Pius Ngandu Nkashama
Louisiana State University
La question la plus intéressante concerne les interlocuteurs de ce dialogue insolite, car il s'agit de savoir d'abord "qui pose la question?", et dans quelle intention. En effet, l'interrogation par elle-même semble porter déjà ses réponses multiples, toutes aussi absurdes, toutes aussi aberrantes que la méthodologie du questionnement. Il ne suffira pas de relever la part "indélébile" d'ambiguïtés, autant que les subterfuges des équivoques que soulève le contexte du discours sur la "fuite des cerveaux". Il conviendra seulement d'observer qu'il se déroule entre des pôles dialogiques qui ne correspondent nullement à des objectifs identiques.
Certes, des préjugés et des stéréotypes ont déjà précédé les préalables de cette étonnante "logique du récit". Des frustrations mal surmontées, autant que des hypocrisies à peine dissimulées apparaissent à chaque détour à travers les préliminaires. Le texte proposé ici ne cherche nullement à éluder ces caractères parfois discourtois dans l'échange de la parole. Il s'interdit toute polémique oiseuse, jusqu'aux modalités péjoratives qui accompagnent souvent ce type de débats. Il se prescrit uniquement un effort de réflexion qui puisse aider à comprendre les phénomènes actuels. En effet, ils ne cessent pas de secouer de fond en comble les sociétés africaines contemporaines. L'Afrique, car c'est de son destin qu'il s'agit, ne se trouve plus "à la croisée des chemins", ainsi que se plaisaient à pérorer les rhétoriciens de l'époque resplendissante des "anté-peuples". Ceux d'ici autant que ceux de là-bas se trouvent impliqués dans des processus identiques, par le fait d'une "mondialisation" sauvage qui n'a pas encore dit son nom, ou par le truchement de désastres tellement absurdes qu'ils ne semblent plus s'intégrer dans des consciences historiques.
Les trois chapitres s'articulent autour des prémisses qui avaient été relevées dans le titre; le "concept de la fuite", l'avènement des "cerveaux", la "question du questionnement autour de la fuite des cerveaux".
"La fuite" : enjeu, arguments, stratégies |
Nul besoin de consulter le dictionnaire car le terme utilisé ici ne s'accorde pas aux définitions classiques, ni à la sémantique scolaire, ni même à des connotations subsidiaires. Selon le côté où se pose la question, la "fuite" exprime la lâcheté du geste, la veulerie de la trahison, aussi bien que la naïveté du comportement. Il est indiqué que la personne qui a "fui" ne se réclame pas d'alibi. Il a abandonné l'Afrique dans sa situation de souffrances morales et économiques avancées, pour ne se soucier que de son confort personnel. La fuite ici est synonyme de la mort philosophique. Aucun autre prétexte ne peut arriver à la suppléer dans ses supercheries pour dépasser la honte. La péjoration n'évoque pas seulement l'abandon de la "Terre des ancêtres". Elle se situe de l'autre côté de l'Histoire des Peuples.
Tenter de comprendre l'expression de la "fuite" par d'autres sémantèmes serait peut-être une interprétation hasardeuse, à son corps défendant. Car ce ne sont pas ceux qui ont "fui" qui pourraient parler de leur propre péché originel.
En réalite, de quelle modalité est cette "fuite" qui hante tellement les imaginations? Les postulats dégagés ici ne tentent de cerner que le phénomène d'anciens "doctorants" et universitaires qui ont accédé à un niveau élevé dans leurs disciplines scientifiques, et qui sont considérés communément comme des "Intellectuels". Le texte proposé ne concerne nullement les autres catégories d'"immigrés", ceux en tout cas qui ont déjà fait l'objet de nombreuses recherches de plus en plus intéressées.
Il est vrai que pour un grand nombre d'étudiants venus d'Afrique, l'objectif premier de leurs études à l'étranger consistait à pallier aux insuffisances technologiques de leurs universités d'origine. Ils ont bénéficié des "bourses d'études", souvent supportées par les gouvernements des pays qui les avaient invités dans le cadre des échanges, selon les protocoles d'accords entre "États frères et complémentaires", pour respecter les termes des contrats plénipotentaires. Cependant, une fois les mémoires défendus et les thèses soutenues, ils ont préféré rester dans ces pays étrangers. A partir d'ici, les enjeux diffèrent selon les circonstances des discours tenus. Les perspectives optimistes affirment: pour profiter du confort de l'Europe ou des Amériques, pour "manger le pain des Français à moindres frais", pour jouir des bienfaits des "Allocations familiales et de la Sécurité Sociale" octroyées par les pays hôtes. Les sarcasmes pessimistes déplorent: pour échapper aux misères de leurs peuples, pour présérver leurs progénitures des pourritures nationales, pour ne plus s'encombrer des sollicitations des familles, des clans et des tribus originelles.
