Daniel Tchapda Piameu
AfricAvenir, Douala
Il y a au Cameroun une pluralité d'expressions conçues pour exprimer le désarroi de la littérature à différentes périodes de notre temps. Parmi elles «la littérature du silence» est l'une des plus significatives pour la période allant jusqu'à 1990. Je voudrais essayer d'en déterminer les enjeux et les implications théoriques, historiques et idéologiques.
1 - QUESTION DE SIGNIFICATION |
«La littérature du silence» est une expression équivoque car aucune littérature n'est silencieuse, comme aucun silence n'est littéraire. La littérature est expression tout au moins orale d'un imaginaire, d'une pensée ou d'une idée. «La littérature du silence» semble donc être une expression contradictoire en soi, mais il s'agit d'une contradiction qui donne à penser.
a - Justificatif historique
Il s'agit en fait d'un mode d'expression de la pensée qui correspond à un temps historique aux contours et aux caractéristiques précis. C'est le temps de la parole discriminatoire, le temps de la parole censurée, de la parole interdite. «La littérature du silence» est l'expression d'un temps historique problématique, un temps où la parole est confisquée par le pouvoir, et où des individus de cette classe se réservent le droit exclusif de penser pour tous. «La littérature du silence» est fille du monopole de la parole. Cette forme de littérature n'apparaît donc au Cameroun qu'en situation d'absence de liberté d'expression. C'est la forme de littérature qui manifeste le silence forcé des hommes. C'est le verbe du musellement. C'est l'explosion spirituelle de l'interdiction. «La littérature du silence» est la négation d'une négation. C'est la néantisation du néant littérateur. C'est l'affirmation de l'intelligence et le contour de la violence. Il y a «littérature du silence» parce que la parole tue sourdement comme une eau enfermée. «La littérature du silence» brise la digue de l'interdit pour faire exploser la parole de l'Etre à la manière d'un turmultueux volcan enragé. «La littérature du silence» est comme le feu sous la cendre, le feu qui ne peut se contenir à cause ou grâce à sa force et à son impétuosité. Cette forme de littérature n'est telle que par la frustration. La parole parlée devient silencieuse, créant une contradiction qui ouvre la voie à d'autres médiations littéraires.
b - Sa manifestation
«La littérature du silence» emprunte les voies du maquis. Elle n'utilise alors pas les voies formelles du livre, du journal ou de la revue. Ces voies sont contrôlées par la classe politiquement dominante qui les soumet à la censure systématique. Elle s'exprime dès lors par le moyen de tracts et de graffitis en des lieux fermés. L'intelligence humaine ici a contourné l'obstacle en inventant de nouvelles formes de pages littéraires. Les murs des toilettes à la cité universitaire, dans les lycées et dans les villes: les poteaux électriques, les bancs publics, les trottoirs des rues, sont les lieux d'expression de ces belles «pages» esthétiques où se retrouvent côte à côte les expressions les plus violentes et les caricatures les plus obscènes, les mots les plus cruels, les dessins et les photographies les plus intolérables. Tout y passe. Ces belles pages «publiques» écrites sur du macadam, sur du fer ou sur du béton; ces esthétismes d'un genre original n'ont en fait rien à envier aux belles pages élégantes des grands littérateurs officiels. On préfère d'ailleurs celles-ci à la littérature formelle parce qu'elles ont des qualités qui manquent aux formes courantes de littératures. Elles sont concises, incisives, suggestives au clin d'oeil, tranchantes et pleines d'humour. Ici on n'a pas de temps pour le sérieux. Ici on rit à tout bout de champ. Ici on dit ce qu'on a à dire; en un mot; en un trait de crayon ou de gouache; en un tour d'ironie. «La littérature du silence» offre gratuitement du divertissement instructif. Elle est une création de génie qui a comblé le vide du cornique et de la satire éducative. Ici toutes les questions sociales sont rapidement passées en revue. On passe allègrement des protestations allant des causes estudiantines les plus élémentaires aux questions politiques les plus pointues; des provocations idylliques les plus obscènes aux dénonciations multiformes les plus légitimes. Toutes ces «belles» pages sont très suggestives en elles-mêmes. Voilà pourquoi en situation historique de notre temps, il était important que «la littérature du silence» se développât. Bénéficiant de l'anonymat de ses auteurs, cette forme de littérature était à l'abri de toute répression.
