Daniel Tchapda Piameu
Université de Douala
Lettre à ma fille Djamila P.
Interrogeons-nous d'entrée de jeu sur ce qu'est la philosophie. Prenons pour l'examiner la définition étymologique. Il est reconnu que la philosophie est amour de la sagesse. Pythagore qui créait ce néologisme au 5ème siècle avant JC entendait clairement que ce domaine du savoir humain qu'il lui a plu d'appeler philosophie se donne pour objet la sagesse humaine. Autrement dit, du point de vue du géniteur du concept, la philosophie n'a pas d'autre préoccupation que tout ce qui est relatif à la sagesse.
La sagesse est toujours relationnelle. Elle est relation de l'homme au temps. Il en est ainsi parce que la philosophie est non seulement une manière de penser mais aussi une manière d'être dans le temps. Mieux encore, même si elle n'était qu'une manière de penser, la philosophie serait encore une manière de penser le temps. Aucune philosophie proprement dite ne se développe loin de ce concept. Toute philosophie est pensée du temps. D'où la majeure de ce raisonnement.
L'adéquation de la sagesse et du temps exige aussi qu'un tel type de rapport de conformité soit établi entre la philosophie et l'espace. L'universalité humaine générique est une vérité qui n'exclut pas la relativité culturelle historique. L'Etre dans le monde de l'homme n'est pas identique dans l'espace et dans le temps. En sorte que, en dernière analyse, le concept de sagesse se doit de se soumettre aux contours de cette relativité historique, non pas dans le sens où, philosophiquement parlant chaque contexte doit définir ses modalités de sagesse, nous reviendrions ainsi à un débat aujourd'hui obsolète, mais dans le sens où, en rapport avec les exigences fondamentales de la philosophie, chaque contexte doive s'adapter à ses propres contraintes. La sagesse humaine est indissociable de son milieu. Le philosophe pense le particulier par le contour de concepts et de méthodes universalisables. Il serait par conséquent erroné de régionaliser cette conceptualité pour des prétextes d'idiosyncrasie ou d'authenticité. Je veux dire que la philosophie est une et universelle. "La science et la philosophie s'adressent à tout le monde, même aux Turcs". C'est Descartes qui plaisantait ainsi. Le Professeur Njoh-Mouellé reprend cela à sa manière en écrivant que "la philosophie ne connaît ni couleurs, ni régions géographiques". D'où la mineure: l'Afrique est une région de l'humanité qui se particularise par ses propres spécificités naturelles et culturelles. Son rapport à la philosophie doit respecter cette régionalité si le rapport de cette philosophie à l'espace africain ambitionne de générer de la sagesse.
D'où enfin la question suivante: quelle philosophie pour le temps africain actuel? En termes plus simples je voudrais savoir si toute philosophie, tout système philosophique, peut répondre adéquatement aux exigences historiques de l'Afrique de notre temps. Autrement dit, peut-on rationnellement déterminer parmi les systèmes conceptuels existants un seul qui réponde aux appels des Africains de notre temps et qui leur permette de résoudre leur problème historique de lutte pour la vie qui s'est transformée sur le continent en lutte contre la misère fécondée par l'impérialisme?
D'emblée, je voudrais répondre à cette dernière question en disant que Non. Tous les systèmes de philosophie se créent en rapport avec les contextes, l'espace et le temps, et donc ne sauraient être transposés tels quels ailleurs. Le philosophe doit être un artiste, c'est-à-dire un créateur, bien que sa création doive nécessairement se hisser sur les épaules des générations précédentes. La philosophie crée sa substance à partir de l'espace et du temps, mais surtout en rapport avec des systèmes historiquement connus. Le système cartésien est né du contact interrogateur du philosophe avec le système d'Aristote et du recul qu'il effectua par rapport à la scolastique. Emmanuel Kant affirme avoir été réveillé de son "sommeil dogmatique" par David Hume; mais il y a également chez Kant des ferments de pensée issus de son contact avec Jean-Jacques Rousseau. Marx et Engels ne sont matérialistes à leur manière que grâce à Hégel. Kierkegaard lui aussi n'a fondé l'existentialisme que sur une critique de Hégel; etc.
