Ambroise Kom
College of the Holy Cross, Worcester.
Ce titre, je l'ai emprunté à un article paru dans Peuples noirs - Peuples africains no 20 (mars-avril 1981,17-22) sous la plume d'un certain Ahmadou Touré Ba dont tout semble indiquer qu'il s'agit d'un pseudonyme tant il est vrai qu'on n'a plus jamais rien lu sous cette signature alors même que l'article contient des informations d'une remarquable densité, autant sur la situation de l'immigré africain en France que sur les conditions de travail et d'intégration des diplômés à leur retour d'Europe. Il faut dire qu'à l'époque, le mur de Berlin tenait encore bon, le parti unique sévissait en Afrique et la question des retours était d'une extrême délicatesse pour dire le moins. Comme le révèle d'ailleurs ce numéro spécial de PNPA, la couleur politique du candidat au retour déterminait son destin et le type d'activité que l'ancien métropolitain pouvait exercer.
Il convient aussi de souligner que ce numéro spécial sur les retours est dédié à Guy Ossito Midiohouan à qui Mongo Beti, fondateur et directeur de PNPA pendant un peu plus de dix ans, a d'ailleurs consacré un dossier. D'origine togolo-béninoise, Guy Ossito Midiohouan, sans doute par utopie panafricaniste, avait choisi d'aller enseigner au royaume de El Hadj Omar Bongo. Collaborateur attitré de PNPA avant son départ de Paris et nouvelliste à ses heures, il envoie à la revue depuis Libreville des textes sur son expérience d'enseignant et sur la vie au Gabon.
Malheureusement, rapporte Odile Tobner dans son éditorial, une de ses correspondances reste prise dans les mailles des flics franco-gabonais au service du prince gaulliste qui règne en maître absolu sur le Gabon: "C'est le saccage... Délit de création littéraire, [...] Et il faut croire que ce qu'il pense est mal, très mal. Comment peut-on mal penser dans un pays où l'on peut être arrêté sans mandat, détenu sans limitation, sans inculpation, où chaque fois qu'on prend une plume et du papier on est un délinquant en puissance?" (PNPA 20, 7). Déporté manu militari dans son pays d'origine, Midiohouan et sa famille réussissent malgré tout à se tirer d'affaire mais combien d'autres candidats au retour ont péri sans traces ou s'en sont sortis physiquement et psychologiquement diminués sinon complètement démolis? Difficile à dire.
La question des retours, on le sait, a marqué la littérature africaine de manière quasi indélébile. Déjà, Aimé Césaire avec Cahier d'un retour au pays natal (1939) et nombre d'écrivains de la Négritude avaient pas mal poétisé le retour qu'ils considéraient comme une occasion de renouer avec le passé et même de retrouver l'identité originelle. Mais nous savons depuis Frantz Fanon (Les Damnés de la terre, 1961) et d'autres travaux des théoriciens de la question coloniale et des rencontres entre peuples que l'identité n'est pas figée mais se construit au jour le jour. En effet, dans un compte rendu paru au lendemain de la publication de L'Aventure ambiguë, Joseph Ma Thiam souligne la pertinente question qui hante le roman de Cheikh Hamidou Kane: "Avons-nous su 'assimiler sans être assimilés' ? Le fait est que revenu au pays des Diallobés, le jeune étudiant du Quartier Latin [...] se découvre autre (je souligne). Non pas qu'il ait renié l'essentiel de ce dont vivent les Diallobés, c'est-à-dire la foi en Dieu, l'aptitude à l'angoisse devant le soleil qui meurt, en un mot, le sens du sacré. Il ne demeure pas moins un autre. Cela, sa société ne le lui pardonne pas". Et l'auteur de poursuivre: "Samba Diallo c'est nous. Le fou aussi, qui est loin d'être l'idiot du village, c'est encore nous, plus précisément l'Afrique en nous qui refuse de composer et se venge" (Présence Africaine no XXXIX, 4è trimestre 1961, 235-236). Ce qui me paraît remarquable dans ce compte rendu qui a dû passer totalement inaperçu à l'époque, est la mise en relief de la dialectique du "nous et les autres" pour reprendre l'heureux titre de Tzevtan Todorov (Nous et les autres, Paris, Seuil, 1989).
