ENGLISH TRANSLATION |
Ambroise Kom
College of the Holy Cross. Worcester
Dans moins de dix ans, les Africains parleront
anglais, la technologie qu'ils emploieront sera
américaine,
leurs élites seront éduquées aux
États-Unis, nous resterons quant à nous coupés
de
nos racines africaines, recroquevillés sur
une Europe frileuse, incapable
alors d'être une
puissance écoutée
(Pr Bernard Debré Ancien Ministre français de la
Coopération)[1]
Entre les intellectuels africains et les roitelets nègres,
il y a bien longtemps que Paris a choisi. Les appels,
les sermons pressants, les institutions,
aussi riches soient-elles, n'y feront rien :
la francophonie
officielle est condamnée
à être l'étendard de parade de plumitifs mercenaires,
et
la risée des créateurs indépendants
(Mongo Beti)[2]
Depuis la chute du mur de Berlin, les débats sur la démocratisation qui ont cours en Afrique se sont accompagnés, parmi les élites intellectuelles de presque tous les pays, de vifs échanges sur la valeur et le poids de nombreux parchemins acquis dans des institutions nationales et/ou métropolitaines. Mais combien d'entre nous, élites et diplômés de toutes origines, peuvent revendiquer une contribution singulière, c'est-à-dire en rupture avec les diktats venus d'ailleurs, au développement économique, social, politique ou culturel de nos pays respectifs? Aujourd'hui comme hier, tout ne se passe-t-il pas comme si la plupart des pays du continent étaient irrémédiablement extravertis, la quête du savoir s'y organisant essentiellement pour revendiquer une légitimité extracontinentale ?
Dès lors, on peut se poser la question suivante: la légitimation, même scientifique, peut-elle se construire en dehors du cadre social qui inspire la recherche? En d'autres mots, comment valider la recherche africaine et même africaniste en dehors de l'Afrique elle-même? Plus fondamentalement: sommes-nous condamnés à croupir dans la périphérie, à nous déterminer toujours par rapport à autrui, incapables donc de nous penser de manière autonome? Notre recherche doit-elle se maintenir sur les sentiers tracés par/pour les experts coloniaux ou néo-coloniaux, c'est-à-dire satisfaire essentiellement les besoins de connaissance de l'Autre et continuer ainsi à répondre à des préoccupations souvent inavouables? Évidemment, l'autonomie revendiquée n'a rien à voir avec une espèce de nationalisme intellectuel, d'enfermement ou de retranchement dans un isolement suicidaire.
Certes, la science a l'universel comme vocation. Mais nous savons aujourd'hui combien l'universel est étroitement lié à l'ethnocentrisme et combien ceux qui nous ont vendu cher les valeurs de l'universel ont le plus souvent érigé leurs propres valeurs, pour ne pas dire leurs fantasmes, en système universel. Ainsi, Senghor aura consacré l'essentiel de son activité intellectuelle à promouvoir ce qu'il a appelé Civilisation de l'Universel. Mais à y regarder de près, on se rend aisément compte que le poète-président fut simplement victime de la supercherie de ses maîtres qui faisaient l'apologie de l'universel, simplement pour camoufler la promotion des valeurs ethnocentriques, question d'être à leur aise en tout temps et en tout lieu, une fois leur vision du monde devenue la vision du monde par excellence. Le mal est d'autant plus profond que de nombreux Africains, sans doute moins célèbres que Senghor mais pas nécessairement moins doués, passent aussi le plus clair de leur temps à se regarder dans le miroir de ceux-là mêmes qui nous ont imposé leur manière d'être dans pratiquement tous les domaines de la vie sous prétexte d'un universalisme qui faisait bien leur affaire.
