Mots pluriels
    No 20. février 2002.
    https://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP2002jvd.html
    © Julie Van Dam et Fama Diagne Sène

    A L'ECOUTE DE FAMA DIAGNE SENE

    Des ténèbres à la lumière :
    Un entretien avec la romancière sénégalaise Fama Diagne Sène.

    proposé par Julie Van Dam
    Thiès, Sénégal

    Cette interview a été réalisée les 26 et 27 mai 2001

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    Fama Diagne Sène est née à Thiès, au Sénégal. Elle enseigne le français, l'histoire et la géographie à des jeunes collégiens de treize ans.
    L'entretien qui suit explore l'univers de la folie, un thème qui est au centre du premier roman de Fama Diagne Sène, Le Chant des ténèbres (Nouvelles Editions Africaines du Sénégal, Dakar, 1997 - Prix du Président de la République Sénégalaise, 1997). Cet entretien éclaire de manière indirecte la "Fuite des cerveaux" qui est au centre de ce numéro de "Mots Pluriels". Il en évoque les causes en soulignant les difficultés mais aussi les espoirs d'une génération en butte à des conditions de vie souvent très précaires.
    Email : Fama Diagne Sène [[email protected]]


    Votre premier roman, "Le Chant des ténèbres"[1] aborde de manière originale et intime le thème de la folie, un thème récurent de la littérature africaine d'expression française depuis la publication de "L'Aventure ambiguë"[2], en 1961. Qu'est-ce qui vous a inspirée et poussée à écrire sur la folie de cette façon ?

    Je pense que quand on écrit un premier roman, on ne sait jamais tout à fait de quoi on veut parler. On observe autour de soi et il y a des choses qui frappent le regard. Et dans ma recherche d'un sujet d'écriture, dans ma recherche de personnages, j'ai été séduite, ou plutôt prisonnière, de ces jeunes personnes - surtout des jeunes filles malades mentales de plus en plus nombreuses au Sénégal, - qui se retrouvent subitement, comme ça, en une journée bien ordinaire, confrontées avec la folie. Au Sénégal et peut-être partout dans le monde, ces personnes sont mal comprises, et en voulant les aider parfois on les enfonce de plus en plus dans la maladie.

    C'est en épousant la personnalité de la personne malade, en pénétrant dans son for intérieur, qu'on parviendra à prendre part à ce qu'elle ressent, à faire partager son message, à avertir l'humanité : "Attention, arrêtez-vous une seconde pour lire dans mon regard la voix interne de mes souffrances." Donc, ce choix m'est venu comme ça, un peu par hasard et à cause de l'augmentation dramatique des maladies mentales au Sénégal, chez les femmes et surtout les jeunes.

    On pense souvent que les sociétés africaines tolèrent mieux la folie que les sociétés occidentales mais "Le Chant des ténèbres" semble montrer au contraire que les malades mentaux sont rejetés en marge de la famille et de la société au Sénégal comme ailleurs. Est-ce un phénomène récent?

    Je ne crois pas que ça soit récent. Dans la société africaine, on vit dans une famille très large. On vit avec les frères, les tantes, les cousins. Les familles sont encloses dans leurs villages... il y a même des familles qui constituent des clans de plus de cent personnes ! Mais depuis très longtemps, le malade mental est source d'isolement et de marginalisation dans nos sociétés. On a honte de ces malades mentaux, et souvent quand on va visiter des familles on ne les voit pas parce qu'ils sont enfermés. On ne les voit pas et on dit : "Dans ce village, il n'y a pas de fous", alors qu'il y a des fous enfermés quelque part.

    Donc, c'est une société qui rejette les fous en marge en les isolant, en les enchaînant, mais parfois ils arrivent à briser leurs chaînes et à s'enfuir, et ils vont vivre ailleurs, loin des leurs. L'Afrique n'a jamais été tolérante vis à vis des malades mentaux. Elle a essayé, peut-être, de les guérir, de les ramener à la normale avec les moyens des tradi-praticiens ou bien, en les isolant chez ces tradi-praticiens. Mais vraiment, nous n'avons jamais eu chez nous des familles tolérantes vis à vis des malades mentaux.

    Il est souvent difficile de savoir pourquoi quelqu'un devient fou. Dans votre ouvrage, par exemple, on se demande si la maladie de l'héroïne Madjigéen est due au départ de sa mère, à un amour non partagé du père, à une malédiction ou tout simplement à un dérèglement psychique inexplicable? Dans une interview récente, vous disiez que les maladies mentales s'attaquent souvent à des personnes qui ont été fragilisées quelque part et qu'elles frappent surtout les jeunes. Quel rôle la famille et la société peuvent-ils jouer pour diminuer le nombre de ceux qui sombrent dans la folie, quelle sorte de secours peut-on offrir aux victimes et quelle attitude devrait-on avoir vis-à-vis des gens atteints de folie?

    C'est vrai que même les psychiatres ont des difficultés à dire exactement ce qui bouleverse la vie d'une personne. C'est très difficile. C'est un ensemble de situations. Il n'y a jamais un seul fait qui entraîne cette rupture de la raison. Moi, j'ai donc évoqué plusieurs pistes, et c'est toujours comme ça. On cherche souvent la raison, mais, il est difficile d'en trouver une seule parce qu'on reçoit des chocs de toutes parts et c'est comme ça pour Madjigéen - avec l'amour non partagé du père, avec le départ de la maman qui abandonne la famille...c'est tout ça. On essaie de digérer ces chocs et puis en arrive un autre : l'angoisse, le stress de l'examen du baccalauréat à faire dans quelques petites semaines. Elle est aînée de la famille, la mère est partie, elle veut réussir ... l'ambition et tout cela. Alors elle craque à un moment donné, mais il y a eu tout un passé de désespoir, d'obsession et de stress.

