Anne-Marie Gaillard
Migration, Knowledge & Development Consultancy
Jacques Gaillard
Institut de Recherche pour le Developpement (France)
Fondation Internationale pour la Science (Suède)
Bien que l'on n'ait jamais résolu de façon définitive la question de savoir qui, des pays exportateurs de talents ou des pays importateurs perdait ou gagnait dans les migrations internationales des élites (Lowell, Findlay, 2001; Regets, 2001), il semble toujours aussi difficile d'affirmer aujourd'hui que la fuite des cerveaux n'existe pas et que la migration des personnes hautement qualifiées n'est plus un handicap pour les pays qui voient partir leurs élites (Gaillard & Gaillard 1998a). La mondialisation permet certes et justifie désormais une circulation internationale des idées, des projets et des personnes. Cependant n'est-il pas un peu trop simpliste de penser que les migrations qu'elle occasionne sont forcément temporaires, voire pendulaires ? Qu'elles relèvent davantage d'une mobilité qui serait devenue plus ou moins normale au sein d'un même espace mondialisé ?
I - LA NOUVELLE DONNE GEOPOLITIQUE DES MIGRATIONS INTERNATIONALES DES ELITES. |
La globalisation des échanges qui est au coeur même de la nouvelle donne migratoire et affecte directement les systèmes nationaux scientifiques et techniques (S&T) a entraîné une redéfinition des lignes de démarcation entre les pays qui gagnent et ceux qui perdent dans la compétition internationale qui se joue sur le marché international des cerveaux. C'est ainsi que se dessinent aujourd'hui trois grands groupes de pays se répartissant les gains et les pertes.
Les pays du Nord traditionnellement gagnants |
- Ceux qui à la fois gagnent et perdent : ce sont les pays traditionnels d'accueil d'Europe de l'Ouest qui, tout en continuant de recevoir les élites du tiers-monde voient, depuis bientôt une décennie, l'accélération des départs vers l'étranger de certains de leurs jeunes nationaux diplômés en science et technologie. Pour ces pays le défi est triple :
Les pays du Sud qui finissent par gagner |
- Ce sont les pays qui ont pu inverser leurs flux migratoires. Entrent dans cette catégorie les pays nouvellement industrialisés du Sud-Est asiatique (Corée du Sud, Taiwan entre autres). Les raisons du retour des élites expatriées sont directement liées au déploiement des systèmes nationaux de recherche ainsi qu'à la croissance économique dont ont bénéficié ces pays durant les trois dernière décennies. Ce sont ces deux aspects conjugués du développement qui, parcequ'ils contribuaient à réduire les écarts de niveau de vie entre les pays d'accueil et les pays sources, ont permis aux jeunes diplômés de revenir s'installer dans leur pays et de travailler dans leur spécialité sans avoir à redouter une dégradation considérable de leurs conditions d'existence. Ces retours ont, à leur tour, largement contribué au développement rapide des techniques de l'information et de la communication, secteur sur lequel s'est appuyé le développement économique et industriel de ces pays durant les dernières décennies (Chang, 1982; Song, 1991; Luo & Wang, 2001).
- Les pays qui, malgré une importante émigration de leurs élites qualifiées ont pu développer leur propre système scientifique et technique. L'Inde en est le cas le plus typique. C'est un pays qui a su développer un important système d'éducation supérieure solide et sélectif qui produit un grand nombre de scientifiques et ingénieurs internationalement reconnus. Or ces derniers, cibles privilégiées des campagnes de recrutement très actives qui sont menées par l'ensemble des pays industrialisés ou en voie d'industrialisation, sont nombreux à quitter leur pays (Krishna & Khadria, 1997 ; Khadria, 2001). En conséquence ce sont des pays qui sont toujours affectés par une fuite chronique des cerveaux mais qui, en même temps développent, souvent avec le soutien (et la circulation) de leurs élites expatriées, des pôles scientifiques et techniques qui, à terme, devraient favoriser le développement du pays et, peut-être, conjointement, le retour d'une partie de leurs élites scientifiques et techniques.
