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LE PREDATEUR
UNE NOUVELLE
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La liberté, nous l'avions longtemps rêvée, flairée, caressée ; mais seulement dans nos songes. Flaireurs de liberté. Quelle liberté ? Toutes les libertés. Avant tout, libérer le pays du monstre. Oui, du monstre ! Mais cela n'allait pas plus loin que le bout de notre nez. Avoir envie de liberté, mais ne pas pouvoir assouvir cette envie-là. Avoir faim de liberté et soif de démocratie. Est-ce que vous avez déjà eu cette faim et cette soif-là ? Notre ventre est resté désespérément vide. Notre seul horizon : le parti-état, son système de mensonge, de violence, sa grosse machine à décérébrer et à ruiner tout espoir. Un étau épouvantable. Comment sortir de cet enfer ? C'était la quadrature du cercle. Encore aujourd'hui personne n'a trouvé la réponse.... Que faire ? Peut-être remettre les cerveaux à l'endroit, les désabrutir en quelque sorte. Comment ? A voir ! A étudier ! Question de temps et de patience. Si le peuple le veut. Travail délicat. On ne désaccoutume pas facilement des têtes qui ont été nourries aux mamelles de la dictature et de toutes sortes de privations. Une remise en cause individuelle ? Nécessaire ! Une autocritique ? Indispensable ! La mémoire ? A conserver ! Oui, la mémoire ! Garder la mémoire de l'abomination des crimes de la dictature. |
Cela se passait à Gotovelli-en-Crétinie, il n'y a pas si longtemps. C'était hier. La guerre-froide-et-tendue battait son plein et avait aussi atteint les rivages de ce petit pays. Une guerre sans armée déployée, mais une guerre efficace. Les-maîtres-de-l'univers se marquaient à la culotte. Un marquage serré.... Il s'agissait de ne pas se laisser distancer. Zones d'influence à protéger, réseaux d'influence à entretenir et à défendre absolument. Il faut trouver des laquais sur place. Intérêts à défendre. A tout prix. Indépendances factices. Tant pis pour ces Nègres !
Et puis, un matin, la guerre-froide-et-tendue nous amena un paquet cadeau. La radio crépita une musique militaire. Rapidement, la musique fit place à une voix grave qui annonça que l'armée venait de prendre en mains les destinées de ce magnifique pays et qu'elle allait désormais lui tricoter un destin sans pareil. Couleur arc-en-ciel. Elle promettait la paix, la concorde nationale, la réconciliation, la civilisation, le bonheur. La nation entière allait se fondre dans un grand creuset pour une épuration sans précédent de laquelle chacun sortirait plus blanc que coton. Le lendemain, on découvrit dans la presse locale le visage de ce nouveau messie. Un inconnu complet. On apprit qu'il avait fait les guerres coloniales, combattant avec fureur des peuples qui voulaient se libérer.
Un nouveau départ, une nouvelle marche. Vers quelle destination ? Personne ne s'en était vraiment soucié. On décréta la mobilisation générale. Marcher, encore marcher. La nouvelle marche. Un éclaireur nous était né. Suivre le guide. Quel guide ? L'indispensable. Le guide éclairé et éclairant. Le sauveur de la nation. Celui sans qui le soleil ne se lèverait pas le matin sur Gotovelli-en-Crétinie. L'homme sans peur. L'homme fort. Marcher, encore marcher ; à sa suite ; en long et en travers. La marche triomphale, tête haute, regard fixé sur l'étoile du matin, le grand combattant. Regarder dans la même direction, comme un seul homme. Un peuple de plusieurs millions d'habitants en voie d'abrutissement complet. Et gare aux hérétiques !!! Une croisade féroce contre toute voix dissidente.
