Alexie Tcheuyap
Queen's University
A quoi sert désormais l'habit en Afrique? Quelle philosophie préside à son choix ? Comment peut-on y lire l'émergence de tenues "africaines" marquant un certain recul du "costume-cravate"? Et pourquoi, en Afrique centrale, le climat ne semble-t-il pas être un facteur déterminant dans la manière de se mettre? La fascination quasi névrotique pour les grandes marques italiennes et surtout parisiennes ne constitue-t-elle pas un autre versant de cette aliénation fondamentale que relevait déjà Frantz Fanon ?[1] Être vu est devenu un enjeu. L'Africain qui passe un vêtement formule désormais un discours en partie mimétique, une idéologie sociale ou culturelle ayant souvent pour socle le camouflage. La tenue vestimentaire instaure le doute comme une nécessité. Vaincu par le vertige d'une sorte de névrose collective de reconnaissance, le Camerounais qui, sous un soleil de plomb, transpire dans une veste en laine est pris dans une idéologie faisant de l'image et de sa protection une urgence existentielle. Le souci de l'apparence est traduit par un langage visuel qui explique le martyre que s'imposent certains Africains. Justin Daniel Gandoulou avait perçu le phénomène assez tôt:
Un continent en uniformes : les vêtements des dictatures |
Dès les indépendances, le continent a été habillé, suivant les inspirations et les ruses des tyrans qui s'y sont succédés. Des codes vestimentaires imposés par le haut ont tenté d'emmurer les masses et d'imposer une visualisation chimérique des systèmes en place. Les "uniformes" et autres "tenues" du parti en témoignent. Ces "tenues" qui sont distribuées par les agents du gouvernement sont, en fait, une forme d'embrigadement. Celui qui les adopte est enfermé dans ce qui tient lieu d'idéologie du parti. La plupart des gens qui choisissent de porter ces pagnes sont en général illettrés et l'institution de cette pratique relève d'une technique de l'illusion et de la mystification permanente, du faire valoir et du tape à l'oeil. Très souvent, le "militant" qui arbore l'uniforme d'un parti n'a pas une connaissance précise de celui-ci. Les gadgets fétiches - et les tissus aux couleurs du parti - permettent d'assoupir les consciences et les mémoires par la fixation sournoise d'une image mensongère du "père de la nation". Les nombreux courtisans qui en assurent la distribution peuvent alors jouir tranquillement des prébendes et maintenir l'illusion d'une adhésion massive aux idéaux gouvernementaux, lesquels se résument en prolongations infinies des mandats présidentiels par des scores miraculeux. Au-delà de ce qui pourrait apparaître comme de la générosité se profile donc une perfide stratégie de domination.
La "tenue du parti" relève donc de l'antiphrase: "le progrès pour tous, le bonheur pour chacun" et du slogan électoral "Tchoko tchoko on va gagner"[4] (Côte d'Ivoire) etc. L'uniforme tient un langage qui relaie le mensonge et l'illusion, et ceux qui le portent ne s'attardent pas toujours à sa signification profonde : la désinformation et la fanatisation des masses qui conduit souvent au meurtre et aux tragédies.
Alors qu'ailleurs, on achète des gadgets par conviction et par souci de renflouer les caisses d'une association, en Afrique, les uniformes permettent aux tyrans de se laisser aller à leurs fantasmes de popularité. Aujourd'hui comme hier, l'habit du parti est l'un des instruments privilégiés dont se servent divers pouvoirs pour entretenir la fiction de leur popularité et de leur philanthropie chez des populations affamées. Distribué à tour de bras lors des visites électorales d'"élites" en mal de représentation et de légitimité, il permet de corrompre les esprits de manière inconsciente et insidieuse. Il conduit les gens à intégrer graduellement, et sans s'en rendre compte, les mythes propagés par quelque illusionniste qui se proclame "le fondateur miraculeux la nation".
