Daniel Tchapda Piameu
Douala
I - Le passéisme et l'illusion de l'authenticité |
Les tenants de la thèse passéiste se regroupent autour du regrettable et illustre savant sénégalais Cheikh Anta Diop, fondateur de l'école égyptienne. L'égyptologie est l'école culturelle qui a eu le mérite de montrer que la culture africaine est l'une des plus anciennes humainement connues, et surtout que la race noire est la plus ancienne puisque c'est elle qui a peuplé l'Egypte antique, l'Egypte des savants, l'Egypte où sont venus s'instruire tous ceux qui aujourd'hui sont présentés comme les sources de la mathématique, de la philosophie, de l'astronomie et que sais-je encore ?
Interprétant les travaux de Cheikh Anta Diop, M. Kum'a Ndumbe III s'étonne de l'ignorance des Africains eux-mêmes sur cette antériorité de la culture noire : " En effet, beaucoup d'intellectuels africains ignorent aujourd'hui encore que les noirs d'Afrique sont les pères de la science, que nos ancêtres ont trouvé la valeur de [Pi] deux mille ans avant le grec Archimède, que le problème ndeg. 53 du Papyrus Rhind traite le théorème de Thalès, et ceci 1300 ans avant la naissance de Thalès, que le théorème dit de Pythagore est un théorème appliqué par des noirs plus de 1000 ans avant la naissance de Pythagore. Combien de noirs savent aujourd'hui que les noirs avaient étudié les fonctions du cerveau 1400 ans avant Démocrite et que les savants grecs comme Hippocrate, Théophraste, Dioscoride, Galien s'étaient instruits en médecine grâce aux savants noirs et en utilisant plus précisément la bibliothèque du temple d'Imhotep à Memphis, ce savant polyvalent noir qui fut en même temps l'architecte de Djozer"[2]. Les exemples cités par Cheikh Anta Diop ne concernent pas que les sciences. Ils s'étendent également aux arts, à la philosophie et à la religion. S'agissant de la religion chrétienne, voici ce que ce savant écrit dans Civilisation ou Barbarie : " En tout cas, Osiris est bien le Dieu qui, trois mille ans avant le Christ, meurt et ressuscite pour sauver les hommes. Il est le Dieu rédempteur de l'humanité, il montera au ciel, à la droite de son père, le grand Dieu, RA. Il est le fils de Dieu"[3].
Le penseur multiplie les exemples qui montrent que la religion chrétienne est née en Afrique dans ses principes théoriques plus de 1500 ans avant J.C, que les Juifs n'ont rien "inventé" à ce sujet et que le christianisme n'est en réalité qu'un prolongement de la théologie égyptienne antique.
Autour de cette thèse se rassemblent des hommes de culture africains ou étrangers. Il s'agit notamment de Théophile Obenga, Joseph Ki-Zerbo, de l'Américain Chancellor Williams et du Français Amelineau qui, sur ce terrain, est plutôt un précurseur. C'est en 1908 qu'il a publié ses Prolégomènes à l'étude de la religion égyptienne que Cheikh Anta Diop cite en référence dans Civilisation ou Barbarie. Amelineau serait le Français qui aurait précédé l'école égyptienne pour la déterminer.
Tous ces travaux établissent non seulement l'antériorité de la civilisation nègre sur toutes les autres, mais ils vont plus loin en montrant qu'il a existé une unité culturelle africaine , unité que l'on identifie par le moyen du paléo-africain qui serait la langue négro-africaine originelle de laquelle seraient issues toutes les autres langues de l'Afrique noire. Cheikh Anta Diop fait une analyse comparative du ouolof et de l'égyptien ancien et il découvre ceci de décisif pour l'histoire de l'Afrique : " Le processus de l'évolution des langues africaines apparaît clairement; loin de nous l'idée que le walaf descende par filiation directe de l'égyptien ancien, mais le walaf, l'égyptien et les autres langues africaines dérivent d'une langue mère commune que l'on peut appeler le paléo-africain, l'africain ou le negro africain de Homburger ou de Théophile Obenga"[4]. Une telle découverte justifie raisonnablement la recommandation faite par le colloque du Caire de 1974 qui "souhaite qu'un effort soit fait pour reconstituer une langue paléo-africaine à partir des langues actuelles"[5].