    Vous soulevez aussi le rôle de la famille et de la société dans la folie. Moi, je tiens énormément à la famille. Elle est sacrée. Et je pense que si je n'avais pas eu un père merveilleux, je n'aurais pas fait tout ce que j'ai fait. Très tôt déjà, il m'a donné le goût des livres et il m'a donné la force de persévérer dans mon choix. Parce qu'à l'époque, quand j'étais au collège, il y avait déjà Aminata Sow Fall qui avait publié La Grève des battus. Il y avait eu aussi Mariama Bâ qui avait publié Une si longue lettre. Et j'ai demandé à mon père : "Qui sont les autres femmes qui écrivent ?" Il m'a répondu : "Ah, elles sont peu nombreuses encore !" Je lui ai dit que je voulais écrire, mais je croyais que c'était difficile. Ce à quoi il m'a répondu : "Oui, c'est difficile mais ce qui est important dans la vie c'est de vouloir quelque chose et de se battre pour cette chose jusqu'à ses dernières énergies. Quand tu te bats vraiment pour quelque chose, tu réussis. Et n'oublies pas que je suis là, je suis ton père et je ne vis que pour la famille, pour toi, pour tes ambitions. Et la maman aussi. Tu as déjà sur qui compter." Et quand dans la vie on a ce genre d'appui et de personnes aimantes vers qui l'on peut aller se réfugier, se blottir et être sûr d'obtenir du secours, c'est vraiment important. Madjigéen n'a pas eu cela. Elle n'a jamais connu la tendresse de la maman qui n'était pas du tout tendre, elle n'était pas maternelle. Le père n'était pas tendre non plus. Et dans le synopsis du livre, on parle du "poncepilatisme du père" ; oui, c'était un Ponce Pilate ! Il ne savait rien de ce qui se passait dans sa famille. Il mettait au monde des enfants mais ce n'était que pour les mettre au monde. L'éducation, l'amour, l'affection, ce n'était pas important, le père ne connaissait rien de cela. Et sa distance a affecté Madjigéen.

    Je crois qu'aujourd'hui, de plus en plus, dans notre société au Sénégal, nous voyons ce problème. Avant, il y avait peu de gens qui se séparaient, mais maintenant, les gens se séparent, les couples se séparent. Et quand on se sépare, soit le père, soit la mère, garde les enfants ; et puis on évolue séparément et on se fait la guerre pour garder les enfants, pour leur arracher l'affection de l'autre. Madjigéen a vécu cela, et ça laisse des traces dans cette jeunesse-là du Sénégal. La jeunesse a encore des problèmes sur le plan des études, sur le plan de l'emploi, on ne va pas y revenir. Vous êtes là, Julie, vous voyez ce qui se passe ici ! Il y a énormément d'ambitions qui grouillent dans ces jeunes ; ils n'arrivent pas à les réaliser parce que c'est très, très difficile ici. Les opportunités sont peu nombreuses. Ils évoluent comme ça, avec des désirs et des ambitions inassouvies. Et il y a des conséquences plus tard qui, plus tard, peuvent les entraîner vers la folie. Sur ce plan, la société joue le même rôle que certains parents et favorise le rejet et l'incompréhension.

    Mais revenons au secours dont vous parlez. Selon moi - et j'ai rencontré un psychiatre à l'hôpital de Fann, Docteur Moussa Bâ qui a lui aussi la même vision - la personne malade mentale à elle seule ne peut pas guérir, ce n'est pas possible. Avec des médicaments seuls, non plus, elle ne peut pas guérir. Il faut absolument qu'elle soit aidée à s'en sortir parce que chez nous - et il y a plusieurs gens qui m'ont dit ça après la parution du Chant des ténèbres - on croyait que le fou est là comme ce stylo, que c'est un état statique, fini ; il est fou, c'est terminé, bloqué. Point final. Je l'expliquerai plutôt en comparant la folie à une graine qu'on a mise sous la terre ; cette graine peut germer et mettre des feuilles, et grandir ; c'est comme ça la folie. Au moment où on a mis la graine sous la terre, il y a beaucoup de possibilités quand ça commence à germer. On peut donner des formes, aider, rectifier à ce moment là - très tôt aux premiers moments de la folie ! Aider la personne à se réinsérer, à ne pas s'isoler; ne pas la regarder bizarrement, ne pas l'enchaîner, ne pas l'emprisonner dans la drogue, ne pas l'entraîner dans les sacrifices, les sacrifices de moutons, de sang, de kolas, de lait caillé. L'aider en l'écoutant et en lui demandant: "Qu'est-ce qui ne va pas ? Qu'est-ce que tu as ?" Personne ne le demande à Madjigéen. Non, on ne pose pas cette question. On dit : "Ah ! Elle a un regard drôlement bizarre aujourd'hui. Ça ne va pas." Ou bien, " Regardez... elle est restée deux heures sous la douche. Ça ne va pas." Et c'est la famille qui la force à avaler des médicaments pour qu'elle dorme, comme au début du roman, quand Madjigéen a une crise. Elle a des hallucinations ; elle voit une mer de sang avec des squelettes et son grand-père qui s'est transformé en squelette. Quand elle sort de cette crise, elle tombe et se blesse. Sa famille la soigne mais on ne lui demande jamais "Qu'est-ce qui ne va pas ? Qu'est-ce que tu as vu ?" Au contraire qu'est-ce qu'on lui donne à porter ? Un tee-shirt rouge, la couleur du sang, et elle est horrifiée. Elle enlève le tee-shirt et elle le jette. Et on dit, "Elle n'est pas folle - elle est impolie." On lui apporte à manger. Qu'est-ce qu'on lui apporte à manger ? Des brochettes avec de la sauce rouge. Ça ne va pas. Elle y voit des vers grouillant dans du sang alors elle renverse son repas. On dit : "Tant pis ! Elle va mourir de faim ce soir parce qu'elle est impolie. Alors, donne-lui ses médicaments." Et avec ces médicaments, elle dort toute la journée du lendemain sans manger, sans s'habiller.