La vérité pourra-t-elle jamais être dite autrement que par des subterfuges de langages?
D'abord, la majorité des Africains qui sont devenus des "cerveaux" à l'étranger ne correspondent nullement à ces schémas simplistes, pour le moins condescendants, sinon complices des ironies répandues dans les milieux des néo-coloniaux et des sbires d'antiques dictatures, ou des marchands d'armes qui se confectionnent des prétextes débiles à l'intention de certaines médias de fortune. Même s'ils avaient bénéficié des "prébendes d'études", il faut admettre qu'ils sont plus nombreux encore à avoir trimé lorsque les mêmes bourses avaient éte supprimées dans des circonstances scabreuses qu'il ne serait même pas utile d'évoquer ici. Le fait que tous les textes littéraires consacrés aux milieux des "Africains de la diaspora" ne décrivent leurs situations que par des images de souffrances, de solitude, de désillusions permanentes ne relève pas que des contextes fictionnels. Les "livreurs d'appareils ménagers" dans Un rêve utile de Tierno Monénembo (1991) cité en bibliographie, ne sont nullement des ectoplasmes tirés d'une imagination en délire. Depuis une dizaine d'années, tous les récits concernant ceux de là-bas et ceux d'ici sont tragiques dans l'écriture autant que dans la narrativité. Il suffit d'en énumérer quelques-uns tels qu'ils ont été présentés par Ambroise Kom dans son étude sur Le roman de l'émigration (1998): Les douceurs du bercail de Sow Fall, L'impasse de Daniel Biyaoula (1996), Le paradis du Nord de J.-R. Essomba (1996), Cendres et braises de Ken Bugul (1993).
Ceux qui avaient fui ne l'avaient jamais fait pour les mêmes raisons que celles ânonnées dans les forums publics. Bien au contraire: échapper aux cachots des services de la sécurité, aux geôles des dictatures sanguinaires, aux meurtres collectifs qui ont dévasté des régions entières, autour des Grands Lacs ou dans le Sahel embrasé, cela ne relevait pas de la lâchetê. Loin de là. Il ne faudrait cependant pas confondre les catégories, même s'il existe un petit nombre parmi eux qui se réclament explicitement d'appartenance à des partis politiques. Malgré quelques "appels de pieds incessants et inopportuns", peu d'entre eux mènent des activités politiques réelles, au sens des propagandes et des militantismes actifs.
Et puis, ceux qui avaient été persécutés par leurs propres collègues dans les universités d'origine: pour des querelles mesquines de hiérarchies, pour des conflits de parvenus, pour des quotas de tribus. Et comment évoquer encore les haines tenaces des médiocres qui s'étaient vus propulser aux postes académiques sans en bénéficier du moindre mérite? La réponse ne viendra pas des "éxilés", mais des structures qu'il serait impératif d'instituer partout, afin de préserver la valeur des chercheurs courageux, convaincus de la pertinence de leurs méthodologies, autant que du bien-fondé de leurs objets d'études.
Il apparaît maintenant de plus en plus clairement que des politiques concertées avaient été pratiquées dans de nombreux pays, pour que les plus turbulents et les plus révolutionnaires se retrouvent à l'étranger, sans nourrir aucun autre espoir de retour, de manière à permettre aux nantis et aux oppresseurs de prolonger indéfiniment leurs monopoles d'horreurs. Toutes les stratégies des partis uniques ont obéi rigoureusement à ce schéma destructeur, sans panache, sans fausse pudeur non plus. "Fuir", oui, mais parce que la vie au pays ne représentait plus que la mort permanente, la souffrance infligée à chaque pas dans la rue. La peur qui noue au ventre, la frayeur subite pour une parole de trop, pour un geste de protestation, pour un acte de refus aux pouvoirs en place.
Ce n'étaient pas des cerveaux qui fuyaient alors, mais des corps suppliciés, des têtes fracassées contre les murs, des mains qui frissonnaient de colères inutiles, des dos couverts de blessures qui n'arrivaient plus à se cicatriser.
