COMPTE RENDU DE LECTURE DE DANIEL TCHAPDA PIAMEU |
Les poètes de l'exil dans La Flamande de la gare du Nord
de
José Tshisungu wa Tshisungu
Sudbury, Ontario : Editions Glopro, 2001, 180 pages |
La Flamande de la gare du Nord de José Tshisungu wa Tshisungu ne faillit pas à ce principe. Ce roman qui vient d'être publié au Canada, aux éditions Glopro, s'inscrit tout à fait dans la logique de la lecture du temps de l'Afrique actuelle évoquée par Césaire. Certes, Tshisungu wa Tshisungu n'a pas oublié qu'il n'écrivait pas un essai politique mais un roman : "Tout y est fiction", nous dit-il, mais cette fiction s'emploie à saisir les problèmes de notre temps et, à tort ou à raison, on a l'impression que ce sont bien le combat et les préoccupations de l'auteur que l'on retrouve derrière les propos de ses personnages. Cet ouvrage complexe se situe à la croisée des chemins de quatre genres littéraires : la poésie, le roman, l'essai, et la nouvelle, l'ensemble étant qualifié de roman. Cette complexité reflète la richesse de l'oeuvre en lui octroyant une capacité de lecture plurielle. Tel est, à mon avis, l'originalité de l'oeuvre et de son auteur. Tshisungu wa Tshisungu sort des sentiers battus pour se situer avec beaucoup de bonheur sur le terrain de l'art et du pluralisme.
Ce mélange des genres rend la lecture du texte agréable certes, mais il en complique légèrement la compréhension. Il s'agit pour l'auteur de faire une critique de la poésie congolaise de l'exil en montrant la contradiction qui existe entre ces discours poétiques et la réalité historique congolaise. Le roman raconte l'histoire de Monika Huysmans, une étudiante belge qui mène des recherches sur les moeurs de ses compatriotes flamands. Elle s'inspire, entre autres, des lettres rédigées par Laurent Bololo, un journaliste congolais qui vit à Bruxelles. Ces lettres sont adressées à neuf poètes congolais dont les noms et les titres des oeuvres sont cités dans le roman. Monika rencontre régulièrement Laurent afin d'approfondir son sujet d'étude et finit par tomber amoureuse de celui-ci. Au regard de la fiction romanesque de Tshisungu, ce n'est pas la description des moeurs flamandes qui intéresse cette analyse, mais la critique de la poésie congolaise de l'exil telle qu'elle apparaît sous la plume du personnage de Laurent. Ce dernier le dit clairement:
L'exil dont il est ici question est un diptyque. Il évoque les poètes qui écrivent le Congo à partir de l'étranger ; mais il concerne aussi et surtout les poètes congolais de l'intérieur, ceux-là qui, face aux tribulations de la vie quotidienne, préfèrent se réfugier dans leur imaginaire, comme si, en se cachant la tête dans le sable, l'autruche échappait pour autant au danger qui la menace. Ce roman est une contribution à la critique très actuelle des attitudes irresponsables de certains "intellectuels" africains qui passent plus de temps à rêver de l'Europe qu'à diagnostiquer courageusement le mal qui nous ronge afin de proposer des solutions responsables. L'ouvrage de Tshisungu, à mon avis, s'inscrit dans une tradition de la littérature engagée bien établie qui n'est pas propre au Congo mais qui concerne toute l'Afrique. Elle est implicite chez Aimé Césaire cité plus haut, elle l'est également chez Frantz Fanon qui invite l'intellectuel africain à "cette plongée dans les entrailles de son peuple"[3] ou encore chez Tierno Monénembo dont l'un des personnages disait: "Eux, qui auraient dû être la Solution, ils ne l'étaient en rien. C'était plutôt eux, le Problème, à la lumière de la vérité".[4]
Pour les Congolais, la Belgique est tout à la fois la source et le point de mire d'une évasion chimérique. Dans d'autres pays du continent, ce pôle d'attraction et d'exploitation s'appelle la France, l'Angleterre, le Portugal, les Etats-Unis d'Amérique... Chez nous, on appelle "has been" les intellectuels qui se sont laissé séduire par cet au-delà chimérique. On les reconnaît facilement par leur arrogance et leur manière de traiter les autres. Ils se croient supérieurs et n'ont de respect que pour ceux qui, comme eux, ont été de l'autre côté du Grand Fleuve. Ils méprisent la culture et les hommes de chez nous. Ils passent le plus clair de leur temps à rêver du monde outre-Atlantique mais ne font aucun effort pour transformer le milieu dans lequel ils vivent, où ils mourront et où ils seront ensevelis, sans doute. C'est d'une critique de ce type de personnages qu'il s'agit dans La Flamande de la gare du Nord. Usant de la ruse du roman pour poser le problème historique du Congo, le roman de Tshisungu wa Tshisungu est d'autant plus intéressant qu'il s'attaque à l'essentiel, montrant clairement la cause du mal congolais et proposant par la même occasion une décidabilité à cette situation.