- Les pays qui, bénéficiant de communautés scientifiques et techniques développées, mettent en place des réseaux de reconnection de leurs élites expatriées. C'est le cas de quelques pays d'Amérique Latine, d'Asie et de l'Afrique du Sud. Ces idées de réseaux se basent sur le principe que tout expatrié hautement qualifié peut contribuer au développement de son pays, dans quelque lieu qu'il soit. Ces réseaux cherchent davantage à canaliser la science et la technologie plutôt que les hommes et cherchent également à initier des coopérations avec les pays développés accueillant leurs élites (Meyer et al., 1997).
Les pays qui restent toujours perdants |
Il existe aujourd'hui un grand nombre de pays en développement où les conditions nécessaires au retournement de situation sont loin d'être réunies et qui n'ont pas pu développer leur système national scientifique et technologique. Ainsi, sans base S&T suffisante, il n'existe aucune possibilité d'échange entre des élites hautement qualifiées engagées dans des recherches ou des activités de pointe à l'étranger et des communautés scientifiques nationales quasiment inexistantes. Pour ces pays, qui sont aujourd'hui à la marge de la carte scientifique mondiale, la mise au point de diasporas scientifiques et techniques ne pourrait être propice ni aux collaborations ni aux retours tant des hommes que des connaissances, puisqu'ils sont encore loin de disposer des conditions économiques et socioprofessionnelles minimales susceptibles d'amorcer le flux des retours. Ainsi, l'émigration des étudiants et des personnes hautement qualifiées reste une source de déperdition qui continue d'affecter de nombreux pays pauvres. Cela concerne un grand nombre de pays d'Afrique sub-saharienne où le phénomène n'a cessé de revêtir des proportions importantes, parfois dramatiques (ECA/IDRC/IOM, 2000 ; Gaillard, Hassan, Waast, à paraître).
II - LES DIFFERENTS SEGMENTS DU MARCHE DES CERVEAUX |
Le marché des études à l'étranger |
Les Etats-Unis constituent depuis toujours le principal pôle d'attraction des étudiants étrangers, d'une part en raison de la politique résolument attractive menée ce pays pour recruter dans le reste du monde les meilleurs « cerveaux » (formés ou non) et d'autre part en raison des possibilités de carrières offertes partout dans le monde (et d'abord aux Etats-Unis) aux détenteurs de diplômes américains. Le deuxième pays d'accueil des étudiants est, depuis quelques années, le Royaume-Uni qui a pris une place traditionnellement occupée par la France dans ce domaine. Paradoxalement, ce renforcement de l'attractivité exercée par la Grande-Bretagne sur les étrangers s'est produit alors même que les établissements éducatifs britanniques pratiquaient une politique du « tout payant » pour les étrangers hors Union Européenne, ce qui entraînait un coût particulièrement élevé pour ceux-ci.
Cette politique du « tout payant » est pratiquée depuis plusieurs décennies par un ensemble de pays anglophones : Australie, Canada, Etats-Unis (ce n'est pas récent pour ce dernier) et Royaume-Uni principalement. Cela représente pour ces pays, des revenus qui se comptent par milliards de dollars. Pour justifier les prix élevés et attirer les étudiants dans un contexte de concurrence internationale les établissements de ces pays ont mis en place tout un ensemble de mesures. Ces dernières vont du recrutement dans les pays d'origine à la mise en place de cursus de préparation à la langue et à la culture des pays d'accueil. La plupart des établissements offrent, sur place des services spécialisés pour l'accueil et l'insertion des étudiants. Par ailleurs, et c'est le plus important, certains établissements multiplient leurs liens avec les établissements des pays d'accueil, orientant leurs formations en fonction des besoins spécifiques des pays du Sud (RIHE, 1988).
