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Dans votre récente pièce de théâtre, La Villa belge, le personnage principal semble très préoccupé par la situation matérielle et intellectuelle de ses compatriotes vivant à l'étranger. Y a-t-il un message derrière cette production théâtrale?
C'est aux critiques d'identifier le message s'il y en a un, de le décortiquer au besoin, de passer de la fiction hilare à la réalité atroce du monde africain.
N'est-ce pas cette réalité qui vous sert de point de départ au développement de votre discours théâtral?
Oui, mais l'essentiel n'est pas le point d'ancrage, il faut sonder les dédales du langage qu'emprunte l'écrivain pour donner vie à un monde figé, pour recréer un espace onirique. Quand j'écris, c'est mon imaginaire qui est mis en route et en déroute. Ce qui vous est donné à lire est surchargé, surdimensionné, prisonnier d'un rêve individuel, qui peut, dans certains cas, rejoindre les phantasmes collectifs.
Vous revendiquez un discours détaché du vécu?
Pas du tout. La dramaturgie, puisque vous avez évoqué La Villa belge, permet une mise en situation très proche de la banale réalité dans laquelle nous baignons. Et au détour d'une tirade dans cette pièce, il n'est pas rare de croiser un cerveau africain en pleine détresse existentielle ou en pleine jubilation physique sur les rives de la Meuse, de la Seine, du Saint-Laurent ou de la Tamise.
Lorsqu'on se rappelle que dans Le Croissant des larmes, le professeur B.D termine son itinéraire dans un avion qui le conduit en exil, on se rend compte que vos personnages, leurs parcours et la thématique promise dans vos titres s'éloignent de plus en plus de l'Afrique : La Villa belge, La Flamande de la gare du Nord. Avez-vous succombé aux charmes de l'errance?
Les propos tenus par les personnages dans Le Croissant des larmes et dans La Flamande de la gare du Nord permettent de penser qu'ils sont à la recherche de l'absolu. N'oublions pas qu'il y a identité entre absolu et paradis! A propos de l'errance, laissez-moi vous dire que l'exercice d'écriture constitue en soi une forme symbolique de voyage erratique dans l'espace et le temps. Il n'y a aucun charme particulier à vadrouiller entre la Belgique et le Congo, entre la mémoire et le vécu, entre la négation de l'altérité et la revendication identitaire qui, dans La Flamande de la gare du Nord, opposent le journaliste Laurent Bololo et les poètes dont il critique l'extraversion des oeuvres.
Ces personnages sont congolais?
Ils en affichent les allures. Au fait, leurs origines importent peu. Ils peuvent être aussi bien maliens, camerounais, ghanéens, angolais que tchadiens, libériens ou guinéens. Justement, à propos du Congo, l'observation de la dimension de l'exode dans ce pays permet de comprendre et dans une moindre mesure d'expliquer le drame d'une catégorie particulière d'intellectuels, les professeurs d'université.
C'est un thème très prisé notamment dans votre premier roman, Le Croissant des larmes. L'exil de vos personnages est-il une démission ou une solution aux problèmes que vous posez?
C'est une quête d'absolu. La notion de démission présuppose un contrat que doivent honorer les contractants. Or, dans le cas d'espèce, le modèle de formation de l'intellectuel congolais est en rupture avec le service à la communauté nationale. Le thème de l'exil dans mes romans apparaît comme une parenthèse, plutôt une pause stratégique dans la recherche exténuante de solutions au problème du vivre-ensemble dans un espace rempli de pièges tendus par les marchands de chimères. D'un point de vue sociologique, il y a plusieurs facteurs qui justifient l'ex-territorialité - j'entends, par là, la nécessité de s'établir en dehors de leur pays - des professeurs d'université. J'en vois quatre.
Lesquels?
Aussi banal que cela puisse paraître, il y a d'abord l'incroyable modicité du salaire. Il n'y a aucun élément objectif qui entre en jeu pour calculer ledit salaire. Il y a six ou sept ans, seule la volonté du Guide de la nation, l'odieux Mobutu Sese Seko, suffisait à décider de l'augmentation du salaire en échange bien entendu du silence des professeurs. Ces augmentations sporadiques donnaient souvent lieu à des éditoriaux dithyrambiques sur les antennes de la radio nationale, l'instrument de déification du Guide de la nation. Le salaire n'était pas un droit, mais un don résultant de la magnanimité présidentielle. Une telle conception paternaliste (Le Guide éclairé est le Père de la nation) explique en partie l'extrême brutalité avec laquelle la police politique réagissait à toute tentative de revendication salariale. Les tortionnaires y voyaient une tentative de déstabilisation du régime et une mise en cause du pouvoir présidentiel.
La répression politique serait donc le deuxième facteur?