Les poèmes inclus dans le livre se présentent sous forme de lettres. On en compte neuf. Les sept premiers sont typiques des poèmes de l'évasion qui exilent l'individu par "un élan de pulsation onirique" (p. 23) et le poussent vers une dangereuse fiction qui devient l'instrument de l'oubli et cherche à s'évader de la situation historique qui reflète une dégradation poignante. Dans ces sept poèmes, l'auteur dénonce l' "art poétique qui transcende l'immédiat" (p. 18) c'est-à-dire le genre de spéculation artistique qui entend se situer au-dessus du réel au lieu d'en être l'immanence, l'art qui conduit, selon les termes de Karl Marx et Friedrich Engels, à interpréter le monde plutôt qu'à le transformer. L'auteur fustige cette évasion des poètes "dans la métaphysique du futur" (p. 105) et son narrateur ne prend pas en charge le réel tel qu'il se manifeste dans l'histoire hic et nunc. L'image du Congo qui sert de prétexte à ce roman n'est pas édulcorée et le narrateur propose une réalité putride, choquante et dangereusement décadente. Tshisungu wa Tshisungu en fait une description sans concession dans un style bien adapté à un réalisme nauséabond. On y retrouve tous les vices, toutes les oppressions, toutes les injustices qui écrasent les Congolais restés au pays: la promiscuité sexuelle et la dépravation des moeurs revendiquées par "l'odieux Tata Beau" (p. 45), "les fonctionnaires de l'Hôtel de ville" (p. 44) ou "les diplomates occidentaux" (p. 43) ; l'incurie des agents de l'Etat et leur indélicatesse ; le chômage et le tribalisme car "les formalités [étaient] si nettement complexes qu'avoir un frère ethnique dans le milieu ressemblait à un don du ciel". (p. 65); La violation des divers droits de la personne, le mépris du droit des nations par l'ingérence étrangère et l'exploitation impérialiste "de prospecteurs américains [...] en quête de cuivre de cobalt et de manganèse" (p. 85); la paupérisation des populations et la tristesse sociale ; les abus d'autorité ; la manipulation et le viol des consciences car la popularité de "l'ignoble Tata Beau tenait moins à son action gouvernementale qu'à "l'image de messie propagée par la Voix de la savane boisée" (p. 107). La poésie reprend ainsi toute sa valeur historique lorsqu'elle combat le régime d'oppression de Tata Beau, source de tous les maux subis par le peuple congolais. "Il n'y a plus que la parole du poète qui soit capable de thématiser les tourments de l'âme congolaise" (p. 144) écrit l'auteur. D'où les critiques adressées aux poètes complaisants qui essaient d'échapper à cette mission historique et se détournent du Congo et des problèmes qui devraient en principe être leurs sources d'inspiration et la principale corde de leur lyre. Le fait de travailler à "faire ressortir la vision qu'ils ont de la Flandre" (p. 77) conduit par exemple certains poètes de l'exil à vivre de leur rêve et non du désir de contribuer à sauver le Congo de sa situation de régression historique et morale. Ce qui fait problème, de l'avis de Tshisungu wa Tshisungu, c'est "l'importance que pren[d] la Flandre éternelle dans l 'imaginaire des auteurs étrangers notamment les ressortissants des pays africains" (p. 55).
En somme, ce roman suggère une situation dans laquelle la poésie congolaise de l'exil rate sa mission historique, celle qui consiste à être la voix de ceux qui n'ont pas de voix, la parole de ceux à qui on refuse la parole. La critique de la poésie congolaise proposée dans le roman semble s'atténuer lorsque, dans les lettres 7 et 8 le narrateur évoque une forme de poésie congolaise militante de l'exil. Ces deux lettres renouent avec l'espoir que tout n'est pas perdu. Elles se situent en plein coeur du combat quotidien pour la libération du peuple congolais. Bel exemple de poésie militante, ces lettres sont introduites à dessein par l'auteur pour évaluer la place et l'efficacité historique d'une telle démarche. Cette forme poétique ne compte que deux poèmes sur les neuf que comprend l'ensemble du livre et l'on est en droit de se demander si la place restreinte qu'occupe cette poésie militante dans le roman ne signifie pas que l'auteur ne lui accorde pas une place particulièrement importante. Ou alors si cela ne veut pas dire que la poésie révolutionnaire n'est pas la solution au problème congolais. Quelle solution José Tshisungu wa Tshisungu préconise-t-il au problème congolais ?