Cette offre a rencontré une nouvelle demande du marché car les plus grands contingents d'étudiants étrangers du Sud (ou ceux dont la progression relative est la plus importante) proviennent aujourd'hui de pays qui peuvent compter, à court terme, sur une croissance économique importante (citons, entre autres, la Chine, la Corée du Sud, l'Inde ou Taiwan). Malgré le fait que certains de ces étudiants envisagent leur migration comme définitive[1], ceux d'entre eux qui veulent rentrer ont des attentes de formations très spécifiques en fonction des compétences qu'ils veulent acquérir (surtout l'accès aux technologies avancées). Il y a là une convergence entre une offre de formation spécialisée et de qualité (même si elle est très chère) et une demande ciblée sur le développement des pays d'origine. Des contrats de formations sont passés à cet effet entre certaines institutions du Sud et du Nord ou entre des pays du Sud et des institutions du Nord. Cela a permis à certains pays d'accueil de développer et de vendre à l'étranger (par des opérations de marketing très poussées) des cursus de formation à la carte. C'est ainsi que le Royaume-Uni est devenu le deuxième pôle d'attraction pour les étudiants étrangers[2].
La population en provenance des pays en développement (non émergeants) a elle aussi changé au cours des dernières décennies. L'augmentation du potentiel intellectuel dans les Pays du Sud, conséquence du développement des systèmes d'éducation secondaire locaux, a entraîné l'accroissement du nombre des étudiants autofinançant leurs études par le simple fait que les pays d'origine n'ont plus eu besoin, pour former leurs cadres, de les encourager à partir en finançant leur formation à l'étranger. En 1990, les étudiants qui s'autofinançaient représentaient 80 % de l'ensemble (Selvaratnam, 1991). Depuis, leur nombre n'a cessé de croître. Or, le fait est connu, les étudiants qui financent eux-mêmes leurs études sont ceux qui manifestent la moins grande propension à rentrer dans leur pays une fois leurs études finies (Davis, 1998). Le coût réduit des études dans un grand nombre des pays Européens (France, Allemagne, pays nordiques etc.) présente un attrait important pour ceux des étudiants du Sud qui ne bénéficient pas de revenus personnels ou familiaux leur permettant de suivre des études aux USA ou dans les pays cités précédemment. Sans suivi particulier, ces étudiants s'inscrivent dans des cursus qui sont le plus souvent inadaptés aux besoins de leur pays d'origine. Ils se retrouvent, une fois leurs études finies, devant un choix difficile : rester dans un pays développé pour valoriser les compétences et les qualifications qu'ils y ont acquises ou rentrer dans leur pays et perdre rapidement des qualifications qui sont localement inutilisables. Ainsi peut-on dire que paradoxalement les pays les plus accueillants pour les étudiants des pays pauvres sont ceux qui, aujourd'hui, se sont donné peu de moyens pour satisfaire une demande spécifique de formation orientée vers les ressortissants du Sud et qui sont aujourd'hui de grands producteurs de fuite des cerveaux[3] (quelques exceptions sont cependant à signaler en Allemagne et dans les pays scandinaves[4]).
Le marché des personnels hautement qualifiés formés |
Le fait qu'un grand nombre de pays présentent à la fois des surplus et des carences en personnel qualifié sans que ceux-ci ne puissent compenser celles-là contribue largement à ce marché. Un des exemples les plus caractéristiques de ce type de situation est l'Inde où la fuite des cerveaux reste une réalité patente depuis plus d'une trentaine d'années alors même que le retour de scientifiques y a été à l'origine de l'institutionnalisation de certains domaines de recherche de pointe. En dépit des besoins, il existe dans ce pays un chômage endémique des personnels très formés incitant au départ les scientifiques et les ingénieurs (et non pas seulement des étudiants comme dans la plupart des pays du Sud). Cette situation est particulièrement illustrée par l'exemple des ingénieurs formés dans les fameux IIT - Indian Institutes of Technology - dont 30 % émigrent (le plus souvent aux USA), une fois leur formation terminée en Inde, et dont seulement 3 % reviennent.