On comprend ainsi pourquoi Me Abdoulaye Wade pouvait s'insurger contre un cerain M. Lugan qui prétendait dans son livre qu'il n'existait ni unité culturelle africaine, ni unité linguistique africaine. Se fondant sur les thèses de Cheikh Anta Diop, Me Wade montre que l'Afrique d'avant la conférence de Berlin de 1884 était constituée de vastes empires qui n'étaient pas culturellement parlant différents les uns des autres. Il pense notamment aux empires du Ghana, du Mali, du Songhaï ", empires que d'autres Africains ont voulu reconstituer au XIXè siècle, Samory, El Hadj Omar, mais qui sont tombés sous les coups des colonisateurs"[6]. Il établit alors que cette unité africaine est aujourd'hui encore fondée sur des paramètres culturels communs aux Africains qui sont : " l'oralité de la civilisation, la couleur de la peau malgré les nuances, la matriarcat, la polygamie, la pratique de la circoncision antérieure à l'Islam, l'organisation sociale (tribus, clans), la permanence des structures sociales, le mode d'intronisation des chefs, la division du travail, la conception de la mort, le culte des ancêtres, les sacrifices, la cosmogonie, la philosophie, la palabre, le régime de la terre, l'unité linguistique, l'art nègre etc.,"[7].
Il y a malheureusement dans cette lecture de Me Wade une bonne part d'imaginaire car, s'agissant entre autres des phénomènes culturels tels que la conception de la mort et le culte des ancêtres qui sont en fait des phénomènes interdépendants, ou encore la cosmogonie et qui plus est, la philosophie, Me Wade fait l'erreur de les généraliser en Afrique noire pour au moins une raison. Il s'agit en effet de phénomènes culturels qui expriment toute la diversité de l'Afrique noire par la pluralité de ses manifestations. Car, pas plus qu'il n'y a qu'une seule conception de la mort en Afrique noire, ni un seul culte des ancêtres, il n'y a pas non plus dans cette zone du continent ni une seule cosmogonie, ni une seule philosophie, et encore moins une seule forme d'expression artistique. Ces domaines de la vie de l'esprit se caractérisent par leur dynamisme et se conforment généralement à leur lieu d'existence. Ces lieux d'expression sont pluriels en Afrique.
Mais dans tous les cas Me Wade ne parle du présent que pour évoquer les valeurs d'un passé réel ou fictif -le cas de l'unité de la philosophie africaine par exemple-[8] qu'il présente comme des modèles que le présent devrait répéter. Cette thèse manque cependant de réalisme. Cette identité culturelle qui est pour Me Wade une réalité en Afrique actuelle, n'est en fait qu'une fiction d'utopiste, fiction par laquelle les tenants de la thèse passéiste voudraient combattre les déviations dues aux manipulations intentionnelles politiques et économiques de l'impérialisme par des armes imaginaires. Le passéisme situe notre âge d'or derrière nous et développe par conséquent un regard contemplatif et apologétique à l'endroit de ce passé.
Un tel esprit se rencontre chez de nombreux autres hommes de culture camerounais ou africains . Tel est le cas du Professeur Kum'a Ndumbe III, homme de culture camerounais qui rêve d'une Afrique moderne reflet de son antiquité historique. L'Afrique relève le défi qu'il publie en 1985 souligne des thèmes tels que l'hospitalité par le partage, l'authenticité par l'autarcie, le rejet des cultures indo-européennes, le développement prioritaire des langues nationales.