La descente dans les abysses de la douleur ne s'accompagne pas chez le narrateur d'une perte définitive de l'espoir : "Rien n'est éternel" dit-il et à partir de la fin de la lettre 6, l'espoir d'un relèvement historique du Congo renaît. La condamnation à mort de Tata Beau, l'homme politique responsable des maux du pays est porteur d'espoir. Un nouveau crépuscule est envisageable pour le Congo :"Tata Beau souffre de ramolissement cérébral ?" (p. 118) mais ce n'est pas au chevet de ce malade qu'il convient de se pencher, c'est au chevet du Congo agonisant qui va enfin, peut-être, pouvoir se relever :
Le ton se fait virulent, incisif et volontaire et après avoir dressé le bilan de la débacle présidée par Tata Beau, le narrateur s'insurge contre le mal congolais et donne à sa voix les intonations d'une poésie militante, une poésie dans laquelle la parole devient une arme redoutable contre le mal congolais :"[une] voix rebelle contre l'ordre inique du monde contre les moeurs imposées contre la démesure envahissante" (p. 132) Cet élan révolutionnaire atteint son paroxysme dans la lettre 8 où le poète se fait alors le porte-parole des intérêts du Congo et de tous les Congolais, proposant des solutions et ramenant l'espoir.
Les poètes de l'exil insufflant l'élan révolutionnaire ne sont malheureusement pas nombreux dans le roman. Leur action semble éphémère et de faible portée et dans la neuvième lettre, on assiste à nouveau à un "déclin historique" de "la frénésie révolutionnaire" (p. 165). C'est que, l'élan révolutionnaire n'est pas non plus à l'abri d'un faux pas. Dans la neuvième lettre, Tshisungu wa Tshisungu présente par exemple une poétesse du nom de Madame Munanga qui est "l'auteur d'un projet de démocratisation du Congo" (p. 172). "Le modèle de démocratie qu'elle proposait au peuple du Congo", dit le narrateur, "résultait de ses cogitations sur le futur statut constitutionnel de la Flandre qu'elle imaginait comme un pays libre, distinct de la Belgique wallonne" (p. 172). Or la Belgique n'est pas le Congo. D'où l'utopie politique. Il y a chez cette poétesse révolutionnaire une inadéquation entre la théorie et la réalité historique congolaise d'où une mise en garde contre les intellectuels de la diaspora qui ne prennent pas toujours soin d'opérer une lecture critique de leur propre vision du monde et prétendent être en charge de la révolution dans leurs pays d'origine de manière unilatérale. Dans les cas les plus bénins, ils commettent l'erreur de se proposer comme représentants d'une opinion publique dont ils ne partagent plus tout à fait ni les craintes, ni l'insécurité, ni les maigres espoirs. Dans les cas les plus graves, ils ne savent tout simplement plus de quoi ils parlent. S'il rejette les poètes de l'évasion, on comprend que Tshisungu wa Tshisungu semble aussi se méfier de certains révolutionnaires formés au dehors et tombés du ciel.
Cette attitude ambivalente est lourde de conséquences. Elle semble minimiser la portée de l'action des intellectuels de l'exil et montrer qu'on ne saurait faire la révolution d'un pays sans s'imprégner de sa réalité historique et opérer cette révolution de l'intérieur. On comprend dès lors que dans le roman de Tshisungu wa Tshisungu, l'exil soit perçu de manière négative. Que faire donc face à l'animosité de nos régimes politiques rétrogrades et sanguinaires ? Faut-il demeurer au pays au risque de sa vie sous le prétexte que ce n'est que de cette manière que l'on pourrait participer efficacement à la lutte ? Et si la lutte extérieure n'est pas efficace que faut-il alors faire ?
Là encore, Tshisungu wa Tshisungu nous propose une voie qui s'éloigne des sentiers battus. Il refuse l'idée d'évasion mais ne préconise pas pour autant l'action violente immédiate. Il ne propose pas la révolution armée que l'on retrouve comme un leitmotiv chez maints jeunes intellectuels africains qui insistent sur la nécessité de militariser la révolution. Il ne pense pas comme Charles Robert Dimi et d'autres que la révolution sociale ne sera possible en Afrique que par l'intermédiaire de la violence armée[5].