Les habits ont aussi une fonction comminatoire. La tenue du parti au pouvoir confère plus de force et d'autorité que celle des partis de l'opposition - lorsqu'ils en ont. En dépit des textes constitutionnels, on est mieux respecté - ou, disons plutôt, qu'on est plus craint lorsqu'on se place à la botte du parti qui gère l'État. L'affichage d'une allégeance - réelle ou calculée - à une formation politique par l'intermédiaire du vêtement n'est pas innocent. Il a une dimension symbolique exprimée en termes visuels. Comme l'indique Pius Ngandu Nkashama, le parti au pouvoir ainsi que son principal acteur doivent "paraître et apparaître, s'emparer de tout l'espace de visibilité sociale" [5].
Il faudrait également relever que les tenues de parti, en Côte d'Ivoire, au Gabon ou au Sénégal, ne permettent pas uniquement de livrer bataille pour occuper le champs visuel et rassurer les leaders au sujet d'une popularité improbable. La militante qui accepte de se vêtir d'un pagne distribué gratuitement capitule face à une manipulation dont elle est souvent consciente. Mais le fait d'arborer ces uniformes est surtout un signe de la paupérisation des masses, elle-même liée à l'incurie des dirigeants politiques. Le vieillard qui met la tenue du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais pour se rendre à l'église le dimanche ou le jeune garçon démuni qui met cet uniforme pour se rendre à un bal sont tous deux confrontés à la misère, un problème crucial qui ne leur laisse guère de choix.
Celui qui porte l'uniforme d'une formation politique n'est donc, de loin, pas toujours un militant. Et même s'il en est un, il n'a souvent qu'une idée très vague et fragmentaire de la rhétorique trompeuse et mensongère des programmes politiques. Il est simplement la victime d'une ruse dont il devient l'instrument malgré lui. Le langage vestimentaire devient un embrigadement permettant de juguler les masses et de leur faire avaler des slogans douteux au prix de quelques pagnes de qualité dérisoire. La démocratie véritable, c'est sûr, devrait commencer par la suppression de ces manipulations de l'opinion. Elles faussent les données en toute impunité et exploitent la misère de manière éhontée au lieu de garantir aux gens un niveau de vie suffisant qui leur permettrait une autosuffisance... entre autres vestimentaire!
Il faut remarquer également que le comportement des cadres supérieurs est souvent, lui aussi, ambigu. Que leurs convictions politiques soient réelles ou feintes, le port de l'uniforme - de manière ostentatoire ou discrète - exprime une forme obséquieuse d'assujettissement au Chef suprême qui est à la tête de TOUT. Tel professeur d'université s'habille complètement en uniforme du parti d'État, tel autre s'en fait une cravate , une casquette ou une écharpe... Tout se joue sur la capacité de mystification des courtisans qui entourent le prince.
Au rang de ceux-ci se trouvent, bien sûr aussi, des militaires qui, au mépris de toute déontologie, ignorent souvent la séparation des pouvoirs et savourent les délices de la politique, mode africaine. Dans cette perpective, ce n'est pas seulement l'uniforme "civil" qui sert à meurtrir le masses. L'uniforme militaire symbolise lui aussi l'oppression et la violence faites aux individus.
Avant l'"ouverture démocratique" ayant débouché sur une transition interminable, l'Afrique avait acquis une réputation solide qui a du reste la peau dure : c'est le continent de l'armée et elle y règne à tous les niveaux du système social. Signe des temps, même les pouvoirs dits civils font de l'armée, dont la culture de brutalité est incorrigible, les partenaires incontournables de la gestion civile. Ainsi pendant des années, on a eu sur le continent des généraux, des sergents, des colonels, des empereurs et des maréchaux de pacotille. Les coups d'État s'y multipliaient quotidiennement, au gré des ambitions des groupes ethniques ou des lobbies négriers de Paris.
Or c'est connu, dans nos pays, l'armée sert à persécuter les citoyens. Au Cameroun, certaines mémoires sont restées empoisonnées par les perquisitions intempestives de certains corps pour lesquels les populations avaient trouvé un nom seyant : "À Tout Casser". Cela explique pourquoi de nos jours encore, la vue d'un uniforme militaire inspire la crainte. Pour de très nombreuses personnes, c'est l'évocation du pouvoir de nuire, l'absence de réflexion, la brutalité même. Dès lors, un sous-fifre de l'armée inspire plus de respect et de peur qu'un médecin ou qu'un enseignant. Les galons rapprochent du pouvoir, et le pouvoir est craint par nature. L'uniforme représente exactement le contraire de ce qu'on pourrait en attendre dans un État moderne : il est devenu un facteur d'instabilité psychologique et d'insécurité.