Une remarque peut cependant être faite: lorsque nous parlons de Descartes, Kant, Hégel, Marx, Kierkegaard et tous les autres, nous parlons de philosophes qui pensent chacun pour son compte personnel et non pour un espace et un temps quelconque. Parlant de l'Afrique, nous aurions l'intention de déterminer quelle philosophie serait adéquate pour cet espace humain, comme si l'on voulait rompre la règle de l'individualité de la pensée philosophique pour en faire une sorte de pensée collective à laquelle tout le monde adhérerait spontanément. Une telle problématique serait bien évidemment elle aussi obsolète. Je suppose pour ma part que ce problème a déjà historiquement été posé et résolu par les nombreuses problématiques critiques connues chez nous. Poser la question de savoir quelle philosophie serait adéquate au temps africain actuel revient donc, de mon point de vue, à me demander d'une part si les autres systèmes connus en Afrique ont pu remplir la mission de produire les sagesses dont notre histoire avait besoin pour nous sortir de notre situation de dépérissement et, d'autre part, quelle attitude philosophique je pense être souhaitable pour nous en rapport avec notre temps. Et comme nous le voyons, cette interrogation ne renvoie qu'au philosophe en tant que conscience individuelle et non à un groupe humain ou culturel. Il s'agit donc d'analyser une attitude personnelle autour de cette problématique riche en soi et dont le débat qu'elle suscite devrait contribuer à enrichir le capital philosophique de l'Afrique.
Pour ne pas me tromper de lieu du discours, je voudrais répondre à une question préalable: quel est le temps dont le discours philosophique actuel devrait déterminer la sagesse? C'est une brève analyse des données de notre histoire qui m'aidera à y répondre dans sa triple dimension économique, culturelle et philosophique. Je pourrai ensuite me pencher sur la forme de pensée philosophique que je pense être mieux qualifiée pour nous aider à tout le moins poser le problème de notre crise historique actuelle, attendu qu'un problème bien posé est déjà à moitié résolu.
1 - Le temps de crises : la crise multiforme |
Etudiant le phénomène de transfert des technologies et son impact sur l'économie du Cameroun pendant la décennie 73-83, J. C. Willame fait remarquer que ce phénomène a causé de très gros dommages à l'économie du pays entraînant de graves maux et d'énormes problèmes sociaux :
Le constat de cette déchéance est ce qui motive Daniel Etounga Manguellé dans son essai de 1991. Faisant l'état des lieux à cette date, il constate fort malheureusement qu'en Afrique, chaque année qui passe a entraîné une plus grande régression : "L'Afrique n'est plus au bord du gouffre, écrit-il, elle y est tombée depuis et continue malheureusement sa chute libre dont personne n'entrevoit encore la fin"[3]. Cette situation de dégradation presque fatale ne peut pas ne pas donner à penser. D'où cette interrogation de l'auteur : "Comment passer sous silence le fait que depuis cinq ans la situation loin de s'améliorer n'a fait qu'empirer ?"[4]. Et il fait alors ce constat amer franchement alarmant : "L'Afrique est donc aujourd'hui véritablement en panne"[5].
Laissons de côté, pour un moment, ce constat général lui-même suspect sur certains aspects, pour nous intéresser à un secteur plus précis, le secteur paysan, qui est en Afrique le secteur le plus important de la vie publique. Il comprend encore aujourd'hui la plus forte proportion de nos populations, notre économie étant encore fondamentalement agricole. M. Jean-Marc Ela lui a consacré de très intéressantes études. Ici le constat est plus amer encore : pauvreté, analphabétisme, vols, viols des hommes et des consciences, clientélisme, famine, mort précoce sont le lot quotidien de cette frange du reste majoritaire de la population.
Toutefois, cette modestie de l'auteur s'estompe et s'évanouit devant l'outrecuidance de la réalité historique. M. Ela en fait une description à la limite choquante tant elle est poignante et troublante. L'un des maux les plus décriés par l'auteur se trouve être la pauvreté. Celle-ci est à l'origine de plusieurs autres maux sociaux en Afrique parmi lesquels on peut citer l'analphabétisme et le manque de soins de santé. C'est "la montée des inégalités sociales"[7] qui les explique pense M. Jean-Marc Ela. Cela se reflète par la scolarisation discriminatoire de la population, seuls les personnes appartenant aux classes possédantes pouvant couvrir les frais de scolarité qui ne sont pas à la portée du paysan moyen :
Sur le plan de la santé aussi, seuls quelques privilégiés de la société que M. Ela dit être "les membres de la classe dirigeante"[10] ont les moyens de se faire soigner au grand mépris des pauvres paysans qui, faute de moyens sont souvent contraints de se tourner vers la médecine traditionnelle.
