COMPTE RENDU DE LECTURE DE JEAN-MARIE VOLET |
Les enjeux des migrations scientifiques
internationales.
De la quête du savoir à la circulation des
compétences
d'Anne-Marie Gaillard et de Jacques Gaillard
Paris : L'Harmattan (Questions contemporaines), 1999. 234 p. ISBN 2-7384-8434-4 |
Depuis que le terme brain drain 'le drainage des cerveaux' est apparu au Royaume-Uni, en 1963 (p.47), deux modèles contradictoires dominent les analyses théoriques et continuent à influencer les actions sur le terrain. Le premier modèle, dit 'nationaliste', considère la migration des intellectuels du Sud vers le Nord comme la poursuite du pillage du Sud par le Nord amorcée à l'époque coloniale. (p.21). Le second modèle, dit 'internationaliste', voit la migration des intellectuels du Sud vers le Nord comme un phénomène normal dans un marché international prônant la liberté de chacun de travailler là où les compétences, la rémunération ou la productivité de chaque individu est optimale. Plutôt que de prendre position pour l'un des deux modèles, les auteurs proposent d'adopter une approche plus subtile : Pertes et gains doivent être analysés de concert, tant du point de vue des individus que de celui de leur pays d'origine et des pays d'accueil. "La migration des élites intellectuelles reste et restera", disent-ils, "un phénomène universel motivé par des intérêts largement individuels, alors que la science représente toujours, malgré la globalisation mondiale et l'accroissement des échanges scientifiques, un 'capital national'."(p.39)
Le premier chapitre de l'ouvrage intitulé "Permanence des mobilités et renouvellement du débat" évoque les craintes (et les plaintes) de la critique "nationaliste" face à la politique incitative des États-Unis et des pays du Nord qui poussent à l'immigration. Depuis trente ans, disent les auteurs, une proportion non négligeable de la critique aborde le phénomène "comme [s'il] n'avait pas évolué et pouvait [encore] s'analyser de la même façon" (p.10)."Pourtant", ajoutent-ils, "force est de constater que les pays 'pillés' ne s'associent pas tous au concert des lamentations" (p.10) Un ensemble complexe de "conditions attractives ou répulsives"(p.19) dans le pays d'origine et dans le pays d'accueil oriente le sens des flux migratoires et il n'est pas possible d'en généraliser les effets, pas plus qu'il n'est possible d'en mesurer avec certitude les bénéfices à moyen et à long terme. La réinjection dans le pays d'origine de bénéfices accumulés à l'étranger par la diaspora n'est par exemple qu'un des nombreux facteurs de l'équation difficile à mesurer.
Le chapitre suivant est intitulé "Le brain drain historique ou la science itinérante". Il brosse à grands traits trente siècles d'échanges dominés par l'hégémonie successive des grandes langues du passé : sanskrit, grec, arabe, latin, etc. Poussé par "la volonté d'apprendre [...] et de bénéficier d'un lieu stimulant pour l'esprit où l'on pouvait se confronter aux grands esprits du temps"(p.29), une pléiade d'intellectuels a pris la route en direction des grands centres des arts et du Savoir de leur époque. Pour ne citer qu'un exemple, des 60 savants les plus célèbres de la Grèce antique, 45 ont quitté leur terre natale (p.23). Toutefois, si l'attrait du savoir a été un facteur constant des migrations à travers les âges - la renommée de Bagdad et de son calife al-Mansur qui attira des centaines d'intellectuels au VIIIème siècle n'est qu'un exemple - les guerres, les querelles intestines et les menaces pesant sur les intellectuels opposés au pouvoir en place ont été un autre facteur de départ tout aussi important. Mais, quelles que soient les raisons qui ont poussé les uns et les autres à s'exiler, le brain drain provoqué par leur départ de l'endroit qu'ils quittaient devenait un brain gain là où ils arrivaient, brain drain et brain gain représentant toujours les deux faces de la même médaille.
Le troisième chapitre qui a pour titre "Les enjeux de la migration internationale des élites" revient en détail sur les mouvements d'idées qui ont alimenté les débats au cours de ces quarante dernières années . Il souligne les enjeux géopolitiques dominés par un discours scientifico-idéologique qui a conduit bon nombre des projets et des mesures prises au niveau international à capoter.
Quatre études de cas solidement étayées par l'examen minutieux d'un nombre considérable d'articles et de rapports offrent une mise en application des thèses développées dans les trois premiers chapitres. On trouvera tout d'abord un chapitre traitant des "Études à l'étranger". Ce chapitre analyse les caractéristiques, les raisons et l'importance des mouvements migratoires estudiantins qui sont associés à la formation des élites et, aussi, aux rapports Nord-Sud qui en déterminent le sens. Le cas de la Chine et des 300 000 étudiants partis pour parfaire leur formation à l'étranger entre 1978 et 1998 est ensuite analysé dans un chapitre intitulé "Le retour en Chine: une alternative probable". L'émigration des intellectuels et des scientifiques indiens est abordé dans le chapitre suivant sous le titre : "l'Inde, un drainage endémique des diplômés". "L'exode des cerveaux russes" et la mesure dans laquelle les migrations des années 1990 représentent "un aller simple" hors du pays ou "une migration pendulaire" est au centre de la dernière étude de cas.