Cet auteur pense que l'hospitalité est le propre de l'Afrique traditionnelle. Il en admire l'esprit. Il en est fasciné. Il cite à ce sujet l'exemple de son propre grand-père Lock Priso à l'époque " prince régnant à Hikorytown" c'est-à-dire à Bonabéri en banlieue de Douala. Il en tire alors une leçon " Il m'a révélé le sens du partage dont un dirigeant doit s'imprégner dans la tradition africaine "[9]. Pour ce qui est de l'authenticité, l'auteur prône d'une part la fermeture de l'Afrique aux Européens qui, selon lui, " tiennent (...) nos mentalités en esclavage"[10]. De manière plus précise, l'auteur exprime plus clairement cette attitude de rejets: " La culture européenne tue (...) l'homme africain en lui, elle en fait un esclave"[11]. Pour atteindre ce but de l'autarcie exclusiviste, le penseur appelle une réforme de l'école qui met l'accent sur le développement des langues nationales africaines qui " doivent devenir les langues d'enseignement"[12]. Le but d'une telle africanisation du système d'éducation c'est que " sinon nous trahirons en permanence notre pensée africaine profonde et livrerons nos secrets les plus intimes à n'importe quel intrus"[13].
Mais alors, en combien de langues faudrait-il enseigner au Cameroun? Et en Afrique? Comme nous le voyons, cette perspective théorique conduit objectivement à un cul-de-sac. Cette question est pourtant la préoccupation fondamentale de certains hommes de culture africains de nos jours encore.
Dans le cadre d'un colloque organisé en 1985 par l'état du Cameroun sur le thème de l'identité culturelle camerounaise, le philosophe camerounais Marcien Towa opte lui aussi pour le développement des langues nationales parce que selon lui le fait que ce développement fasse défaut est " l'une des causes fondamentales de notre échec en Afrique"[14]. Ce faisant, il ajuste son point de vue sur celui du gouvernement camerounais dont le Ministre de la culture " prenait officiellement et fermement position en faveur des langues nationales"[15]. Suffit-il cependant que l'état prenne " fermement" position pour une question sociale donnée pour que le philosophe doive le suivre sur cette voie ? La fermeté est dogmatique. Le philosophe devrait plutôt s'en étonner ce qui ne semble pas être le cas de Marcien Towa qui justifie son adhésion en évoquant l'exemple de la colonisation allemande qu'il prend à témoin pour s'en féliciter : " l'enseignement des langues au Cameroun n'est pas une innovation, (...) la colonisation allemande avait organisé un enseignement où effectivement on devait commencer par les langues nationales, par les langues maternelles"[16].
Il faut pourtant faire justice à M. Towa en reconnaissant que sa position n'est pas aussi traditionaliste que celle de M. Kum'a Ndumbe III dans la mesure où il parle d'enseigner ces langues pour " commencer ". Il pense donc en même temps à autre chose. Sa position s'apparente quelque peu à celle du linguiste camerounais le Professeur Maurice Tadadjeu qui penche pour un trilinguisme[17] qui intègre le bilinguisme officiel et une langue nationale. Cette langue nationale devrait elle aussi être une langue d'enseignement . C'est à partir de ce point que sa propre thèse fait problème à mon avis.
Le problème de notre identité culturelle ne peut en réalité pas être résolu au moyen de l'exacerbation des différences linguistiques, phénomène qui prédispose plus à des dérapages tribalistes et ethnocentriques qu'à la conscience nationale. L'identité culturelle est l'expression de cette conscience. La langue commune en est le vecteur. Or aujourd'hui la question nationale est plus complexe chez nous que par le passé. Nous devons pourtant relever ce défi pour notre bien. Essayons d'en examiner les opportunités.
Retenons avant d'y arriver que les thèses passéistes ont l'avantage de faire impression. Ce sont des thèses affectives qui tirent sur les cordes de notre sensibilité mais qui font obstacle à un usage clairvoyant de notre rationalité. Ces thèses font malheureusement illusion parce qu'elles imaginent plus qu'elles ne lisent le temps. Nous devrions nous en méfier.
II - Le futurisme et l'ouverture à l'universel |
La thèse du futurisme s'appuie sur deux idées-forces : celle d'une réforme révolutionnaire de l'école d'une part, et celle de l'absolu besoin d'une révolution politique en Afrique d'autre part.