Mais l'enjeu ici n'est même plus de chercher à renverser la vapeur mais de savoir s'il existe en Afrique non seulement les conditions mais surtout la volonté de la part des Africains eux-mêmes de créer un cadre autonome de validation et d'appropriation d'un savoir local, susceptible de les aider à mieux appréhender leur environnement et à construire un cadre de vie répondant à leurs aspirations propres. À y réfléchir, on se rend compte que les années de colonisation européenne ont peut-être fait plus de mal qu'on aurait tendance à le croire. Et comment ne pas, une fois de plus, donner raison à Cheikh Hamidou Kane qui a sans doute vu juste lorsqu'il écrit : "Il nous apparaît soudain que, tout au long de notre cheminement, nous n'avons pas cessé de nous métamorphoser, et que nous voilà devenus autres. Quelquefois, la métamorphose ne s'achève pas, elle nous installe dans l'hybride et nous y laisse. Alors nous nous cachons, remplis de honte".[3]
Malheureusement, nombre d'Africains paraissent à peine conscients de leur condition réelle et, même honteux, ils ne se cachent pas toujours. De ce point de vue, les institutions coloniales apparaissent avoir réussi un magistral travail de sape, de conditionnement.
Les institutions héritées de la colonisation et jamais remises en question gouvernent, à bien des égards, la marche des institutions africaines actuelles. Analysant les enjeux de la représentation, Trinh T. Minh-Ha pose la pertinente question: "If you can't locate the other, how are you to locate yourself ?"[4]. Certes, nous connaissons l'essentiel du discours anticolonial élaboré par les patriotes qui ont lutté et souvent payé de leur vie la libération formelle du continent. Rien de cela ne pourrait être remis en cause. Mais au regard de la rhétorique de plus en plus précise d'un Bernard Debré (voir exergue) et de ses semblables, on peut se demander si les Africains ont véritablement jamais mesuré à leur juste valeur les enjeux de la rencontre avec l'Occident. Avons-nous maîtrisé la grammaire de la pensée impériale ? Car si tel était le cas, c'est plutôt en terme de rupture et non point d'assistance, fût-elle technique, ou même de coopération que nous aurions dû envisager notre avenir. Césaire nous avait pourtant mis en garde : "Prospero. C'est pas un type à collaborer. C'est un mec qui ne se sent que s'il écrase quelqu'un. Un écraseur, un broyeur, voilà le genre !"[5]
Mais le problème, en cette fin de millénaire, n'est plus de s'ingénier à faire le procès du colonisateur ou celui de ses héritiers - visiblement il avait des objectifs à atteindre et lui seul peut en juger -- mais plutôt de nous interroger sur les raisons de la faillite multidimensionnelle de nos institutions : des États fantômes en quête d'une démocratie introuvable ; une économie extravertie presque entièrement contrôlée par des réseaux mafieux ; une société désarticulée dont les services essentiels - écoles, santé publique, sécurité des personnes notamment -- paraissent irrémédiablement compromis ; une jeunesse désemparée, livrée à elle-même dans un monde sans éthique. Manifestement, notre continent reste à la traîne. Et tout permet de conclure que nous n'avons jamais eu qu'une connaissance superficielle de l'Autre. Ce faisant, nous avons omis de poser les questions qu'il fallait sur nous-mêmes. Debré et les représentants de la France éternelle nous rappellent aujourd'hui combien nous sommes indispensables au grand destin qui est le sien. Les Africains n'ont jamais été que des otages. Et si l'on ne fait pas attention aux velléités émancipatrices des (anciens) colonisés, redoute Bernard Debré, "nous (les Français) resterons quant à nous coupés de nos racines africaines (je souligne), [...] incapables alors d'être une puissance écoutée" (voir citation en exergue).
En clair, et comme le confirme très justement Trinh T. Minh-Ha, la périphérie est indispensable à l'existence du centre : "Without the margin, there is no center, no heart".[6] Mais avons-nous jamais pensé nos intérêts en échange de la place que nous occupons dans l'ambition globale de l'Autre, de la France? Que représente par exemple pour nous le projet francophone qui, nous le savons désormais, permet à l'ancien pouvoir impérial de poursuivre ses rivalités avec le monde anglophone ? Servirons-nous à autre chose que de la simple chair à canon ou comme l'écrit Mongo Beti de "harki du prestige de la France"?[7]. Comment aurions-nous pu négocier valablement notre place dans ce jeu puisque nous ne semblons pas avoir pris la peine de nous "localiser", de poser au moins les jalons de notre avenir en fonction de notre potentiel humain, matériel et de notre situation géopolitique? La responsabilité d'un tel travail ne pouvait en aucun cas revenir au colonisateur ou à ses héritiers.