    Pour elle, elle n'est pas folle. Ce sont les autres qui sont fous parce qu'il ne comprennent pas. Le message ne passe pas. Et c'est ce message-là que je veux faire passer dans Le Chant des ténèbres pour dire : "Qu'on lui pose des questions, qu'on lui demande ce qui ne va pas." Si on noue le contact dès les premiers moments de la folie, la personne guérira. Et je crois à cela, à cette communication avec les autres. Je suis sûre que c'est le meilleur moyen de lui donner des chances de guérison.

    Mais l'idée de guérison est assez complexe et votre attitude vis-à-vis du Grand guérisseur du Sine-Saloum ou du guérisseur Baay semble ambiguë. Tous deux semblent à même de ramener la narratrice à un semblant de normalité, mais la folie de Madjigéen finit par reprendre le dessus. Est-ce que cela signifie que les médecines et les approches traditionnelles n'ont pas vraiment prise sur la folie?

    C'est vrai. Le guérisseur du Siné-Saloum est venu à la maison pour faire des sacrifices. Avec le sang que Madjigéen a bu, le bain qu'elle a pris et le fait de dormir dans la chambre de ses parents, sur le lit. Le guérisseur part - et c'est ça qui est intéressant - la famille croit que Madjigéen est guérie parce que le guérisseur pense qu'elle est guérie. Elle, elle n'a pas dit qu'elle était guérie. Mais la famille la croit guérie, donc elle est guérie. La famille croit ce qu'elle veut croire et fait vérité de ses propres désirs. Nos familles croient beaucoup à la médecine traditionnelle, c'est vrai. On peut amener quelqu'un à l'hôpital de Fann et puis après, quand on l'amène chez le guérisseur, on se dit : "Ah, voilà ! Parfait. Elle est guérie." On la réintègre dans la maison. On lui ouvre toutes les portes. Elle va dormir dans la grande maison. Elle peut aller jardiner. Elle peut avoir accès aux couteaux, à toutes les choses qu'on lui interdisait auparavant, aux allumettes et tout cela. Alors, on la regarde désherber le jardin et on se dit : "Ah, le guérisseur est très fort ! Madjigéen maintenant est raisonnable. Elle désherbe le jardin. Ah! Elle est en train de nettoyer le salon."

    Elle, elle nous dit : "Je désherbe le jardin, c'est vrai. Je balaie le salon aussi, mais ça ne veut pas dire que je viens de m'apercevoir que les mauvaises herbes étouffaient les plantes, non ! C'était que durant ma maladie on avait fait disparaître tout le matériel de jardinage de peur que je me blesse. Toutes les choses avec lesquelles j'ai évolué dans ma maison avaient disparus en une matinée et je ne savais plus où se trouvait quoi. Et je ne voyais nulle part la main qui les avait fait disparaître." Son environnement a changé sans qu'elle sache pourquoi et ça l'enfonce dans sa maladie. C'est comme si vous vous leviez demain matin et qu'en regardant par la fenêtre vous voyiez qu'au Sénégal, il y a plus de rues, plus de bâtiments. Vous vous retrouvez dans un monde sans maisons, rien. Madjigéen s'est réveillée dans une maison avec un environnement différent et elle devient folle en essayant de trouver ses repères dans cette maison. Au départ du guérisseur, on dit : "Ah, oui, elle est guérie !" Et on remet les choses en place. Elle reprend sa vie comme avant et on la croit guérie mais au retour d'une promenade où elle a vu qu'à Tchida le mal domine et que rien n'a changé, elle assassine sa tante. Comme quoi, elle n'est pas guérie du tout.

    Je ne voulais pas montrer que la médecine traditionnelle ne pouvait pas guérir, mais plutôt que nous, en Afrique, nous faisons trop confiance à cette médecine-là et dès que le marabout dit une chose, on y croit. La famille s'est rendue compte qu'elle s'était trompée, et à ses dépens, parce que ça finit par l'assassinat de Tanti. C'est un appel qui dit : "Attention ! Le guérisseur, il est savant, mais attention quand même. Il ne l'a pas guérie. "

    A Keur Baay aussi, Baay a une science certaine, comme beaucoup de tradi-praticiens. Mais je ne pense pas que sa science puisse conduire à la guérison de Madjigéen, à cause de son isolement. Madjigéen était à Keur Baay, loin de sa famille, loin de ses amis, loin de ses soeurs, et dans cette deuxième partie à aucun moment on ne montre la visite d'un parent. Personne n'est venu la voir ! Non seulement elle est folle, mais maintenant elle est devenue dangereuse parce qu'elle a assassiné Tanti. On l'a donc isolée et on a coupé les liens. Non seulement elle est là-bas, mais personne ne va la voir. Parce qu'on veut peut-être couper les liens du sang pour qu'elle oublie même qu'elle était originaire de Tchida et qu'elle a une mère qui pense à elle, qu'elle a un père qui pense à elle, qu'elle a des soeurs. Elle n'a plus personne, sauf Maty-Thiès, la folle avec qui elle partage sa chambre et les autres fous. Et dans cette communauté-là aussi, le message ne passe pas. Les fous ne communiquent pas entre eux. Ils ne s'entraident pas parce que chacun a, au fond de lui-même, toute une histoire, tout un ensemble de peines, de difficultés avec lesquelles chacun se bat de son côté, et même parfois ridiculise un autre fou et se prétend plus lucide que lui.

