Daniel Tchapda Piameu
AfricAvenir, Douala
Certains philosophes occidentaux pensent que le temps est la chose qui échappe le plus à l'emprise de l'homme. Ils hypostasient le temps et en font une réalité transcendante qui gouverne notre vie sans notre avis. Ils disent alors de l'homme, non seulement qu'il est dans le temps, mais surtout qu'il est le temps. Cette confusion du Moi et du temps fait de moi l'esclave d'une réalité qu'on présente alors comme indépendante de moi. Le temps prend ainsi une dimension démesurée et se traduit à mes yeux comme une force intrépide et transcendante devant laquelle ma faible volonté ne peut que s'incliner.
Cette perception du temps est fataliste dans sa nature. Elle fait de l'homme un esclave. Elle le dépossède de toutes ses capacités et le transforme en esclave résigné de l'existence. Il n'est pas étonnant que de telles thèses soient développées par des philosophies essentialistes, déterministes et finalistes. On pourrait bien y voir une manière d'affirmer implicitement que l'homme n'est pas le maître de l'existence et que son rôle est second et instrumental. Cela se voit assez clairement chez Hégel qui fait de l'homme un prétexte de la Raison Universelle. L'homme est alors vidé de ses moyens et réduit à la pure passivité.
Cependant, comme l'a fort heureusement déjà montré Brunschvicg, il est absurde de réduire mon existence à un contenu étranger à moi et de penser que si je suis le temps, je ne peux rien contre le temps. En effet, pense-t-il, les jugements que je formule sur le temps sont des jugements qui me situent hors du temps. Autrement dit, si mon existence se confondait au temps, si j'étais prisonnier du temps, je ne pourrais jamais prendre du recul par rapport à lui pour me situer et le juger. Lorsque je dis que le temps passe, je me saisis comme étranger à ce mouvement et donc comme extérieur à lui. Cela signifie que je ne suis pas dans le temps. Il ne m'emporte pas et ne peut le faire. C'est le temps qui est en moi. C'est moi qui le modèle et lui donne forme; c'est moi qui lui donne vie. Sinon, comment pourrais-je le juger si j'en étais prisonnier. Je serais alors confondu à lui parce que j'existerais en son sein. Au vrai, juger le temps c'est le faire être, c'est le créer. Il est impossible de nier la dimension humaine du temps. Elle est la seule humainement possible et la seule qui soit un prétexte valable du discours philosophique. Tous les hommes n'en ont pas la même perception; tous les hommes n'en ont pas la même conscience. Il n'a pas la même signification pour tous. Chacun de nous l'expérimente à sa manière. Pendant que certains aspirent au suicide, dégoûtés par le temps, d'autres l'apprécient jalousement et vivent intensément chaque seconde qui passe. Cette seconde n'a pas la même durée pour les deux consciences. Elle ne peut donc avoir la même valeur pour les deux. Nous vivons le temps au sens où c'est par notre conscience qu'il explose à l'Etre. Il n'y a pas de temps sans conscience du temps.
Une telle assertion se heurte certainement à la considération sociale du temps. Le temps social est le temps conventionnel. Il s'organise selon un certain arbitraire devenu universel. On le découpe en passé, présent et futur. On le morcelle en secondes, minutes et tierces. On y situe alors le discours social pour qu'il soit compris. Ce découpage artificiel devient indispensable en tant que plate-forme entre les discours.
Or précisément, si le temps conventionnel est une manière d'uniformiser le temps, il est aussi un moyen de réduire la pluralité des manières de vivre le temps par les consciences individuelles. Le temps conventionnel est une uniformisation du temps existentiel. Il sort le temps des consciences pour l'objectiver, pour le momifier à travers des schèmes froids et intangibles. Il objective le temps pour lui ôter son dynamisme et tenter d'y soumettre les hommes. Le temps existentiel par contre est un temps fantaisiste, un temps poétique, un temps créatif. Il n'a pas de forme autre que celle que l'individu lui donne. Il est relatif et même subjectif. Le temps de l'amoureux qui attend sa bien-aimée n'est pas identifiable au temps du candidat que l'on examine. L'un le trouve trop long; l'autre le croit trop court. Et pourtant il s'agit bien de la même durée conventionnelle. Et pourtant, il s'agit de la même période du temps, du même fragment du temps. Le temps existentiel est le reflet du contenu de la conscience.