La question de réforme de notre système éducatif est le point de rencontre d'une pluralité de problématiques en Afrique actuelle. Le problème de la reconquête de notre personnalité historique et donc de notre identité culturelle en est le fondement. Il en est ainsi parce que l'école est le véhicule le plus efficace des valeurs et le mode le plus performant de leur transmission. Or l'école africaine actuelle est une école coloniale qui ne peut en aucun cas nous aider à devenir nous-mêmes à cause du désir égoïste de l'impérialisme de demeurer le seul maître sur la scène de l'histoire. Le bilan de l'école africaine montre aujourd'hui que celle-ci n'a servi qu'à nous extravertir et nous détourner intentionnellement de l'essentiel. Voilà pourquoi la reconquête du soi culturel en Afrique passe par une réforme profonde de l'école.
Or, de mon point de vue, réformer l'école ce n'est pas seulement " mettre les préoccupations de culture nationale là-dedans " comme le dit le philosophe Towa. Il ne s'agit pas non plus de détourner nos enfants de notre histoire, mais de mieux la leur faire connaître dans sa vraie version, et non telle qu'elle a été tronquée par l'impérialisme et ses serviteurs pour servir leurs propres intérêts. Or l'histoire récente de l'Afrique, sa vraie histoire, n'est pas encore vraiment écrite. L'histoire récente du Cameroun par exemple est encore un véritable mystère pour nous. Les thèses divergent en fonction des auteurs. C'est sans doute le propre des sciences humaines. Mais il demeure urgent que la communauté scientifique de l'Afrique se mette ensemble pour que cette histoire soit révélée aux peuples d'Afrique. Il faudrait sans doute pour cela que le politique rende possible un tel décryptage. Assurément rien de profond ne pourra se réaliser sur notre continent sans notre révolution politique.
La réforme de l'école devra non seulement éclairer l'Africain sur son histoire, mais surtout l'ouvrir au monde moderne. Le passéisme est le lit de Procuste des cultures. Ainsi, l'école africaine nouvelle sera une école moderne au plein sens du terme, une école dans laquelle enseignants et enseignés occuperont une place de choix dans l'intérêt de l'état, une école tournée vers la civilisation moderne et opposée au narcissisme autocontemplatif et autoparalysant que lui conseillent certains hommes de culture. Il s'agit d'une école révolutionnaire parce qu'elle détient les moyens de sa politique, les obstacles à cette réalisation ayant été supprimés par la révolution politique.
Cette école africaine nouvelle sera le laboratoire où se prépareront les valeurs de base de l'Afrique nouvelle, c'est-à-dire de l'état continental. Cette école-là enseignera comme aujourd'hui les langues officielles, mais elle fera de l'anglais sa langue de communication de base. Loin l'idée de continuer à vendre l'Afrique à l'impérialisme et de faire perdurer la colonisation. C'est un certain réalisme historique qui me conduit à cette option. Dans tous les cas, ce n'est pas en s'enfermant dans nos langues locales que nous effacerons pour autant notre sujétion. Notre problème est bien plutôt de savoir comment nous pouvons arriver à nous libérer sans pour autant plonger dans le risque insensé de l'autarcie schizophrénique.
Il s'agira d'une école que l'état rendra obligatoire et gratuite pour le cycle primaire et dans laquelle le pouvoir public investira suffisamment de moyens pour que la pauvreté des parents ne devienne pas un handicap à l'objectif de la scolarisation systématique de tous. Dans les nations francophones comme le Cameroun, il s'agira de développer un bilinguisme effectif par lequel l'enfant sera capable au bout de son cycle primaire de s'exprimer suffisamment bien en français et en anglais.