    Baay fait tout ce qu'il peut pour ses malades ; il les amène faire des sacrifices dans le baobab sacré, il leur donne le bain du matin ; mais ce n'est pas comme ça que la malade mentale va guérir. Sa famille a employé la médecine traditionnelle, Madjigéen a aussi été à l'hôpital de Fann, mais la médecine moderne ne l'a pas guérie non plus. Elle n'est pas guérie parce que les médicaments servaient seulement à la droguer.

    Moi, je pense que guérir une personne malade mentale est possible. C'est une chose possible, mais il faut allier la médecine et la communication. La médecine et l'amour. La médecine et la solidarité. La médecine et le dialogue. L'isolement, la marginalisation, les frustrations, l'enchaînement, l'emprisonnement ne peuvent pas s'allier avec des médicaments pour guérir quelqu'un. Il faudrait que ces traitements soient plus humains, que cette malade mentale évolue dans sa maison et dans sa famille avec le psychiatre de Fann ou avec le tradi-praticien. Il faut cet amour familial, cette aide des autres. Il faut qu'on lui tende la main pour qu'elle sorte de l'abîme. Rien qu'avec les sacrifices, la kola, le lait caillé ou avec l'Aldhol et le Nozinan du psychiatre, elle ne pourra jamais vraiment guérir si elle n'a pas l'aide et l'appui de la famille. Et ça, c'est vraiment ma conviction.

    Est-ce que vous pensez qu'une femme devenue folle représente quelque chose de différent d'un homme devenu fou, pour la société, pour la famille ?

    Je ne sais pas vraiment. On pourrait peut-être demander ça à un psychiatre mais je ne me suis pas tellement intéressée à cela dans mon roman. Peut-être qu'en me basant sur mon expérience personnelle je pourrais m'aventurer à parler de ça, mais sans beaucoup de certitude.

    Disons que dans nos sociétés, les familles sénégalaises placent beaucoup, beaucoup d'espoir en la femme, en la fille, surtout quand elle est l'aînée d'une famille. Je suis l'aînée de ma famille et Madjigéen est l'aînée de sa famille et je sais ce que cela veut dire : être l'aînée et être fille. Alors on lui demande de réussir, et on voit cela clairement dans la scène du Chant des ténèbres qui décrit le retour de la mère et ce qu'elle dit lorsque Tanti avoue qu'elle a donné une potion à Madjigéen. La mère répond : "Ah, tu as ruiné mon espoir ! Tu as rendu folle la fille aînée qui devait me bâtir une maison, qui devait m'amener à la Mecque, qui était toute ma fierté !" Dans notre société la fille doit non seulement réussir ses études, sa vie professionnelle, et devenir riche, mais aussi bien se marier, c'est-à-dire trouver un mari d'une bonne famille. Dès le plus jeune âge, quand elle va à l'école - à partir de 5 ou 6 ans - on fait une prière "Je prie que pour que demain, tu trouves un bon mari, que tu aies un bon travail, pour que tu m'emmènes à la Mecque" et tout cela. Moi, j'ai grandi comme ça. L'aînée est porteuse d'espoir et parfois c'est trop lourd sur ses épaules et ça s'écroule. Mais le garçon, mon Dieu, ce n'est pas cela ! On lui donne plus de temps. On dit que c'est un garçon jusqu'à 40 ans... il peut se marier jusqu'à 40 ans même. Il a sa vie ! Il fait de longues études - mais à la femme, quand elle étudie, on lui dit : "Ne fais pas des longues études, il faut que tu t'arrêtes tôt, il faut que tu travailles tôt." On n'exige jamais cela de l'homme.

    Quand la fille devient folle, une malade mentale, c'est tout un espoir qui s'écroule comme ça, d'un coup. Elle a très, très mal. Justement parce que ça fait mal ; la fille était l'espoir de sa mère, de son père. Quand elle est folle, on court pour la guérir, très vite, avec le guérisseur, avec les médicaments. Et si en deux mois, trois mois ça ne marche pas, on l'isole, on l'emmène ailleurs pour que les gens ne viennent pas la regarder, parce qu'on a honte, parce que "notre fille qui devait faire ça pour nous, qui devait être tout cela est devenue folle."

    Quand une fille est folle, ça veut dire qu'elle a raté sa vie et ça se retourne contre sa mère. C'est comme quand une fille devient fille-mère ou prostituée ou une femme de rue ; on dit : "Ah! C'est la faute de la mère, ça. C'est la faute de sa mère parce qu'elle n'a pas bien travaillé dans la maison ou parce qu'elle n'a pas trop respecté le père", des choses comme cela. Chez nous, chaque fois qu'il y a un échec dans la famille, on l'attribue à la mère ou au père. L'échec de la fille est encore plus difficile à supporter que celui de l'homme.

    Madjigéen est une héroïne unique parce que bien que "folle", elle jette un regard très lucide sur sa folie. Elle devient une amie pour le lecteur à qui elle s'adresse en employant le pronom "tu". Elle expose ses expériences et toutes ses émotions et à la fin du récit, elle parle même au lecteur hors du récit. Expliquez-nous votre opinion sur la relation entre un personnage littéraire et le lecteur.

    Dans ce roman, c'est l'aboutissement d'une recherche de style et j'avoue que quand j'écrivais le premier manuscrit du Chant des ténèbres, - je dis le premier manuscrit parce que j'en ai fait trois - je n'avais pas choisi de raconter l'histoire de Madjigéen à la première personne. J'en parlais à la troisième personne. Mais je me suis rendue compte que ça n'exprimait pas ce que je voulais dire. Il fallait que Madjigéen aille elle-même au fond de sa personne pour en ressortir ses pensées. C'est un roman qui devient une forme de discours. Ce roman est un long discours parce que quand on fait un discours, on parle forcément à quelqu'un. Pour Madjigéen, il était plus facile de parler à un ami inconnu qu'à ses proches avec qui elle n'arrivait pas à parler. Elle devait chercher ailleurs.