Il faudrait donc nécessairement distinguer le temps des horloges, le temps des calendriers, du temps existentiel. Ce dernier est actif, opiniâtre, volontaire et parfois téméraire. Le temps existentiel est un temps prométhéen. Il sait oser et défie toute borne et toute limite. Il n'a ni sens ni direction a priori. Il manisfeste ce que je suis ou ce que j'aspire à devenir. Le cadre conventionnel que m'impose la société n'est qu'un référentiel à l'intérieur duquel je bâtis mon propre temps. C'est par l'activité de ma conscience que j'octroie une valeur au temps conventionnel. Si l'homme n'était qu'un animal, il se contenterait de se laisser vivre par le temps conventionnel. Il suivrait comme un mouton les exigences que lui impose la convention sociale. Il irait et viendrait selon ses obligations quotidiennes et irait le soir au lit entraîné par la fatigue, usé par le flux inexorable du temps.
Il y a certes les mouvements de la terre et des autres astres qui commandent le cours du temps social. Il y a un matin, un midi et un soir. Cela ne dépend pas de moi. Il y a aussi une saison sèche et une saison des pluies. Au-delà des tropiques, il y a quatre saisons. N'eût été la science qui me permet d'observer le cours du temps et de prévoir l'avènement de ces différentes périodes, je pourrais me laisser désagréablement surprendre. Ces différentes périodes de l'année ou de la journée sont commandées par des phénomènes naturels et donc indépendants de moi. Mais cette perception commune du temps plonge dans des abus de langage. Les questions par lesquelles on demande l'heure à autrui qui possède une montre se réfèrent au temps conventionnel. Il ne s'agit pourtant pas du temps mais de ses accidents. Il s'agit de ses modifications spatiales, de ses réductions historiques. On ne peut pourtant pas réduire le tout à la partie. Le temps conventionnel n'est qu'une représentation expérimentale du temps absolu, du temps métaphysique. Le temps existentiel est lui aussi une des formes de cette représentation. Mais le temps existentiel est plus vrai que le temps conventionnel. Le temps conventionnel est une déformation consciente, volontaire et arbitraire du temps. Le temps conventionnel ôte au temps sa vivacité, son dynamisme créateur; c'est un temps linéaire.
Il est vrai, personne ne peut expérimenter le temps métaphysique. Il n'est qu'une pure forme a priori : une représentation de la possibilité pour les objets de se mouvoir. C'est de ce temps-là que parle Kant.
C'est cette abstraction, sans forme et sans direction fondée sur le mode de la simultatnéité et de la succession qui représente le temps en soi. Le temps est alors cette capacité qu'a l'esprit de situer un phénomène par rapport à un autre. Cette succession n'est ni proprement prospective, ni particulièrement régressive. Elle est seulement la représentation a priori de la production d'une pluralité de phénomènes. Cette représentation abstraite a priori ne donne aucun moyen de situer le phénomène sur un axe ou une direction quelconque. Cette situation est l'activité que produit la conscience. C'est elle qui situe le phénomène en lui donnant son sens, sa valeur et donc aussi sa direction. Nous entendons par là que c'est la conscience qui valorise le phénomène en le situant sur un axe donné du temps. Nous ne pouvons pas échapper au rythme des saisons mais nous ne pouvons pas non plus réduire le temps à ce mécanisme linéaire moribond et monotone des phénomènes de la nature.
Même si l'existence se développe nécessairement suivant le rythme des heures et des saisons, ce ne sont pas ces paramètres là qui lui donnent son sens. Ce sens dépend de la valeur que je lui attribue en organisant mon temps à ma convenance. Il y a la convention sociale mais il y a surtout la convention individuelle. C'est elle qui valorise le temps en valorisant l'existence.
Si le temps se développait uniquement selon la convention sociale, on assisterait effectivement à un déploiement ininterrompu de l'histoire vers un mieux-être, vers le progrès. Au vrai, passer d'une heure à une autre, c'est comme si l'on montait par degrés successifs vers le Bien. Passer d'une saison à une autre est aussi une forme de recherche du mieux-être.
En Afrique équatoriale par exemple, l'avènement de la saison sèche génère un sentiment de délivrance, la saison des pluies étant généralement pénible à cause des nombreuses catastrophes qu'elle occasionne. Les inondations multiples, les toits des maisons arrachés par les tempêtes, la profusion des moustiques, la rareté du gibier pour les chasseurs et du poisson pour les pêcheurs sont autant de maux dont la saison des pluies est la cause. Ces phénomènes font naître le sentiment de privations et de menaces qui génère lui-même le désir de sortir de cette funeste saison. D'où l'attente de la saison sèche qui viendrait délivrer de ces graves maux.
