André Djiffack
University of Oregon
La question de la fuite des cerveaux ici étudiée n'est pas nouvelle. Pour ne citer qu'un exemple parmi bien d'autres, The Pleasure of Exile de George Lamming, publié en 1960, exposait déjà les méandres de la migration des artistes de la Barbade vers la métropole londonienne. Dans sa réflexion, le célèbre écrivain restituait l'essence des rapports maître/esclave qui régissent les relations entre Prospero et Caliban, autrement dit, la violence qu'exer&cccedil;aient les puissances impériales dans leurs (anciennes) colonies. A cette époque, indique Lamming, la migration des artistes et intellectuels du Tiers-monde vers le Nord s'expliquait essentiellement par la quête de reconnaissance du pouvoir colonial, unique centre de légitimation.
Aujourd'hui, bien que le contexte historique soit passablement différent, l'ouvrage de Lamming reste d'actualité au regard de l'ampleur de la fuite des cerveaux de l'Afrique vers les pays du Nord. A la recherche effrénée de la sanction de l'Autre à laquelle on assistait hier, se substituent aujourd'hui de nouveaux paramètres tels que la cruauté des tyrannies locales, l'attrait des meilleures conditions de travail, le désir d'épanouissement personnel, sans compter le diktat du marché dit global.
On a déjà beaucoup débattu de l'image que l'Occidental a de l'Africain ou du Noir. Mais, il faut le reconnaître, l'exode des cerveaux africains illustre le sempiternel conflit d'intérêts entre les puissances impériales et les anciens colonisés. Il y a une réelle difficulté à élaborer une réflexion qui va au-delà de ces limites et qui apporte des données nouvelles, car la question de la fuite des cerveaux est à la fois universelle, commune aux pays pauvres et particulière aux anciennes colonies. Lamming d'affirmer : "The exile is a universal figure" (1960 :24).
Loin de prétendre épuiser un sujet aussi important, je me contenterai d'un exposé d'allure générale qui évoque la situation de bon nombre de pays africains, même si la majorité des exemples que je propose ne sont tirés que du Cameroun. L'intention n'est pas de se limiter à ce pays, mais de le considérer comme une illustration de ce qui se passe dans les autres pays africains. D'entrée de jeu, j'essaierai de convoquer quelques figures emblématiques de l'exil tout en interrogeant le chaos socio-politique qui a cours dans les principaux pays pourvoyeurs. Cette étude touchera des domaines aussi divers que l'histoire coloniale, la crise politique et économique à l'ère postcoloniale, la question identitaire et culturelle dans une société africaine en pleine mutation. Au-delà de l'horrible trafic de la matière grise, j'espère surtout dévoiler la tragédie qui résulte de la division du monde en deux camps : les nantis et les démunis.
Le titre que j'ai choisi met l'accent sur l'exil et l'identité. S'il est aisé de définir l'exil qui pourrait se comprendre ici comme un phénomène migratoire quantifiable, il est plus ardu de traiter de l'identité, concept abstrait par excellence. L'identité est une construction, une donnée vouée à une mutation perpétuelle. L'identité n'est pas figée dans un espace et dans un temps donnés. Elle est en perpétuelle évolution et exprime la diversité de l'humanité. Le concept d'identité a pour fondement la culture et tout ce que cela implique en termes de différence au niveau de la sensibilité, de la vision du monde, des aspirations, etc. En somme, l'identité est la façon d'être d'un individu ou d'une communauté face aux autres entités individuelles ou collectives. Dès lors, toute réflexion sur la question d'exil et d'identité implique celle de l'altérité, de la survie et du changement.