Depuis toujours, les héros des contes africains étaient ceux qui partaient, loin, très loin, vers l'inconnu. Mais ils revenaient même après des siècles et des millénaires d'errance, et ils apportaient aux royaumes abandonnés des trésors, des caravanes chargées d'or, des chevaux harnachés encombrés de présents. A partir des turpitudes coloniales, ils rentraient pour se faire assassiner par des fous à la manière de Samba Diallo dans L'Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane (1962). Ou pour affronter des tribunaux iniques qui leur infligeaient des sentences atroces: l'échafaud pour Ken Saro Wiwa auteur de Sozaboy (1998) pendu au Nigéria, la misère totale pour Williams Sassine si sarcastique dans Le Zéhéros n'est pas n'importe qui (1985), la honte suprême pour tant d'autres. Abdourahman A. Waberi a consacré à cette expérience une étude intéressante dans la revue Notre librairie, sous le titre suggestif de "Les enfants de la postcolonie: Esquisse d'une nouvelle génération d'écrivains francophones d'Afrique".
Et puis, de quel "étranger" s'agissait-il pour parler de la fuite pour ces "Intellectuels"? Ces pays qui ont vu tant de jeunes Africains dépérir dans la solitude totale? En 1993, de retour des universités algériennes, nanti toujours de mon "Doctorat ès lettres et sciences humaines" de Strasbourg reçu en 1981, je me suis retrouvé dans l'obligation de m'inscrire comme enseignant de cinquième et de troisième dans les écoles secondaires de la Corrèze. A l'Université de Limoges qui m'avait offert un poste temporaire d'"Invité", je ne pouvais obtenir que des prestations limitées en tant que "chargé d'enseignements", payé deux cents francs français de l'heure (à peine vingt-cinq dollars USA). Dans les meilleurs des cas, je touchais six mille francs français par trimestre. Les mêmes diplômes, toujours identiques, m'ont amené au poste de "Full Professor with tenure" aux États-Unis. Qui dit mieux? Une part importante de ces réflexions a été publiée dans Politique africaine (1991) sous le titre: "Lettre à un intellectuel zaïrois".
D'autres cas sont plus criants et ils ne sont nullement hypothétiques, car des noms peuvent être avancés, mais s'agit-il ici de "destins parallèles" ? Veilleurs de nuit affublés d'une maîtrise en sciences économiques. Vigiles des supermarchés périphériques gratifiés d'un D.E.A. en électronique. Gardiens d'immeubles nantis d'une licence en mathématiques. Chauffeurs de bus affolés par un troisième cycle en sciences sociales. Instituteurs de collège affichant un doctorat d'État en sémantique. Sans compter leurs vénérables épouses qui balaient dans les arrières-boutiques aux heures indues de la nuit, ou qui se contentent des travaux ménagers afin de pouvoir nourrir les enfants. Ces souffrances peuvent-elles compter pour les "immigrés" qui encombrent les couloirs des "Agences pour l'emploi" en Europe, inscrits à un chômage sans espérance? Ou encore ces prêtres et pasteurs abandonnés par leurs Églises et qui n'osent plus mendier une charité plus qu'improbable? Serait-il décent de rappeler le cas de ce brillant étudiant en sémiotique littéraire, ayant acquis un doctorat excellent à l'Université de Limoges (2001), et qui s'est vu refuser tout accès à la fonction publique de son pays dès son retour? Des articles se multiplient sur le sujet dans la presse française, Libération et Le Monde: "Au Congo-Kinshasa, l'Église sert de filière d'évasion..." (09 mai 2001).
Certes, au bout de l'itinéraire, quelques-uns d'entre eux réussissent à percer. Ils obtiennent des postes prestigieux. Ils décrochent des diplômes dispendieux, et ils s'affirment comme des "maîtres dans leur science". Alors, ils se transforment en "cerveaux". Et des interrogations surgissent pour demander des comptes?
Des "cerveaux" et des têtes : une dialectique de la science |
A quel moment devient-on un "cerveau" ? Et qu'est-ce que ce terme peut bien cacher derrière ses consonnances objectivement amélioratives? D'abord, qui peut se targuer d'être un "cerveau", et pour quoi faire? Les aspects cocasses d'une telle terminologie seraient simplement anaphoriques, s'il ne s'agissait pas d'existences humaines mises en jeu par une confrontation des cultures de la connaissance. Considérer que les "intellectuels" sont avant tout des cerveaux, c'est faire montre d'une naïveté anachronique, proche de l'antique traite qui ne voyait dans les hommes de race noire que des muscles à exploiter, des corps physiques à rentabiliser, des ventres de femmes à féconder.