c - Les implications historiques
Je me souviens de cette rage du Doyen de la Facultés des Lettres et Sciences humaines qui découvrit un jour des réflexions désobligeantes sur ses qualifications académiques. Il contraignit arbitrairement les étudiants d'une des promotions de la Faculté à nettoyer ces murs, enterrant ainsi de merveilleuses «pages» dont des extraits auraient servi aujourd'hui encore à réécrire l'histoire du musellement de la littérature au Cameroun. L'on comprend alors que ceux qui ont à cette période de notre temps historique choisi de s'exprimer librement par la voie formelle ont dû subir de nombreuses tracesseries politiques et policières allant d'exécrables peines de privation de libertés à l'extradition, à l'exil ou à la mort. Y arriver requérait certainement de la part de l'écrivain beaucoup d'intelligence et de courage. Car, d'une part il s'agissait d'abord de réussir à fabriquer son livre sans être dénoncé et, d'autre part, à accepter le risque de le mettre sur le marché conscient des dangers auxquels on s'exposait. L'autre forme de «la littérature du silence» est alors apparue, celle des pseudonymes. Le cas d'Alexandre Beyidi est bien connu. Le pseudonyme Mongo Béti qu'il s'est accolé ne l'a plus jamais quitté depuis lors. Mais M. Beyidi avait à son avantage de s'être exilé en France et donc d'être protégé par la loi française. Il était interdit de séjour au Cameroun. Abel Eyinga avait été condamné à mort à cause de son audace de dire, de penser et de faire. Ils sont nombreux dans cette situation qui ont été torturés dans les prisons de Tcholliré ou à la BMM de Yaoundé pour n'avoir pas su se taire, pour avoir parlé ou écrit. Ils sont également nombreux qui y ont laissé leur vie pour avoir arraché le droit à l'expression.
Toutefois, je ne veux pas dire qu'il n'y a pas eu de publications officielles au Cameroun pendant ces temps de l'interdiction.
2 - LA DEVIATION PAR LA "LITTERATURE DE COMPLICITE" |
Pendant ces temps d'hivernage littéraire s'est développée une autre forme de littérature officielle que je nomme pour certaines raisons «la littérature de complicité». «La littérature de complicité» est cette autre forme d'expression littéraire qui, cette fois, emprunte la voie légale pour se manifester. C'est la littérature autorisée. Cette littérature-là est celle qu'accepte la classe politique. Elle l'accepte pour les mêmes raisons que celles qui ont présidé à la naissance de «la littérature du silence». Elle l'accepte parce qu'elle se tait sur ce que dénonce l'autre littérature, celle qui a pris le maquis pour s'exprimer. «La littérature de complicité» a fait le silence sur l'histoire des souffrances infligées aux Camerounais. Mais cette littérature se tait exprès pour plaire. Elle évite de parler pour ne pas choquer. Elle se tait par complicité. «La littérature de complicité» est de la littérature complaisante. Elle est pourtant celle que l'on a diffusée chez nous et que l'on a imposée à nos programmes scolaires.
«La littérature de complicité» et «la littérature du silence» ont donc en commun le silence. La deuxième utilise le silence pour briser le silence. Elle dénonce le silence de manière silencieuse. Elle le fait stratégiquement; elle le fait par conformité à la situation historique. «La littérature de complicité», par contre, entretient le silence sur le rôle de la conscience dans le temps. Elle refuse d'écrire pour lire le contenu du temps. Elle écrit pour le masquer et l'édulcorer. Cette littérature-là n'a pas le temps pour objet. Elle le sollicite pour le détourner. Elle est alors officiellement acceptée parce qu'elle n'est pas une prise de conscience du temps.