Thiam indique justement que l'enjeu véritable entre l'Afrique et l'Europe, entre les forces impériales et leurs victimes, comme le théorise Todorov, porte sur la conception des valeurs et le sens qu'il convient de leur donner. L'Occident qui a promu et même défendu des valeurs de l'universel a joué de ruse puisqu'il s'est simplement agi, ce faisant, d'ériger, "de manière indue, les valeurs propres à la société à laquelle j'appartiens en valeurs universelles. [...] il croit que ses valeurs sont les valeurs, et cela lui suffit" (Todorov, 21-22). L'Africain qu'on a convaincu, à travers l'enseignement colonial qu'il n'y a pas d'autre issue en dehors de l'appropriation des valeurs occidentales ainsi universalisées devra donc se résoudre à se départir de sa culture, de son identité propre s'il veut être sauvé, s'il veut accéder à la modernité promise. Obi Okwonko dans No longer at ease (1960) de Chinua Achebe ou même, dans une certaine mesure, Jean-Marie Medza dans Mission terminée (1957) de Mongo Beti sont des exemples significatifs de ce genre de déchirement.
Mais arrêtons-nous à Samba Diallo pour souligner avec Joseph Ma Thiam que l'ethnocentrisme n'est pas une particularité de l'Occident. L'Afrique aurait bien voulu, elle aussi, pouvoir "assimiler sans être assimilée", c'est-à-dire ériger, à son tour, ses normes en canons. Et c'est devant les limites de ses moyens qu'elle rend les armes et décide d'envoyer ses fils "apprendre à vaincre sans avoir raison". À cet égard, le geste fatal du fou dans L'Aventure ambiguë montre bien que l'Afrique profonde n'accepte pas de se renier aussi facilement qu'on a tendance à croire.
Si les retours sont aussi douloureux que l'expérience nous le révèle, c'est bien sûr à cause des régimes postcoloniaux et de leurs avatars mais c'est aussi, il faut l'avouer, du fait des sociétés africaines qui n'acceptent pas nécessairement le genre de mutations auxquelles les séjours en Occident soumettent leurs progénitures. Nous avons donc affaire à une espèce de lutte hégémonique entre ethnocentrismes concurrents. Et l'intellectuel ou même l'immigré africain quel qu'il soit se trouve alors coincé entre deux exigences toutes aussi exclusives l'une que l'autre. C'est ce que nous allons essayer d'explorer dans la présente étude qui ne consistera pas en une analyse synchronique ou diachronique des divers retours ou même en une critique de la manière dont les diplômés africains vivent leur retour au pays natal.
À partir de deux exemples romanesques récents, L'Impasse (Paris, Présence Africaine,1996) de Daniel Biyaoula et Sorcellerie à bout portant (Paris, Gallimard,1998) de Achille Ngoye, je voudrais montrer que le pattern initial des retours dont on peut dire qu'il commence avec L'Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou est demeuré rigoureusement le même, hier et aujourd'hui, qu'il s'agisse d'intellectuels ou de travailleurs immigrés. Car la question fondamentale qui se trouve posée au terme de l'aventure de Samba Diallo est moins celle du retour que la question de l'irruption de l'Europe en nous, c'est-à-dire de la consubstantialité de l'Autre dans l'être Africain. Pourquoi a-t-il fallu en définitive que le séjour en Occident s'impose au colonisé comme une incontournable nécessité et même comme une espèce de fatalité? Pourquoi surtout faut-il que l'Euramérique redéfinisse notre identité et nous impose une renaissance, souvent au prix d'une incroyable tourmente?
L'Impasse ou le heurt des stéréotypes |
La première partie du récit de Biyaoula est consacrée au voyage que Joseph Gakatuka, qui vit en France depuis quinze ans, a décidé d'effectuer au pays natal. Ce faisant, il quitte, pour la première fois, la Française Sabine avec qui il vit. Mais avant d'en venir à l'accueil qui lui est réservé en Afrique, il est préférable de s'arrêter sur le flashback que Biyaoula nous propose dans ce qu'il appelle la "Deuxième constriction" et qui nous résume en quelque sorte les temps forts de sa vie en France. Nous apprenons qu'en métropole Joseph Gakatuka fait quotidiennement l'expérience des stéréotypes que les Français, autant ses congénères de travail que les parents de Sabine, peuvent avoir de l'Afrique et des Africains. D'ailleurs, les propos du personnage de Biyaoula frisent par endroits la caricature et se lisent comme une pastiche de "L'expérience vécue du Noir", chapitre V de Peau noire masques blancs (1952) de Frantz Fanon.