    Dans les premières pages du roman, dans sa chambre, dans le débarras où on stockait autrefois la paille du bétail, elle se rend compte qu'elle est condamnée à vivre dans ce lieu ; elle est poussée à animer sa vie, à recréer le monde, à recréer des amis. Et à Keur Baay aussi, elle a des boîtes de "Soca" et chaque boîte représente quelque chose : l'Université, là où elle n'a pas pu aller ; la maison à Keuri-Kaw avec sa mère, son père, ses soeurs ; le cimetière où était enterré son grand-père, à Thô-Thô. Tout le temps, tout au long de son épreuve, elle essaie de repeupler son environnement avec son entourage. En parlant à quelqu'un, au lecteur, elle peut parler de son isolement, elle peut communiquer. C'est pour cela que j'ai choisi ce discours direct. Elle s'adresse à ce personnage-là, à son lecteur, et elle le tutoie, donc, dès que tu ouvres le roman, il n'y a pas doute, tu sais que Madjigéen s'adresse à toi, à ce nouvel ami qu'elle vient de se faire avec ce roman.

    Alors le personnage littéraire et le lecteur... je ne suis pas très, très forte dans les définitions, les personnages littéraires, le pacte narratif et tout ça, parce que tout simplement, comme on dit, je l'ai écrit comme je l'ai senti. Ce que j'ai vu, c'est que pour faire passer le message de Madjigéen, il fallait que ça soit un discours direct - c'est tout. Qu'elle parle à quelqu'un car c'est vraiment dans ce cadre qu'on peut faire connaissance avec le personnage.

    Je trouve aussi que les changements du style illustrent bien la quête de Madjigéen. La manière dont elle joue avec sa propre narration est vraiment frappante. Par exemple, lorsqu'elle devient conteuse, qu'elle raconte certaines scènes et qu'elle insère dans son propre récit des contes connus, des légendes, etc.

    Tout à fait. Dans ce roman, Madjigéen joue le rôle, et elle raconte le rôle en même temps. Madjigéen se croit au cinéma et elle joue un rôle. Pour elle, le monde est une grande farce. Elle regarde les gens qui ont l'air fous, qui ne comprennent rien du tout, qui se croient intelligents. Et elle, dans son isolation, elle a un peu de recul pour analyser la situation. Elle nous dit des choses, elle nous raconte des histoires et elle se joue de nous. Une journaliste qui avait fait une émission sur moi m'avait dit : "Fama, j'en ai voulu un peu à Madjigéen parce qu'elle s'est jouée de moi." Elle faisait allusion à l'épisode où Madjigéen raconte que dans son jardin, elle voit subitement une délégation de voleurs et elle dit : "Ah ! C'est vous qui volez donc mes laitues ! C'est vous qui volez mes choux comme si vous les aviez cultivés ! Je vais vous corriger et la prochaine fois vous ne volerez rien de cela, délégation de voleurs !" Durant quatre pages elle nous joue cette scène des voleurs mais ce n'est qu'à la fin qu'elle nous dit qui sont ces voleurs : "Les moutons appartenant à un professeur de droit n'ont pas le droit de ne pas connaître le droit !" Elle se joue de nous, de notre compréhension. Elle est en train de jouer un rôle comme au cinéma puisqu'on dit qu'elle est folle, mais à ce moment, elle n'est pas folle du tout.

    C'est vrai, il y a ces changements de style mais ce qui est intéressant, c'est qu'on les retrouve dans la maladie elle-même. A aucun moment il ne faut oublier que Madjigéen est folle. Et le fou, même s'il a des moments de lucidité, n'est pas toujours lucide. J'ai eu l'occasion de les écouter ; on se rend compte qu'ils semblent lucides pendant quelques secondes et la minute après, ils disent des choses absolument insensées. C'est comme une bougie : ça s'allume, ça s'éteint. La flamme vacille. C'est comme ça dans la folie. Madjigéen nage dans la folie, elle en ressort et elle y replonge. Elle suit les vagues de ce style : de la folie, à la raison, à la folie ; de la lumière, aux ténèbres, à la lumière.

    Il est évident que vos expériences ont inspiré un peu ce roman. Selon plusieurs écrivains, un personnage fictif reflète inévitablement l'esprit de son créateur ou de sa créatrice. Comment est-ce que vous définiriez la relation entre le personnage de Madjigéen et vous ?

    Le personnage de Madjigéen et moi ? Il y aura d'autres gens mieux qualifiés que moi pour parler de cette relation parce qu'on est tellement proche de ce qu'on a créé que c'est difficile de savoir en parler. En général, les gens lisent le roman sans connaître l'auteur, mais dès qu'ils le connaissent, ils essaient de faire des parallèles entre le personnage et l'auteur. C'est comme ça qu'ils m'apprennent que j'ai mis une partie de moi dans Madjigéen. Mais quand j'ai créé ce personnage, je ne voulais pas me mettre dedans... je l'ai créée comme ça. Alors un professeur m'a dit : "Fama, Madjigéen est une fille aînée comme vous." Et j'ai dit : "Oui, mais c'est vous qui me l'apprenez !" (rires) Avec Madjigéen, je n'étais pas dans cette perspective. Donc, comme ça, en rencontrant les gens qui me connaissaient, qui ont lu le roman, ils ont dit qu'il y avait beaucoup de ressemblances. Tout ce que les gens vous disent, c'est vrai ! Et puis il y a d'autres ressemblances entre ce personnage et moi-même... Il y a des moments de notre vie qui arrive dans le roman comme ça et nous épousons la personnalité de ce personnage sans vraiment le faire exprès. Et certainement vous, par exemple, en relisant Le Chant des ténèbres vous pourriez dire : "Ah, oui ! C'est Fama !"

    Une autre remarque. Cheikh Aliou Ndao a dit que la littérature était "une sorte de recherche de soi à travers le mot."[3] Qu'est-ce que vous en pensez?