Cette situation de pauvreté représente une menace permanente pour la vie, menace d'autant plus révoltante qu'elle décrit souvent l'irresponsabilité des Etats face à leurs obligations vis-à-vis de tous les citoyens. Dans la plupart des nations l'Etat accorde ses faveurs bien plus à l'armée, moyen de la sauvegarde du pouvoir, qu'à la santé et à l'éducation de la population. Cette "situation est grave, écrit M. J.M. Ela, dans la mesure où le budget des forces armées dans l'ensemble des Etats africains montre avec évidence, que la sécurité des appareils de pouvoir est une préoccupation bien plus importante que la santé de l'immense majorité des citoyens"[11].
2 - Les approches idéologico-idéalistes de la crise : les mystifications de l'afropessimisme |
Reprenons ici la thérapeutique que nous propose Daniel Etounga "aller au coeur de nos moeurs et coutumes, pour extirper la gangue qui empêche nos sociétés de se mouvoir vers la modernité"[12]. Qu'est-ce à dire? Où l'auteur situe-t-il ce que nous pourrions appeler notre "ennemi" contre qui notre combat devrait se diriger? L'auteur désigne et accuse notre passé culturel. Il pense ainsi que nous sommes nous-mêmes les principaux obstacles à notre émancipation. La lutte pour notre libération serait donc d'abord une lutte contre nous-mêmes. Il s'agirait alors d'interroger le passé culturel de soi comme le disait le Professeur Marcien Towa dans l'Essai afin de l'exorciser de ce qui constitue cet obstacle actuel. Ainsi, à la manière de la plupart des penseurs africains, c'est par autoculpabilisation que procède M. Etounga Manguellé.
C'est une attitude semblable que nous retrouvons chez le Pr Hubert Mono Ndjana qui, se prononçant dans une conférence publique en Décembre 1994 sur le thème "L'école face au défi technologique ", concluait son propos en affirmant que l'Afrique ne peut se développer que par la science. Il s'agira pour nous autres Africains d'opérer une critique de nos mentalités rétrogrades. Autrement dit, le problème de développement en Afrique est un problème d'auto-révolution. Car, ajoute M. Mono pour s'en convaincre, "Nous ne pouvons tuer le père ". Et reprenant une pensée de Descartes fort bien connue, M. Mono soutient qu'il vaut mieux se changer soi-même que l'ordre du monde. Dans le même exposé pourtant, M. Mono estime que ce sont les partenaires du Nord qui organisent ce qu'il appelle lui-même "les combats de coqs" qui s'observent sur le terrain politique de notre continent. En effet, comment pourrait-on envisager un changement véritable sur ce terrain sans prendre au sérieux notre rapport à l'impérialisme? L'attitude des afropessimistes développe une sorte de stratégie réactionnaire et conservatrice. L'on ne peut valablement orienter la révolution en en masquant les véritables dimensions.
Madame Axelle Kabou a publié en 1991 un livre qui s'inscrit dans la perspective de cette philosophie d'autoculpabilisation et d'auto-révolution. Le principe qui gouverne l'analyse de Axelle Kabou découle logiquement de l'inversion catégorielle par laquelle elle confond la cause et l'effet. Cette inversion est le mal commun de cette école. Elle contraint à réexaminer la question du rapport de la conscience au temps. Au vrai, le sens que prend le temps est lui-même déterminé par le contenu que les hommes octroient à cette conscience du temps. Tout le problème consiste alors à s'interroger sur l'origine de ce contenu . Est-il produit in abstracto et ex-nihilo par la conscience réfléchie ou alors est-il favorisé par des circonstances historiques précises?
De toute évidence, aucune conscience ne peut elle-même produire son propre contenu indépendamment d'une expérience donnée. Il ne s'agit certainement pas de penser que la conscience reflète l'expérience mais, a fortiori, de montrer que le contenu bien que repensé de la conscience n'est toujours qu'une expression d'une certaine manière de l'histoire qui, elle-même, se traduit dans les consciences à travers les schèmes dominants de la classe socialement dominante. Par conséquent, s'interroger sur l'origine du contenu de la conscience c'est se faire obligation de reconnaître qu'il existe dans l'histoire des rapports de domination par l'intermédiaire desquels le contenu des consciences se structure. En Afrique, ces rapports de domination s'appellent l'impérialisme. Ainsi, il n'y a rien de plus sensé que d'affirmer que, sur le vieux continent, c'est l'impérialisme qui est la source à laquelle s'abreuve le mental individuel et collectif. La conscience que l'Africain a du temps est une conscience dont l'impérialisme est la principale toile de fond.