En plus d'être un objet de curiosité du simple fait de sa couleur, Gakatuka doit répondre à toutes sortes de questions sur les conditions épouvantables et inhumaines dans lesquelles vivent les Africains : "Il paraît, lui fait-on remarquer, que les gens y [en Afrique] vivent à plusieurs dans la même cahute. [...] Ça doit tout de même être agréable pour vous de vivre dans un pays civilisé même si vous êtes dans un H.L.M.!" (L'Impasse, 155). Tout comme le Nègre de Fanon, Gakatuka se dit tous les jours "confronté à des regards mortifiants, à des paroles qui [le] confinent à ras de terre, à des passés présents!" (L'Impasse, 166).
Certes, son amie Sabine lui tient un discours on ne peut plus humaniste et essaie tant bien que mal de l'amener à faire peu de cas de ce que les gens pensent ou disent de l'Afrique ou de sa propre personne. Toujours est-il que son retour en Afrique peut être perçu comme une occasion qu'il s'est donné pour échapper, au moins momentanément, au pesant regard de l'Autre et pour retrouver une vie "normale" auprès des siens. Mal lui en prend! Il devra faire face aux deux Afriques qui l'attendent. La première, celle de Brazzaville, est urbaine. Elle croit avoir intégré les valeurs de la modernité et s'attend à ce que Gakatuka, le métropolitain, reflète ses aspirations à l'européanité et la confirme dans ses ambitions de réussite. Aussi s'attend-on à ce qu'il présente tous les attributs extérieurs de succès: argent, tenue vestimentaire digne d'un parisien, pouvoir plus ou moins lié à ses relations avec des dignitaires du régime en place. Raison pour laquelle son frère Samuel, déçu de le voir débarquer en bras de chemise, ira le faire "saper" aux "Habits de Paris, le magasin chic de Brazza"(45)!
Par ailleurs, la famille et ses proches parents lui prouveront qu'eux aussi, sont informés des manières d'être de l'Autre. Gakatuka constate: "L'un après l'autre mes parents et mes amis me font un gros baiser sur la bouche. Même grand-mère et oncle Titémo. Tous deux me bavent dessus. [...] J'ai vite compris que c'est comme ça qu'on manifeste sa joie au pays, qu'ainsi peut-être on se sent plus proche des Blancs "(L'Impasse, 37-38). Mais cette Afrique-là a aussi ses stéréotypes. Sa xénophobie rivalise pratiquement avec ce que Gakatuka a pu vivre en métropole: "Tous disent que, de toute façon, les Blancs, que ce soit des hommes ou des femmes, ce n'est que des égoïstes, des mauvais, etc." (56). Aussi le met-on en garde contre un mariage mixte: "Ça a une autre manière de penser, les Blancs. Ils ne réfléchissent pas comme nous. Rien que ca, eh bien, ça suffit pour ne pas en épouser une" (58)
Qu'on ne s'y trompe donc point. Les manifestations d'européanité de la part des parents ne manquent pas d'ambiguïté. Le plus souvent, il s'agit d'un simple vernis, de l'arbre qui cache la forêt. L'Afrique profonde demeure fermement accrochée à ses valeurs et Gakatuka, le "négropolitain", en fera l'expérience à ses dépens. La gérontocratie jouit encore de tous ses droits et il n'y a pas de place pour la liberté individuelle: "Ici, lui rappelle-t-on, il n'y a que deux possibilités, [...]! Ou tu rentres dans le troupeau et tout le monde est gentil avec toi, ou tu t'en exclus, alors là c'est plus la peine de compter sur qui que ce soit"(9). Conclusion malheureuse : "Je rêve de Brazza, de la chaleur dans laquelle on y vit. Mais sur place, je m'aperçois que ce n'est pas mieux, que c'est juste la nature de l'anonymat qui change, qu'à Brazza on nous veut anonymes et réels à la fois, inexistants et matériels"(96-97). À la limite, il ne lui reste plus que le saut dans le vide ou la main d'un fou semblable à celui qu'on rencontre dans L'Aventure ambiguë.