L'Afrique a le devoir de communiquer et d'échanger à tous les points de vue avec les autres continents. L'Afrique doit s'ouvrir au monde. Or l'anglais est la langue de communication internationale. Que vous vous trouviez à Moscou, à Berlin, à Buenos Aires, à Rome, à Barcelone ou à Paris, la réaction la plus naturelle face à quelqu'un qu'on sait de nationalité étrangère parce qu'il ne parle pas la langue locale, c'est de lui parler en anglais. Les Européens le font sans complexe. Pourquoi devrions-nous y trouver un mal ? Au vrai, l'Européen moyen est bilingue. Il connaît sa langue officielle et l'anglais. Son identité s'exprime à travers cette ouverture. L'Allemand demeure allemand en parlant l'anglais. Il en est de même pour tous les autres Européens. Pourquoi ne pourrait-il pas en être également ainsi pour les Africains ?
Je sais d'emblée quelle objection peut m'être faite ici. Il s'agit de dire que les Européens ne sont pas les Africains et donc que les langues européennes ne peuvent pas véhiculer fidèlement les cultures africaines, Cheikh Anta Diop qui soutenait une telle thèse pensait qu'il n'y a que le swahili pour servir de langue de communication internationale pour les Africains. Un tel argument se fonde bien entendu sur le souci légitime de sauvegarder notre authenticité culturelle. Mais je pose pour ma part la question suivante : une telle thèse tient-elle compte de la réalité historique de l'Afrique de ce vingtième siècle finissant ? Voici ce que j'en pense: la langue française en situation d'adoption comme langue nationale en France n'était pas l'unique langue locale existante. Elle a émergé par volonté politique de doter la France d'une langue de communication nationale. Il en a été de même de toutes les autres langues nationales européennes. Maintenant quant à savoir si ces langues nationales étaient capables d'exprimer l'identité culturelle de ces différents peuples dans des situations qui étaient elles aussi des situations de complexité, je réponds que oui. Non pas parce que toutes ces langues sont issues des terroirs dont elles sont censées exprimer les cultures, mais parce que malgré leurs origines complexes, - qu'il s'agisse de l'allemand ou du français- ces langues ont joué la fonction commune à toutes les langues qui est d'exprimer l'esprit des hommes. Je veux dire qu'une langue n'a pas besoin d'être d'origine africaine pour exprimer la culture africaine. D'ailleurs aujourd'hui, l'historiographie de toutes ces langues montre assez clairement que leur contact avec les autres peuples du monde les ont enrichies de phonèmes et de tournures linguistiques nouveaux. Le cas de la langue française telle qu'elle est parlée dans chacun des pays francophones africains donne lieu à une étude qui prouve qu'une langue, quelle qu'elle soit, se caractérise par sa flexibilité. Dites-moi combien d'Africains modernes sont encore capables de parler correctement leur langue maternelle ? Cette langue maternelle elle-même a-t-elle pu échapper aux transformations dues à l'acculturation ? Je ne pose en fait pas de question pour indiquer des axes de recherches. Car la moindre petite observation de notre environnement linguistique prouve qu'on fait erreur en pensant que nous pouvons aujourd'hui parler nos langues telles qu'on le faisait encore il y a seulement 20 ou 30 ans. Toutes les langues vivantes se caractérisent par leur mobilité et leur flexibilité[18]. Voilà pourquoi l'appel à nos langues pour exprimer notre authenticité est déjà en soi-même un problème mal posé, puisque ces langues elles-mêmes ne sont plus authentiques au sens où les passéistes entendent ce terme.
D'autres par contre posent le problème de la promotion de ces langues nationales pour des raisons de leur survie. Au vrai, le développement des langues officielles leur laisse toujours leur espace vital sans en décider vraiment politiquement. L'exemple de la France est assez édifiant à ce sujet où le languedoc, le normand, le breton et bien d'autres langues nationales continuent à exister et à être pratiquées à côté du français qui est la langue officielle en France. La survie de ces langues ne dépend pas d'une politique nationale mais de l'attachement libre et individuel des peuples à ces racines culturelles. Tous les Bretons n'ont pas exactement la même attitude vis-à-vis du breton, tous les Comanches ou tous les Bamilékés non plus. Le souhait n'est pas de laisser mourir ces langues, mais nous ne devrions pas en faire un problème historique.