Nos indépendances se sont acquises dans les conditions sur lesquelles il n'y a plus lieu de revenir. Depuis quarante ans cependant, quelques changements, ne serait-ce que du fait des implacables lois de la nature, se sont produits et rares sont les vétérans de l'administration coloniale encore en service aujourd'hui. L'aliénation culturelle suffit-elle à expliquer la fidélité avec laquelle les héritiers successifs du pouvoir colonial continuent à servir les intérêts métropolitains? Les dirigeants africains sont-ils toujours irresponsables, incapables de prendre du recul par rapport au virage initial? Il faut croire que la formation reçue dans les institutions élaborées par l'Autre dans le but de nous soumettre à sa vision du monde au point de nous convaincre que ses projets sont les nôtres a été et demeure d'une incontestable efficacité. Comment expliquer autrement que, même les plus révolutionnaires d'entre nous puissent tomber aussi facilement dans le piège de l'eurocentrisme en recourant bon gré mal gré, à des schémas qu'ils ont intériorisés tout le long de leur parcours académique. Des écrivains comme Ngugi wa Thiong'o et même Mongo Beti ont du mal à se départir des préceptes d'une formation humaniste et libérale héritée de l'école occidentale. Certes, on a reproché à Cheikh Anta Diop et ses disciples afrocentristes un nombrilisme stérilisant. Il n'en reste pas moins que des recherches appliquées de type afrocentrique auraient pu poser les jalons d'une modernité africaine à la manière de ce que l'on observe dans nombre de pays asiatiques. Ceux-ci empruntent à l'Occident en faisant garde à l'aliénation. Nombre de cadres africains, en revanche, gèrent leur pays comme de vulgaires administrateurs des colonies. Il faut dire à cet égard que l'histoire de nos écoles de formation est particulièrement significative. Pour préparer des agents subalternes chargés de la relève ou pour faire semblant de préparer l'avènement de la modernité promise, les institutions coloniales et postcoloniales s'alignent sur un modèle métropolitain passablement tronqué.
C'est ainsi qu'en Afrique francophone furent formés des "médecins africains" qui n'étaient que des infirmiers; les "énarques" que crachent les ENAM (École Nationale d'Administration et de Magistrature) et qui sont de véritables gourous de l'administration publique avaient souvent une formation de base ne dépassant guère le Brevet d'Études du Premier Cycle. À leur début, nos Écoles Normales Supérieures recrutaient leur clientèle auprès des ratés de l'enseignement secondaire. Sans doute faut-il y voir le besoin "d'indigénisation" du système des Grandes Écoles parisiennes ! Par ailleurs, profitant d'un système administratif hypercentralisé et d'un pouvoir autoritaire, les divers cadres ainsi formés vont devenir ce que V. S. Naipaul appelle, des "mimic men", ou si l'on préfère des espèces de clients de l'ordre colonial. Assez rapidement, ils rejoindront sur le terrain les diplômés des écoles métropolitaines, qu'il s'agisse des cadres des écoles d'outre-mer ou des anciens des universités occidentales, les uns et les autres rompus à la rhétorique et imbus des connaissances générales et spéculatives dont nos (anciens) maîtres ont le secret.
Mais la concorde entre les agents de l'État postcolonial et les quelques intellectuels africains conscients de leur devoir de penser sera de courte durée. Située qu'elle est en "périphérie", l'administration néocoloniale voudra se faire valoir comme la gardienne des prérogatives du "centre", contestant par ce fait même toute initiative locale qui aurait pour but d'invalider le contrôle qu'exerce l'(ancien) maître sur la périphérie. Voilà en gros qui explique la marginalisation dans laquelle demeure tenue toute initiative africaine dans le domaine du savoir et le hiatus qui va naître entre l'État postcolonial et le chercheur soucieux de poser les questions essentielles de la construction nationale et de notre être dans le monde. La censure, l'exil intérieur et extérieur dont souffrent nombre d'intellectuels du continent sont aussi le résultat de la marginalité dans laquelle est contrainte toute initiative perçue comme non conforme. En Afrique plus qu'ailleurs, la légitimité sociale et intellectuelle appartient à ceux qui détiennent le pouvoir et qui se croient autorisés à définir, souvent avec violence, les normes de comportement.