Cela veut dire que si ce mental est problématique à cause des incongruités qu'il génère et développe, celui-ci ne peut être sauvé de son état régressif que par une lutte méthodique dont ce contenu déterminant sera la cible. Dans sa situation actuelle, l'Afrique ne peut donc raisonnablement lutter pour son émancipation qu'en combattant l'impérialisme qui en est l'ennemi principal.
Le raisonnement de Madame Axelle Kabou est contraire à celui-ci. Elle procède à l'inverse, parfaitement comme par le moyen d'une camera obscura. Elle pense par exemple que "pour comprendre pourquoi ce continent n'a cessé de régresser (...) il faut d'abord se demander comment cela fonctionne au niveau micro-économique le plus élémentaire: dans la tête des Africains"[13]. Elle disqualifie ipso facto les thèses qui imputent à l'impérialisme la responsabilité de la situation de l'Afrique. Elle accuse les classes politiques africaines de distiller ce mythe pour des raisons égoïstes de conservation du pouvoir. Par ce moyen, il s'agirait pour eux de "disculper d'avance la classe politique de tout soupçon d'incompétence en détournant les esprits vers un interminable complot international, car plus cela dure, plus on a de raisons de rester au pouvoir"[14]. Mieux encore, toujours dans le sens de la déculpabilisation de l'impérialisme, elle soutient que c'est de manière intentionnelle qu'on l'accuse d'être responsable de la situation de l'Afrique: "la classe politique africaine ne doit sa légitimité et sa crédibilité qu'à la croyance en l'existence d'un complot néocolonialiste"[15]. Autrement dit, ce complot est illusoire et intentionnellement tel. L'impérialisme se trouve ainsi lavé de tout soupçon au détriment du mental négro-africain pris à parti à cause de sa structure séculaire prétendue non prométhéenne. Elle développe une ontologie négativiste par laquelle les populations africaines apparaissent comme étant par essence des personnes paresseuses, non créatives et non critiques. L'Afrique régresserait faute d'un "tour d'esprit créatif opérant dans un contexte susceptible d'amplifier les résultats de l'inventivité, de l'ingéniosité, de l'emprunt à d'autres civilisations"[16]. On comprend alors pourquoi la solution au mal consiste, selon l'auteur, à "désintoxiquer les mentalités (...) et surtout placer les individus face à leurs incontournables responsabilités. Les Africains sont largement persuadés que leur destin doit être pris en charge par des étrangers"[17]. Madame Axelle Kabou emprunte ainsi, à la manière de tous les partisans de l'afropessimisme le chemin d'une ontologie qui condamne l'Afrique à une régression fatale.
Ce schéma théorique pèche lui-même par un excès de schématisme et par pétition de principes. L'intention non avouée consiste de toute évidence à prêcher l'innocence de l'impérialisme. On en arrive alors à une sorte de forçage logique par laquelle on tient absolument à montrer que la structure mentale d'un peuple ne doit son contenu qu'à ses propres oeuvres. On devrait de ce point de vue dissocier ce contenu du mental de la situation historique réelle. Cette perspective d'analyse est parfaitement idéaliste. Ses partisans y ont sûrement le droit; mais le dommage qu'il cause à la compréhension et à la prise en charge de notre histoire est incalculable. Voilà pourquoi il faut la dénoncer. Car ces mentalités sont-elles des effets ou des causes?
Les 208 pages de cet essai tournent autour d'une litanie conservatrice répétitive qui manifeste les dessous d'une mentalité néocoloniale servile et ne permettant pas de déterminer courageusement "l'ennemi". La lecture que fait Axelle Kabou du mal africain participe de cette attitude par laquelle des intellectuels africains ou étrangers détournent la vérité pour paralyser ou retarder la lutte pour l'émancipation de l'Afrique. Il est sans doute important de penser que l'émancipation de l'Afrique passera nécessairement par son repentir mental et intellectuel, mais il n'est pas suffisant de le dire ainsi. Le repentir dont il est question est lui-même fonction d'une situation historique qui génère et féconde les mentalités. Guérir le mal africain ne consiste pas à lui proposer des antalgiques. Ceux-ci ne soignent rien. Leur fonction consiste réellement à produire l'illusion du bien-être et donc paradoxalement à faire durer le mal. Les doses de barbiturique que l'on multiplie chez le malade qui endure les douleurs féroces d'un cancer n'ont rien à voir avec la tumeur elle-même. Elles produisent la paix d'un moment mais n'arrêtent pas le processus fatal de la désintégration du malade. Il en est ainsi s'agissant de toutes ces thérapeutiques qui s'attaquent aux effets et non à la cause.