Des Africains issus des quatre coins du Continent ont connu l'exil à cause des pouvoirs en place, en Afrique, après les indépendances. Et que la terre d'exil ait souvent été l'ancienne métropole coloniale a rendu plus pénible encore le drame du colonisé. Pour prendre la mesure de la gravité de ce qu'on pourrait qualifier de nouvelle traite négrière, je me contenterai de citer quelques célébrités africaines contraintes à l'exil, voire, à l'errance pour diverses raisons : Mongo Beti dont le cas tient de la légende, Wole Soyinka, Chinua Achebe, Abiola Irele, Valentin-Yves Mudimbe, Puis Ngandu Nkashama, Georges Ngal, Ngugi wa Thiong'o, Ambroise Kom, Célestin Monga, Okpeho, Dash de la Jamaique, Manthia Diawara, Adoulaye Mamdani, etc.. En général, le chemin de l'exil passe par un harcèlement sans pareil des pouvoirs en place en Afrique, ou même par une prison politique. Etablir les rapports de proportion entre le flux des exilés et la rigueur des tyrannies locales serait d'autant plus pertinent qu'on obtiendrait, du même coup, une lecture diachronique des vagues migratoires et un pan de l'histoire socio-politique du continent noir. Cela permettrait également de mieux comprendre la relation entre exil politique, d'une part, et exil économique, d'autre part. Je me garde de confondre ces deux types d'exil qui, du reste, se recoupent souvent d'où la nécessité de creuser davantage les multiples chevauchements entre le cheminement de l'exilé politique ou intellectuel et celui de son congénère économique. Bien qu'on parle beaucoup du phénomène de l'exil des cerveaux africains, mais je ne connais pas d'étude quantitative permettant de montrer l'ampleur réelle du phénomène ou de différencier l'exil politique de l'exil économique. De plus, on s'en tient souvent à quelques grands noms et l'on ignore la foule des anonymes qui ont choisi de vivre à l'étranger. Les données statistiques sur les départs et les destinations, une présentation plus complète des formes d'exil et de leurs impacts sur l'identité, depuis l'époque de la traite négrière et de l'esclavage jusqu'à la fuite des cerveaux contemporaine, constituent autant de pistes de recherches qui restent encore à explorer.
De même, les effets à plus ou moins long terme de ces flux migratoires, pour les pays désertés autant que pour les pays d'accueil, pourraient ouvrir la voie à toutes sortes de spéculations sur la reconstruction d'une nouvelle identité. Par exemple, que reste-t-il des moeurs et cultures des familles Yoruba, Malinké ou Bamiléké installées en Amérique du Nord ou en Europe ? Les exilés parviennent-ils seulement à influencer les habitudes des autochtones ? Que dire de la génération des Africains nés en exil qui ne connaissent d'autres réalités que celles du nouveau monde ? La transplantation d'Africains en Amérique a de tout temps provoqué un racisme primaire chez certains Blancs - pourtant immigrés eux aussi - et a donné lieu à des idée stéréotypées et absurdes. Dans S'il braille lâche-le..., Chester Himes le montre dans son analyse de l'attitude des uns et des autres :
Il en va jusqu'à l'appellation "Afro-américain" qui n'a pas de parallèle du genre "Euro-américain". Le fait est que depuis son premier contact avec l'impérialisme occidental, l'Afrique a connu une saignée sans égale dans l'histoire de l'humanité. La traite négrière, la conquête et la ponction coloniales, les indépendances en trompe-l'oeil et la néocolonisation sont autant d'étapes qui traduisent une perpétuelle exploitation des ressources naturelles et humaines de l'Afrique pour le bien-être de l'homme blanc, en m≖me temps qu'un rejet de l'homme noir à la périphérie. Fanon écrit : "Le Blanc veut le monde ; il le veut pour lui tout seul. Il se découvre le maître prédestiné de ce monde. Il l'asservit. Il s'établit entre le monde et lui un rapport appropriatif" (1952 :103). En schématisant, on pourrait dire que l'Afrique est avant tout la réserve de ressources humaines et matérielles du conquérant.