Il faudrait peut-être commencer par le commencement. Tant que ces "Intellectuels" se trouvaient dans leurs propres pays, pourquoi ne pouvaient-ils pas se faire considérer comme des "cerveaux" ? Et pourtant, ils ne se métamorphosent pas au contact de l'étranger. Ils ne sont nullement une "race de mutants", qu'il suffirait d'injecter sur les terres d'Amérique, pour qu'ils réalisent les miracles de la science, et qu'ils accomplissent les merveilles des mythologies fondamentales.
Des deux choses l'une: ou bien ils étaient déjà des "cerveaux" avant de quitter leurs pays, auquel cas, la responsabilté d'une telle déperdition en incombe aux autorités et aux gouvernements qui les ont brimés, qui les ont poussés à se faire expulser. Ou bien ils ne l'étaient pas, et alors, ce ne sont plus des "cerveaux" qui ont fui, mais bien des êtres humains à la quête de leur équilibre et de leur propre sécurité. S'ils l'avaient été à l'origine, comment expliquer les périphrases les plus tordues dont ils avaient été accablés, du genre: "vaniteux", "moto pamba" ("Homme de rien"), "nyangalakata" ("sans valeur, sans aucune qualité humaine"). Ce dernier terme est principalement utilisé par les militaires des deux Congo, pendant qu'ils infligent des traitements dégradants à des individus appréhendés lors de leurs rafles quotidiennes.
Et si les "cerveaux" revenaient à leurs cases de départ? L'expérience a été tentée tellement de fois, qu'elle ne mérite plus de commentaires superflus. Elle va de la résignation forcée pour les plus téméraires, à l'amertume totale pour ceux qui se sentent brisés. Lors de tous les changements des régimes, quel que soit le pays concerné, des centaines d'universitaires amorcent le geste d'un "retour au pays natal". A la chute de la dictature zaïroise, c'est par milliers que les "exilés" avaient fondé l'espérance d'une reconstruction nationale. Quelque cinq années plus tard, le bilan est lourd de conséquences: les désillusions seraient plus fortes si elles n'avaient pas atteint le stade ultime des tragédies qui ont vu des médecins, des ingénieurs, des économistes de talents se faire assassiner joyeusement par les sbires de l'AFDL. Il s'agit de l'"Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo-Zaïre" fondée en septembre 1996, plate-forme des "Mouvements armés" contre la dictature, et qui ont permis à Kabila de "s'autoproclamer Président de la République". Des dizaines d'autres n'ont trouvé un refuge probable que dans des rébellions tellement absurdes qu'elles ont tourné à un véritable cauchemar national à cause de leurs allégeances criminelles. Nyunda ya Rubango a consacré à ce phénomène important un chapitre de son ouvrage Les pratiques discursives du Congo-Belge au Congo-Kinshasa : une interprétation sociolinguistique (2001).
Par ailleurs, un phénomène de rejet s'est institué à tous les échelons des institutions : celui des "mikilistes". Joseph Mwantuali a consacré à cette nouvelle "race de mutants" des pages magnifiques dans son roman Septuagénaire (2000). On appelle ainsi à Kinshasa les "Immigrés" qui ont "vu du pays", terme qui se traduit en lingala par "mokili" au singulier, et "mikili" au pluriel. Il est utilisé indifféremment pour les voyous échappés des prisons européennes à cause des délits et des crimes commis, pour les délinquants qui ont été expulsés par charters entiers au terme de véritables expéditions punitives menées par les polices des anciennes métropoles coloniales. Mais également pour les "universitaires" qui n'ont pas réussi à obtenir des postes prestigieux auprès des institutions scientifiques des pays où ils avaient été censés réaliser des prouesses intellectuelles.