L'accroissement de la demande des pays du Nord en personnel hautement qualifié dans certains secteurs de l'économie, particulièrement dans les domaines des techniques de l'information, a créé, ces dernières années un terrain favorable à la montée en puissance de ce marché. La plupart des pays du Nord (et non plus seulement les Etats-Unis) regardent maintenant vers les pays du Sud qui ont su développer un système d'éducation supérieure de qualité et cherchent par des politiques coordonnées à attirer et retenir chez eux les jeunes diplômés de grandes écoles du Sud (les migrations observées parmi les jeunes diplômés des ITT indiens mentionnées plus haut en sont un exemple patent). Ce sont surtout les pays asiatiques (et principalement l'Inde) qui sont devenus la cible des convoitises du Nord en matière de personnel formé.
III - LES EFFETS DE LA GLOBALISATION |
Incidences sur le développement de la science au Sud |
La mondialisation de l'économie entraîne d'importantes mutations dans l'exercice des professions scientifiques qui, de plus en plus, sortent du champ académique pour entrer dans celui de l'entreprise. Qu'en sera-t-il alors du développement des capacités scientifiques des pays du Sud si d'un mode public/national, la production scientifique passe à un mode privé/mondial remettant en cause la raison d'être de communautés scientifiques nationales relativement autonomes ?
Si la tendance actuelle se confirme, elle hypothéquera très sérieusement le double principe sur lequel repose l'alternative possible à l'exode des cerveaux des pays pauvres :
Le changement des attitudes au Nord devant la pénurie de main-doeuvre |
Les effets de la globalisation s'observent également sur les marchés du travail. Ainsi, les pays du Nord, confrontés à une pénurie de main d'oeuvre très qualifiée, entre autres dans les domaines de la technologie de l'information et de la communication, sont de plus en plus tentés de s'aligner sur la politique migratoire des Etats-Unis. Cette dernière est en effet considérée aujourd'hui comme un des éléments-clés de l'expansion économique américaine de ces dernières années puisqu'elle a permis l'accroissement et le renouvellement du potentiel en ressources humaines hautement qualifiées en science et technologie. Le récent rapport de la Commission Européenne sur l'Espace Scientifique Européen témoigne de cette évolution.
Puisque les pays du Nord sont en déficit sur les mêmes segments du marché du travail et puisqu'ils sont en concurrence entre eux, leurs regards se tournent, avec un bel ensemble, vers les pays du Sud et principalement vers ceux qui ont su ou pu mettre en place (souvent au prix de très gros efforts) des systèmes d'éducation supérieure performants. Les Indiens sont actuellement les diplômés (et les diplômables) les plus activement recherchés et l'Inde représente, pour de nombreux pays du Nord, un vaste marché où ils rivalisent de « foires de l'enseignement », de collaborations inter-universitaires, de délégations et programmes de recrutements pour attirer ou employer les cerveaux (formés ou à former).
Ce comportement est nouveau. Jusqu'au tournant des années 90, les pays européens étaient conscients d'avoir des devoirs vis-à-vis du développement du tiers-monde (soit du fait d'une histoire coloniale, soit par principe humanitaire). Ils sont maintenant en passe de ne voir que leurs intérêts immédiats dans la guerre économique qui se joue au niveau mondial. C'est ainsi que l'on voit non seulement les discours changer, mais les programmes d'aide au développement scientifique et technique s'amenuiser et parfois simplement disparaître (programmes européens y compris). Les réglementations d'immigration de la plupart des pays d'Europe de l'Ouest, protectionnistes depuis le début des années 70, deviennent aujourd'hui de plus en plus ouvertes et généreuses vis-à-vis des personnes hautement qualifiées (en fonction des besoins du marché du travail). Il y a là l'expression d'une attitude nouvelle qui justifie le pillage du tiers-monde et renouvelle plus que jamais le débat sur la fuite des cerveaux.
