véritable roman policier. On dirait la même chose de Chinua Achebe. Pour éviter d'être charcuté à la machette comme bien d'autres "opposants " pourchassés par la démence de Daniel Arab Moi, Ngugi Wa Thiong'o a fui le Kenya et se trouve depuis de nombreuses années à l'Université de New York.
Comme le relevait Ambroise Kom dans son ouvrage Education et Démocratie en Afrique. Le Temps des illusions,[14] se lancer dans la subversion et la critique du régime en place est le moyen le plus sûr, pour un intellectuel africain, de risquer sa vie. La liste infinie des disparus lui donne douloureusement raison : Ken Saro Wiwa a bien été pendu au Nigeria, en dépit des gesticulations d'une "opinion internationale" qui continue à tirer profit des désastres écologiques que dénonçait l'écrivain ; Ibrahima Ly et Williams Sassine ont bien eu maille à partir avec divers tyranneaux nègres à cause de leurs prises de position ; Matala Mukadi Tshiakatumba, enlevé à Alger par les sbires de Mobutu, avec la complicité établie et la bienveillance des services secrets belges, a bien été mutilé avec méthode dans les geôles de Kinshasa ; Félix Rolland Moumié a bien été empoisonné à Genève, et bien d'autres leaders nationalistes liquidés par la France ou ses mandarins en place en Afrique. Pour le seul Cameroun, citons le Dr Ossende Afana et Ernest Ouandie ; la disparition suspecte de l'historien Engelbert Mveng, comme avant lui, celle de l'économiste Tchuindjang Pouemi. La liste des victimes est infinie et elle continue, hélas, à s'allonger dans des pays où l'on confond non seulement savoir, militantisme et intégrité professionnelle, mais où l'on dévalue toute forme de savoir susceptible de mettre en question le pouvoir. Le savoir devient un risque et le penseur, non seulement se retrouve en danger, mais découvre qu'il est devenu dangereux malgré lui.
De plus, la crise économique qui sévit sur le continent rend les conditions de travail précaires, pour ne pas dire impossibles. Les salaires dérisoires ou non payés pendant des mois rendent la vie familiale impossible. C'est le ventre qui porte la tête et il est sûr que la précarité des moyens d'existence stimule les mouvements migratoires. Une étude récente,[15] impliquant 76 universitaires camerounais, révèle des statistiques troublantes : 100 % des sondés considèrent qu'ils sont mal payés et 89 % estiment qu'ils abandonneraient leur poste pour l'étranger s'ils en avaient la possibilité. Toutefois, 73,6 % reviendraient sur leurs jugements s'il y avait des augmentations alors que seuls 26,7 % affirment qu'ils partiraient quelles que soient les améliorations, qu'ils n'ont d'ailleurs aucune raison d'espérer. Les chiffres parlent d'eux-mêmes et on a le sentiment que l'universitaire africain est un émigré en sursis, un émigré fatalement potentiel qui n'attend que son heure, sa "chance".