Le moins que l'on puisse dire est que la "science" n'acquiert aucune mention particulière dans un schéma aussi étriqué. Elle ne mériterait un paragraphe dans le décor que si elle avait pu apporter des biens matériels, faire accumuler des fortunes colossales, et amener à des prestiges inédits au plan des hiérarchies matérielles. Faut-il citer Dikembe Mutombo, le basketteur millionaire, bien coté dans les équipes américaines? Il a réussi à produire sa propre "Foundation", par laquelle il est parvenu à faire construire une clinique moderne dans la ville de Kinshasa. Cependant, la place qui lui est réservée ne provient pas de ses qualités particulières aux États-Unis, ni même pour ses "oeuvres et réalisations", mais parce qu'il intervient au bénéfice de nombreux groupes de musique en finançant les concerts, les productions de disques, les tournées internationales. Des "fondations" voient ainsi le jour dans de nombreux pays, prises en charge par des musiciens, des vedettes de football, des écrivains qui ont fait de leurs talents un véritable "business" à l'avantage des consommateurs des lettres exotiques en Europe.
L'idéal serait que tous les "cerveaux" installés à l'extérieur ne se fassent apprécier que dans la mesure où ils contribuent à des réalisations dispendieuses en apportant des finances sonnantes et trébuchantes aux groupes de musique ou en parrainnant des équipes de football. Tant qu'ils ne s'arrêtent qu'aux recherches de type universitaire, ils semblent se comporter comme des coupables et des traîtres envers la "Nation".
La grande leçon des "cerveaux" consiste d'abord à reconnaître que les Africains peuvent atteindre des performances inédites dans tous les domaines du savoir. En foulant les amphithéâtres de la Sorbonne comme enseignants jusqu'à la titularisation, la passion se revèle être une force irruptive, pour qu'aucun panthéon de l'ordre des connaissances ne reste inaccessible. Les laboratoires de la "Nasa" eux-mêmes ne sont plus abrités derrière des murailles imprenables. Des préjugés atroces sont tombés par la conquête des espaces à l'intérieur desquels se construit le futur de toute l'humanité, et il ne sera plus jamais dit qu'une race, quelle qu'elle soit, s'en trouve écartée.
Du reste, les institutions des pays qui nous ont fait l'honneur de nous prendre nous témoignent beaucoup de respect. Elles nous confient des responsabilités qui rétablissent un autre ordre de priorités dans les combats à mener pour la dignité de l'Afrique. Ce ne sont pas les hommes qui seraient "constitués de telle ou de telle matière néfaste", ainsi que le rapportaient des mythologies stupides de la malédiction. Celles qui évoquaient malencontreusement Cham avec tellement de mauvaise foi dans l'interprétation des textes bibliques, qu'elles ont fini par s'effondrer d'elles-mêmes. Celles qui vilipendaient l'histoire de tout un continent, en hypothéquant l'avenir de générations entières, sous les fallacieux prétextes que les "noirs n'avaient aucune part à l'histoire du monde". Il ne s'agissait plus alors d'un simple "cahier d'un retour au pays natal", mais d'une véritable conquête qui a libéré les esprits, par la force des connaissances acquises.
Une autre leçon impérative découle de ces constats : les pays d'Afrique devraient à leur tour apprendre à respecter l'étranger. Ils devraient commencer par ouvrir leurs frontières aux "savants" du monde, autrement que pour des expériences biologiques tellement perverses qu'elles ont fini par répandre des épidémies monstrueuses. Là où les gouvernements n'accordent des licences qu'aux opérations lucratives qui échappent totalement à leur emprise, juste pour quelques prébendes qui correspondent bien aux "salaires de la mort", ils auraient pu construire des conditions objectives, de manière à permettre aux "cerveaux en fuite" de venir faire des rêves magnifiques. Et tout ce que les gouvernants ont appris, c'est pour tuer le rêve!
La "question du questionnement autour de la fuite des cerveaux" |
Ainsi donc, à entendre des esprits chagrins, les "cerveaux ont fui".