IV - LES MOYENS DE CONTOURNEMENT DE LA FUITE DES CERVEAUX ET LEURS LIMITES |
La récupération des hommes (le retour) |
Les politiques ainsi mises en place dès les années 60 et 70 visent la réintégration systématique des nationaux formés à l'étranger. Les pays émergeants du Sud-Est asiatique sont devenus des modèles du genre, et deux organismes internationaux financent depuis une vingtaine d'années, des projets d'aide au retour de migrants qualifiés dans leurs pays d'origine : l' Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) et le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) par son programme TOKTEN (Transfer Of Knowledge Through Expatriate Nationals). D'autres pays d'Amérique Latine comme le Mexique, l'Argentine ou le Brésil (entre autres) ont aussi mis en place des programmes et des politiques visant à encourager les retours. Mais ce sont, sans conteste, la Corée du Sud et Taiwan qui ont développé les politiques de rapatriement les plus volontaristes.
L'efficacité de ces politiques est restée très limitée au cours des années 60 et 70, et, dans les deux pays, ce n'est qu'à partir des années 80 pour la Corée du Sud et des années 90 pour Taiwan, que l'on a pu observer d'importants taux de retour des expatriés hautement qualifiés en science et technologie. Pourtant, les programmes de retour étaient particulièrement attirants. Les dispositifs d'incitation au retour prévoyaient dans les deux pays un train de mesure qui avantageait (parfois outrageusement) les candidats au retour et leur famille. Toutefois ces mesures s'avérèrent progressivement efficaces, non par le nombre de personnes qu'elles permettaient de rapatrier, mais surtout parce qu'elles contribuaient à élever le niveau général des conditions de la pratique scientifique et technique. En effet, l'expérience aidant, on comprit vite que pour attirer les expatriés il ne fallait pas créer un favoritisme outrancier mais plutôt chercher à améliorer les conditions d'exécution de l'enseignement et de la recherche, ce qui impliquait, entre autres, l'amélioration des infrastructures, la remise en cause des modes de fonctionnement administratifs etc. Cela ne pouvait se faire sans moyens financiers ni sans volonté politique (Chang, 1992; Chang & Deng, 1992; Song, 1991, 1997; Yoon, 1992).
Ces politiques de retour qui ont largement bénéficié du contexte de développement grâce auquel les systèmes nationaux S&T ont pu se développer n'auraient pu se faire si, concomitamment, les autorités ne s'étaient attachées à reconnecter les élites expatriées et les communautés S&T locales via des programmes spécifiques (rencontres, colloques, collaborations, etc.). Ces exemples illustrent fort bien le fait que le retour des élites scientifiques et techniques est pour une large part lié au développement économique du pays, accompagné du développement d'un système national S&T performant, et qu'il est étroitement dépendant de la densité et de la qualité des échanges existant entre le pays d'origine et la diaspora scientifique expatriée.
La récupération des connaissances (les réseaux) |
C'est en se calquant sur une fonction des diasporas traditionnelles qui, par leurs activités traditionnelles, ont contribué à l'essor des pays d'origine, que s'est développée l'idée d'organiser en réseaux nationaux les personnes expatriées hautement qualifiées en S&T. Basés sur l'idée que tout national de haut niveau expatrié peut contribuer, où qu'il soit, au développement de son pays d'origine, ces réseaux cherchent donc à canaliser le transfert des compétences et des technologies plutôt que le retour des hommes. Mieux encore, l'idée de réseau se fonde sur le fait que la présence de ces nationaux à l'étranger est bénéfique en soi car elle doit permettre, d'une part, de jeter les bases d'un réseau de veille et d'information scientifique et technique, et d'autre part, de contribuer à l'internationalisation et au renforcement des communautés scientifiques et techniques nationales grâce à la re-connexion des élites autour d'intérêts communs avec les institutions nationales et les collègues des pays d'origine (Meyer & al., 1997).
Toutefois un certain nombre de préalables sont indispensables pour que ces réseaux puissent fonctionner de façon bénéfique pour le pays d'origine :
La coopération internationale |
On sait maintenant que la migration internationale des étudiants du Sud ne sera jamais un phénomène transitoire et que les flux perdureront quand bien même les systèmes nationaux d'éducation supérieure continueraient à se développer au Sud[5]. Un grand nombre de facteurs contribuent à la pérennisation de ces mouvements, mais celui qui est le plus souvent exprimé maintenant est la recherche d'une plus grande valorisation, en termes de carrière (dans un contexte de mondialisation), d'un diplôme obtenu au Nord. En conséquence, faire des études à l'étranger constitue encore aujourd'hui, dans de nombreux pays, un "passage obligatoire" pour les élites étudiantes notamment dans les domaines scientifiques et technologiques.