Pourtant, il fut un moment où les tenues militaires avaient donné l'espoir d'une libération de l'Afrique; un continent qui avait enfin trouvé des fils dignes : c'était celle de Sankara et de Rawlings, qui faisaient obstacle aux délires meurtriers de Mobutu ou de Doe. Signe des temps, les " anciens" militaires sacrifient désormais au rituel des dictatures civiles : emballer le peuple dans des tissus auxquels ils touchent peu. Ils se sont "convertis". Les uniformes militaires ayant trop mauvaise presse, ils portent désormais des costumes dernier cri et c'est vêtus ainsi qu'ils vont expliquer la cause de leur pauvreté aux populations civiles. Plus que jamais, on se situe dans le registre du paradoxe et du mensonge . Les vêtements acquis auprès des couturiers franco-italiens deviennent le signe clinique d'un pouvoir qui se fonde sur le spectacle, la théâtralisation et l'absence de responsabilité. Comme le souligne Pius Ngandu Nkashama :
Dictature sociale des vêtements et approches des mimétismes collectifs |
Le mouvement de la SAPE (Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes) a été au Congo un fait unique dans les codes vestimentaires. Par l'entremise de vedettes comme Papa Wemba, Aurlus Mabele et surtout Jo Balar, de nouveaux modes d'habillement ont été proposés aux jeunes depuis les années 80. A la frontière du comportement artistique et excentrique, ils constituaient une espèce de spectacle. Les ensembles, faits de multiples pièces, étaient détachables, et couvraient le sujet presque comme un pagne. Chaque " Sapeur" était un partenaire de l'événement socio-mental de la Sape et constituait, à chacun de ses passages, une espèce d'événement[8].
Depuis le début des années 90, on assiste a de nouvelles modalisations des formes identitaires parfois surprenantes. Ainsi, après avoir pendant longtemps mimé la démarche claudiquante du chanteur Éboa Lotin dont ils adoraient les chansons, certains adolescents de Kinshasa ont adopté ensuite la "coiffure Sassou Nguesso ou Paul Biya", deux personnes dont les cheveux dessinent comme une flèche (quel symbolisme !), que ces jeunes considèrèrent pendant un temps comme un signe d'élégance. Plus récemment, les nombreux programmes étrangers diffusés par les télévisions nationales, bien que très souvent inadaptés aux besoins locaux, n'ont pas été sans avoir un impact important. Ainsi, le déferlement des séries américaines a précipité les phénomèmes d'acculturation tout en offrant aux jeunes - et aux moins jeunes - des modèles identificatoires nouveaux. Dynasty, Falcon Crest, The Fresh Prince of Bel Air, L.A Law, Santa Barbara ou Dallas ont relégué au rang d'accessoires un peu ringard les costumes brillants des dirigeants. A un certain moment, les cravates ne se nouaient plus que comme celles de Blake Carrington, avec un petit espace juste après le noeud. Les tenues excentriques d'Alexis Carrington ont séduit et fait rêver bien des jeunes femmes. Will Smith, le footballeur Alexis Lalas ou le chanteur Koffi Olomide remettent au goût du jour la forme de la barbe et des moustaches qu'on appelait autrefois au Cameroun "Couronne" ou, avant sa disqualification politique, "style Jean Jacques Ekindi". En ce qui concerne les cheveux, la "coiffure forme toucan" ou "punk" est devenue très populaire en Afrique centrale. Elle consiste à couper les cheveux sur les côtés, laissant la peau presque visible et faisant une espèce de plateau sur le crâne. La tête a alors la forme d'une brique de terre placée verticalement, avec des extrémités nettes. Style plutôt adolescent ou jeune adulte. Si de nos jours, ne pas adopter cette coiffure n'est plus signe de déphasage, le style demeure toutefois assez populaire. Ou alors, comme les jeunes révoltés qui aspirent à (se) faire peur, les "grillés" ou "têtes brûlées", on se rase complètement le crâne comme les boxeurs américains et, si on en a les moyens, on se dote d'une paire des lunettes Ray Ban.