Dans le contexte des nombreuses démonétisations, manipulations de la planche à billets, dévaluations, ajustements structurels, etc., peut-on raisonnablement demander à ces nombreux hommes ou femmes ayant passé une bonne partie de leurs vies à acquérir des compétences et un savoir-faire considérable de tout oublier et de vivre d'eau sale et d'air pollué ? Pourquoi faudrait-il que les universitaires acceptent de faire voeu de pauvreté et portent seuls les péchés de la République ? Qui a dit que l'intellectuel rebelle et compétent doit faire les frais d'une idéologie qui conduit la nation à sa ruine ? Faut-il sacrifier sa famille et ses enfants à ses principes lorsqu'on sait que "il ne leur est offert aucun avenir, et toute leur existence s'en trouverait irrémédiablement brisée" ?[16]
Analysant en plein exil algérien le cas du Congo "Démocratique", Pius Ngandu Nkashama relevait déjà au milieu des années quatre-vingt l'errance de ses compatriotes à travers le monde :
Depuis la fin statutaire des échéances prescrites à notre
"détachement", nous traversons une période difficile, faite de
paniques et d'angoisses silencieuses. Parmi ceux qui étaient partis avec
nous à l'étranger, très peu ont songé à
entreprendre le voyage du "retour vers le pays natal". Et ceux qui avaient
osé prendre le risque, se sont précipités à
s'exiler à l'étranger, parfois avec des ruses audacieuses et des
astuces d'une témérité proche du suicide moral. Même
si les statistiques n'ont jamais été publiées, nous savons
pertinemment que plus de soixante-dix pour cent des assistants et enseignants
de nos institutions universitaires envoyés en formation n'ont jamais
rejoint leur "poste d'attache"
[...] Dans le lot des exilés, nous savons tous que nous pouvons compter
un grand nombre des nôtres qui ont été remarqués
à leur juste valeur dans tous les cercles des rencontres scientifiques.
Sans nous astreindre à une vaine modestie, nous reconnaissons volontiers
que dans l'élite africaine, nos amis et collègues du Zaïre
se sont imposés incontestablement au niveau universitaire. [...]
Nous avons rendu d'énormes services aux institutions
étrangères où nous avons été affectés
dans nos pérégrinations. Des témoignages peuvent
être donnés pour marquer notre présence, partout où
nous avons eu l'occasion d'opérer. Dans les bibliographies scientifiques
et universitaires, les noms des nôtres reviennent à maintes
reprises avec parfois des éloges qui nous flattent. Les ouvrages
publiés par ceux de "chez nous" comportent souvent une dimension
théorique importante.[17]
Ceux qui restent veulent partir et ceux qui partent ne veulent plus rentrer. Le phénomène relevé en Algérie[18] vaut certainement pour bien des pays africains : en 1991, des 700 boursiers attendus au pays, 50 seulement sont arrivés. L'Agence Canadienne pour le Développement International, dont l'une des clauses lors de l'attribution des bourses est le retour à son pays d'origine, a simplement, sans le vouloir, facilité l'émigration de nombreux cadres africains. Beaucoup ont fait le voyage retour...vers le Canada. Parmi les raisons qui peuvent expliquer ce choix de l'étranger, il y a, dans certains cas, ce qu'on pourrait appeler la fantaisie de l'orientation académique. Car à quoi sert une formation avec les ordinateurs dernier cri, alors que l'outil informatique sera à peine visible dans un bureau au retour ? L'Afrique n'a ni les moyens matériels, ni le personnel nécessaire à la maintenance des machines hyper-performantes utilisées en radiothérapie ou dans les secteurs les plus sophistiqués de la médecine. Alors pourquoi former en trop grand nombre des cadres dans ces domaines ? Il est évident, dans ce contexte, que la formation obéit à un phénomène de mimétisme ou alors aux pressions des "Services Culturels " de diverses ambassades qui ont besoin de débouchés pour leurs entreprises. Le retour vers l'Occident devient inévitable.