    C'est comme cela : quand on prend sa plume pour écrire, c'est un moment très fort, très intime. Moi, par exemple, quand je veux écrire, c'est parce que je suis bouleversée ; il y a une forte émotion qui m'a bouleversée et souvent qui m'a fait très mal. Je cherche des solutions, je regarde, je ne comprends pas mais je souffre au fond de moi-même et je trouve refuge dans l'écriture. Comme avant, quand je souffrais dans mon enfance, je trouvais refuge dans les livres. J'allais lire pour me retrouver. Mon écriture, c'est une quête de savoir mais c'est en écrivant, en dialoguant avec un personnage que je parviens à construire, pierre à pierre, un chemin vers la solution. Mais c'est difficile... quand tout va bien, quand ça marche, je me laisse souvent aller, j'écris doucement. Mais quand j'ai une émotion très forte, je ressors ce qui est au fond de moi-même et c'est après que je me rends compte qu'en écrivant j'ai essayé de trouver des solutions à mes propres maux, à ma propre misère, à mon propre mal. On se cherche à travers ce qu'on fait. Parfois on se trouve, parfois on ne se trouve pas mais, ce qu'on fait, est une quête, très intime et continue, de soi.

    Au sujet de votre processus d'écriture, j'aimerais vous poser quelques questions. Vivez-vous seule ou dans une maison très animée? Quand et où écrivez-vous? Ecrivez-vous vos manuscrits à la main? A la machine à écrire? Avez-vous un ordinateur?

    J'ai vécu seule pendant un moment, entre '92 et '94. C'était mon premier poste d'enseignante dans le village de Nguérigne au Sénégal et j'avais la mer et c'était superbe pour écrire ! Mais en Afrique ce sont des rêves qui ne peuvent jamais durer longtemps parce qu'on vit dans de grandes maisons. Et actuellement je vis dans une grande maison avec ma mère, mes soeurs, mes frères, mes fils et mon mari, donc il y a plein de monde autour de moi. Mais on se crée des moments de solitude. Durant les vacances on s'installe quelque part où il y a du silence et de la tranquillité parce que l'écriture est un acte solitaire et on a besoin d'un coin de solitude pour arriver à écrire. Pour Le Chant des ténèbres, je l'ai écrit à la main et au crayon. Quand j'écris un manuscrit, j'accepte difficilement les ratures. Et parfois il m'est arrivé de pleurer en écrivant Le chant des ténèbres parce que j'avais perdu quelques feuilles du manuscrit pendant mes voyages et c'était difficile de les récrire. Heureusement qu'avec mon ordinateur, pour mon deuxième roman, c'est beaucoup plus facile, je ne perds jamais une feuille ! Mais par contre, je me suis rendue compte que quand j'écris avec la main, je suis beaucoup plus proche de ce que j'écris. C'est plus direct. Alors, ce que je fais maintenant ? J'écris à la main et puis je saisis ça dans la machine pour le conserver.

    Quels sont vos auteurs préférés ? Les écrivains qui vous ont inspirée ?

    Au fait, si vous me l'aviez demandé l'année dernière, ma réponse aurait été différente. Je suis assoiffée de lecture et d'écriture ! Je lis, je lis et chaque jour je découvre des auteurs merveilleux ! Je suis séduite par les auteurs que je viens de découvrir cette année. Par exemple Sylviane Roche, une romancière suisse. Je sens une vie et une franchise poignante sous sa plume. Comme le personnage de Madjigéen, ses personnages sont ouverts. J'aime aussi le style d'écriture de Boubacar Boris Diop et de Cheikh Hamidou Kane. Et dernièrement je viens de relire Les Misérables de Hugo et là aussi, j'ai beaucoup aimé les analyses psychologiques des personnages.

    Je donne une grande importance à la lecture ! Quand on écrit, il faut lire les autres. Ce n'est pas pour être à leur école, mais ce sont des formes originales de l'écriture qui peuvent aider à un certain moment à comprendre l'évolution des scènes et de la manière dont on les écrit.

    Votre littérature, dites-vous, est "une littérature d'engagement". Quelles sont les grandes causes auxquelles les femmes écrivains se doivent de prêter leur plume aujourd'hui, au Sénégal et ailleurs ? Est-ce qu'il y a des causes spécifiques aux femmes écrivains au Sénégal, en Afrique et ailleurs ?

    Je ne pense pas qu'il existe des causes spécifiques aux femmes, mais je me rends compte qu'il y a des causes mieux développées par les femmes et qu'elles gagnent beaucoup à faire passer leur message elles-même. Ici, comme je me trouve dans les milieux séréers, on pourrait par exemple mentionner le statut et la place de la femme dans la société, la place de la femme dans le mariage, dans le veuvage ou dans la prise en charge du problème social. C'est la femme - puisqu'elle est femme et puisqu'elle est appelée à vivre ces situations - qui rend le mieux ces situations. Le roman de Mariama Bâ [Une si longue lettre] est un exemple. Il constitue aujourd'hui un chef-d'oeuvre sur la place même de la femme dans la société. Il me semble qu'il y a des thèmes qui sont mieux présentés par les femmes. Les hommes en parlent mais quand une femme en parle, il y a une émotion particulière ; l'intuition féminine dont nous parlons qui est en nous et qui fait que la femme est mieux placée pour parler de ces émotions car elle a vécu cela et elle est appelée à le vivre. En Afrique et ailleurs.

    Par exemple dans le livre Emancipation Féminine qui est un essai sur la situation économique et la littérature, l'auteur s'est rendu compte que la femme occidentale, la femme américaine, la femme africaine ont certes des éducations différentes, des races différentes, des cultures différentes, mais au delà de cela, on se rend compte que les problèmes de la femme sont des problèmes identiques partout dans le monde. Cette facilité d'organisation, cette perception, cette émotion, cette intuition, cette sensibilité de la femme lui permettent d'aborder tous les sujets de la littérature et de les aborder bien et de les traiter bien. Il suffit seulement qu'elle ait l'envie et l'ambition de parler d'un thème. Je pense que la femme a tous les atouts nécessaires.