On se souvient aussi, au Cameroun et dans certains pays de l'Afrique de l'Ouest, des chaussures "Rockafil Jazz" : talons élevés et grossiers, souvent pour une chaussure-bottes. On les a adoptées pendant de nombreuses années, simplement parce que le chanteur camerounais Prince Nico Mbarga mettait ce type de chaussures que l'imaginaire populaire a baptisé du nom de son orchestre. Plus récent, les jupes longues ou courtes, avec une fente assez osée sur la cuisse et laissant voir une partie du corps: cela s'appelle "Grace Decca", du nom d'une chanteuse assez populaire qui les a révélées aux femmes dans le clip d'une chanson à succès, "Munyenge". Depuis lors (cela fait plus de sept ans), le genre est resté et varie : la fente peut exposer la cuisse gauche ou droite, être située devant ou derrière la jupe. Suivant les personnes, elle peut avoir cinq ou cinquante centimètres de longueur. Une femme mariée se gardera de la faire trop longue alors qu'une jeune femme "qui se cherche encore" aura moins de scrupules à l'allonger au risque d'être traitée "d'allumeuse". En tout état de cause, la jupe "Grace Decca", comme les autres tenues, ne trompe pas : il s'agit d'un phénomène collectif, d'un mouvement qui laisse à la mode et à la société le soin de déterminer les critères de l'esthétique et ses codes. Il impose une discrète tyrannie sociale faisant de chaque sujet un candidat à une quête d'identité et de reconnaissance. Les processus de socialisation incitent l'individu à être comme tout le monde, à choisir les mêmes modèles que tout le monde: Grace Decca ou tout autre personne amenée à séduire ses pairs par sa tenue à un moment donné. La chanteuse de Makossa (musique populaire camerounaise) a inspiré les modèles de look. Les Spice Girls dont bien des jeunes Africains n'ont sans doute jamais acheté de cassettes, font fureur. Les hauts transparents et corsages "rideaux ou dentelles" ont fait leur apparition. Certaines filles mettent de grosses chaussures anglaises brillantes qui auraient pu rappeler Prince Nico. Chez les garçons, ce sont les modèles américains, casquettes NBA contrefaites et surtout les chaussures "Présidentielles", héritées, semble-t-il, de François Mitterand... Dans tous les cas, les différents sujets sociaux se retrouvent à un certain moment, sans trop savoir comment, embarqués dans un mouvement vestimentaire collectif. L'objet vêtement est l'expression d'une logique sociale où chaque acteur est pris dans le vertige des mimétismes collectifs. Comme le souligne Jean Beaudrillard :
Le mythe de la qualité métropolitaine |
Les magazines féminins tels que Femme Actuelle, Voici, La Redoute (quel nom programme) ou Madame Figaro (j'en oublie certainement) jouent également un rôle prépondérant dans cette perpétuelle recherche socio-individuelle située à l'intersection de l'imitation et de l'originalité. Ces magazines français ont une fonction décisive dans la propagation du mythe de la qualité métropolitaine. Ainsi, "le meilleur costume" vient presque toujours de France. BHS, Canda ou St Michael en Angleterre, Van Lach en Belgique sont presque inconnus. N'évoquons pas Calvin Klein qui n'est un capital symbolique qu'ailleurs. Idem pour Esprit ou Eaton. Un vêtement de qualité fait immédiatement penser à Yves Saint Laurent, Christian Dior ou Pierre Cardin. Eventuellement, quelques rares "connaisseurs" peuvent penser à Guy Laroche, Gérard Lanvin, Gian Franco Ferré, Francesco Smalto, ou Giani Versati même si on est en général convaincu qu'ils sont tous français. Le mythe de la France, capitale vestimentaire de l'Afrique, est tenace et même perceptible dans certains noms de prêts à porter : "Paris se déplace", "Champs Elysées", "La Fayette", etc.