"Faire ce qu'il faut " pour son pays, sa famille ou sa carrière professionnelle revient donc souvent à fuir un pouvoir musclé, un régime cannibale en crise et une misère noire qui menacent de vous broyer. L'hydre qui emprisonne l'intellectuel africain a plus d'une tête et il n'est pas facile de la combattre ou de lui échapper. On comprend donc que non seulement les intellectuels militants, mais aussi les professionnels de tous genres, prennent le chemin des institutions occidentales, même si les risques associés avec cette décision sont loin d'être négligeables. Trouver du travail et retrouver son équilibre lorsqu'on a pris le chemin de l'étranger avec l'espoir d'offrir ses services à la science et de gagner honnêtement sa vie, n'est pas non plus une sinécure. L'exil volontaire peut se révéler bien amer, ainsi que vient de le révéler une étude publiée par des chercheurs de l'Université McGill de Montréal : il est plus difficile pour un Noir diplômé de trouver du travail qu'un blanc qui n'a pas terminé le secondaire. L'émigré noir de Montréal y est talonné par le malheur qui le suit : l'intelligence brimée dans son pays est ici simplement ignorée pour des raisons que l'étude ne nomme pas :
[...] à niveau d'instruction égal, les Noirs montréalais ont beaucoup moins de chance d'occuper un emploi que les autres montréalais : en 1996, seulement 17,5% des Montréalais qui n'avaient pas terminé leurs études secondaires étaient au chômage. Parmi les diplômés de l'Université, les taux de chômage des Noirs était trois fois plus élevés que celui des non-Noirs. En 1996, le niveau de chômage des diplômés universitaires noirs était identique à celui des non-Noirs qui n'avaient pas terminé leurs études secondaires, ce qui est plutôt étonnant.[19]
Au Québec, l'intégration ne suit donc pas toujours l'immigration et cela pourrait valoir pour bien d'autres pays. Cela s'explique par des raisons idéologiques qui prescrivent une répartition mondiale et même raciale du travail. Même ceux qui réussissent leur expérience migratoire demeurent victimes de divers ostracismes qui commencent par le langage. Une des raisons des difficultés rencontrées par l'immigrant africain est en effet liée à la perception de l'Afrique en Occident et à l'idéologie qui domine les relations Nord-Sud. Le terme de "travailleur émigré"[20] est lui-même porteur d'ostracisme et de négation comme le remarque le chanteur camerounais Douleur (Douala Alexandre) dans sa chanson "Travailleur émigré". On retrouve le même sentiment dans la remarque faite à Eveline Herfkens par une de ses amies mozambicaines dont nous avons mis les propos en exergue de cet article : "Quand vous allez travailler au Mozambique, vous êtes considéré par définition comme un coopérant et un expert de valeur, mais quand je viens travailler en Hollande je ne suis qu'une immigrante". Le nom de "Hollande" pourrait bien entendu être remplacé par celui de n'importe quel pays industrialisé. Il découle de cette approche lexicale problématique de l'altérité que la valeur du consultant venu du Nord a tendance à être surévaluée alors que celle de l'expert qui vient du Sud tend à être sous-évaluée ; d'où le déséquilibre de l'accueil fait aux uns et aux autres. Alors que le coopérant et l'expert euro-américain d'une ONG peut aspirer à des responsabilités largement supérieures à ce qu'il aurait espéré sans nécessairement l'obtenir chez lui, l'intellectuel ou le spécialiste africain à l'étranger va être souvent obligé d'ajuster ses prétentions à la baisse et d'accepter des postes de travail qui n'ont très souvent aucune commune mesure avec ses capacités. Dans A la recherche de mon pygmalion. Mémoires,[21] un documentaire saisissant où les images récurrentes de cimetières font penser que le Québec est le cimetière des diplômés nègres, on peut en effet entendre Dr Leonard Wosu dont le langage gestuel indique l'amertume et la rage :
[...] Africans, highly educated, knowledgeable, people well trained, have been reduced to absolute nothing in North America. I mean in Canada, particularly in Quebec. These people have been really mentally brutalized, so to say. Their progress has been...You have situations where people with a PhD or an MBA couldn't work (Extrait du film).
Ce Nigerian part en effet de sa propre expérience et relate les frustrations profondes que vivent les diplômés noirs dans les pays où ils décident de s'installer. Docteur en sciences de l'environnement, il s'est recyclé dans la musique religieuse et gagne désormais sa vie par la chorale qu'il dirige. Son expérience n'est pas un épiphénomène.