Et puis, la nuit est tombée sur Gotovelli-en-Crétinie. Très vite, on s'aperçut que sur ce pays la guerre-froide-et-tendue provoquerait des dégâts collatéraux incalculables. Quelques mois avaient suffi pour vérifier cette hypothèse. Nous avions du nez. Parti unique, parti cynique. Parti-état, parti tatillon. Crimes ordinaires, crimes arbitraires : purges régulières dans l'armée, tortures de civils insoumis, exécutions extrajudiciaires, viols... Environnement liberticide dans tous les domaines. Barrages de militaires sur toutes les routes. Autorisation de sortie et de déplacement à présenter. La nouvelle marche était en route. C'était la révolution. Avec un guide de la révolution.
Dans le même temps, la foule des gens ordinaires, des gens de peu, conditionnés, caporalisés ne ménageaient pas leur soutien au nouveau locataire du palais. Son excellence portait le nom sublime de Guidémon Titi. Un nom extraordinaire. Marcher, encore marcher, toujours marcher. Vers quelle destination ? Une question à ne pas se poser. On marche ! On soutient ! Que vive Guidémon Titi, notre président à vie ! Circulez !! La machine à fabriquer le dictateur était en marche.
Fort de ce soutien, Guidémon Titi, qui avait à coeur le bonheur de son pays, s'était engagé dans ses travaux d'Hercule. Electrification de son village natal, construction d'un immense et nouveau palais dix étoiles, création d'une zone franche pour faire passer Gotovelli-en-Crétinie dans la catégorie des pays les moins sous-développés, édification du mausolée le plus luxueux du monde...pour sa maman chérie. Pour accréditer la justesse et l'efficacité de ces travaux dans l'intérêt supérieur de la nation, on convoqua les diplômes de Guidémon Titi. C'est ainsi que l'on apprit que Guidémon Titi était Docteur Honoris Causa auprès des universités les plus prestigieuses du monde : Paris 35, Havard-New York 7, l'Université internationale de Faya-Largeau et le Grand Collège international des arts premiers de Saint-Connus. Il est balèze, notre Guidémon Titi !! Balèze, je vous dis ! On apprit aussi qu'il avait obtenu le Prix international du Progrès...
Le lendemain de cette annonce soigneusement médiatisée, on organisa dans tout le pays une gigantesque marche en l'honneur de l'intelligence de Guidémon Titi. On marche. Marchons. Marche forcée. Marche triomphale. Marche de soutien. Qu'est-ce qu'on soutient ? La soumission. La divinisation du guide. La vanité. La bêtise humaine. Le vide. Les Gotovelliens n'ont jamais su être courageux. Il y avait comme un destin commun de soumission frisant le ridicule. Tous dans la même direction !
A la fin de cette manifestation, le guide éclairé a promis aux étudiants de faire de l'école de Gotovelli-en-Crétinie l'école la plus moderne du monde. Applaudissements à tout rompre : kplo ! kplo ! kplo ! kplo ! kplo ! kplo ! kpla ! kpla ! kpla ! kpla ! kpla ! kpla !... L'élite du pays en voie de lévitation voyait son avenir tout tracé. Belles maisons, belles femmes, vie moderne loin de tout souci, carrière dans la fonction publique assurée, la classe quoi ! Une motion de soutien, lue par un étudiant à la moustache fournie, venait couronner le tout. Applaudissements. Hourra pour le chef suprême !
Aux paysans, le premier cultivateur du monde a fait miroiter un avenir tout irrigué : "Le désert reverdira dans le Nord. Les savanes se couvriront de vastes étendues de maïs, de manioc, de blé, de salade, de tomate, de patate, d'igname, etc. Notre objectif commun ? Nourrir ce pays et assurer pour un siècle notre autosuffisance alimentaire. Nous voulons faire de Gotovelli-en-Crétinie le plus grand et le plus gros grenier de la sous-région et le premier exportateur de produits vivriers. Pour vous prouver notre détermination à faire de cet objectif la priorité des priorités, dès demain le pays réceptionnera mille tracteurs dernier cri et cent mille tonnes d'engrais. Mes chers compatriotes, vous savez, la terre ne trompe pas. Nous réussirons."
Dans la foule subjuguée on entendit :
- Agriculteurs de Gotovelli-en-Crétinie oyé !!!