Cette expérience peut être recommencée à l'infini, car mon cas ne constitue nullement une exception. Il confirme la règle. De 1975, époque de l'obtention de mon "Doctorat de 3e cycle" en France (Strasbourg), jusqu'à l'an 2000, date de mon engagement à Louisiana State University, je m'étais efforcé d'envoyer des correspondances empressées à toutes les universités africaines francophones (et même anglophones) pour un engagement ferme, et à long terme. Les réponses obtenues, une vingtaine au total, sont édifiantes de sincérité. Elles pourraient faire l'objet d'un véritable roman d'aventure. Elles vont des phraséologies courtoises spécifiques aux déontologies administratives lorqu'elles ne disposent pas d'autres arguments que l'exclusion nationale, jusqu'a l'ironie mordante à l'endroit des politiques disproportionnées de mon pays d'origine. Il ne serait même pas utile de proposer les situations les plus ambiguës qui consistaient à orienter le candidat vers les instances administratives françaises, car ce sont elles qui gèrent en toute lucidité certaines Universités africaines : "votre dossier a été transmis au Conseil de la faculté à l'université de Dijon avec laquelle nous avons des accords de coopération; elle subvient aux salaires et traitements de notre personnel enseignant, national et étranger. ..". Une fois, c'était le Coopérant français lui-même dont le bureau était attenant à celui de l'Ambassadeur africain, qui avait marqué son refus catégorique de voir d'autres ressortissants du tiers-monde occuper des postes qui étaient réservés jusque-là aux seuls "compatriotes" : "il s'agit quand-même de notre ancienne Colonie, et nous ne sommes pas disposés à l'abandonner entre les mains des aventuriers venus d'autres pays d'Afrique, eux qui n'ont pas su mettre de l'ordre chez eux". A trois reprises, des universités africaines avaient quand-même accepté mes candidatures. Cependant, celles-ci n'ont pas pu être respectées pour des raisons objectives qui leur étaient propres :
- pour le premier cas (1985), mon engagement avait été soumis à un pacte conclu à mon insu avec le gouvernement de mon pays, à la condition exclusive que je cesse tout acte d'écriture, littéraire, politique ou même simplement scientifique. Tout écart à cet accord entraînait non seulement l'annulation du contrat, mais des répresailles qui risquaient d'aller jusqu'à me livrer aux services politiques de chez moi.
- pour le deuxième cas (1996), mon contrat ne pouvait jamais me permettre d'être inscrit aux services du personnel auprès du ministère de la Fonction publique du pays concerné, suivant les injonctions du "Fond monétaire international", conjuguées à celles, plus notoires encore, de la "Banque mondiale". N'étant pas national, j'étais autorisé à ne bénéficier que d'un contrat à durée déterminée, soumis chaque année aux décisions des ministères impliqués, et avec un salaire horaire qui ne pouvait en aucun cas être fixé d'avance. Tous les autres documents de résidence seraient soumis au même régime aléatoire des clauses hypothétiques.
- pour le troisième cas (1998), mon gouvernement venait d'entrer en guerre avec le pays qui m'avait proposé le contrat (en l'occurrence le Rwanda), et les interférences politiques n'autorisaient nullement une prise en charge des clauses du contrat dans des conditions acceptables.
Alors, "fuir avec son cerveau" ?
Faut-il commencer par condamner les pays qui "ramassent des cerveaux en fuite" ? Le plus souvent, des polémiques assidues sont menées autour de la responsabilté des "puissances mondiales" qui attirent toujours et de plus en plus, les compétences et les intelligences les plus précieuses de tous les continents. Il faut au préalable reconnaître que n'importe quelle nation dans ce siècle de grande compétitivité, a le droit et le devoir moral de se développer au mieux de ses possibilités. Les exigences d'un développement toujours de plus en plus accru des technologies impliquent que les pays qui le peuvent déploient des efforts immenses, afin de correspondre toujours à l'idéal qu'ils se sont ainsi fixé. Ils ne sont nullement coupables d'avoir cherché à maintenir le niveau élevé de leurs "cultures scientifiques". Bien au contraire, ils devraient constituer par là des paradigmes pour toutes les autres nations de cet univers du troisième millénaire.
Avoir de l'ambition, se doter des moyens pour les réaliser, mettre tous les atouts et toutes les chances de son côté pour y arriver, cela devrait constituer un programme politique prioritaire, et il n'est nullement indiqué de les en blâmer. Les prétextes de "niveau de vie" et de "richesses accumulées" sont totalement secondaires, car les évoquer dans toutes les circonstances revient à affirmer avec trop d'aisance que les "Hommes de sciences", les "Hommes de culture" ou les chercheurs de haut niveau ne sont attirés que par les biens matériels. Et quand bien même cela serait admis, en quoi sont-ils coupables d'avoir voulu offrir une existence acceptable à eux-mêmes ainsi qu'aux membres de leurs familles?