Il n'est en effet pas rare de trouver dans les rues nord-américaines - mais la même chose pourrait être dite de l'Europe - des Africains hautement qualifiés, qui exercent un métier qu'ils n'avaient jamais envisagé de devoir accepter pour survivre hors de leur pays. Tel Kenyan a fait des études de médecine en ex-URSS mais n'a pas voulu pratiquer dans son pays où il aurait peut-être eu un salaire raisonnable, une voiture, une villa, des domestiques et tous les honneurs dus à son rang social s'il avait su gagner les grâces de l'autorité. Arrivé au Canada où la profession est protégée et où on impose un examen préliminaire sévère aux étrangers, il rate plusieurs fois ces tests et se voit contraint de se recycler dans ...la distribution des journaux. Tel autre qui a enseigné et pratiqué le droit est aujourd'hui conducteur de taxi. Telle autre était pharmacienne dans son pays et s'occupe aujourd'hui de personnes abandonnées par leurs familles dans les maisons de repos. Que de personnes hautement qualifiées qui auraient pu rendre d'énormes services à leurs pays - et dans le pays d'accueil - mais se retrouvent en fin de compte à balayer les rues ou à exercer de petits métiers. Le succès de milliers d'intellectuels africains ayant réussi à se hisser au sommet des institutions où ils ont été accueillis offre une note positive dans ce triste tableau, mais il ne doit pas occulter le drame que vivent des milliers d'autres, déracinés, mal intégrés, victimes du racisme et pourtant incapables de retourner au pays. Pour eux, le rêve vire souvent au cauchemar, mais bien des personnes préfèrent crever dans l'anonymat outre-Atlantique plutôt que de retourner en Afrique où non seulement la situation économique est désespérée et les conditions de travail désastreuses, mais où le regard, les attentes et les sarcasmes des compatriotes restés au pays sont lourds. Comment supporter la honte de devoir rentrer les mains vides au pays natal ? Dès lors, en dépit d'une précarité affligeante, de l'exercice de métiers dégradants, de conditions d'existence précaires, des milliers d'Africains partis à la recherche de terres plus hospitalières que le pays natal "se débattent à longueur de journée pour dissimuler la misère, la souffrance secrète [...] pour pouvoir tenir le plus longtemps possible dans les pays qui offrent des refuges éphémères".[22]
On pourrait croire que le sort misérable de l'intellectuel africain en Afrique et en Occident est dû aux besoins limités de leur savoir dans ces deux aires géographiques. Il n'en est rien. On a besoin d'eux ici et là-bas, en Afrique et en Occident. Le fait qu'un grand nombre d'entre eux soient malmenés et ballottés d'un pays à l'autre n'a rien à voir ni avec la valeur de leurs diplômes, ni avec leur pensée et leurs capacités intellectuelles, mais avec une idéologie néocolonialiste basée sur la domination des uns - toujours moins nombreux- et l'asservissement des autres - toujours plus nombreux. La question n'est plus vraiment de savoir : qui, de l'Occident ou de l'Afrique, a le plus besoin de ces ressources humaines ? Il s'agit plutôt de savoir comment les forces vives de l'Afrique, maintenant dispersées et exploitées de manière souvent éhontée aux quatre coins du monde, peuvent agir de manière à bénéficier non seulement au pays d'accueil mais aussi au pays d'origine.
L'heure n'est plus à l'opposition de ceux qui partent et de ceux qui restent, de l'Europe colonialiste et de l'Afrique colonisée, de l'Amérique esclavagiste et de l'Afrique décimée, mais à une réflexion sur le gâchis provoqué par les idéologies imposées à l'Afrique et au monde au siècle dernier, dans le but de trouver le meilleur moyen de changer de cap et de permettre, tant aux individus qu'aux collectivités, de faire ce qu'il faut pour que chacun y trouve son compte.