Je ne veux pas dire que l'Africain serait innocent dans cette situation coloniale. Tout le mal n'est certainement pas dû à la cause unique de l'impérialisme. Il y a sûrement dans les cultures africaines des valeurs aujourd'hui désuètes et qui sont de véritables obstacles à l'éclosion du continent à la modernité. Mais il me semble que ces valeurs désuètes et inadaptées à notre époque ne sont que des faits secondaires dont les effets sur le mental africain sont moins paralysants que les contre-valeurs fécondées par l'impérialisme. C'est donc par une certaine surestimation que les analystes concentrent leur attention sur les valeurs internes. Celles-ci sont négligeables par rapport à l'immensité des préjudices que font subir aux Africains les valeurs négatives distillées par l'impérialisme. Car, il s'agit en fin de compte de s'intéresser à tout ce qui rend l'action impossible en Afrique, et donc d'inventorier pour les extirper, les causes de l'immobilisme et de la régression historique. Ces forces d'inertie se manifestent par la torpeur et le laxisme de l'Africain de cette fin du 20è siècle.
3 - Le marxisme et l'Afrique |
Comme nous le voyons, face à cette crise multiforme qui sévit sur l'Afrique, les analyses de l'afropessimisme font faillite. Elles ne savent pas lire notre temps. C'est son instrument théorique idéologico-idéaliste qui en est la cause. D'où la nécessité de chercher ailleurs et un certain attrait pour le marxisme. Toutefois, de quel marxisme aurions-nous besoin?
Amady Aly Dieng répond à sa manière à cette question. Il montre que le temps de Marx et d'Engels n'est pas le temps de notre Afrique actuelle. Marx et Engels ont fait la critique du capitalisme naissant en Europe du 19è siècle. Or le contexte actuel de l'Afrique est celui d'une paysannerie misérable à cheval entre la production capitaliste et l'exploitation féodalo-esclavagiste . C'est l'Afrique de la situation coloniale dont l'histoire est dominée par des rapports à l'impérialisme, rapports qui fondent son devenir sur des causes externes, toutes choses contraires aux principes théoriques et aux analyses de Marx et Engels. C'est dans cet enchevêtrement de la complexité que l'Afrique doit déterminer son chemin marxiste.
Aimé Césaire en avait fait comprendre la nécessité dans sa Lettre à Maurice Thorez, lettre dans laquelle il affirmait non seulement la différence de l'espace et du temps négro-africain, mais montrait surtout le fait théorique, philosophique et idéologique que le marxisme doit être au service de l'humanité et non le contraire.
S'agissant de la reconnaissance du droit à la différence et de la nécessité pour le négro-africain de se déterminer personnellement, Césaire pense qu'il y a une inadaptation théorique du marxisme à l'Afrique, parce que cette "philosophie" s'est développée indépendamment de paramètres historiques spécifiquement africains. Il écrit:
L'assimilation apparaît pour Césaire comme un vice théorico-idéologique qui ne peut qu'enlever au marxisme son efficience historique pour l'Afrique. L'auteur montre alors quel est le rôle et la place du marxisme dans l'histoire de l'humanité et donc en quoi le marxisme doit se mettre au service de l'homme et non le contraire, au risque de devenir lui aussi une théorie de l'exploitation de l'homme, toute chose contraire à son idéal, celui de l'émancipation du genre humain, et contrairement aux malencontreux détournements dont cette "philosophie" est victime de la part des idéologues dont le cas des communistes français est dénoncé par Aimé Césaire.