Bien sûr. Il faut la situer dans son contexte tropical. On devrait savoir que la prise de parole et la pratique des sciences sociales et humaines au Congo mobutiste et post-mobutiste conduisent nécessairement les intellectuels à une confrontation avec le pouvoir politique. Depuis un siècle, c'est-à-dire de l'époque coloniale aux années de l'indépendance, de la puante révolution authentique à la libération chimérique ou à la fragmentation en cours, les dirigeants n'admettent que les éloges et les apologies. Que reste-t-il aux intellectuels? La collaboration comme stratégie de survie; le silence comme forme particulière de soumission; et la révolte comme voie vers l'exil ou la prison, la relégation ou l'assassinat. Dans un tel contexte, du fait des discours qu'elles autorisent sur le réel, l'exercice cohérent et objectif de la critique littéraire ou de sciences humaines en fait des disciplines dangereuses aussi bien pour le chercheur qui voit son existence ou sa discipline mis en péril, que pour le pouvoir qui cherche à contrôler, voire à asphyxier le discours scientifique.
Quel rôle jouent les sciences humaines et sociales dans ce contexte?
Elles restituent à la société sa propre image. Entre les lignes, ou sous-jacente à la froideur du discours à prétention scientifique, apparaît souvent une critique du système, une critique de la mauvaise gestion du bien commun, du clientélisme, de l'incompétence des dirigeants, des inégalités sociales, de l'autoritarisme, des violations de libertés fondamentales, de l'illégitimité du pouvoir, etc. Ces sciences déstabilisent ou désinstallent les autocrates.
Vous mentionniez quatre facteurs?
Oui, passons au troisième. Il est de nature sociale. Qu'est-ce qu'un professeur d'université sinon le détenteur d'un capital social et culturel au sens où Bourdieu entend ces termes? C'est dire que le professeur est au centre d'un réseau de relations sociales qui le met en interaction avec un ensemble de personnes et lui confère un statut social. Remarquez qu'il n'est pas le seul à détenir un capital social. Cela dit, il en découle qu'il doit jouer des rôles correspondant à son statut de pourvoyeur d'avantages sociaux pour ses proches. Ceux qui attendent de lui qu'il assume ces rôles sont convaincus que son capital culturel, en fait ses diplômes, génèrent des revenus conséquents. Il ne lui reste qu'à les distribuer. Lorsqu'il voit son image se dégrader, il n'envisage de la récupérer qu'en s'éloignant géographiquement du Congo.
Que devient-il à l'étranger?
L'exode des professeurs clochardisés par le régime politique se fait généralement en direction de cette zone de prospérité matérielle connue sous le nom de l'Occident. Le professeur traumatisé et blessé dans son amour propre tentera de se trouver une place dans des institutions académiques. Certains y réussissent; d'autres pas.
Les professeurs ne constituent pas la catégorie la mieux rémunérée en Occident!
Non, mais les revenus qu'ils empochent les mettent à l'abri des besoins primaires. Savez-vous que le professeur d'université de chez nous fait partie de ceux qui ne peuvent plus manger à leur faim, se vêtir convenablement, payer les frais de transport, payer les frais de scolarité de leurs enfants, se faire soigner en cas de maladie? Ils partagent la misère collective, du moins au Congo.
C'est encore le règne de l'article 15 dont vous parlez dans Le Croissant des larmes?
Tout à fait. Le post-mobutisme est marqué par l'errance politique et la fragmentation du pays. Dans l'imaginaire congolais, le légendaire article 15 stipule que tout Congolais a le droit constitutionnel de se débrouiller pour survivre, peu importe le moyen auquel il recourt. Il en découle que la question du vécu individuel et collectif ne se pose plus en termes éthiques: le bien ou le mal, mais selon un schéma qui privilégie les aspects ontologiques et existentiels.
La fuite des cerveaux ne contribue-t-elle pas à cette destruction du pays et la quête d'absolu dont vous parliez est-elle nécessairement associée à l'ailleurs?
Cette destruction résulte du dysfonctionnement d'un système politique, social et économique gangrené par des contradictions structurelles. Il est vrai que l'absolu peut être vécu dans nos pays d'origine à condition de se réapproprier notre espace et de l'organiser. Je préfère me tromper mais je ne crois pas que ma génération soit en mesure d'assumer ce rôle. C'est ici le lieu d'invoquer le dernier facteur qui explique justement la fuite des cerveaux. C'est le facteur culturel. Vous le savez, la formation scolaire et académique a doté l'intellectuel congolais d'un ensemble des connaissances qui ont peu à voir avec les réalités de sa société. C'est un individu profondément néocolonisé, qui parle une langue puissante, mais minoritaire, qui n'a jamais réussi à redéfinir l'État de manière à intégrer les mémoires historiques congolaises. Il s'est contenté de fonctionner à l'intérieur de l'Etat-nation, ce monstre hideux, qui ne correspond nullement ni aux besoins ni à la vision du monde de la majorité d'une population frappée d'illettrisme, mais non dénuée de sagesse et du sens de l'organisation au niveau local. En réalité, le professeur est un agent de reproduction du modèle social étranger. Il va de soi que celui qui a renoncé à sa culture et qui est porteur d'un bagage culturel étranger n'a plus rien à perdre. L'exil est, pour lui, le point d'achèvement de sa servitude originelle.