L'exploitation du savoir et du savoir-faire des Africains semble avoir pris d'autres formes, et l'acquisition de citoyennetés supplémentaires ne fait que perpétuer ce phénomène. Subtilité consistant à rendre l'esclave consentant ?[23] Par ailleurs, "La coopération au sous-développement, à l'asservissement de nos valeurs et à la destruction de notre économie "[24] qui permet au reste du monde de "venir se remplir les poches chez nous"[25] devrait prendre fin. Elle facilite, sinon encourage même, dans une certaine mesure, les migrations pas toujours souhaitables des compétences africaines. Et comme le disait Frantz Fanon, il s'agit en fait d'un véritable piège :
[o]n ne peut avancer résolument que si l'on prend d'abord conscience de son aliénation. Nous avons tout pris de l'autre côté. Or l'autre côté ne nous donne rien sans, par mille détours, nous courber dans sa direction, sans, par mille artifices, cent mille ruses, nous attirer, nous réduire, nous emprisonner. Prendre, c'est également, sur de multiples plans, être pris.[26].
Il est donc temps de revisiter et d'humaniser le concept de "coopération " en en faisant un mouvement d'égal à égal, un échange allant dans les deux sens, basé sur la négociation. Il semble inutile de considérer l'exode des intellectuels comme un mal en soi. Chacun a droit à sa part de bonheur. Chacun a la liberté de choisir le lieu où il désire vivre. Les inégalités et les déséquilibres imposés par les toutes puissantes économies du Nord, de même que les mentalités héritées de systèmes éducatifs basés sur la hiérarchie des races et la supériorité de l'Occident, ne permettent pas d'entrevoir de changement rapide. Savoir ce qui devrait être fait ne signifie pas que cela va se faire. Mais il appartient aux intellectuels africains de prendre les choses en main et d'examiner comment ils peuvent s'organiser concrètement pour reconquérir leur espace.
Pour ceux qui se trouvent à l'extérieur, de gré ou de force, l'histoire montre que la chose est loin d'être impossible. Les Irlandais sont vingt fois plus nombreux à l'extérieur de leur pays. Les Juifs sont éparpillés dans le monde. Deux cas qui montrent que la misère ou la persécution n'ont en rien réduit le sentiment communautaire. Les premiers se sont imposés partout avec leurs "Irish Pub" et le retour est toujours possible pour le second. Il existe des Chinatowns partout, et les Orientaux qu'on retrouve partout n'y sont pas en transit. Peut-être que l'erreur la plus regrettable de beaucoup d'Africains, en Amérique et ailleurs, a été de se comporter comme s'ils étaient de passage, ayant une valise toujours prête et n'attendant que le moment de rentrer "chez eux" c'est à dire au pays natal. Une diaspora africaine forte et bien organisée constituerait, dans les pays d'accueil, un groupe de pression qui parviendrait à se doter d'une voix. Ainsi, non seulement l'Afrique du dehors pourrait se faire entendre, mais aussi, les Africains pourraient orienter de manière sensible et plus utile les errements de la diplomatie de certains pays qui, lorsqu'ils ne se compromettent pas scandaleusement dans des réseaux mafieux comme la France, se rendent coupables d'une naïveté incroyable face aux manipulations des tyranneaux nègres. Il est important que l'Africain se sente à sa place où il se trouve. Comme le disait Mongo Beti lorsqu'il vivait à Rouen :
Si je me sens très légitimement à ma place ici, bien que regrettant mon Afrique natale, la douceur de ses moeurs et la facilité de sa vie, c'est que je me considère comme un intellectuel éminent. Or quoi de plus légitime quand on est intellectuel éminent que de ses trouver là où se prennent les décisions capitales concernant le peuple auquel on appartient ?[27]
On sait que des vies ont parfois été sauvées en Afrique parce que des pratiques meurtrières ont été révélées dans la presse métropolitaine. Des villages entiers en Afrique de l'Ouest vivent des transferts d'argent qu'effectuent les "travailleurs émigrés" basés en Occident. Il est à cet égard significatif que pendant que la société Western Union ouvre des branches tous les jours en Afrique et n'arrête pas de faire de la publicité, nos dirigeants continuent à alimenter des comptes numérotés en Suisse ! Dans une analyse des mécanismes de fonctionnement et de survie de la revue Peuples Noirs Peuples Africains, André Djiffack estimait d'ailleurs que "...le statut d'exilé offre une marge de manoeuvre pour des initiatives constructives en faveur de l'Afrique".[28] Au niveau universitaire par exemple, ce sont les collègues installés en métropole qui informent souvent ceux restés sur places des opportunités de recherches qui correspondent à leur profil, des lieux possibles de publication, de l'approvisionnement en livres, revues scientifiques et autres matériels de travail. En retour, ceux-ci les aident à maintenir le contact avec le pays, ce qui n'est pas rien. Pour bien des Africains ayant rejoint la diaspora, partir au loin signifie emporter une petite partie de son pays avec soi et abandonner une petite partie de soi-même au pays. De ces liens ataviques naît un sentiment de responsabilité et de solidarité envers les parents restés au pays, ce qui permet à l'Afrique de survivre ou de lui éviter de mourir moins vite, écrasée par les États en faillite et les aides au développement strictement inadaptées.