Les insuffisances pour l'Afrique du marxisme ont également été décriées par Amady Aly Dieng qui, sur les traces de Roger Garaudy, dénonce le caractère eurocentrique de cette "philosophie". "Il y a de l'européocentrisme dans le marxisme"[20] écrit Aly Dieng. Voilà pourquoi "les disciplines africains de Marx et Engels doivent en être conscients s'ils ne veulent pas piétiner"[21]. Mieux encore, Aly Dieng reconduit la dimension proprement épistémologique du marxisme pour préciser la nature de son ouverture permanente: ouverture aux problèmes nouveaux de l'humanité, ouverture aux adaptations nouvelles: "Le marxisme est une science inachevée; il demande à être enrichi à la lumière de données nouvelles de notre monde"[22]. Il s'agit d'une critique déjà présente chez Roger Garaudy et dont la violence contre le parti communiste français laisse facilement percevoir le malaise:
Roger Garaudy dénonce ainsi l'enfermement idéologique de ses camarades du parti communiste et les invite à l'ouverture par rapport aux principes du marxisme. Car, à son avis,
Il s'agit donc de comprendre au moins deux choses par rapport à cette problématique de la relecture du marxisme pour l'Afrique. D'une part nous voyons que le marxisme doit intégrer les données nouvelles de l'histoire des peuples; et, d'autre part, que cette intégration est inévitable pour la survie même de cette "philosophie". Dans le cas de l'Afrique, il s'agit alors de savoir quelles sont ces données nouvelles qui rendent obligatoires cette relecture.
4 - L'Afrique et la dominance de la cause externe : philosopher autrement |
Comme je l'ai déjà signalé plus haut, la situation coloniale de l'Afrique la place dans une situation historique qui appelle de la part des analystes marxistes une inversion des catégories. Car si la problématique philosophique fondamentale demeure ici celle des moyens pour l'Afrique de conquérir sa liberté, il s'agit en même temps de constater que la contradiction principale en présence est celle qui oppose l'Afrique à l'impérialisme. C'est tout le problème philosophique de la valeur de la cause interne et de la cause externe qui se manifeste ici dans toute sa profondeur.
Comme le suggérait Mao :
Il y a ici une dimension proprement humaine et créatrice de l'explication marxiste du processus historique. Les marxistes reconnaissent la place de la superstructure intellectuelle même s'ils ne lui accordent pas une valeur toute particulière. Mais il serait intéressant d'ajouter à cela que ce que reflète l'esprit comprend une bonne part de l'imprévisible. Cette dimension esthétique de l'homme manifeste sa quasi indépendance par rapport aux structures. L'esprit est en effet capable de se détacher de ces structures pour créer des choses inimaginables. Sinon l'art ne serait qu'une pauvre chose. La réalité humaine plénière est une réalité esthétique et thaumaturgique. Au vrai, ce n'est pas la rationalité scientifique qui est spécifiante et différenciative pour l'homme ; car rien ne nous prouve que les prochains ordinateurs à neurones ne feront pas mieux. C'est l'art qui crée l'homme en créant un mode d'être autrement. L'esthétique est une particularité humaine.
Ceci replace l'homme au centre de l'existence même si, du point de vue marxiste c'est, en dernière instance, la base économique qui prime sur la conscience. Engels écrit "Nous faisons notre histoire nous-mêmes" mais, ajoute-t-il prudemment, tout d'abord avec des prémisses et dans des conditions très déterminées"[26]. Cela veut dire que l'on ne peut ne pas reconnaître, il est vrai, que mon existence de même que la conscience que j'en ai subissent une très importante influence de cet environnement, mais il serait grossier de réduire ma vie à ces données empiriques. Les éléments les plus déterminants de mon existence me viennent de ma situation économique, mais toute ma vie ne se réduit pas à cela. Cet aspect volontaire et créateur de ma vie est peut-être moins important en termes de fréquence sociale, mais il existe sous sa forme la plus radicale parmi les hommes. C'est à ceux-ci que nous devons le mouvement social. Une existence proprement sociale de l'homme est une existence moutonnière. Elle est sûrement la plus courante mais elle n'est pas la seule qui soit possible. Le rôle des structures dans la conscience est irrécusable mais il ne s'agit pas d'un rôle fatal. Sartre l'avait déjà montré contre le structuralisme de Claude Lévi Strauss. Dans un article de L'ARC (no. 30 de 1966), il montrait que le tout n'est pas de savoir ce que les structures ont fait de l'homme, mais ce que l'homme a fait de ce que les structures ont fait de lui. C'est en quelque sorte de cela qu'il s'agit ici. Cet aspect volontaire de mon existence est incontournable et non négligeable. Il a sa part dans le mouvement de l'histoire. Il détermine de manière prépondérante "la forme de l'histoire". Il n'en détermine certes pas toujours le fond mais le fond ne suffit pas pour faire l'histoire.