Le corollaire d'une telle exigence se présente de lui-même. Ce ne sont pas les hommes de sciences qui confèrent aux résultats de leurs recherches une quelconque crédibilité, mais plutôt les pouvoirs politiques des sociétés qui leur offrent les moyens nécessaires pour ces mêmes recherches. De la pratique sociale des résultats acquis, ainsi que de l'organisation des systèmes communautaires fiables, vient le sentiment que ces pouvoirs leur accordent toute valeur et toute justiciabilité. Ces faits sont attestés avec plus de force encore dans le domaine des "sciences humaines". Combien de fois n'a-t-on pas entendu dans les couloirs des facultés africaines, des responsables attitrés criailler que des "monographies" et des "anthologies" sur les littératures ne pourraient en aucun cas contribuer au "développement économique de leur pays" ? Des débats ont été menés dans des amphithéâtres houleux, pour savoir si les "poètes étaient utiles à la société", et si les "sciences sociales" pouvaient contribuer aux cultures de maïs ou de l'igname dans l'arrière pays. Certains sont allés jusqu'à préconiser des solutions radicales : "il faut les éliminer". Des "Conseils de Ministres" patentés ont préconisé la suppression des budgets à consacrer aux domaines culturels (et l'anthropologie alors?), considérés parfois comme "nuisibles", parce qu'ils ne contribuent qu'à susciter des esprits séditieux et des révolutionnaires impénitents. Faut-il parler du Professeur Gervais Chirhalwirwa qui croupit en prison depuis des mois, et à qui on fait subir des traitements dégradants et humiliants à Bukavu (Congo)?
Ce qui peut être dit pour les "sciences humaines" serait à extrapoler avec plus de tragique dans le domaine des "sciences exactes", du moins de la manière dont elles sont pratiquées au niveau des études universitaires. De telles conjurations ont souvent contribué à faire considérer les apports des "coopérants techniques" comme plus utiles et plus rentables que les théories ("fumeuses?") des faiseurs de thèses. Ces paradoxes de comportements n'ont eu pour conséquence que la négation totale de ces mêmes "cerveaux" qui n'ont pas eu d'autre alternative que de se réfugier à l'étranger. Et une fois pris en charge par des structures autres que les leurs au pays, voilà qu'ils se métamorphosent soudain en des "génies" que l'on peut se disputer à longueur de communiqués de presse, comme s'il s'agissait d'objets préhistoriques à livrer à la curiosité malsaine des ministères publics. Sans oublier que sur place, dans un grand nombre de pays, des "cerveaux" sans doute plus précieux résistent encore, tout en s'efforçant de maintenir pour les recherches scientifiques un niveau acceptable. Ils ont du courage, de la tenacité, de l'intelligence, et sans doute plus de mérites encore dans leurs domaines respectifs. Combien en existe-t-il à l'étranger qui pourraient s'en sortir avec des moyens techniques et méthodologiques restrictifs dont disposent les enseignants et les chercheurs dans les universités africaines actuelles?
Les avantages à tirer de ces "fuites" sont incalculables. Il aurait suffi qu'un seul pays d'Afrique - oui, un seul, vous entendez? -- aménage des conditions favorables pour une recherche d'une certaine importance dans n'importe quel domaine, il verrait accourir des centaines de chercheurs patentés exilés du continent, entièrement disposés pour mettre à profit des talents, des expériences, des compétences, des énergies spirituelles, intellectuelles et philosophiques. Du reste, lorsque des générations entières chantaient avec le "Reggae" de Bob Marley qu'elles voulaient reconstruire le "Zimbambwe", il ne s'agissait pas que des poèmes romantiques, encore moins des hystéries idylliques pour adolescents en mal de sensations. Lorsque l'Afrique du sud s'est libérée des monstres de l'apartheid, nous étions nombreux - trop nombreux sans doute à leur goût!- à penser à consacrer nos vies, afin de construire une nation puissante, moderne, capable d'entraîner tout le continent dans les vertiges des performances technologiques. A chaque fois qu'un coup d'État vient ébranler une république quelconque, ainsi que cela avait été le cas pour la "négritude" autour de la Guinée qui avait dit "non", nous avons formulé des souhaits pour rejoindre la "Terre des ancêtres", et prouver au monde entier que l'Afrique pouvait prendre en main son propre destin. L'Algérie avait longtemps constitué à cet effet un paradigme idéal, trop idéalisé sans doute pour tous les "révolutionnaires" qui avaient chanté la libération des "Damnés de la terre" autour de Fanon. Nous étions des centaines, survivants des maquis de l'UPC au Cameroun, antiques Lumumbistes échappés des geôles de la tyrannie zaïroise, rescapés des camps de la mort de toutes les dictatures à travers le continent, depuis l'Afrique du Sud, l'Éthiopie millénaire, l'Ouganda d'Idi Amin, au milieu de tous les "marxistes de fortune".