De par sa terminologie, les termes de "fuite des cerveaux" sous-entendent quelque chose de négatif, un départ précipité de l'enfer qui n'autorise ni retour ni regard en arrière. Il est temps de mettre fin à cette fuite qui ne profite à personne et de renouer avec l'idée d'échange de connaissance, et de la liberté de mouvement des intellectuels et de leur savoir. Il est grand temps de "faire les choses qu'il faudrait faire" et cela au Nord comme au Sud.
Notes
[1] "The future of Technical Assistance and Capacity Building. Remarks by Eveline Herfkens." Minister Development Cooperation of the Netherlands. WBI breakfast, Washington DC, 30 April 2001. https://www.worldbank.org/wbi/HerfkensremarksApril30.pdf
[2] Ibid.
[3] CEA (1996) Programme-Cadre pour la mise en place, le renforcement et l'utilisation des capacités essentielles en Afrique, Addis-Abeba.
[4] Eveline Herfkens. https://www.worldbank.org/wbi/HerfkensremarksApril30.pdf
[5] José Tshisungu Wa Tshisungu, La Villa belge, Sudbury, Glopro, 2001, p. 20.
[6] Blanchot, Maurice. Les intellectuels en question. Paris : Éditions Fourbis, 1996, pp. 12-13.
[7] La France a été acculée au réalisme et s'est retrouvée obligée de briser discrètement le mythe de l'immigration zéro. On parle de plus en plus de quotas et par de discrètes circulaires, il est demandé aux Préfets de "faciliter" l'obtention des titres de séjours à certains travailleurs étrangers, notamment les informaticiens. Ainsi, 118000 personnes ont reçu un visa de long séjour en 1998. En Allemagne où il est clairement écrit que "un étranger né hors de l'Union Européenne ne peut travailler que s'il ne prend pas la place d'un Allemand ou d'un Européen, le Chancelier Gerhard Schröder a dû attribuer des visas de travail à 30000 informaticiens originaires de l'Inde ou d'Europe centrale. Source : Francine Quentin et Geneviève Goetzinger, RFI, le 27 juillet 2000. Il y a quelques semaines, l'Allemagne annonçait officiellement sa décision d'adopter, comme le Canada, une politique d'immigration en fonction des besoins du pays et de la compétence des candidats à l'immigration.
[8] Kamga, Victor. Duel camerounais. Démocratie ou Barbarie. Paris : L'Harmattan, 1985.
[9] Traoré, Biny. "La situation des nouveaux cadres voltaïques", Les Retours. Peuples Noirs Peuples Africains, Numéro Spécial 20, Mars-Avril 1981, p. 24.
[10] Traoré, Biny. Op. Cit., p. 33.