Dans cette partie de l'Afrique, l'aridité de cette saison des pluies a fait naître des croyances religieuses et des pratiques mystiques. Chez les peuples de l'intérieur, on pratique généralement le sacrifice aux dieux de la forêt à cette période de l'année où le gibier devient rare. Il sa'git d'implorer le secours de ces dieux pour que cessent les pluies et que revienne le soleil avec le gibier. Chez les gens de la côte, des pratiques religieuses comme le Ngondo chez les Sawa du Cameroun visent également à solliciter la clémence et la bienveillance des dieux de la mer pour que les pluies cessent et que le poisson revienne en mer. Généralement, le Ngondo se fête pendant la dernière quinzaine du mois d'Août, lorsque les pluies ont atteint leurs plus fortes intensités. Quand advient la fin des pluies à partir de la deuxième quinzaine du mois de Septembre, le Sawa y reconnaît la grâce des dieux qui ont accepté favorablement les sacrifices qui leur ont été faits à l'occasion des cérémonies du Ngondo. Cette faveur des dieux se manifeste par le retour massif des crevettes. L'arrivée de la saison sèche est aussi une renaissance à la vie.
C'est le même sentiment qui existe chez les peuples des zones tempérées. L'avènement de l'hiver est perçu par les consciences comme une mort. On parle de "la mort de la nature" mais aussi de "la mort de l'homme", ses activités étant ralenties au maximum. L'hiver est une période bien triste de l'année. Les hommes sont eux-mêmes très tristes à cette période. Depuis le gris de la nature jusqu'au gris des vêtements lourds et grossiers, tout est gris pendant le temps que dure l'hiver. Le printemps arrive alors pour ramener la vie et soulager les hommes de ce poids. Le printemps vient pour ressusciter les hommes et la nature de la mort de l'hiver. Plus d'espoir sera également fondé sur l'Eté. Mais quand arrive l'automne, un cycle de vie a fait son cours et s'apprête à mourir. C'est ce cycle de mort et de vie qui se manifeste à travers la conscience que les hommes ont du passage des saisons.
Il en est également ainsi du passage d'une année à une autre ou d'un siècle à un autre. Le passage du temps est, dans la conscience commune, porteur d'espoir. Chacune espère toujours que demain apportera plus de bonheur. C'est cela aussi que Ferdinand Alquié appelle "désir d'éternité"; car la projection dans le futur est recherche d'éternité. Elle est rejet du présent et ouverture sur l'avenir. On en arrive alors à créer un véritable mythe du futur qui dégénère en un mythe du progrès. On dit que le temps progresse parce que inexorablement il s'écoule de secondes en secondes, de minutes en minutes, d'heures en heures, d'années en années vers un futur toujours lointain et toujours fuyant qui emmène avec lui le bonheur auquel les hommes aspirent. C'est sur la base de telles croyances que se fonde donc le mythe du progrès. Il aliène la conscience commune et déforme sa perception du temps. Toutes ces philosophies qui se développent autour de ce mythe sont fondamentalement déterministes. Elles ne savent pas détacher l'homme des phénomènes de la nature. Elles ne savent pas véritablement ce que exister veut dire.
Au vrai, toute conscience est dans le temps, mais elle est une conscience hors du temps. Le temps n'a pas de valeur autre que celle que je développe par mon activité, par ma conscience. L'Etre dans le temps d'une conscience n'est pas superposable à un autre. Chaque conscience développe un temps qui lui est propre en le valorisant d'une manière propre. Ce sont ces contenus, ces valeurs qui induisent le progrès ou la régression.
Cela signifie, d'une part, que le temps n'a ni le même contenu ni la même valeur pour chacun de nous et, d'autre part, que le temps a un sens pour chacun en rapport avec le contenu de la conscience qui le pense.
Toutefois, au niveau social global et total, ces vexions particulières du temps se laissent entraîner par la direction que lui octroie la classe politique dominante. L'opposition à un régime politique s'explique alors par cette discordance entre les contenus des consciences c'est-à-dire la contradiction entre les valeurs générées par les uns et les autres. C'est donc la classe politique dominante qui imprime au temps un sens propre en rapport avec les valeurs qu'elle développe et qu'elle manifeste par ses actions. La nature de ces valeurs induira donc le progrès ou la régression.
Daniel Tchapda Piameu enseigne la philosophie au Cameroun depuis plusieurs années. Il dirige actuellement le service édition d'AfricAvenir à Doula, Cameroun.
Daniel Tchapda Piameu est l'auteur de plusieurs essais parmi lesquels: Comment penser le temps? Prolègomènes aux questions actuelles Ed. Nans, Yaoundé, 1993, 110p. Il a plusieurs ouvrages en cours et peut être contacté aux éditions d'AfricAvenir.
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