Le discours colonial et poscolonial reflètent les besoins de l'Autre à différents moments de l'Histoire. L'Afrique apparaît tour à tour comme une terre de curiosité habitée par une horde de sauvages, un réservoir d'esclaves et de matières premières, un dépotoir de déchets toxiques, une arrière base stratégique, etc. Le discours actuellement en vogue est celui de la compassion feinte, une prétendue charité baptisée "action humanitaire" : on ne saurait être plus machiavélique. Bref, l'Afrique a toujours été considérée par l'Occident comme un continent à son service et ses besoins ont toujours été oubliés ou délibérément rejetés au profit des intérêts du Nord.
Dans la sphère biologique, le talent nègre est bruyamment applaudi. Le sexe, le folklore, le sport, la musique ou le divertissement en général apparaissent comme l'apanage des Nègres. Du coup, l'intellect devient la chasse gardée du maître. A l'évidence, la ligne de partage de cette distribution des rôles, fonctions, aptitudes et dispositions est raciste, mais l'aphorisme de Senghor selon lequel l'émotion est nègre comme la raison est hellène ne convainc plus personne. Une fois de plus, Fanon analyse les fondements racistes de la pensée européenne selon laquelle : "Nègre = biologique, sexe, fort, sportif, puissant, boxeur, Joe Louis, Jesse Owen, tirailleurs sénégalais, sauvage, animal, diable, péché" (1952 :134). L'ironie c'est que certains Nègres finissent par succomber à ces préjugés, allant jusqu'à tirer un certain sentiment de vanité de ces clichés. Il n'y a qu'à voir avec quelle avidité tant d'Afro-américains se confinent dans le ghetto du divertissement qui, à leurs yeux, apparaît comme la voie royale. Et la France, s'inspirant plus que jamais de l'Oncle Sam et ratissant large dans son empire colonial, s'intéresse encore d'avantage aux muscles qu'au cerveau du Nègre que l'on sollicite à l'occasion des différents rendez-vous sportifs, olympiques ou autres exhibitions "culturelles".
Toutefois, dans l'ordre du discours d'aujourd'hui, la tragédie de la fuite des cerveaux observée en Afrique est un démenti par l'absurde de l'opinion raciste qui n'appréhende l'Afrique que sous la sphère biologique. En tout état de cause, est ainsi reconnue la contribution de l'Africain dans l'édification de l'Occident, sous un angle autre que biologique. Il convient d'insister sur le côté absurde de cette démonstration de l'humanité africaine. Dans Education et démocratie en Afrique : le temps des illusions, on peut lire :
Le phénomène de la fuite des cerveaux que l'on observe de l'Afrique vers l'Occident ne se contente pas d'ébranler les vieux clichés. Il marque aussi une évolution tragique dans l'histoire africaine telle qu'elle a été écrite jusqu'à nos jours. Bien plus que l'exploitation matérielle, la fuite des cerveaux représente la perte de ce que l'Afrique a de plus précieux, c'est-à-dire, l'évasion du potentiel capable de sécréter un système endogène destiné à édifier le continent noir et de donner un coup de fouet à la renaissance africaine. On ne citera jamais assez l'exemple du Japon qui s'est construit en misant prioritairement sur la matière grise, dépourvu qu'il est de matière première.
Comment en est-on arrivé là? Est-ce de gaieté de coeur que les Africains quittent leur famille et leur environnement social et culturel pour d'autres cieux? Les raisons de la migration intellectuelle sont-elles les mêmes au fil du temps? Et si la fuite des cerveaux n'était qu'une ruse de l'histoire?
Naguère, les jeunes Africains qui prenaient le chemin de l'Europe s'y rendaient essentiellement pour des raisons de formation intellectuelle. Ils constituaient une élite en quête de savoir. La scolarisation en colonie ne dépassant que rarement le niveau du secondaire, il était donc normal que les brillants sujets se rendent en métropole pour parachever leur formation académique. Malgré son orientation idéologique aliénante et son programme scolaire visant l'assimilation, en dépit de son rigorisme pédagogique traumatisant, l'école coloniale a eu le mérite de produire la première classe d'intellectuels africains.