Ce mythe répandu est d'autant plus résistant que les couturiers français ne sont pas les plus abordables. L'imaginaire collectif fait du vêtement le plus cher le vêtement de qualité. Surtout que certains couturiers ont introduit sur leurs produits des marques visibles de distinction. Chacun connaît cette espèce de "R" inachevé de Pierre Cardin. Yves Saint Laurent quant à lui a ses trois lettres alignées et s'enchevêtrant les unes sur les autres. Les quatre lettres de Dior sont souvent écrites sur la poche de la chemise. Or la visibilité de ces signes est un critère de distinction. Il permet de déterminer la classe sociale. Il informe aussi du goût et des connaissances du possesseur. Tous les jeunes fonctionnaires, les adolescents en mal de snobisme et bon nombre d'étudiants en droit et lettres achetaient - et achètent encore - ces chemises, ces chaussures, ces cravates et ces chaussettes qui ont cette marque visible. La qualité n'importe généralement pas. Seul suffit le nom. Il procure une certaine satisfaction, permet de s'afficher dans les églises, les services publics, les boîtes de nuit. La (con)quête du regard et la (re)présentation permettent d'affirmer ce qu'on n'est pas toujours : un personnage riche et aisé, alors qu'en fait on n'est qu'un petit fonctionnaire corrompu au dernier degré ou un personnage en mal de reconnaissance ou obsédé par le paraître. Il est dès lors important de se procurer des objets consacrés. La qualité est garantie par le nom, par la signature.
Le phénomène avait pris des dimensions spectaculaires quand l'ancienne Université de Yaoundé existait encore. Faire un tour à la Faculté des Lettres et principalement celle de Droit était un véritable régal visuel. Surtout qu'un respectable agrégé de droit privé avait réussi à faire comprendre à ses jeunes étudiants que les juristes devaient s'habiller bien, c'est-à-dire en costume-cravate. Et quand on sait qu'à cette époque, la bourse " coulait", on peut imaginer le degré d'intégration du culte vestimentaire. Les grandes marques européennes étaient très populaires au campus où les commerçants avaient une bonne partie de leur clientèle. Il n'était pas rare qu'un étudiant achète un livre la mort dans l'âme alors qu'il était tout joyeux de noyer ses économies dans une griffe originale.
Une telle attitude peut être interprétée comme une marque d'immaturité mais le phénomène a des racines autrement plus profondes. On pourrait dire, en reprenant Baudrillard, qu'elle reflète d'une manière perverse "l'exigence d'authenticité, qui se traduit par une obsession de certitude : celle de l'origine, de sa date, de son auteur, de sa signature"[10]. Observée dans les registres vestimentaires des Africains, elle exprime un déficit durable de confiance en soi, fruit d'une colonisation qui n'en finit pas. Le fait que ce soit la France, encore une fois, qui semble être la référence, témoigne du rapport patriarcal qui a déterminé la politique coloniale. Nos parents ont chanté "Nos ancêtres les Gaullois", et la filiation imposée semble tenace. Le "Maître", mieux, le père en matière vestimentaire demeure le colon. Baudrillard le perçoit, "[...], la recherche de la trace créatrice, depuis l'empreinte réelle jusqu'à la signature, est aussi celle de la filiation et de la transcendance paternelle. L'authenticité vient toujours du père : c'est lui la source de la valeur."[11] L'obsession de l'origine semble avoir abattu de manière définitive les Africains. Gandoulou le mentionne,
Cette surestimation idéologique et sociale de la signature prend parfois des formes grotesques et l'on retrouve le culte du vêtement dans des domaines les plus inattendus. Ainsi tel cadavre ne sera "beau" que s'il a été habillé, fleuri, logé dans un cercueil et transporté par tel service funèbre dont toutes les marchandises viennent de Paris ou d'ailleurs. Il doit être bien paré : fleurs, cercueil étincelant, costume en mohair, cravate en soie. En voyant l'élégance du cadavre étranglé par une cravate, la marque du corbillard, c'est la grandeur sociale, le statut des parents ou des enfants qui sont impliqués. La taxinomie s'étend jusqu'au cimetière ou au caveau familial : on déduit quel est le rang social du mort par le marbre, le béton ou le morceau de bois pourri érigé sur la tombe. Oscar Wilde avait peut-être raison : le mystère et la vérité de ce monde se situent dans le visible. Mais un visible qui cache l'invisible, une vérité occultée.