- Oyé, reprit la foule en liesse.
- Guidémon Titi oyé ! oyé !
- Oyé ! oyé ! oyé !
- Guidémon Titi
yééééééééééééééé
!
- Guidémon Titi yaaaaaaaaaaaaaaa !
- A Gotovelli-en-Crétinie...
- ... C'est la révolution verte ! C'est la paix ! C'est l'abondance !
Aux soldats, il a promis des outils perfectionnés pour des travaux spéciaux de sécurité. On ne badine pas avec la sécurité du guide éclairé. Il fallait encadrer ce peuple pour qu'il aille dans la bonne direction. Fait du prince. Ce n'était peut-être pas une promesse très alimentaire, mais au moins ça devait faire travailler les zouaves qui ne lâcheront jamais le pouvoir de briser des vies. Avec un grand coeur comme ça, Guidémon Titi ne pouvait être que la générosité personnifiée, et aucun sacrifice n'était assez grand pour l'intérêt de la nation.
Puis, la foule marchante ébouriffée s'en était allée. Les tambours s'étaient tus. Les sujets du guide révolutionnaire étaient rentrés dans leur chaumière et pouvaient dormir tranquillement. Le grand bâtisseur veillait sur tout. L'avenir balisé. La démocratie en avant.
Tout se passa ainsi jusqu'au jour où les étals des marchés n'eurent plus de maïs, de mil, de salades, de tomates, de patates, de fruits, etc. à proposer. Les élèves ne prirent plus les chemins des écoles. Le haut lieu du savoir était complètement par terre. Le degré zéro de l'instruction. La plupart des enseignants avaient été jetés en prison pour avoir eu le toupet de réclamer la liberté de travailler sans être toujours sollicités pour servir de figurants dans la grande comédie de l'accueil légendaire que seul Guidémon Titi savait réserver à ses hôtes de marque. Un pays ruiné, abîmé. Misère ! Misère ! On ne parlera pas des hôpitaux. On ne parlera pas de l'économie ni du quotidien amer des citoyens. On ne parlera pas de la culture assassinée. Misère ! Misère ! On ne parlera pas de...
Les sbires du père de la nation ne chômèrent pas. Un mois plus tard on apprit qu'ils avaient été dotés de tables et de chaises particulièrement sophistiquées pour des services sophistiqués. La machine à tuer et à torturer était en marche. Le service de la division spéciale de l'armée veillait. L'avenir des bourreaux était ainsi assuré. Il fallait tourner à plein régime et de manière sophistiquée... Dissuader les dissidents et les opposants, et les effaroucher.
"A Gotovelli-en-Crétinie, c'est les droits de l'homme". Une banderole le proclame à l'entrée de la capitale. Un ministère de ce même nom a même été créé. Pour amuser la croisière, maquiller l'arbitraire et le mépris des droits de l'homme et de la vie. Ici, il y a longtemps que les mots sont tombés dans la canardière de sang des crimes. Rougeoyant reflet d'un peuple saigné à blanc.
Petit à petit, le premier bâtisseur du pays éliminait tranquillement l'élite du pays, tricotait une dictature hors norme et conduisait le pays au bord de la désolation. Résultat : le vide s'est installé. L'enfer a déroulé son grand manteau de ténèbres sur le pays et la violence politique fauche à tous les coins. Tyrannie des tyrannies, et tout est tyrannie. Gotovelli-en-Crétinie que les anciens avaient surnommé, il y a longtemps, très longtemps, "l'or de l'humanité" est devenu la bouche nauséabonde de l'hyène mangeuse de charogne. L'ardeur au travail, la joie, la solidarité, la vie se sont envolées. Le pays a perdu la notion du rêve. Sans rêve que peut-on faire de grand et de beau ? La médiocratie, la dictature et le rebut ont pris la place. Le peuple, cependant, continuait de marcher, de danser, de chanter et de lire des motions saugrenues de soutien.