Nous avons pourtant le devoir urgent de nous mettre au diapason de la civilisation universelle. Nous ne pouvons le faire que si nous nous en donnons les moyens. C'est la dimension politique de cette question qui en est le principal fondement. L'identité culturelle que nous recherchons en Afrique est d'abord une question de volonté politique. Car, tant que nous ne serons pas capables de nous prendre en charge, de décider nous-mêmes de notre destin, de n'avoir d'autres juges de nos actions que nos propres peuples; tant que nous ne serons pas libres et donc effectivement indépendants, aucune réforme véritable ne sera possible en Afrique, et parallèlement aucune identité culturelle de l'Afrique n'adviendra. Il s'agit alors de savoir comment une telle politique volontaire sera possible.
Elle adviendra par le moyen de la race nouvelle d'hommes politiques africains, de vrais hommes politiques, de patriotes et non de mercenaires comme la plupart de ceux qui nous gouvernent sur le continent de nos jours. L'Afrique a besoin de la race de " fous" au sens où l'entendait Thomas Ankara. Selon ce regretté soldat et grand patriote africain " on ne peut pas effectuer des changements fondamentaux sans une certaine dose de folie. Pour ce faire, il faut être non conformiste, avoir le courage de tourner le dos aux anciennes formules, et celui d'inventer le futur. Car c'est parce qu'il y en a eu des fous dans le passé que nous pouvons agir avec une extrême clairvoyance aujourd'hui"[19]. Cette génération nouvelle de " fous" n'est pas encore née. Sankara s'amusait dangereusement à déclarer " J'aimerais être l'un de ces fous". Combien sont-ils sur le continent qui seraient capables aujourd'hui de faire officiellement une telle déclaration ? C'est pourtant par ces " fous" qu'adviendra l'état continental dont rêvent légitimement tous les intellectuels africains sérieux.. Je pense pour ma part que l'Afrique nouvelle est encore une oeuvre politique de longue haleine dont le moyen sera, compte tenu de notre situation coloniale actuelle, une ruse politique que j'appelle " le synchronisme politique" qu'il faudrait bien entendu distinguer de la fameuse " politique consensuelle" que proposait le président Chirac aux Africains dans son discours de Juillet 1996 à Brazzaville[20]. La politique consensuelle continue sans discontinuer notre assujettissement. Le synchronisme politique est révolutionnaire, mais il l'est politiquement, pacifiquement, progressivement, patiemment, par ruse volontariste.
L'ancien président nigérian Oléségun Obasanjo avait raison en 1988 lorsqu'il déclarait que " l'Afrique ne peut plus se permettre de continuer son chemin avec des dirigeants pas ou mal préparés à assumer leurs charges. La plupart de nos problèmes proviennent de cette défaillance humaine. Une défaillance qui empêche la stimulation des sources de créativité de nos peuples"[21]. Or c'est de cette révolution politique que dépendra l'avènement de notre nouvelle et vraie identité culturelle, une identité vraie et donc réaliste parce qu'elle épousera les contours de notre histoire en manifestant dans sa totalité la complexité qui est la nature véritable de notre être historique actuel..
En attendant, nous cafouillons dans les mensonges et les spéculations idéologiques qui nous caressent dans le sens du poil pour nous endormir. A moins qu'on dise que notre identité se reconnaît dans la pauvreté, la faim, les guerres interethniques, les pouvoirs autoritaires et extravertis politiquement et économiquement, je ne vois personnellement pas quelles sont les valeurs que nous autres Africains partageons objectivement en "situation coloniale". Ces éléments communs ne sont pas des valeurs parce qu'une valeur c'est quelque chose qui a du prix et qui mérite d'être recherchée. La pauvreté, la faim et les autres avatars de notre histoire sont plutôt des obstacles à notre éclosion, des obstacles que nous devons combattre résolument et de manière responsable afin qu'advienne l'Afrique dont nous rêvons.