Au contraire, Tshisungu wa Tshisungu confie cette mission révolutionnaire au temps. Il choisit le chemin du long mûrissement. Le moyen de cette révolution s'apparente à l'amour plus qu'à la guerre : amour du prochain, amour modifiant profondément les relations inégales entre l'oppresseur et l'opprimé ; amour symbolisé dans le roman par la relation d'amitié de Laurent (le Congolais) et Monika (la Belge) ; amour symbolisant l'échec de l'élan révolutionnaire dogmatique et théorique qui pense le Congo de l'extérieur. L'union de Monika et de Laurent semble être selon l'auteur "la voie à suivre" (p.180). Elle est proposée comme le modèle, le symbole d'un mode de vie relationnel où la "cohabitation" des hommes est basée sur un programme de vie commun et équitable, allant à l'essentiel, et respectant des aspirations des uns et des autres . Il s'agit pour les peuples comme pour les individus de "vivre ensemble" (ibid.) pour que de la douleur historique germe enfin la lumière de l'espoir :
Roman engagé, La Flamande de la gare du Nord suggère donc que seule une relation de respect mutuel pourrait réussir là où les discours révolutionnaires basés sur la violence n'ont pas réussi à mettre un terme aux répressions sanguinaires de Tata Beau, à l'exploitation éhontée du pays par l'impérialisme occidental et le Grand capital, à la fuite des opposants vers la Belgique et le reste du monde. L'auteur pense tout à fait à raison que l'oppression ne s'arrêtera que quand nous nous connaîtrons tels que nous sommes; quand les relations humaines remplaceront les mots d'ordres et les idéologies basées sur l'exploitation ; quand l'idée d'amour du prochain aura pris un sens pratique et exprimera une relation réciproque. C'est en partageant les préoccupations de cet autre rejeté à la périphérie de son champ de vision que les nations modernes se rendront compte du prix payé par les pays qu'elles pillent de manière éhontée et de la misère dans laquelle elles les précipitent. C'est en essayant de comprendre l'Autre dans le contexte de son expérience d'un monde inégal que s'arrêtera le terrorisme international et non pas en essayant de réduire toute opposition au silence par les armes et par les destructions barbares. La situation internationale actuelle de domination et d'exploitation du Sud par le Nord capitaliste et monopoliste rend-elle possible l'ouverture et l'équité qu'impose l'amour du prochain ? José Tshisungu wa Tshisungu nous propose sans doute ce qu'il y aurait de meilleur si l'égoïsme des hommes ne primait pas sur leur raison. Mais aujourd'hui, la situation internationale est fondée sur la recherche effrénée du profit. Il s'agit donc de changer d'attitude au Nord comme au Sud, de mettre sur pied une stratégie politique qui nous permette de reconquérir nos souverainetés nationales et de nous libérer de la domination du Nord, de remettre l'Afrique, ses préoccupations et son bien-être au coeur des relations Nord - Sud. On ne peut y réussir par la lutte violente. On ne peut y réussir promptement. On ne pourrait y arriver que patiemment, en mettant les révolutionnaires de nos pays en positions réelles de pouvoir politique. C'est la stratégie du synchronisme politique tel que je le définis dans un ouvrage qui attend toujours d'être publié[6].
Le Nord acceptera-t-il jamais une telle ouverture?
Notes
[1] Revue Africaine, fév-mai 1959, no. XXIV-XXV
[2] C'est ce détournement qui m'a personnellement poussé à écrire Comment penser le temps en 1993. Je m'y attaque aux philosophes africains dont la préoccupation essentielle consistait à définir l'essence de la philosophie africaine au lieu de s'employer à saisir les problèmes de notre temps et d'en proposer des décidabilités.
[3] Frantz Fanon ; Les damnés de la terre, Maspéro, Paris, 1961
[4] Tierno Monénembo, Les crapauds-brousse, Editions du Seuil, Paris, 1979 p.91.
[5] "les peuples négro-africains qui luttent pour leur émancipation doivent devenir des peuples soldats. Ce devenir s'actualise à travers la mise sur pied des armées populaires" Charles Robert Dimi, L'Afrique Noire aux oubliettes du marxisme ? Ed. Silex, Paris 1989 ; p. 165
[6] Daniel Tchapda Piameu, Non, l'Afrique n'est pas maudite (Essai pré-critique sur le concept de synchronisme politique), 175 pages, inédit
Daniel Tchapda Piameu a enseigné l'épistémologie et l'histoire de la philosophie à l'Ecole Normale supérieure de Yaoundé (Université de Yaounde I) jusqu'en juin 1998. Il a été correspondant au Cameroun du Système francophone d'Information (SYFIA Montpellier) jusqu'à une date récente. Il enseigne la philosophie dans les lycées du Cameroun depuis 22 ans. |
Quelques articles de Daniel Tchapda Piameu | |||
Le temps: point de vue d'un philosophe africain (1997) |
Cameroun: désarroi et littérature du silence (1998) |
Le futurisme ou l'identité culturelle africaine
(1998) |
De l'engagement politique ou philosopher en Afrique en changeant de mode
(1999) |
"Entretien avec José Tshisungu wa Tshisungu réalisé par Alexie Tcheuyap |
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