Puis un soir, Guidémon Titi fit une apparition à la télévision, considérée par quelques rares éveillés comme sa machine à abêtir, pour annoncer une grande nouvelle. Quelques semaines auparavant, la rumeur avait couru comme quoi Guidémon Titi allait annoncer une nouvelle très importante et qu'il attendait la bonne occasion, la bonne lune qui allait rendre les sujets beaucoup plus réceptifs. Des paris allaient bon train. Les cadres du pays, ou du moins ce qu'il en restait, pariaient sur la démission du messie. Niaiseries ! Un messie, ça ne démissionne pas. Les militaires, eux, espéraient des gestes de gratification sous forme d'enveloppes lourdes, espèces sonnantes et trébuchantes. Hautement lucides, les gars ! D'autres s'attendaient au pire : la réquisition de leurs femmes pour des travaux pratiques d'endométrite au palais. Guidémon Titi est un grand fornicateur devant l'Eternel, avec cette spécialité pointue d'enflammer l'utérus des femmes qui s'y frottent.
Mais, lorsqu'il s'est adressé au pays, Guidémon Titi a annoncé qu'il allait introduire une demande auprès des maîtres-de-l'univers, pour que Gotovelli-en-Crétinie intègre le club des pays en voie de sous-sous-développement. Ainsi, a-t-il expliqué, le pays bénéficiera d'une remise totale de sa dette. La révolution tranquille, en somme !
Le lendemain, très tôt, on organisa une marche de soutien pour célébrer la clairvoyance et la justesse de l'analyse pointue du guide éclairé. Un visionnaire comme y a pas son deux. On chanta et on exécuta des pas de danse. On lut des motions de soutien et on scanda des slogans :
- Remise de dette !
- Totale !
- Remise de dette!
- Totale !
- To to to to!
- Totale!
- To to to to!
- Totale !
Totale désillusion ! C'est la république des ténèbres. L'horizon complètement bouché. Les cadres qui avaient survécu ont pris le chemin de l'exil. Se carapater pour ne pas se clochardiser, ni mourir jeune, voilà la planche du salut pour ceux qui le pouvaient. Gotovelli-en-Crétinie est tombé doucement en déliquescence. Guidémon Titi, lui, n'a pas encore dit son dernier mot. Une nouvelle intervention à la télé a été programmée. Le démon de son coeur se réveillera-t-il ? Les paris sont ouverts... A Gotovelli-en-Crétinie le pire est toujours à craindre, car il se projette sur la ligne de crête de l'avenir. Mais le pire est-il jamais certain ?
En attendant, la vie console la vie. Mais quelle vie donc ? Une vie sans vie. Hors de la vie. Demain, le ventre vide, le visage émacié, les chaussures et vêtements usés, le regard vide, les gens retourneront travailler malgré les dix mois d'arriéré de salaire. Nous vivons une époque formidable !
Ne pleurez pas sur la souffrance de Gotovelli-en-Crétinie. Ne plaignez pas son peuple. Sonnez plutôt le tocsin de la liberté, de la démocratie, de la responsabilité, vous tous. Avec des cris puissants réveillez ce peuple qui n'a jamais appris l'insoumission ni à se rebeller ! J'ai toujours vu ce peuple à genoux, courber l'échine et avoir les grelots. C'est cela le drame qui constitue, hier comme aujourd'hui, une menace toujours présente susceptible d'enténébrer encore longtemps ce peuple, et qui explique le présent sans avenir. Ce peuple doit apprendre à lutter pour la liberté, car la lutte pour la liberté, c'est la liberté même. Réveillez ce peuple qui n'a jamais compris qu'un chef n'est pas grand par sa tyrannie, mais par le soin qu'il met à tirer son peuple de la pauvreté! A poser des actes et des actions de progrès et de liberté. Appelez ce peuple à résister avant que le prédateur ne devienne résistant, et avant que Gotovelli-en-Crétinie ne se transforme définitivement en patrie des gueux des temps modernes.
© Ambroise Teko-Agbo