Si dans la dialectique du "nous et les autres", l'Europe se distingue par ses ambitions de conquête et de domination, avec en prime un certain mépris de l'Autre, l'Afrique, quant à elle, joue aussi de ruse et de duplicité. Tout en s'appropriant, on l'a vu, certains aspects de la civilisation venue d'ailleurs, elle voudrait, dans une certaine mesure, demeurer elle-même. D'où l'exigence apparemment paradoxale qui est faite à Joseph Gakatuka de paraître à la fois parisien sans pour autant oublier les moeurs traditionnelles de la société. Alors que l'Européen semble avoir rejeté les valeurs africaines en cherchant à inférioriser le dominé, l'Africain semble plutôt revendiquer le droit à la différence culturelle. Aussi empruntera-t-il à l'Europe ce qui lui convient pour sa survie du moment.
Cette vision du monde, on l'aura compris, pose aussi le problème de l'africanité ou si l'on préfère, de l'authenticité africaine. De Samuel et de Joseph lequel, en définitive, aux yeux du petit peuple, est perçu comme l'Africain authentique? Samuel joue volontiers le jeu du système qui gouverne en mettant l'accent sur le paraître. Malgré les extravagances du "Directeur de la recherche sur le développement accéléré et immédiat", il ne bouscule pas les traditions et soigne ses relations avec les dignitaires du régime en place. C'est pourtant Samuel, le frère aîné, qui symbolise la modernité auprès d'un groupe familial dont il semble respecter les habitudes et la manière d'être. Participant authentique à la construction du quotidien africain, qu'importe la qualité dudit quotidien, Samuel est perçu comme un spécimen représentatif du vécu social et du savoir local. L'échec de Joseph Gakatuka tout comme celui de Samba Diallo provient certes de ce qu'ils n'ont pas su "assimiler sans être assimilés" mais aussi et surtout de ce qu'ils ont sous-estimé le pouvoir de résistance de l'Afrique profonde. Et la résistance peut parfois prendre des formes déroutantes et même mener à la déroute. C'est l'image que projette Sorcellerie à bout portant d'Achille Ngoye.
Afrique zombifiée ou stratégies de résistance ? |
Tout comme Joseph Gakatuka, Kizito Sakayonsa retourne au Zaïre après quinze ans d'absence. C'est, comme on dit, un "Euroblack" puisqu'il est du reste porteur d'un passeport français. Contrairement à Gakatuka, ce n'est ni le mal du pays ni le loisir qui l'appelle mais le malheur. Son frère Tsham, officier de l'armée locale, est mort dans un accident d'autant plus mystérieux que le corps reste introuvable. Faire enquête sur les circonstances de la mort de Tsham constitue l'intrigue de ce roman de la Série noire. Mais nous nous intéresserons moins à la trame du récit qu'à l'aventure personnelle de l'Euroblack au pays des ancêtres.
Déjà à bord du Cercueil Volant d'Air Peut-être (entendre Boeing 747 de la Camair) qu'il emprunte, il fait la connaissance d'un certain Peter Thombs d'origine britannique qui se dit homme d'affaires. Comme Kizito s'en rendra compte, Peter Thombs connaît bien le pays puisqu'il y vit depuis vingt-cinq ans. Sans l'avouer directement, il semble bien profiter des réseaux maffieux en place. Pour Peter Thombs, le pays est en totale déliquescence, complètement "si-nis-tré" (60) et, dit-il, "dépouiller autrui représente ici un sport d'excellence" (61). Il met Kizito en garde : "Vous rentrez au Zaïre après quinze ans d'absence. Le choc va être terrible for you, car la situation s'est beaucoup dégradée. [...] Jamais, dans la history de l'humanité, on n'a vu un country ramper de cette manière en temps de paix. Un cas d'école" (15). Difficile de dire de quel côté se situe ce gentleman qui ne trouve pas de mots assez durs pour caractériser la "voyoucratie" qui maintient le pays à genoux (60). Le britannique affirme avoir changé d'activité à sept reprises en vingt-cinq ans et reconnaît que "la réussite dans ce pays cochonné appartient aux acrobates" (16). Il est propriétaire de la très prospère SOGA-7, "Society de gardiennage et de Sécurité Peter Thombs", raison sociale déclarée d'une entreprise qui s'occupe entre autres d'investigations industrielles et commerciales. Il s'explique :
La SOGA-7 bosse avec des officiers et sous-officiers réformés. Bien entraînés, motivés dans leur job, ils ont conscience de servir le droit plutôt que de favoriser une politique mafieuse (59).