Les historiens de la littérature négro-africaine soulignent le tour de force des pères de la Négritude qui ont lancé à Paris, dans les années 1930, un mouvement dont le rôle historique pour l'émancipation et la revendication culturelle nègre n'est plus à démontrer. Léon-Gontran Damas, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et bien d'autres étaient aux avant-postes de la bataille pour la revendication de l'humanité et de l'identité nègres.
D'une façon générale, les écrivains de la Négritude proposent une fresque idyllique de l'Afrique, une Afrique belle, humaine et conviviale. L'Europe, la terre d'exil, est régulièrement présentée comme une source de frustrations et de traumatismes, de dépaysement et de nostalgie, d'angoisse et de choc culturel. L'exil académique apparaissait alors comme un énorme sacrifice, une épreuve, un viatique incontournable en vue d'acquérir les armes miraculeuses indispensables à l'édification d'une Afrique moderne, une modernité fondée sur la synthèse de cultures. Cette élite intellectuelle prendra la relève du système colonial, avec pour ambition de mettre fin aux abus de la colonisation, de redonner à l'Africain le sens de sa dignité.
Parmi les premières oeuvres de la littérature africaine, il est aisé de dénombrer les titres ayant une trame construite autour de l'étudiant noir en partance ou en séjour dans la métropole. L'Enfant noir de Camara Laye et L'Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane illustrent toute une vague.
Cette littérature d'avant les indépendances idéalise une élite intellectuelle dont la liste de vertus est impressionnante: le sens de discernement, l'esprit de sacrifice, le grand courage, la noblesse de caractère, la douceur des moeurs, le bon sens, l'ouverture culturelle, la vivacité intellectuelle, autant de qualités morales et personnelles. Aussi, le portrait de l'étudiant noir tient-il du messie et du démiurge. Il faut avouer que nombre de ces oeuvres ont une orientation largement autobiographique, avec ce que ce genre comporte de narcissisme.
Avec l'avènement des indépendances, c'est une élite africaine bardée de diplômes qui retourne au bercail pour la reprise de l'initiative historique. C'est la consécration ! Le glissement du statut d'intellectuel et d'agent de culture au rôle politique et administratif est d'autant plus naturel que personne ne songe à remettre cette mutation en cause, encore moins à souligner l'ampleur de la tâche et les écueils qui guettent ces nouveaux Prométhée. L'Afrique n'avait-elle pas un besoin urgent de ses dignes fils formés dans les meilleures académies occidentales? Ne fallait-il pas impérativement mettre fin aux abus de la colonisation? Après tout, l'école occidentale n'était-elle pas le moule par excellence, la source secrète de la puissance de l'homme blanc? Une puissance dont les Nègres étaient désormais dépositaires.
Le désenchantement sera à la mesure de l'euphorie. La fine fleur de l'intelligentsia africaine ne tarde pas à montrer ses limites. Je ne citerai que quelques exemples pour illustrer la faillite de l'intelligentsia africaine. Pendant vingt ans, soit de 1960 à 1980, Léopold Sédar Senghor est Président de la République du Sénégal sans pour autant réussir à faire de son pays un modèle de développement en Afrique noire. Bien en vue sous les règnes successifs d'Ahmadou Ahidjo et de Paul Biya, Ferdinand Oyono est dans le sérail politique du Cameroun depuis environ quarante ans ans et n'a pas mieux réussi que Léopold Sédar Senghor.
Il va sans dire que la contribution des universitaires à l'édification des tyrannies en Afrique est de premier ordre. Pour ne s'en tenir qu'au Cameroun, on peut noter que Joseph Owona, Augustin Kontchou Kouomegni, Jacques Fame Ndongo, Gervais Mendo Nze et consorts, autant d'universitaires ayant investi leur génie pour contrecarrer les multiples soulèvements populaires qui auraient pu balayer le régime dictatorial de Paul Biya. A ce sujet, l'analyse d'Ambroise Kom est édifiante :
Mongo Beti est au premier rang des écrivains et des intellectuels africains à avoir marqué une distance critique vis-à-vis des nouveaux pouvoirs mis en place à la veille des indépendances. Il a payé son audace au prix de toute une vie professionnelle passée en exil en France. Le dilemme de l'intellectuel africain consiste très souvent à se mettre au service du tyran ou à s'exiler, c'est-à-dire, à jouer les laquais du potentat local ou aider à la consolidation des puissances impériales par un dur labeur.