Les chercheurs en sciences sociales et les scientifiques de tous les autres secteurs ressentent le malaise ambiant. Malaise sans lequel le chercheur africain aurait bien pu, à terme, faire sauter les verrous du système hérité du centre, rompre avec l'héritage impérial pour nous obliger à nous regarder dans le miroir. De la sorte, nous aurions peut-être compris que l'Afrique ne peut se tirer d'affaire qu'en butinant. Revendiquer comme on le fait au Cameroun par exemple l'héritage anglophone ou francophone paraît d'autant plus absurde qu'on peut alors se demander s'il est possible de définir la camerounité en dehors des impérialismes divers. Certes, on ne saurait nier ni l'anglophonie ni la francophonie, ni même une certaine germanité mais ne s'agit-il pas simplement d'éléments parmi tant d'autres qui peuvent contribuer à façonner une identité qui sera nécessairement faite d'éléments hétérogènes, c'est-à-dire rhizomorphes au sens ou l'entendent Deleuze et Guattari?[8]
Les pays africains, contrairement à ce que pensent Debré et la gent foccartiste, devraient être libres de se connecter à tous les réseaux, à tous les points du monde, pourvu que leurs intérêts, qu'ils seront seuls à définir, soient préservés. À la limite, pourquoi hésiterions-nous à adopter une nouvelle langue de communication, une nouvelle forme de l'État, un nouveau système scolaire si nos intérêts l'exigent ?
Ainsi que le démontre Russell McDougal, il est facile de se rendre compte aujourd'hui que nous avons été tous des Oduche, ce personnage d'Achebe qui, dans Arrow of God (1964), fait montre d'une flexibilité tout à fait remarquable dans l'apprentissage des manières de l'Autre :
Malheureusement, les bonnes dispositions d'Oduche tout comme celles de Samba Diallo mènent à l'impasse du fait de l'inflexibilité de l'Autre qui s'enferme dans son arrogance et refuse de faire le moindre cas de la personnalité de son interlocuteur :
À quoi auront servi toutes les blessures identitaires que nous avons subies puisqu'aujourd'hui comme hier, nous demeurons des pays sous tutelle, contraints de toujours nous en remettre au jugement d'autrui sans jamais définir par nous-mêmes les concepts qui nous permettraient d'opérer sur le réel. L'expérience de l'inflexibilité aurait pourtant dû porter et nous n'aurions jamais dû attendre la fermeture progressive des frontières métropolitaines et la multiplication des charters de sans-papiers, suprême humiliation, pour songer à courir le monde en quête de principes permettant de bâtir une société à notre mesure. L'enjeu est de taille et il faut craindre qu'au moment où l'on scrute la contribution de chaque peuple à la construction d'un monde global, l'Afrique n'offre que sa flexibilité, c'est-à-dire en définitive sa soumission aux injonctions venues d'ailleurs.
[1] Bernard Debré. "Plaidoyer pour l'Afrique". Le Figaro. 9 février 1998.
[2] Mongo Beti, "Seigneur, délivre-nous de la francophonie". Peuples noirs-Peuples africains. nos 59-62, sept.-déc. 1987/janv.-avr. 1988, p.106.
[3] Cheikh Hamidou Kane. L'Aventure ambiguë. Paris: Juillard, 1961. p.125.
[4] Trinh T. Minh-Ha. "No Master Territories", in Bill Ashcroft et al. The Postcolonial Reader. London & New York: Routledge, 1995, p.217.
[5] Aimé Césaire. Une tempête. Paris: Seuil, 1969, p.38.
[6] Trinh T. Minh-Ha, op. cit., p.215.
[7] Mongo Beti. La France contre l'Afrique. Paris: La Découverte, 1993, p.120.
[8] Deleuze et Guattari Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2. Paris: Minuit, 1980,p.13)
[9] Russell McDougal. "The Body as Cultural Signifier" in Bill Ashcroft et al., op. cit. , p.338.
[10] ibid. p.339.
Ambroise Kom est diplômé des universités de Yaoundé, de Pau et de la Sorbonne Nouvelle, Paris III. Depuis 1972, il a enseigné les littératures africaines, africaines-américaines et caraïbes aux USA, au Canada, au Maroc et au Cameroun. Il a également été professeur invité en Allemagne, en France et en Afrique du Sud. Il est actuellement Professeur au College of the Holy Cross, Worcester, USA et Directeur de la revue littéraire Présence Francophone.
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