    Quels sont les sujets à aborder aujourd'hui, les problèmes que les femmes vivent ?

    Ils y en a beaucoup, vraiment, ils sont très nombreux. Il y a le thème de l'encadrement de la femme, de sa souffrance quotidienne, de l'éducation, de l'alphabétisation. Il est inacceptable aujourd'hui qu'à ce moment de développement de l'humanité, il y ait encore dans le monde des gens analphabètes qui ne savent ni lire ni écrire même dans leur propre dialecte. Il y a aussi le travail des enfants, aujourd'hui dans les familles on vous présente une fille à tout faire qui a onze ans, douze ans...c'est l'exploitation de ces enfants. Il faut qu'elles aillent à l'école.

    Parfois on écrit et on se demande pourquoi on écrit. Est-ce que ça peut changer grand chose ? Pour moi ce sont des thèmes importants, des thèmes de réflexion autour de la façon de voir le monde, la façon d'éduquer même nos élites intellectuelles. C'est oser faire des récits sur ça, de proposer une réflexion, de proposer des solutions, de proposer des brassages des différents côtés de la société pour constituer une grande chaîne de solidarité !

    Vous avez gagné le prix du Président pour les lettres en 1997. Une autre femme écrivain, Sokhna Benga, l'a gagné en 2000. Les romancières africaines semblent beaucoup plus prolifiques qu'avant et elles sont, récemment, mieux reconnues. Comment voyez-vous l'avenir de l'écriture des femmes africaines ?

    Avec beaucoup d'optimisme. Enormément d'optimisme ! Ça fait vraiment plaisir de voir que les femmes se battent et croient à leur combat. Se battre, tout le monde doit se battre. Mais croire à ce combat c'est ça le plus difficile ! Aujourd'hui, les romancières africaines croient à leur écriture et elles persévèrent. Et c'est dans cette persévérance qu'aujourd'hui elles écrivent des oeuvres reconnues et elles obtiennent des grands prix littéraires ! On ne dit plus, "Ah! Elle a le grand prix parce qu'elle est femme." Elle obtient le prix parce qu'elle l'a mérité ! Ça fait grandement plaisir.

    L'année où j'ai eu le grand prix, 1997, c'était une année de consécration des femmes ! Il y a eu des basketteuses, championnes d'Afrique ; il y a eu un grand prix à Thiès obtenu par des femmes artisanes. Donc, on s'est rendu compte que les femmes sont en train d'émerger dans plusieurs secteurs, et non seulement au Sénégal mais ailleurs. On s'est battu depuis longtemps au Sénégal, mais aujourd'hui la femme est en train d'être reconnue et elle gagne la place qu'elle mérite. Je pense que de plus en plus maintenant, les femmes peuvent occuper les postes importants. Elles peuvent se faire entendre à travers la littérature. Il n'y a plus de complexes d'être femme. C'est une fierté. C'est vraiment un nouvel élan que nous sommes en train de vivre au Sénégal et peut-être même ailleurs.

    Parlez-nous un peu de votre vie et de votre métier. Depuis combien de temps enseignez-vous à Thiès?

    J'enseigne depuis 1992 dans la région de Thiès parce qu'après le Baccalauréat j'ai fait le concours d'entrée de l'Ecole normale de jeunes filles Germaine le Goff et j'ai fait quatre années de formation. Je suis sortie en 1992 et à ma sortie j'ai fait une spécialisation en Education à l'environnement en France. A mon retour, j'ai enseigné à l'école élémentaire en tant qu'institutrice et maintenant, depuis l'année dernière, je suis au collège Mour II comme professeur de lettres, d'histoire et de géographie. J'ai des classes de sixième et de cinquième.

    J'imagine que Thiès compte plusieurs écoles ?

    Il y a un seul lycée mais plusieurs collèges. Bien sûr, un seul lycée ne suffit pas pour tous les élèves, mais il est obligé de les accueillir. Et chaque année le lycée est fermé au moins pour deux mois à cause des grèves. Chaque année ! C'est un lycée avec cette réputation : un lycée gréviste. Nous avons d'autres lycées dans la région parce qu'il y a trois départements : Mbour, Tivaouane et Thiès. Il y a un autre lycée à Tivaouane, mais la ville de Thiès est une grande ville - c'est la capitale de la région et la plus grande ville après Dakar - et nous n'avons qu'un seul lycée!

    Que peut-on dire de l'encadrement des jeunes, aujourd'hui? La plupart des jeunes sont-ils au chômage? Doivent-ils aller à Dakar ou plus loin encore pour trouver du travail? Quel genre de travail obtient-on quand on va au lycée à Thiès et quand on n'y va pas?

    La situation de Thiès n'est pas différente de celle des autres villes du Sénégal. Dans la ville de Thiès il y a déjà des difficultés pour les études secondaires. Toute la ville de Thiès n'a qu'un seul lycée, le lycée Malick Sy, où il y a trop de monde, donc, il y a souvent des problèmes de grèves, de soulèvement. Donc, déjà sur le plan de l'encadrement, il y a des difficultés. Sur le plan de l'enseignement aussi parce qu'il y a un manque de professeurs. Après le lycée on est obligé d'aller à Dakar ou à St-Louis où il y a des universités. Donc, la ville de Thiès se dépeuple de ces gens de 18 ans qui vont partir ailleurs pour poursuivre leurs études universitaires. Après ces études, il y a la recherche de travail... mais au Sénégal, comme dans plusieurs pays d'Afrique, il y a le chômage. Il y a plusieurs infrastructures à Dakar où tout est concentré, mais dans nos régions, malheureusement, il n'y a pas beaucoup d'opportunités pour trouver du travail. Par exemple, à Thiès il y a deux usines seulement : la société de chemins de fer et puis la société de textile et c'est tout ! Donc, plus de 60% des jeunes partent de Thiès pour aller à Dakar ou ailleurs pour travailler. Il y a ce problème de migration et encore ils ne peuvent souvent rien trouver. Nous assistons de plus en plus à l'immigration des jeunes Sénégalais hors du pays en Europe, aux Etats-Unis. J'étais en Guinée et les jeunes du Sénégal ont de la chance parce qu'au niveau des études, il y a quand même une très bonne formation ici, mais dans l'insertion des jeunes, il y a des problèmes. En Guinée, par exemple, dans les sous-régions, il y a beaucoup de travail mais eux, ils ont des problèmes de formation justement.