A ce propos, George Lamming affirme :
Lamming touche du doigt le drame historique, sociologique, politique, économique, culturel et psychologique de l'exilé, surtout lorsque ce dernier est un ressortissant d'une ancienne colonie, et son propos s'applique aussi bien à la France qu'à l'Angleterre. Les sarcasmes d'Albert Bensoussam sur le statut et le destin de l'exilé dans son pays d'adoption le montre et prouve à suffisance que le chemin de l'exil est une impasse et non une sinécure. Dans Mirage à trois, Bensoussam soutient que le pays d'adoption s'engraisse du labeur et, quelquefois, de la chair de l'exilé:
Quand bien même l'exilé part d'office perdant sur la terre de migration qui se fait ogresse à l'occasion, du moins, a-t-il l'occasion, surtout quand il est africain, de projeter une image différente des clichés construits au fil des siècles par l'Occident chrétien et "civilisé". Même oppressé, il propose une nouvelle façon d'être et de percevoir l'Afrique dans sa relation à l'Occident, tout à la fois complexe et variée.
L'avènement des indépendances et la lutte pour le pouvoir qui a suivi a divisé l'intelligentsia africaine en deux catégories: d'un côté les intellectuels liés au pouvoir de manière organique, de l'autre les dissidents. Sous la dictature des partis uniques, les intellectuels africains qui s'exilaient définitivement le faisaient d'abord pour des raisons politiques et au nom de principes idéologiques. Depuis les indépendances jusqu'aux années 1980, les Africains en formation ou en poste en Occident rentraient souvent avec enthousiasme pour apporter leur pierre à l'édification de la nation. Ils étaient pour la plupart des boursiers de leur pays, ce qui, en soit, constituait une sorte d'engagement moral, sans compter que les opportunités en termes de strapontins n'étaient pas rares. A cette époque, pourrait-on dire, les pays africains étaient bel et bien en voie de développement, et l'optimisme était de mise.
La vague de désertion des intellectuels que l'on observe depuis les années 1990 trouve son explication fondamentale dans la faillite de trente années d'indépendance marquée par la dictature des partis uniques. Dans son ensemble, la société africaine sombre dans le chaos politique, elle est frappée de plein fouet par une grave récession économique avec, en prime, les troubles sociaux qui accompagnent la lutte pour la démocratie.
Depuis les années 1990, il y a un frémissement démocratique incontestable, certes, mais dans un contexte de marasme économique et de dégradation sociale qui se traduit par une misère de plus en plus envahissante, misère qui pousse nombre d'Africains, intellectuels ou non, à prendre le chemin de l'exil vers des cieux plus prospères. Mongo Beti constate : "S'il nous était donné les moyens d'aller ailleurs, qui resterait ? A voir avec quelle patience résignée elle assiège quotidiennement les ambassades et les consulats étrangers, notre jeunesse ne semble avoir qu'une devise : partir" (1999: 100).
Marchant à contretemps de leur vingt ans, on remarque par contre que les exilés politiques de la première heure rentrent au bercail en cette fin de guerre froide. Ils ont pour la plupart atteint l'âge de la retraite. C'est le retour des anciens combattants qui ont noms : Abel Eyinga, Mongo Beti, Siméon Kuissu, Moukoko Priso, Ndeh Ntumazah, etc. Ce retour des militants anti-colonistes est suivi de peu par le départ des intellectuels de renom que sont Ambroise Kom et Célestin Monga par exemple. Ironie du sort, Ambroise Kom et Célestin Monga organisent le retour d'exil de Mongo Beti en février 1991, avant de s'établir à leur tour aux Etats-Unis. Curieux passage de témoin entre les générations.