Des exemples d'une telle littérature sont légion dans notre histoire: les bouffonneries de Ferdinand Oyono dans Le vieux nègre et la médaille, ou de Patrice Ndédi Penda dans Le fusil, les belles spéculations du Professeur Ebénézer Njoh Mouellé dans l'ensemble de ses textes: De la médiocrité à l'excellence, Jalons I et II, Développer la richesse humaine, les lamentations auto - suicidaires de M. Marcien Towa dans l'Essai sur la problématique philosophique en Afrique actuelle, et toutes les autres littératures de même espèce dont le but avait été d'effleurer notre histoire sans l'égratigner. Examinons un cas précis. Attardons-nous un moment sur l'analyse que fait M. Towa de la situation du négro-africain et sur la nécessité pour lui de s'émanciper. Le philosophe pense que nous sommes exclusivement nous-mêmes responsables de notre régression historique. Où l'auteur situe-t-il ce que nous pourrions appeler notre "ennemi" contre lequel notre combat devrait se diriger? L'auteur désigne et accuse notre passé culturel. Il pense ainsi que nous sommes nous-mêmes les principaux obstacles à notre émancipation. La lutte pour notre libération serait donc d'abord une lutte contre nous-mêmes. Il s'agirait alors d'interroger son propre passé culturel, comme il le disait dans l'Essai, afin de l'exorciser de ce qui constitue cet obstacle actuel. Ainsi, à la manière de la plupart des penseurs africains, c'est par auto-culpabilisation que procède M. Marcien Towa.
Dans l'Essai en effet, le Professeur Towa développait le concept de rupture comme moyen de notre émancipation. Il s'agit de la rupture avec notre passé qui serait, selon le philosophe, "la cause de notre défaite et de notre condition actuelle de dépendance effective".1 Il préconisait alors "une rupture elle aussi radicale avec notre passé".2 De manière plus précise, voici ce que le Pr. Towa écrivait en 1971 à ce sujet: "La volonté d'être soi-m&eacirc;me conduit immédiatement à la fière reprise en charge du passé, parce que l'essence du soi n'est que le résultat du passé du soi; mais le passé lucidement et froidement interrogé et scruté atteste que l'assujettissement présent trouve son explication dans la provenance de l'essence du soi, c'est-à-dire dans le passé du soi, et nulle part ailleurs. Révolutionner la condition présente du soi signifie en même temps révolutionner l'essence en soi, ce que le soi a en propre, ce qu'il a d'original et d'unique, entrer dans un rapport négatif avec le soi".3 Cette thèse est constante chez M. Towa. Il ne l'a d'ailleurs jamais remise en cause depuis cette année 1971.
Pour M. Towa, la révolution de l'essence du soi doit donc tendre vers l'assimilation à l'Autre. En ses propres termes, il pense qu'il s'agit de voler à l'Autre "le secret de sa domination". La tendance est donc au moins à l'identification à l'Autre pour que le combat se fasse à armes égales. Par conséquent, dans l'esprit du philosophe, il est évident que l'essence du moi africain est négative, tandis qu'elle est positive chez l'Européen. Autrement dit, en situation impérialiste, c'est un rapport d'inégalité qui existe entre l'Européen et l'Africain. L'Européen serait le supérieur et l'Africain l'inférieur. On n'est en réalité pas très loin de cette terrible problématique senghorienne, du reste violemment critiquée par le Pr. Towa lui-même, qui pense paradoxalement que l'effort prométhéen de l'Africain doit rechercher l'identification à l'Autre, c'est-à-dire à l'Européen. Ainsi, c'est la corruption de l'essence du moi africain qui justifierait notre défaite et non autre chose.4 Une manière de dire que nous sommes nous-mêmes responsables de ce qui nous est arrivé et dont nous subissons encore aujourd'hui les contrecoups. L'Africain serait donc lui-même l'aspect principal de la contradiction dont la conséquence est sa défaite historique et sa dépendance actuelle.
Comment voulez-vous qu'une telle littérature ne fasse pas plaisir et qu'elle n'obtienne pas tous les soutiens politiques possibles? Grâce à elle, à la manière de Ponce Pilate, les responsables historiques de cette régression se lavent les mains et se croient purifiés de tout défaut et de toute faute contre nous.
On pourrait vérifier cette thèse à travers la plupart des textes publiés à cette période. Ils sont fondés sur le principe de la sauvegarde de l'autorité du pouvoir étatique réel, national ou extra - national. Il n'y a pas de problème tant que c'est le nègre qui est tourné dans la farine, tant que c'est lui qui est ridicule et qui est condamné par l'écrivain. Tout va bien tant que c'est nous qui sommes médiocres et devons rechercher l'excellence. Il n'y a pas de raison d'interdire tant que des scènes telles que celles décrites par M. Ferdinand Oyono mettent à découvert ce qu'on pourrait appeler l'ignorance et la bêtise du nègre.