[11] Beti, Mongo. "Lettre à un coopérant" Peuples Noirs Peuples Africains, No 16, Juillet-Août 1980, pp. 10-11.
[12] Kamga, Victor, Op. Cit., p. 111.
[13] "Lettre à un intellectuel zaïrois", cité par Zezeze Kalonji, MT. Une écriture de la passion chez Pius Ngandu Nkashama. Paris : L'Harmattan, pp. 159-160.
[14] Voir Kom, Ambroise."Misère, répression et exil. Intellectuels africains et enjeux de la démocratie." Éducation et Démocratie en Afrique. Le Temps des illusions. Paris : L'Harmattan, pp. 269-277.
[15] Edokat, Tafah. "Effects of Brain Drain on Higher Education in Cameroon" Conférence régionale sur l'exode des compétences et le développement des capacités en Afrique. Addis Ababa, 22 - 24 février 2000.
[16] Ngandu Nkashama, Pius. Op. Cit., p. 163.
[17] Ngandu Nkashama, Pius. Op. Cit., pp. 159-160.
[18] Lire El Watan https://www.elwatan.com/journal/html/2001/03/18/actualite.htm#FUITE DES CERVEAUX / L'Algérie perd son élite
[19] Consortium de McGill pour l'ethnicité et la planification sociale. Projet d'étude démographique des communautés noires montréalaises (James L.Torczyner et Al), L'Évolution de la communauté noire montréalaise, Montréal, CMEPSS, octobre 2001, p. 54. Souligné dans le rapport.
[20] Les soldats ratés qui enseignent en Afrique et les autres expatriés qui y officient sont appelés "coopérants" Les Africains travaillant en Occident sont des "travailleurs immigrés" (France) ou simplement des "immigrants".
[21] Globe des Arts Sud-Nord, 2001, réalisateur Boulou E. de B'Béri.
[22] Ngandu Nkashama, Pius. Op. Cit., p. 161.
[23] Quant une université engage un chercheur africain, les lauriers et les avantages vont presque toujours à l'institution, rarement à l'homme et jamais à son pays d'origine dont on parle peu. Et, dans le climat actuel, l'Africain est souvent poussé à faire le choix d'une nouvelle citoyenneté plus "utile". Les anecdotes sont toutes cohérentes, presque identiques : les échanges entre douaniers occidentaux et voyageurs titulaires de "mauvais" passeports (africains) sont de véritables interrogatoires, voire des persécutions. Le Nègre qui débarque avec un document non africain est encore plus suspect.
[24] José Tshisungu Wa Tshisungu, Op. Cit., p. 49.
[25] Ibid, p. 85.
[26] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1968, p. 157. Je souligne.
[27] Beti, Mongo. Op. Cit., p. 10.
[28] Djiffack, André. Mongo Beti. La quête de la liberté. Paris : L'Harmattan, 2000, p. 126.
Alexie Tcheuyap a été formé à Moray House College of Education (Edinburgh), à L'Ecole Normale Supérieure (DIPES I &II), à l'Université de Yaoundé (Licence ès Lettres Bilingues, Maîtrise et Doctorat de 3ème Cycle en littérature africaine) et à Queen's University (Kingston, Canada. PhD en littérature et cinéma). Il est l'auteur de Esthétique et folie dans l'oeuvre romanesque de Pius Ngandu Nkashama (Paris/Montréal: L'Harmattan, 1998, 240p), Littérature et Cinéma et Afrique francophone. Présence Francophone no 57, (2001) (avec Sada Niang, Eds.) et d'articles dans Protée, Research in African Literatures, CiNéMAS, Bulletin of Francophone Africa, Palabres, LittéRéalité et Mots Pluriels. Il enseigne les littératures et cinémas francophones à l'Université de Calgary. Publié en ligne : Le moine habillé. Réflexes vestimentaires et mythologiques identitaires en Afrique Mots Pluriels 10 (1999). |