Partant du principe que "l'idée de retour s'inscrit déjà dans le départ migratoire" (p.155), les auteurs consacrent le chapitre suivant aux facteurs qui inhibent ou, au contraire, favorisent "le retour des compétences" dans le pays d'origine. Un millier articles consacrés à ce problème entre 1970 et 1991 (p.157) ont été dépouillés par les auteurs mais, disent-ils, ces textes soulignent moins l'intérêt intrinsèque de la critique pour le sujet que les inquiétudes cycliques des pouvoirs publics des "pays européens où étaient à l'oeuvre des politiques publiques d'incitation au retour des migrants" (p.156). Ils montrent aussi que les recherches souvent commanditées à des fins politico-économiques ont conduit à l'échec et à l'abandon de nombreux programmes de retour des compétences. Quelques exceptions notoires sont cependant relevées, tel le succès des mesures prises par Taiwan ou la Corée du Sud qui ont conduit à un renversement du flux migratoire. Toutefois, suggèrent les auteurs, "ce qui , dans ces deux pays, est à l'origine de ce renversement de situation est [dû] principalement [à] l'expansion économique régulière durant ces trente dernières années qui a permis une réduction du décalage de niveau de vie entre les pays développés et le pays d'origine, ainsi que le développement de l'industrie et du système scientifique et technique autorisant les titulaires de diplômes étrangers originaires de Taiwan et de Corée à trouver un travail dans leur domaine, dans leur pays, sans avoir à redouter une baisse considérable de leur niveau de vie." (p.170-1). Le bénéfice associé au retour des élites dans leur pays d'origine est fonction de "la capacité d'absorption" (p.172) de ces derniers. Rien ne peut réussir sans une convergence des attentes du pays cherchant à récupérer les 'valeurs' perdues que représentent les exilés et les attentes de ceux qui désirent rentrer dans leur pays d'origine.
Malheureusement, cette convergence s'est avérée très aléatoire dans la plupart des pays du Sud en raison des reculs du développement socio-économique, de l'obsolescence de la recherche et de l'effondrement de l'Université. Dans ce contexte, il est apparu très tôt que le retour des élites n'était ni à même de 'récupérer' les cerveaux expatriés, ni à même de les utiliser de manière satisfaisante dans le cadre des structures du pays d'origine. Dès lors, une nouvelle idée a fait son chemin, dissociant le retour physique des individus de l'aide qu'ils pouvaient apporter à leur pays. Le dernier chapitre est donc consacré au rôle des diasporas. Depuis un certain nombre d'années, l'accent a été mis sur la manière dont ces dernières peuvent contribuer à la reconnexion des élites nationales expatriées avec les pays d'origine. Le programme TOKEN du PNUD (Transfer de connaisance par l'intermédiaire des nationaux expatriés, du programme des Nation-Unies pour le développement) ou le réseau Caldas regroupant les membres de la diaspora scientifique et technique colombienne ne représentent que deux exemples parmi de très nombreuses initiatives cherchant à favoriser l'échange d'informations et de compétences entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés au pays. Bien d'autres projets ont été mis en place, favorisés entre autres par l'émergence du courrier électronique, mais on en devine déjà les limites. Comment, par exemple, changer les termes de la relation inégale qui domine tous les échanges entre le Nord et le Sud? Autrement dit, comment jeter les bases d'un échange équitable quand non seulement le savoir, mais aussi les outils permettant d'acquérir ce savoir et de le partager, sont aux mains d'un seul partenaire ? Comme le soulignent les auteurs, "aussi longtemps que l'expertise sera au Nord, il sera difficile au Sud de prendre le rôle de leader dans les coopérations scientifiques Nord/Sud"(p.201). Et puis, dans quelle mesure est-il possible d'institutionnaliser des échanges à long terme entre les institutions d'un pays et une population expatriée souvent mobile et évanescente ?
La conclusion de l'ouvrage n'offre pas de réponse définitive à ces questions, mais elle met l'accent sur la nécessité d'analyser le phénomène de la migration scientifique non pas en termes de perte ou de gain souvent difficile - voire impossible - à résoudre, mais dans le contexte d'un discours socio-politique aujourd'hui dominé par la régionalisation, la mondialisation, la privatisation des réseaux du savoir, la disparition progressive des réseaux scientifiques nationaux et étatiques et, enfin, une conjoncture fluctuante des échanges au sein de laquelle les intellectuels - comme tout le monde- doivent faire preuve de souplesse et d'adaptabilité pour survivre.
Un excellent livre dont la lecture s'impose.
Jean-Marie Volet est Chargé de Recherche (ARC QEII Fellow) à l'Université de Western Australia, Perth. Il partage son temps entre sa recherche sur la lecture, Mots Pluriels et la mise à jour du site Lire les femmes écrivains et la littérature africaine francophone. Quelques articles récents ou en cours de publication: "La Lecture ou l'art de réinventer le monde tel qu'en nous-même", Essays in French Literature 37 (2000), pp.187-204; "Peut-on échapper à son sexe et à ses origines? Le lecteur africain, australien et européen face au texte littéraire", Nottingham French Studies 40-1 (2001), pp.3-12; "Du Palais de Foumbam au Village Ki-Yi: l'idée de spectacle total chez Rabiatou Njoya et Werewere Liking", Oeuvres & Critiques XXVI-1 (2001), pp.29-37; "Francophone Women Writing in 1998-1999 and Beyond: A Literary Feast in a Violent World", Research in African Literatures 32-4 (2001), 187-200. |