Concomitamment, l'éducation supérieure est devenue un marché extrêmement florissant et concurrentiel où l'intérêt économique et financier le dispute parfois à l'intérêt académique et humain. Sur ce marché, les universités se positionnent aujourd'hui en fonction de leurs capacités à accueillir des étudiants étrangers et lucratifs. Les cursus spécifiques proposés se multiplient en conséquence, contribuant à accélérer cette mobilité. C'est dans ce contexte que se développent aujourd'hui les collaborations inter-institutionnelles entre le Nord et le Sud. Il est en effet indispensable pour les universités du Nord qui veulent offrir des cursus "sur mesure" aux étudiants étrangers (dont les deux tiers viennent des pays du Sud) de connaître leurs besoins spécifiques. Les échanges se multiplient par ce biais, les institutions du Sud deviennent des partenaires et les flux peuvent ainsi se canaliser en fonction des besoins identifiés de transfert de technologies. De ce fait, on assiste à un renouveau des politiques de coopération Nord-Sud, qui désormais prônent les bénéfices mutuels et pourraient contribuer plus largement au développement des institutions du Sud et au retour des élites formées à l'étranger (Gaillard & Gaillard 1999).
C'est ainsi qu'un grand nombre d'institutions universitaires favorisent les échanges internationaux et élaborent des programmes d'échanges qui non seulement profitent aux étudiants, mais favorisent et encouragent la poursuite des collaborations et des relations entre personnel académique. Les universitaires impliqués dans ces procédures sont plus aptes à juger de la qualité des candidats mais aussi plus capables de comprendre les besoins des étudiants eux-mêmes et à contribuer à la mise en place de programmes plus adaptés. Les échanges universitaires basés sur une connaissance mutuelle des institutions et de leur contexte contribuent à la pérennisation de relations inter-institutions qui vont bien au-delà des échanges d'étudiants.
Parmi ces différents modèles, un des plus populaires aussi bien parmi les institutions d'aide au Nord que parmi leurs partenaires du Sud est celui de la formation en alternance (ou modèle "sandwich") qui allie le plus souvent une partie des formations théoriques à l'étranger avec des travaux de terrain au pays d'origine (Bhagavan 1997). Ce modèle "sandwich" permet de corriger un certain nombre d'inconvénients propres aux formations complètes à l'étranger : l'étudiant est inscrit dans son université d'origine et mène son travail de terrain sur place, mais bénéficie d'un double tutorat (au Nord et au Sud) et d'une partie de sa formation théorique au Nord. Partant, il n'a pas besoin de rester plusieurs années hors de son pays, ce qui diminue les risques d'acculturation.
Tout le monde a à gagner du développement de ce type de collaborations,
- Les pays du Nord qui dans un contexte de déficit démographique
des classes d'âge scolaire et post-scolaire peuvent, grâce à
ces échanges,
- Les pays du Sud qui, bénéficiant de cursus adaptés
à leurs besoins,
V - CONCLUSION |
Les programmes inter-universitaires ne sont certes pas les seuls à pouvoir permettre un tel enchaînement d'événements positifs, mais ils peuvent y contribuer si d'autres collaborations et coopérations se développent concomitamment pour soutenir les différents aspects de ce cercle vertueux. À l'heure où la plupart des pays du Nord s'apprêtent à renforcer de façon planifiée et constante le « pillage » des cerveaux du Sud, se donnant bonne conscience par l'analyse des mouvements migratoires des élites du Sud-Est Asiatique de ces vingt dernières années et pensant, un peu hâtivement que le « brain drain » devient toujours à terme un « brain gain » pour les pays d'origine, il convient de rappeler que le modèle ne s'est avéré opérationnel que pour les pays nouvellement industrialisés et/ou émergents, et cela dans un contexte de croissance économique constant durant plusieurs décennies. Si ces pays ont pu tirer profit d'une accélération des départs de leurs élites vers les pays industrialisés c'est aussi, rappelons le, parce qu'ils ont pu créer un potentiel scientifique, technique et industriel national suffisant pour que les retours puissent s'opérer et pour que la circulation des connaissances et des hommes se trouve dynamisée par la simple ouverture des marchés et la croissance économique.