Le décor étant ainsi planté, Kizito, l'expatrié comprendra d'ailleurs que le tableau passablement surréel de Peter Thombs se situe bien en deçà de la réalité. Au débarquement, les préposés à l'immigration l'accueillent froidement, surtout au vu de son passeport :
- ... Mon passeport est français.
- Avec un nom pareil ? Vous m'prenez pour qui ? Les vrais Gaulois s'appellent Ronsard, Molière, De Gaulle... De plus, et c'est votre soi-disant passeport qui le mentionne, vous êtes né à Pania-Mutombo. C'est où ça, selon vous ? Dans les z'Ardennes ? [...]
Vous j'êtes de ces péteux qui ont fui le pays au pire moment et qui accourent mai'nant que le sieur Laurent-Désiré Kabila se pointe à l'horizon. Ne seriez-vous pas un de ses éclaireurs ?(19)
Évidemment, l'agression verbale est une technique tout à fait éprouvée pour casser le moral des nouveaux venus afin de mieux les arnaquer. Kizito Sakayonsa y perd non seulement une bonne partie des 10 000 FF des obsèques mais aussi son passeport et son billet d'avion. Et comble de malheur, il lui est même difficile de signaler la perte de son passeport à l'Ambassade de France ! : "La chancellerie ressemblait à une forteresse depuis l'assassinat rocambolesque [...] de son chef de mission"(51). Ainsi que lui suggère l'analyse de son oncle, le "Zaïre, c'est plus un pays normal" (26). D'après le même oncle, on a affaire à une "chefferie privée", à un "pays privatisé", à "une propriété privée"(27). Peter Thombs ajoutera : "Ne raisonne pas en fonction des structures juridiques d'un autre pays" (44). Ici en effet, la réalité supplante toute fiction et il faut éviter de raisonner "en fonction des critères étrangers à nos poids et mesures"(51). Et l'oncle de renchérir : "nous souffrons, moins du palu et du sida que de la pagaille entretenue"(26). La présence de Kizito engendre un raid de truands au lieu même du deuil, car paraît-il, "des loubards expulsés d'Europe taxent les compatriotes à double nationalité en visite ici. Parmi ces voyous, il y a les Zoulous, exportés de France, mais aussi les New-Jack de Grande-Bretagne et les Jama de Belgique. Virés du Nord sans le moindre viatique et, droits de l'homme désobligent, en calfouette ou pieds nus, ces guignards croient se dédommager d'une expulsion inique par la truanderie"(34).
À partir de Sorcellerie à bout portant, il y aurait toute une étude à réaliser sur la psychologie des expulsés de Schengen. D'avoir été éjectés du centre vers la périphérie et de voir s'effondrer leur rêve d'accès à la modernité semble créer chez eux des comportements d'enragés, de desperados inconsolables. Ce qui en ajoute aux nombreux maux qui affectent déjà les sociétés africaines où la quête d'expédients de toutes natures est une préoccupation de toutes les couches de la communauté. Pendant que les uns comme Tsham, le frère de Kizito, sombre dans l'occultisme qui ne semble pas étranger à sa disparition, d'autres s'imbibent d'alcools bon marché comme "l'odontol" et le "sodabi" : "S'étant étonné de sa vente libre, Kizito s'était entendu dire que sa consommation montait en flèche à cause du prix lerche de la bibine. Muflée assurée avec plus de soixante-dix degrés de force. Toxique avec une teneur élevée d'alcool méthylique. Ambiance dès le coup d'envoi" (42). À ce rythme, on comprend que le pays, à l'instar de la morgue que découvre Kizito, ressemble à un vaste mouroir :
Point n'est plus besoin d'aller au-delà de ce tableau pour mesurer le choc du retour que subit Zito. Au point où il faut se demander si le mysticisme dans lequel baigne le roman par bien des côtés n'est pas simplement une forme de résistance, une manière fort originale de tourner le dos à l'environnement qu'engendre une modernité mal assumée. À cet égard et contrairement à L'Impasse de Biyaoula, Sorcellerie à bout portant fonctionne comme un récit de voyage tant Zito le protagoniste, malgré la disparition de son frère, maintient une certaine distance entre lui et les événements qu'il relate. Il pourrait donc y avoir au moins deux manières d'approcher le récit de Ngoye. À la suite du pattern inauguré par L'Aventure ambiguë, on sera sensible à la manière dont Kizito Sakayonsa demeure étranger aux changements survenus dans son pays pendant ses quinze ans d'absence. En fait, il est devenu "Autre", incapable qu'il est d'appréhender une "modernité" qui, à ses yeux, n'est que précarité et chaos. Il ne mesure pas combien sa manière d'être est problématique aux yeux de ses congénères.