Notes
[1] J'ai déjà eu l'occasion d'analyser le concept d'authenticité culturelle dans Comment penser le temps ? (Prolégomènes aux questions actuelles) Ed. NANS, Yaoundé, 1993, p. 54 à 58, où je définis négativement l'authenticité comme " exclusion de ce qui n'est pas soi, (...) refus de ce qui est étranger à soi" p. 56
[2] Kum'a Ndumbe III, L'Afrique relève le défi, Ed. AfricAvenir, Douala, 1985, p. 16-17
[3] Cheikh Anta Diop, Civilisation ou Barbarie, Présence Africaine, Paris, 1981, p. 391
[4] Cheikh Anta Diop, Parenté génétique de l'égyptien pharaonique et des langues négro-africaines, IFAN-NEA, Dakar, 1977, p. xxv
[5] Colloque sur " Le peuplement de l'Egypte ancienne et le déchiffrement de l'écriture méroïtique" organisé par l'UNESCO, Le Caire, 28 Janvier-03 Février 1974, in Etudes et documents I,UNESCO, 1978, p.17
[6] Abdoulaye Wade, répond à Bernard Lugan à propos de son ouvrage Afrique, Histoire à l'endroit, in Géopolitique africaine " L'aiguillon Gorbatchev ", Sté Franco-africaine d'Edition, Paris, Mars 1990; p. 156
[7] Ibid. p. 154
[8] J'ai publié Comment penser le Temps (Prolégomènes aux questions actuelles) pour remettre en cause le concept de philosophie africaine tel qu'il est exploré par les penseurs africains non pour philosopher mais pour spéculer sur l'essence de la philosophie en Afrique. Le discours de Me Wade s'insère dans la catégorie des ethnophilosophies que l'école critique a depuis fustigée et qui me semble être à l'origine du dérapage philosophique chez nous.
[9] Kum'a Ndumbe III, op.cit. p. 31
[10] Ibid. p. 16
[11] Ibid. p.14
[12] Ibid. p. 51
[13] Ibid. p. 51
[14] Identité culturelle camerounaise, Ed. CEPER, Yaoundé, 1985; p. 36
[15] Ibid. p. 36
[16] Ibid. p. 55 : Pendant cette période l'on enseignait au Cameroun les langues suivantes: l'éwondo dans le grand Sud, le duala dans le littoral, le Bangangté(medumba) dans le grand ouest et le fufuldé dans le grand nord
[17] Maurice Tadadjeu, " Pour une politique d'intégration linguistique camerounaise. Le trilinguisme extensif", in Identité culturelle camerounaise, op. cit. p. 187
[18] Le swahili que l'on présente comme étant une langue authentiquement africaine est écrit en caractères arabes. L'authenticité de cette langue devient alors très relative et prouve qu'on ne peut se fonder sur une telle raison pour la choisir comme on tend à le faire. Dans tous les cas cette option n'aide pas à l'ouverture dont l'Afrique a aujourd'hui besoin pour se développer.
[19] Thomas Sankara cité par Daniel Etounga Manguellé in L'Afrique a-t-elle besoin d'un programme d'ajustement culturel ? Ed. Nouvelles du Sud, Paris, 1991; p. 72
[20] Je développe ce concept dans L'Afrique s'émancipera par la Révolution (Essai pré-critique du concept de synchronisme politique) , en cours d'édition, p. 75 et sq.
[21] In Daniel Etounga Manguellé, op. cit. p. 121
Dr Daniel Tchapda Piameu enseigne la philosophie
au Cameroun depuis plusieurs
années. Il habite à Doaula et il est actuellement le correspondant du Syfia
[Système francophone d'information agricole, fax: (237) 39.25.13] pour le Cameroun.
Daniel Tchapda Piameu est l'auteur de plusieurs essais parmi lesquels:
Comment penser le temps? Prolégomènes aux questions actuelles
Ed. Nans, Yaoundé, 1993, 110 p. Il a plusieurs ouvrages en cours de publication.