Dans la vie quotidienne, pendant que les riches se livrent une bataille interne pour préserver une identité incertaine, les pauvres se débrouillent comme ils peuvent pour atteindre ce qu'ils considèrent comme le seuil minimum de satisfaction. Ceci entraîne des efforts difficiles à soupçonner. Un touriste de passage entre les montagnes d'ordures ou les "nids d'éléphants" des capitales africaines sera étonné par la popularité apparente de certaines marques : les tricots et casquettes Chicago Bulls ou Michael Jordan, polos Benetton, Sergio Tachini, Lacoste, t-shirts Pierre Cardin ou quelques chemises Christian Dior. Il s'agit surtout des marques qui ont un signe distinctif visible. Et comme la plupart des africains ne peuvent pas s'offrir un tel luxe, "c'est la pauvreté qui fait l'invention"[13] . Les débrouillards, n'hésitent pas à découper, voire voler les étiquettes ou boutons des marques prestigieuses pour les apposer sur des vêtements "anonymes", mais de bonne qualité ; ou alors, ils imitent avec une rare précision les symboles des grandes marques. La griffe de Cardin est ainsi brodée avec ingéniosité pour signer une création que le couturier français ne connaît pas. Par exemple, des sandales sont frappées de ce sceau, alors qu'elles sont faites d'un matériau produit localement. On saura aussi que telle chaussure ou tel costume vendu dans certains magasins, quoique signés "Made in Italy" ou "Fabriqué en France" sortent d'un vieil immeuble connu. Le signe Dior ou même YSL est souvent brodé sur une cravate ou une chemise.
Le phénomène ne concerne pas uniquement les vêtements. La plupart des chaussures ou produits de beauté existent toujours sous deux versions : "l'original" et "le faux" ou "local". Les experts formés sur le tas savent distinguer les deux. Ce sont les naïfs ayant succombé aux charmes de la réputation, qui se font prendre. Et il est presque toujours évident que le produit moins cher, ainsi que l'indique Gandoulou, est soupçonné d'être de mauvaise qualité. S'habiller en Afrique n'est pas un acte réfléchi. C'est presque toujours une défaite face aux pressions des médias et des groupes. Celui qui s'habille joue, recherche une identité très souvent en en occultant une autre, car il doit s'intégrer dans le schéma de la distinction collective. Dès lors, dans la plupart des cas, les critères d'identification sociale ne trompent pas. Ainsi, devant une personne qui arbore une cravate en soie, une chemise en coton, un costume en mohair ou "Super 100", il convient de se méfier : l'Africain moyen n'ayant pas les moyens de se payer un tel luxe, cette belle combinaison est souvent suspecte. En contraste, le pantalon rafistolé de l'honnête citoyen, témoignera surtout de la dureté des temps, des difficultés rencontrées par les familles pauvres. Elle rendra surtout compte de la faillite des régimes mis en place par "ces dirigeants qui s'habillent si bien" et qui sont si beaux.... à faire peur. Le vêtement en Afrique est donc parlant. Instrument de manipulation politique, il est aussi objet d'affirmation de soi.
Tenues africaines et modernité |
Les tenues africaines qui sont elles aussi nombreuses, n'échappent pas non plus à cette dualité. Il y a quelques années encore, les tenues traditionnelles étaient porteuses d'un symbolisme facile à identifier. Un homme habillé en pagne bila, portant un chapeau sur lequel sont joints une épine de porc-épic et une plume de perroquet, souvent muni d'un chasse-mouches, n'était ni un ivrogne, ni un personnage quelconque : c'était certainement quelqu'un qui possédait un titre nobiliaire. Cela se voyait, au Cameroun, notamment chez les Bakwéri, les Doualas, certaines "tribus" de la province du Nord-ouest et même les Bassas. Chez les Bamilékés, de gros colliers, une canne et des vêtements en tissus batik ne trompaient pas sur le statut social du sujet. La tenue identifiait, parlait avant les mots et déterminait les attitudes. Les personnes concernées étaient souvent dépositaires d'un capital moral dont même les plus sceptiques avaient du mal à douter. De nos jours, tout cela est en train de changer et l'image attachée au costume prend de plus en plus l'allure d'une supercherie.