En revanche et contrairement à Samba Diallo, son altérité est convoitée ainsi que le traduisent les attitudes des préposés à l'immigration et des expulsés de Schengen qui le prennent en grippe. Eu égard à sa double citoyenneté et à son aisance présumée, Zito, "l'expatrié" est devenu en quelque sorte un sujet exotique, l'Autre, qui comme dirait Todorov, "est systématiquement préféré au même" (355). C'est à défaut de n'être pas comme lui - jalousie oblige - qu'on lui cherche querelle. Et c'est aussi faute de pouvoir s'en prendre directement à celui qui nous a fait miroiter une utopique modernité que l'on s'en prend à ses alter ego. Comme l'a suggéré Joseph Ma Thiam, l'Afrique se venge comme elle peut, avec les moyens dont elle dispose.
Bibliographie
Achebe, Chinua. No longer at ease. London : Heinemann, 1960.
Beti, Mongo. Mission terminé. Paris: Buchet-Chastel, 1957.
Biyaoula, Daniel. L'Impasse. Paris: Présence Africaine,1996).
Césaire, Aimé. Cahier d'un retour au pays natal. (1939). Paris : Presence Africaine, 1971.
Fanon, Frantz. Peau noire masques blancs. Paris : Editions du Seuil, 1952.
Fanon, Frantz. Les Damnés de la terre. Paris : Maspero, 1961.
Kane, Cheikh Hamidou. L'Aventure ambiguë. Paris : Julliard, 1962.
Ngoye, Achille. Sorcellerie à bout portant. Paris: Gallimard, 1998.
Thiam, Joseph Ma. Présence Africaine no 34 (1961), pp. 235-236.
Tobner, Odile."L'Afrique baillonnée". Peuples noirs - Peuples africains no. 20 (mars-avril 1981), pp.3-9.
Todorov, Tzevtan. Nous et les autres. Paris: Seuil, 1989.
Touré Ba, Ahmadou. "Les retours ne sont plus ce qu'ils étaient" Peuples noirs - Peuples africains no. 20 (mars-avril 1981), pp.10-22.
Peuples noirs - Peuples africains no. 20 (mars-avril 1981). Numéro spécial : Les Retours" (192p.).
Ambroise Kom est diplômé des universités de Yaoundé, de Pau et de la Sorbonne Nouvelle, Paris III. Depuis 1972, il a enseigné les littératures africaines, africaines-américaines et caraïbes aux USA, au Canada, au Maroc et au Cameroun. Il a également été professeur invité en Allemagne, en France et en Afrique du Sud. Il est actuellement Professeur au College of the Holy Cross, Worcester, USA et Directeur de la revue littéraire Présence Francophone. Il a publié de nombreux articles et livres tels que La Malédiction francophone (Yaounde/Hamburg, Cle/Lit Verlag, 2000) et les deux volumes du Dictionnaire des oeuvres littéraires de langue francaise en Afrique au sud du Sahara (réimpression par L'Harmattan, 2001). A relever aussi Mongo Beti parle, une interview réalisée, éditée et envoyée à l'éditeur quelques 48h seulement avant la disparition de Mongo Beti (Bayreuth African Studies Series, 2002, 198p.) |
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