Soit. Mais il est de nombreux Congolais et Africains qui officient efficacement sur place, refusent de laisser pourrir leur pays et les institutions qui les emploient.
A en juger par les résultats calamiteux dans plusieurs domaines, force est de constater que le travail, souvent abattu dans des conditions héroïques, est inefficace. Il y a une urgence historique : nos pays doivent se donner une vision de ce qu'ils veulent être dans le concert des nations : choisir entre la mendicité élevée en principe cardinal de politique étrangère et une dignité nationale qui ne soit pas un slogan creux. Ce choix doit se faire dans la concertation entre toutes les forces vives.
Dans ce contexte, a-t-il une solution pour résoudre le problème de la migration des compétences?
N'exagérons rien. Les migrations de compétences existeront toujours tant que des réponses concrètes ne seront pas données aux problématiques dont j'ai parlé en évoquant quatre facteurs justifiant la fuite. Dans mes deux romans, les héros sont retournés pour reconstruire leur pays. Mais ils ont mal posé le problème. Prenez La Flamande de la gare du Nord, Un tel qui rentre se contente de passer sa retraite à écrire des poèmes, un tel autre est porteur d'un projet de réforme constitutionnelle calqué sur le modèle tribal flamand. Dans Le Croissant des larmes, le héros une fois revenu au pays natal a pris les armes et a mené une guerre de libération. Il a échoué. En 1996, Kabila a pris les armes, il est arrivé au pouvoir. Mais tout le monde savait qu'il n'avait pas LE pouvoir. Il est mort assassiné. Par qui?
L'itinéraire de vos personnages ressemble un peu au vôtre... À quand votre propre retour?
Il faut éviter de comparer l'auteur aux personnages qu'il crée. Lorsqu'on écrit de l'étranger, on retourne en quelque sorte sur la terre de ses ancêtres pour donner de la nourriture spirituelle susceptible d'inspirer des débats. Lorsque je reçois des lettres m'annonçant que ma pièce de théâtre sera montée par telle troupe, je me considère comme présent au Congo. Ma présence physique n'a aucune importance.
Quel est selon vous, le rôle de l'intellectuel ou de l'Africain de la diaspora aujourd'hui?
Je voudrais simplement dire qu'il doit continuer à témoigner sur le passé et le présent, relater son expérience et transmettre par écrit de manière critique et autocritique ce qu'il croit être les voies de la libération.
Peut-on parler de diaspora congolaise ou même africaine comme on parlerait de diaspora juive ou irlandaise?
Je ne pense pas. Les conditions historiques de l'émergence de ces diasporas et leur mode d'organisation sont différentes. La situation coloniale et la culture qu'elle a générée semblent être devenues des éléments d'inhibition et d'anesthésie générale malgré les quarante ans de "souveraineté nationale" et de renouvellement des générations.
Après tant d'années passées à l'étranger, vous sentez-vous aujourd'hui congolais, africain ou canadien?
Mon discours littéraire n'a été rendu possible que grâce à un enracinement dans l'humus congolais. Même si mes livres se ressentent de certaines réalités occidentales, il n'en demeure pas moins vrai que l'émotion et le souffle vital qui les traversent sont congolais. Ceux qui me lisent n'ont pas de difficulté à s'en apercevoir. Ils me le disent au téléphone, par fax, par courrier électronique ou de vive voix.
Alexie Tcheuyap
University of Calgary
Alexie Tcheuyap a été formé à Moray House College of Education (Edinburgh), à L'Ecole Normale Supérieure (DIPES I &II), à l'Université de Yaoundé (Licence ès Lettres Bilingues, Maîtrise et Doctorat de 3ème Cycle en littérature africaine) et à Queen's University (Kingston, Canada. PhD en littérature et cinéma). Il est l'auteur de Esthétique et folie dans l'oeuvre romanesque de Pius Ngandu Nkashama (Paris/Montréal: L'Harmattan, 1998, 240p), Littérature et Cinéma et Afrique francophone. Présence Francophone no 57, (2001) (avec Sada Niang, Eds.) et d'articles dans Protée, Research in African Literatures, CiNéMAS, Bulletin of Francophone Africa, Palabres, LittéRéalité et Mots Pluriels. Il enseigne les littératures et cinémas francophones à l'Université de Calgary. Publié en ligne : Le moine habillé. Réflexes vestimentaires et mythologiques identitaires en Afrique Mots Pluriels 10 (1999). |
"Les poètes de l'exil dans La Flamande de la gare du Nord"Compte rendu de Daniel Tchapda Piameu |