C'est cette littérature-là qui échappe au silence ou plutôt au devoir de silence, mais qui paradoxalement véhicule le silence. Transatlantic Blues de Valère Epée ou les poèmes de Fernando d'Almeida ne font pas d'histoire. M. Epée chante les élucubrations apitoyées d'un peuple déporté; d'Almeida chante les tendresses d'un coeur aimant et se laisse aller au lyrisme de la chanson poétique. Ce sont ces écrivains-là que ces temps ont consacrés et qui continuent encore aujourd'hui à être publiés et lus. Ils le sont malheureusement ou heureusement de moins en moins de nos jours. On eût pu dire que les sources d'inspiration ont tari dans cette classe officielle d'écrivains. Et pourtant notre histoire est encore là qui attend toujours d'être écrite. Peut-être, acculés par le temps, les littérateurs officiels ont-ils dû jeter l'éponge. Dans tous les cas, les éditeurs qui leur servaient de courroie de transmission ont presque cessé de servir leurs prestations. Les Editions CLE par exemple, qui ont fait la célébrité internationale de penseurs tels que Njoh Mouellé et Marcien Towa, ne publient plus grand chose. Ce n'est certainement pas faute de le vouloir mais plutôt faute de le pouvoir. Depuis les événements historiques de revendication de plus d'espace de liberté, la littérature camerounaise officielle subit de très durs coups. Depuis lors, «la vieille dame abandonnée se lamente comme Hécube pleurant ses enfants». Cette phrase de la mythologie latine est d'actualité au Cameroun. Cela est symptomatique; parce que la mort de «la littérature de complicité» révèle en même temps le résurrection sous de nouvelles formes de «la littérature du silence». Cette résurrection consacre l'avènement d'une nouvelle ère, l'ère de la renaissance et de l'espoir.
3 - LA SURVIE DE LA LITTERATURE AU CAMEROUN |
Les circuits officiels de publication de la littérature ont donc fait faillite au Cameroun depuis bientôt une décennie. Cela s'explique par des raisons d'intérêts historiques et idéologiques. Depuis un certain temps, on tend à se détourner des habitudes littéraires d'avant 1990. Le public littéraire camerounais a manifesté un désir plus ardent de s'instruire sur notre temps et de poser les problèmes qui sont les siens ici et maintenant. La conséquence en est que l'ancienne «littérature du silence» est soudainement devenue dominante malgré l'attitude négative des éditeurs officiels qui ont de toute évidence refusé de diffuser de telles littératures. La solution est alors apparue par elle-même: faute de pouvoir s'organiser, des particuliers ont créé de manière informelle des moyens de diffusion des textes. Il y alors eu un foisonnement de maisons d'éditions qui, pour la plupart n'ont vécu que le temps de la publication d'un texte donné. Des organisations plus structurées telles que les Editions Nans, les Editions AfricAvenir, les Editions du Mandara ont effectivement servi de moyen de publication à la plupart de ces textes littéraires osés. Elles ont soutenu de jeunes écrivains qui ont pu, par ce moyen, contribuer à l'animation révolutionnaire de l'espace littéraire du Cameroun de notre temps.
Ce constat conduit alors nécessairement à une réflexion: il est sans doute vain d'ourdir quelque complot contre la littérature parce qu'elle a toujours le moyen d'y échapper. La pensée humaine est fugace et liquide par nature. Il ne sert à rien de chercher à la contenir, car elle trouve toujours le moyen de s'échapper pour s'exprimer. Sinon, il faut le dire, il y a longtemps que l'on aurait déjà fait les obsèques de la littérature écrite au Cameroun et dans de nombreuses autres nations d'Afrique où la dictature a depuis de nombreuses décennies fait son lit.
1. Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique en Afrique
actuelle, Ed. CLE, Yaoundé, 1971, p. 40.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Il n'est en réalité pas exagéré de dire qu'entre
M. Towa et M. Senghor il n'y a qu'une différence de degré. Comme
M. Senghor, M. Towa, et à la manière de tous les afropessimistes,
partage la thèse du "petit nègre incapable".
Dr. Daniel Tchapda Piameu enseigne la philosophie au Cameroun depuis plusieurs années. Il dirige actuellement le service édition d'AfricAvenir à Doula, Cameroun.
Daniel Tchapda Piameu est l'auteur de plusieurs essais parmi lesquels: Comment penser le temps? Prolégomènes aux questions actuelles Ed. Nans, Yaoundé, 1993, 110p. Il a plusieurs ouvrages en cours et peut être contacté aux éditions d'AfricAvenir.
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Notes