C'est en cela aussi que Mao est à mon avis, plus proche de nous autres Africains que Marx et Engels. Il pense, s'agissant des causes externes, qu'elles "constituent la condition du changement"[27]. Comme tous les autres marxistes, il accorde la priorité à la base économique, mais il indique mieux que Engels dans cette lettre à Joseph Bloch, le rôle incontournable de la superstructure mentale :
Au vrai, on a l'impression que le rôle secondaire accordé à la superstructure et aux causes externes dans le processus de changement par les marxistes n'est pa dû à leur manque de valeur dans le processus dialectique, mais à des raisons de principes théoriques. Or la contradiction est évidente qui établit selon les marxistes eux-mêmes que la superstructure et la cause externe sont ce qui donne forme au mouvement social. La cause externe est l'essentiel de la dialectique, tout au moins pour nous autres Africains. Or par la reconnaissance de cette primauté, les marxistes africains ne peuvent pas continuer à accorder leur faveur à l'Etre. Ils doivent changer de mode. Voilà où se trouve la difficulté et le problème.
Car, s'agissant toujours de ce renversement catégoriel que nous analysons en rapport avec l'histoire vivante de l'Afrique, il est important de dire pour le souligner que cette histoire est encore déterminée de nos jours par des causes externes. Ne pas le reconnaître c'est se condamner à ne jamais comprendre pourquoi par exemple les conditions de la révolution politique peuvent être réunies en Afrique sans que celle-ci puisse advenir. Les erreurs de l'afropessimisme se justifient par cette incapacité de déterminer la place et la valeur de la cause externe dans notre processus historique. Car, pourquoi y a-t-il torpeur en Afrique plutôt que rien? La torpeur est-elle une question de nature comme le prétendent les afropessimistes ou une question d'histoire? C'est l'analyse de la cause externe qui seule peut rendre intelligible cette problématique.
Au vrai, l'histoire de la torpeur, du laxisme politique, de la démission et de la régression est une histoire africaine récente. Il est certainement erroné de l'aborder en des termes de faits génétiques ou culturels. Car l'Afrique des Ben M'HIDI, Ernest OUANDIE, Ruben UM NYOBE, OSENDE AFANA, Félix MOUMIE, Frantz FANON, Patrice LUMUMBA, Djamila BOUHIRED, Ahmed BEN BELLA; l'Afrique du Dr Kwamé NKRUMAH, de Steve BIKO, d'Amilcar CABRAL; l'Afrique de bien d'autres figures emblématiques de la résistance n'est pas une Afrique onirique. Elle est une Afrique réelle, une Afrique d'un temps colonial donné. Il s'agit pourtant d'une Afrique d'hommes courageux, d'hommes d'engagement; une Afrique d'hommes au sens de l'honneur et de la dignité; une Afrique d'hommes de combat et de volonté opiniâtre. Cette Afrique là a existé. On ne peut le nier que par ignorance ou par mauvaise foi. Des fils d'Afrique ont courageusement participé, aux côtés de leurs "maîtres" d'Europe, à de nombreux combats. Que Madame Kabou se rappelle les guerres d'Indochine, les guerres mondiales, les batailles de la libération de la France, les guerres d'Algérie aujourd'hui encore en cours, et beaucoup d'autres conflits meurtriers qui ont souvent obtenu le soutien humain de ces Africains qu'on qualifie sans réserve de couards et paresseux par essence. Posons-nous la question de savoir pourquoi il y a eu "indépendances africaines" plutôt que rien, même si le terme indépendance n'est pas vraiment approprié pour désigner cette mascarade impérialiste des années soixante. Nous en connaissons la réponse: ce sont les soulèvements et autres formes de conflits organisés par des nationalistes sur le continent qui y ont poussé l'impérialisme. Ce sont ces soulèvements qui ont contraint l'impérialisme à changer de route. "(...) il y a changement de route (...) parce qu'il y a eu cette résistance accrue des peuples dominés que soulèvements et guerres de libération ont concrétisée"[29] affirme Yves Benot avec raison en 1975. Il n'y a donc pas toujours eu silence en Afrique. L'Afrique des décennies quarante, cinquante et soixante est une Afrique tumultueuse, une Afrique volontaire. Yves Benot en fait un bref aperçu historique dans la note 2 de la page 6 de son livre. Il écrit ceci à ce sujet:
En effet, les luttes des années quarante et cinquante sont les premières luttes d'indépendance, c'est-à-dire les premiers grands soulèvements contre l'impérialisme. L'histoire enseigne que des réactions très diversifiées ont été observées de la part de l'impérialisme à cette période, réactions qui se sont souvent limitées à des appels à la négociation. Le raidissement des positions colonialistes résultera de la résistance intrépide et inattendûment telle des forces nationalistes africaines. C'est alors que commencera la sauvage répression intimidatrice pendant les cinq dernières années de la décennie cinquante. Tour à tour, les grands leaders africains tomberont sous les balles d'un impérialisme ignoble. Ce n'est pas en l'innocentant que nous guérirons de notre mal. Il vaut encore mieux pour nous d'être conscients de son origine que de nous laisser détourner par les illusions les plus grossières.