Certaines chefferies traditionnelles deviennent la proie de politiciens faisant montre d'une générosité subite à l'égard des Chefs de village démunis afin d'usurper un titre traditionnel. Ces vaines tentatives de légitimation d'un pouvoir incertain ne font que tuer la tradition par la profanation des titres. Ainsi après chaque nomination au Gouvernement, tels ministres de la République sont subitement investis d'attributs et de titres traditionnels. Les cérémonies font la une des journaux d'État pendant des jours et ces usurpateurs médiatiquement couronnés se pavanent désormais avec des vêtements traditionnels prestigieux acquis à coup de manipulation sordides. Renonçant momentanément au costumes européens, ces imposteurs se constituent en "attractions visualisantes" pour reprendre l'expression de Ngandu Nkashama : de gros colliers en ivoire ou en bois d'ébène, de grands boubous richement brodés, des chapeaux tissés ne déterminent plus un quelconque capital éthique. Les populations savent que ces vêtements, ainsi que les titres acquis lors des cérémonies grandioses de circonstances (Souffo, Mbu, Faï, Chief, etc.) ne sont que des objets ayant perdu leur sens. Le pouvoir conquis n'est plus exprimé uniquement par les vêtements et les voitures de luxe importées de l'étranger. Il investit aussi le traditionnel et tient à s'approprier son matériau iconique.
L'usurpation du pouvoir et du costume traditionnel exprime les dimensions illimitées conférées au pouvoir politique. Et il est vrai que les usages dépassent parfois le cadre de l'univers politique pour s'étendre à toute l'élite. Pour qui a suffisamment d'argent, il est facile d'acheter un titre et de s'habiller en conséquence. Dès lors, les tenues associées aux titres traditionnels peuvent être trompeuses et, tout comme c'est le cas des costumes parisiens trop coûteux, elles inspirent de plus en plus souvent la méfiance. Sous la tenue du moine peut se cacher un sabre ou un porte-feuilles qui ne sera jamais mis au service de la population.
L'évolution du vêtement "populaire" africain est fondamentalement différente de celle du vêtement de l'élite polico-militaire. Elle permet en outre de souligner un certain nombre d'initiatives dont la réussite est devenue monnaie si courante qu'elles ont presque cessé de surprendre. Par exemple, une revue comme Amina exprime une mode africaine qui est régulièrement diffusée sur le continent, loin des festivals exotiques organisés en Europe ou en Amérique. De plus en plus de femmes se sentent aussi élégantes en pagnes qu'en jupes droites importées. Les coiffures rastas, adoptées par certains sportifs depuis que Jules Denis Bocande les avait lancées, demeurent un critère de beauté et même de richesse : le prix des mèches a augmenté suite à la dévaluation. Les nattes alternent avec les défrisages à froid, question de protéger les cheveux qui sont un critère décisif de séduction...L'enjeu est de taille : il faut soutenir et protéger le look.
Une renaissance du système vestimentaire au Cameroun a aussi été amorcée sous l'influence du groupe Afritude qui marque un retour vers l'authenticité. La devise d' Afritude est: "pour une Afrique positive" et le phénomène a eu tellement de succès qu'il semble avoir inspiré d'autres groupes au nombre desquels on compte par exemple African Logik. Celui-ci a étendu ses activités au-delà du vestimentaire en construisant un centre culturel avec salle d'exposition et de conférence à Bastos, un des quartiers chic de la capitale. On sent là un besoin de réhabiliter le continent, d'abandonner les uniformes et les costumes empruntés --ou plutôt achetés à grand prix à d'autres. La conviction qu'on peut s'habiller africain et bien, s'offre comme une des plus positives initiatives mentales au "plan d'ajustement culturel" dont parlait Daniel Étounga Manguelle[14] . La gaieté des couleurs suggère un renoncement définitif au défaitisme intégral ayant laminé les consciences. Même si, comme l'indiquent toutes les études, l'apparition d'une mode est souvent motivée par des préoccupations mercantiles, il faut relever dans la généralisation des vêtements Afritude une philosophie optimiste, un certain narcissisme, un besoin de célébrer le Nègre. Et la formule semble avoir porté des fruits.