Il n'en sera malheureusement pas de même des pays les moins développés pour lesquels il est peu vraisemblable que la seule mobilisation de leurs ressources soit suffisante pour apporter des solutions durables, alors même qu'ils doivent gérer les contraintes de plans d'ajustement structurels les obligeant à réduire leurs dépenses publiques. Pour ces pays les plus pauvres, il est donc impératif de maintenir et de renouveler la solidarité internationale[8] afin de renforcer leurs capacités scientifiques et techniques tout en contribuant à la création des conditions de leur insertion locale. Cela peut se faire dans des cadres existants ou à inventer où l'intérêt mutuel des partenaires sera la base de la coopération. Ce faisant, les pays qui comptent sur les personnes hautement qualifiées du Sud pour faire face aux pénuries des marchés de l'emploi du Nord pourraient contribuer à la circulation des connaissances et des hommes, laquelle devient de plus en plus un indicateur des désenclavements nationaux sur la carte d'un monde globalisé. A une époque où d'aucuns analysent les clivages mondiaux non plus en termes politiques mais en termes de richesse et de pauvreté, il devient urgent d'aider les pays du Sud à se positionner sur la carte mondiale de la circulation et des échanges.
Notes
[1] Cela est très variable selon les nationalités. Les étudiants indiens aux Etats-Unis par exemple disent à 80 % vouloir rester définitivement dans leur pays d'accueil (NSF, 1999), les Coréens et Chinois de Taiwan, sont par contre dans une migration pendulaire et la majorité d'entre eux, soit environ 70 % rentrent dans leur pays dans les trois ans qui suivent l'obtention de leur Ph.D. aux Etats-Unis. (Song, 1997).
[2] Le fait de pratiquer les études payantes n'est pas, loin s'en faut, une garantie de qualité. Dans les pays qui pratiquent le « tout payant », la survie de nombreux établissements dépend maintenant de la présence dans leurs murs d'étudiants étrangers. C'est pourquoi certains établissements diminuent progressivement leurs exigences de sélection et leurs critères de qualité pour la délivrance de leurs diplômes, ceci afin d'atteindre les quotas d'étudiants étrangers indispensables à leur survie. Cette question fait l'objet d'une importante controverse en Australie (The Sydney Morning Herald du 24/01/2001).
[3] Nous cherchons ici simplement à signaler un paradoxe. Il ne faudrait surtout pas renverser le raisonnement et croire que les pays qui pratiquent des coûts élevés pour les études ne seraient pas aussi des prédateurs de cerveaux. Les USA démontrent le contraire en restant le premier pays d'accueil définitif des étudiants.
[4] Signalons à ce propos le modèle "sandwich" qui permet de corriger un certain nombre d'inconvénients propres aux formations complètes à l'étranger : l'étudiant est inscrit dans son université d'origine du Sud et mène son travail de terrain sur place, mais bénéficie d'un double tutorat (au Nord et au Sud) et d'une partie de sa formation théorique au Nord. Partant, il n'a pas besoin de rester plusieurs années hors de son pays, ce qui diminue les risques d'acculturation et facilite le retour.
[5] Un consensus semble actuellement se faire autour de l'importance que revêt le développement des systèmes nationaux d'éducation supérieure pour le développement des pays du Sud dans le contexte global des société du savoir. Même la Banque Mondiale qui, à partir du milieu des années 80 estimait que les pays en développement devaient baisser les coûts de leur éducation supérieure car ils concurrençaient dangereusement ceux consentis à l'enseignement primaire et secondaire (coûts qui se révélaient être plus productifs que ceux de l'enseignement supérieur - Banque Mondiale, 1986) estime maintenant que « l'éducation supérieure n'est plus un luxe mais est essentielle aux développements économiques et sociaux nationaux » (Banque Mondiale, 2000).