L'analyse de la cause externe donne ainsi le moyen de comprendre notre histoire réelle. Elle donne aussi le moyen de savoir comment envisager la lutte révolutionnaire. Le rôle du philosophe africain consiste alors à prendre très au sérieux cette critique du marxisme pour mieux exécuter sa mission historique de l'émancipation du continent. Il s'agit à la fin de changer de mode pour que la philosophie reprenne ses lettres de noblesse en Afrique.
Au-delà de toute polémique d'école concernant la paternité de la philosophie ou son antériorité égyptienne, il est évident que tous ceux qui se chargent de l'étude, de l'enseignement, de la création ou de la pratique de la philosophie s'activent nécessairement autour de ce concept de sagesse. On dit du philosophe qu'il est un sage, même si dans l'esprit pythagoricien ou socratique il ne se reconnaît pas comme tel, mais affirme en être un ami ou un amant. Il aime la sagesse, c'est-à-dire qu'il se situe dans l'effort de la conquête de celle-ci et non qu'il la possède. Tous les amis de la philosophie ont appris à réciter cela comme un credo. Le problème est donc moins de savoir si oui ou non le philosophe est un sage que de se demander en quoi consiste cette sagesse.
Les réponses sont multiples et diverses bien que, dans le fond, elles indiquent presque la même réalité et la même exigence. Elle est science pour Pythagore. Elle est vertu pour Platon et son maître Socrate. Elle est savoir et savoir-faire pour Descartes; etc. Mais, dans tous les cas, elle est une certaine attitude d'esprit socialement reconnaissable qui met l'homme en rapport avec son milieu d'expérience et qui montre comment par certains mécanismes comportementaux celui-ci pose et recherche des solutions à ses multiples problèmes d'existence. Dire d'un individu qu'il est un philosophe ou, pour dire de même, qu'il est un sage c'est déjà affirmer que cet individu vit dans un certain milieu qu'il fait l'effort de comprendre et qu'il cherche à transformer en rapport avec des exigences dites philosophiques. La sagesse serait alors en définitive une certaine manière d'être de l'homme dans le temps, une manière que guide et oriente la philosophie.
[1] J. C. WILLAME, "Cameroun : les avatars d'un libéralisme planifié" in Politique africaine no. 18. Gaspillages technologiques. Paris: Karthala, 1985, p. 69.
[2] ibid., p. 70.
[3] Daniel ETOUNGA MANGUELLE, L'Afrique a-t-elle besoin d'un programme d'ajustement culturel? Paris: Ed. Nouvelles du Sud, 1991, p. 12.
[4] ibid., p. 14.
[5] ibid., p. 14.
[6] Jean Marc ELA, L'Afrique des villages. Paris: Karthala, 1982, p. 16.
[7] ibid., p. 47.
[8] ibid., p. 48.
[9] ibid., p. 48.
[10] ibid., p. 49.
[11] ibid., p. 52.
[12] Daniel Etounga Manguellé, op.cit. p.124
[13] Axelle Kabou, Et si l'Afrique refusait le développement? Paris: L'Harmattan, 1991, p.22.
[14] ibid., p.18
[15] ibid., p.19-20
[16] ibid., p.24
[17] ibid., p. 27
[18] Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, Paris: Présence africaine, 3è édition, 1956.
[19] ibid.
[20] Amady Aly Dieng, Hegel, Marx, Engels et les problèmes de l'Afrique noire, Dakar: Editions Sankoré, 1978, p. 35
[21] ibid.
[22] ibid., p. 38.
[23] Roger Garaudy, Marxisme du 20è siècle. Paris-Genève: Ed. La Palatine, 1966, p.37.
[24] ibid.
[25] ibid., p. 41.
[26] Lettre de Engels à Joseph Bloch, in op. cit. p. 509.
[27] Mao Tsé Toung, De la contradiction, Pékin: Ed. en langues étrangères, 1967, p. 6.
[28] ibid., p. 40. C'est nous qui soulignons.
[29] Yves BENOT, Indépendances africaines I - Idéologies et réalités, Paris: Maspéro, 1975, p.8.
[30] ibid., p.6.
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