La désillusion a été immense. Elle ressemblait trop à une défaite, et elle a laissé dans les imaginations des impressions bizarres d'une absurde constellation d'étoiles.
Conclusion : "kwa benda nkulu kwa muci" |
Le proverbe en ciluba voudrait signifier que "vivre à l'étranger, c'est comme grimper jusqu'à la cime la plus haute d'un arbre". Le danger y est toujours imminent, et jamais on ne peut y prendre racine. Il appartient à tout un chacun de choisir le lieu et l'endroit où il voudrait passer son existence. Il s'agit là d'un droit fondamental et d'une liberté humaine inaliénable. L'histoire de la civilisation correspond cependant à un temps où ce type de transhumances a marqué les philosophies les plus héroïques, de Socrate ou Platon en Égypte, de Gandhi en Afrique du sud, jusqu'aux chercheurs de la Silicum Valley.
Les cerveaux n'ont jamais fui. Ils ne réclament aucun poste dans les gouvernements qui se font et se défont quotidiennement sur le continent. Ils ne s'inscrivent pas obligatoirement dans des "activités politiques" qui sont les domaines réservés des politiciens, car achever ses études universitaires par une sanction doctorale ne signifie nullement disposer d'une intelligence particulière (ni même d'une science infuse) des ruses et des entortillements politiques. Bien au contraire. Partout où ils se sont retrouvés, ils s'acharnent à mener une lutte soutenue pour que la justice, la dignité et la liberté demeurent des vertus cardinales pour les pouvoirs et les instances publiques, à l'avantage des peuples. Ils se battront avec courage et persévérance. Ils continueront à harceler les gouvernements, les sénats, les parlements des "puissances de ce monde". Ils harcèleront les "Nations Unies", les Papes au Vatican, les Popes, les Muftih, les Pandhi et toutes les institutions autorisées, pour libérer l'Afrique de toutes les vicissitudes des géostratégies meurtrières. Ils revendiqueront sans cesse. Ils dénonceront les turpitudes des officines occultes, qu'elles s'appellent "Françafrique", ou qu'elles abritent les sbires du "Noir silence".
Jamais, ils n'arrêteront de défendre l'avenir des générations pour les siècles prochains. Les souffrances endurées, les morts subies, les douleurs surmontées, ne doivent pas être comptées pour rien. Car le savoir est d'abord et avant tout l'arme de la Liberté.
Bibliographie
Kadima, Joachim Kadiangandu (2001), Les schémas du pardon pour la démocratie au Congo-Kinshasa, Paris, Éditions GIRAF, Coll. "Paroles d'Africains".
Ken Bugul (1982), Le baobab fou, Dakar, Nouvelles éditions africaines.
(1993), Cendres et braises, Paris, L'Harmattan, Coll. "Encres noires", no. 126.
Kom, Ambroise (1998), "Le roman de l'émigration". In Notre librairie, no. 135, Nouveaux paysages littéraires (1996-1998), septembre-décembre, pp. 16-21.
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Pius Ngandu Nkashama est Professeur de littérature au Département de Français, et Directeur du "Center for French and Francophone Studies" de Louisiana State University (Baton Rouge, U.S.A.). Il avait été titularisé à l'Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, après différents postes dans son pays le Congo (Kinshasa et Lubumbashi), ensuite en Algérie (Annaba, Constantine), puis en France où il avait présenté son Doctorat d'État en sémantique et sémiologie littéraire (Strasbourg). Comptant près de trente années d'activités de recherches et de création, il a publié une cinquantaine de livres couvrant aussi bien la fiction (poésie, théâtre, roman) que la critique littéraire, la linguistique, les sciences politiques, la sociologie et l'anthropologie des religions. Parmi ses nombreux ouvrages : Le Pacte de sang, Un Jour de grand soleil, Bidi ntwilu bidi mpelelu (en ciluba), Écritures et discours littéraires, Littératures et Écritures en langues africaines, Théâtres et Scènes de spectacles, Ruptures et écritures de violence, Enseigner les littératures africaines. Ses recherches portent sur le "discours africain et les textes littéraires" à travers l'oralité et l'écriture. |