[6] L'enjeu géopolitique de ces migrations apparaît ici de la première importance. Il est clair que les liens politiques intellectuels, culturels et commerciaux s'enracinent dans l'accueil fait aux étudiants étrangers durant la période de leurs études, et même à l'ère des réseaux électroniques, les liens créés de personne à personne restent prépondérants et prioritaires dans le maillage relationnel des individus.
[7] En tenant compte des impératifs mentionnés plus haut (volonté politique à long terme et capacité administrative et financière pour organiser les réseaux sur la durée).
[8] L'idée française de s'appuyer sur les mouvements migratoires pour développer des actions dites de co-développement est une politique riche de promesses qu'il convient d'approfondir et de développer (Raunet, 2001).
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: COM/DSTI/DEELSA à paraître.
Gaillard A.M. et J. Gaillard, 1998, "The International Circulation of
Scientists and Technologists : a Winloose or a Winwin Situation ?".
Science Communications, vol. 20, no. 1, pp. 106-115.
Gaillard A.M. et J. Gaillard, 1998, International Migration of the Highly
Qualified: a Bibliographic and Conceptual Itinerary, New York : Center for
Migration Studies.,
Gaillard A.M. et J. Gaillard, 1999, Les enjeux des migrations scientifiques
internationales. De la quête du savoir à la circulation des
compétences, Paris: L'Harmattan.
Gaillard A.M. et J. Gaillard, 2001, "Valoriser la mobilité", Sources
UNESCO, no. 132).
Gaillard A.M. et J. Gaillard, 2001, Science and Technology Policies in the
Context of International Scientific Migration, Encyclopedia of Life Support
Systems EOLSS. The section : Science and Technology Policy, CDrom. publication
prévue en décembre 2001.
Gaillard J. et A.M. Gaillard, 1997, "The International Mobility of Brains:
Exodus or Circulation ?", in J. Gaillard (Guest Editor) special issue of
Science, Technology & Society (The International Mobility of
Brains), vol. 2(2), pp. 195-228.
Gaillard J. et A.M. Gaillard, 1998, "Fuite des cerveaux, retours et
diasporas", Futuribles, no. 228 (février 1998), pp. 25-49.
Gaillard J. et A.M. Gaillard, 1998, "Solidarité pour les cerveaux" Croissance, novembre 1998, no.420, pp. 19-23.
Jacques Gaillard est actuellement
directeur par intérim de la Fondation Internationale pour la Science
(IFS) à Stockholm, mis à disposition par l'Institut de Recherche
pour le Développement (IRD) (anciennement ORSTOM - France). Ingénieur
en agriculture et docteur en Science Technologie et Société
(STS), il est l'auteur d'un grand nombre de publications (plus de 30 articles,
6 ouvrages en tant qu'auteur et 6 en tant qu'éditeur). Parmi ces
dernières, hors du champ des migrations scientifiques internationales citons :
Scientific Communities in the Developing World, co-edited with V.V.
Krishna and R. Waast (New Dehli : Sage, 1997) et La coopération
scientifique et technique avec les Pays du Sud. Peut-on partager la science
? (Paris : Karthala, 1999).
Publications des auteurs sur la migration internationale des personnes
hautement qualifiées
Anne-Marie Gaillard est chercheur
(docteur en Anthropologie sociale et ethnologie de l'Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociales de Paris). D'abord spécialiste de la famille, elle
travaille depuis plus de quinze ans sur la question des migrations
internationales. Elle a publié entre autres Couples Suédois :
vers un autre idéal sexuel, Paris: Éditions Universitaires
(1983), Exils et retours, itinéraires chiliens, Paris:
L'Harmattan (1997). Depuis cinq ans elle travaille sur la mobilité des
personnes hautement qualifiées et sur les migrations scientifiques
internationales.
Compte rendu de l'ouvrage "Les Enjeux des migrations scientifiques internationales.
De la quête du savoir à la circulation des compétences"
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