Les pagnes sont transformés en tenues gaies faites de combinaisons de couleurs dont la luxuriance impose une certaine clarté à l'environnement. La mode génère de nouvelles idées: la carte de l'Afrique ou du Cameroun, découpée avec précision est ensuite cousue sur les poches ou la face arrière du vêtement. Une autre tenue s'appelle Cherchez le mot, du nom d'une émission télévisée assez populaire. Le rapport avec cette émission ? Difficile à dire. Simplement, pour coudre ces vêtements, des milliers de morceaux de pagne, très souvent des restes de tissus, sont rafistolés au point d'en constituer un pagne entier. Les tailleurs le découpent alors et cousent les "Cherchez le mot" particulièrement recherchés par les jeunes touristes. Rarement, les ensembles pagne chemise/culotte n'ont qu'une seule couleur. Et si les vêtements Afritude sont restés pendant longtemps trop chers pour les revenus modestes, il faut dire que les masses populaires ont apporté leur solution à la question selon la formule habituelle : l'imitation. Ainsi des tailleurs utilisent-ils le "faux wax nigérian" ou ceux venus d'Europe pour produire des vêtements n'ayant rien à envier à ceux qu'on retrouve dans les boutiques. Mais en tout état de cause, les vêtements et la mode demeurent les lieux d'un discours occulté. D'où cet impératif : déshabiller le moine.
Conclusion : désabiller le moine |
Comme l'univers visuel auquel elle appartient, la mode s'exprime en termes d'images et de symboles. En Afrique peut-être plus qu'ailleurs, elle est le lieu d'une théâtralisation et d'un camouflage. Le sujet habillé est un personnage qui joue un rôle qui exprime trop souvent la capitulation devant le regard superlativisé de l'autre, un autre désormais érigé en modèle et en juge. L'habit de l'Africain n'est pas uniquement le fruit d'une logique de consommation. Il est aussi un fait politique de manipulation et d'exploitation dont les ramifications trouvent leur origine dans les structures métropolitaines de production et dans les fantasmes des tyrans locaux. Cette étude a identifié plusieurs niveaux d'articulation du culte vestimentaire en Afrique où le climat n'est presque jamais un paramètre déterminant. Les modes varient, et l'Afrique d'aujourd'hui s'ouvre à de nouvelles influences mais rien ne peut vraiment changer tant que le vêtement continuera à cacher la misère, la fraude et l'artifice.
[1] Frantz Fanon. Peau noire, Masques blancs. Paris : Seuil, 1959.
[2] Justin Daniel Gandoulou. Dandies à Bakongo. Le culte de l'élégance dans la société congolaise contemporaine. Paris, L'Harmattan, 1989, p.148.
[3] Roland Barthes. Le Système de la mode. Paris : Seuil, 1967, p.122. Souligné dans le texte.
[4] Tchoko tchoko signifie " coûte que coûte " ou même " à tout pris "
[5] Pius Ngandu Nkashama Théâtres et scènes de spectacles. Etudes sur la dramaturgie et les arts gestuels. Paris : L'Harmattan, 1993, p.29.
[6] ibid. p.30.
[7] Gandoulou. Dandies à Bakongo. p. 54.
[8] Gandoulou en a bien analysé la portée dans son ouvrage.
[9] Jean Beaudrillard. Pour une critique de l'économie politique du signe Paris : Gallimard, 1976, p. 20.
[10] Jean Beaudrillard.Le système des objets, la consommation des signes. Paris, Editions Denoel/Gonthier, Coll Méditations, 1978, p.93.
[11] ibid. Souligné par l'auteur.
[12] Gandoulou. Dandies à Bakongo, p.136.
[13] Beaudrillard. Le Système des objets, p.21.
[14] Daniel Etounga Manguelle. L'Afrique a-t-elle besoin d'un plan d'ajustement culturel ? Paris, Nouvelles du Sud, 1990.