    Est-ce que tous les enfants, filles et garçons, vont à l'école ?

    Oui, parce qu'avec l'ancien gouvernement, il y a dix ans, on avait eu le programme mettant l'accent sur la scolarisation des jeunes filles. Alors c'était vraiment une éducation à une prise de conscience des familles : il faut envoyer les filles à l'école. Mais dans un passé très récent, on a remarqué que dans les familles on dit : "Moussa va à l'école ; Fatou lave les assiettes à la maison." C'est comme ça que les enfants étaient éduqués : le garçon, il pouvait aller à l'école, mais la fille, elle était destinée aux travaux ménagers, on la forme pour être mère de famille, épouse, etc. Quelques années après l'indépendance, on s'est rendu compte qu'il fallait donner aux filles les mêmes chances qu'aux garçons et leur permettre d'aller à l'école. Heureusement, il y a maintenant des masses de filles qui nous arrivent à l'école.

    Au cours de mes huit années d'expérience dans l'école élémentaire j'ai remarqué ceci : au début les filles venaient et elles étaient nombreuses et même parfois il y avait plus de filles que de garçons ! Malheureusement il y a encore des mariages précoces au Sénégal et à l'âge de douze ou treize ans, alors que des filles préparent leurs examens de sortie de l'école élémentaire, il y a d'autres filles qui sortent de l'école : on les marie. Ou bien, les familles les sortent parce qu'elles vont les marier plus tard. Les familles ont peur de les laisser faire le concours d'entrée au collège parce que si elles réussissent, elles veulent terminer leurs études. Donc il y a des calculs mesquins comme ça ! Beaucoup de filles encore échappent à l'instruction.

    De quoi rêve un écolier/lycéen (ou une écolière/lycéenne) de Thiès en 2001?

    Ah, il y a beaucoup de choses ! C'est bizarre quand même parce que les lycéens de 2000-2001 ne sont pas de la même génération que moi. J'étais au lycée les années 80. Moi, j'ai rêvé d'autre chose. Aujourd'hui, la majeure partie des lycéens veut obtenir le bac pour aller à l'étranger. Certains y vont pour faire des études et d'autres pour échapper à la misère ou pour travailler.

    C'est vrai qu'à partir du bac, les horizons sont bouchés pour ces jeunes. Au Sénégal, il y a deux universités seulement : à Dakar et à St-Louis. Les conditions de vie pour les étudiants sont extrêmement difficiles. Déjà pour s'inscrire, c'est tout un problème. A l'inscription, on n'a pas toujours la bourse. Les étudiants ne sont pas tous de Dakar ou de St-Louis. Ceux du dehors doivent se loger, se nourrir. Tous doivent payer leurs études, leurs livres ... et tout cela coûte très cher. Donc, quand ils ont le bac, ils sortent du Sénégal. Et c'est une fuite des cerveaux ; une fuite de plus en plus nette. Quand ils sont en Europe ou aux Etats-Unis ils ont le temps de trouver d'autres opportunités et on se rend compte que c'est irréel de dire qu'après leurs études à l'étranger, ils reviendront travailler au Sénégal parce que de plus en plus il n'y a pas d'horizons.

    A partir du baccalauréat on pourrait insérer au Sénégal d'autres systèmes, d'autres écoles de formations, améliorer les conditions à l'université. Et puis penser à l'insertion après l'université. Peut-être que comme ça, le Sénégal pourrait montrer aux jeunes qu'il y a de l'espoir pour qu'ils puissent rester ici et pour qu'ils puissent avoir confiance en leur pays.

    Notes

    [1] Sene, Fama Diagne. Le Chant des ténèbres. Dakar. N.E.A.S., 1997.

    [2] Kane, Cheikh Hamidou. L'Aventure ambiguë. Paris. Julliard, 1961.

    [3] Ndao, Cheikh Aliou. Propos recueillis au cours de la conférence "Femmes en création." Dakar, Sénégal. 13-22 avril, 2001.

    Julie Van Dam
    Thiès, Sénégal


    Julie Christine Van Dam est une jeune américaine fascinée par la littérature francophone. En 1997, elle obtient une licence en langue française de l'Université de San Francisco. Elle rallie le CIEF et en 2000, participe au congrès annuel du CIEF en Tunisie. Un fort intérêt pour la production littéraire de la nouvelle génération de femmes africaines l'a conduite à s'inscrire pour l'année académique 2000-2001 à l'Université de Cheikh Anta Diop de Dakar pour passer une Maîtrise en lettres modernes. Durant ce séjour enrichissant, elle a poursuivi parallèlement ses recherches et effectué cette interview de Fama Diagne Sène, une romancière sénégalaise dont le roman Le Chant des ténèbres constitue son thème de mémoire de maîtrise : La Voix audacieuse de la femme folle.
    Dès son retour aux Etats-Unis, Julie Van Dam compte poursuivre ses études littéraires francophones post-coloniales au niveau du Doctorat à UCLA.

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