A la différence de l'exil politique qui a une intention déclarée, l'exil des intellectuels, même lorsqu'il a une profonde motivation économique, se présente d'abord comme la recherche de meilleures conditions de travail. Pourquoi le nier, l'exilé est avant tout un être menacé qui opte pour la solution de sauvetage individuel en s'échappant d'un univers en pleine déliquescence. Il s'agit de se mettre à l'abri de la précarité, des incertitudes et de l'absurdité du vécu quotidien en Afrique et, évidemment, de s'assurer un épanouissement professionnel. Après tout, on est rarement martyr par vocation, mais par la force des circonstances.
L'exilé dans ce cas ménage ses intérêts personnels et immédiats ainsi que ceux de la famille à laquelle il n'échappe pas, plutôt que d'affronter les monstres politiques locaux en vue de l'édification d'une nation viable pour l'avenir. Une anthologie de récits d'expérience des exilés africains dévoilerait les limites de la révolte individuelle face aux systèmes politiques qui, pour être balayés, ne demandent pas moins qu'une révolution. Mais, est-il possible de contribuer au développement du pays natal à partir de sa terre d'exil?
Le degré de développement du pays d'adoption et les facilités de l'institution d'attache et une relative sérénité sont des facteurs déterminants pour l'épanouissement de l'activité intellectuelle. Ces conditions sont stimulantes pour le travail de l'esprit, ce qui explique la forte productivité des artistes et intellectuels exilés. L'abondante production littéraire de Mongo Beti, de Valentin-Yves Mudimbe, d'Amadou Koné, de Tchicaya U Tam'si Ngandu Nkashama, Tshisungu Wa Tshisungu, Tierno Monenmbo, Calixte Beyala et de bien d'autres est avant tout le fruit de l'exil. Le temps et l'énergie consacrés à l'implacable bataille contre les potentats africains sont tout simplement investis dans la vie professionnelle.
La critique reconnaît à ces écrivains négro-africains de langue française la pertinence de leur discours afro-centrique, un véritable contrepoids à l'uniformisation judéo-chrétienne. Lorsqu'il ne perd pas de vue son identité et le sens de sa destinée, l'intellectuel exilé a la possibilité de subvertir l'appareil neo-colonial par un travail acharné qui, à plus ou moins long terme, pourrait profiter à l'Afrique : c'est la stratégie du cheval de Troie.
La réflexion des Africains de la diaspora court cependant le risque de se déconnecter par rapport à la réalité du terrain, un fait logique en somme. La différence de ton entre la littérature africaine de la diaspora et la production du terroir se fait de plus en plus sentir. La réalité africaine connaît une mutation rapide, mutation qui est avant tout le fait des acteurs du terroir dont l'imagination pour la survie quotidienne tient du génie.
La dissonance et les incompréhensions entre les Africains du continent et les exilés de retour au bercail dénotent la profondeur du choc culturel et la réalité d'une identité africaine en perpétuelle reconstruction. Cette identité en pleine mutation passe par une indispensable ouverture aux influences de toutes sortes, à une nécessaire préservation des valeurs culturelles africaines susceptibles de garantir le bien-être et l'audience du continent noir dans le concert des peuples. En attendant de parachever cet amalgame des contraires, l'Afrique vit une crise d'identité des plus profondes. Trop de soleil tue l'amour de Mongo Beti expose la vision antithétique des anciens exilés et des Africains du terroir :
On le voit bien, l'incompréhension entre les uns et les autres porte sur des questions de fond. Il ne s'agit nullement de détails, mais du choc des contraires.
Il est certain que l'individualisme devient monnaie courante, mais on ne peut pas dire que l'exilé, même lorsqu'il part pour des raisons en partie égoïstes, ne ménage que ses intérêts personnels. L'individualisme au sens occidental du terme est loin de s'appliquer rigoureusement à tout le monde, surtout dans le cas des Africains qui, très souvent, doivent répondre, au moins dans une certaine mesure, aux interminables sollicitations de la famille, qu'ils soient en exil ou non. D'ailleurs, l'exil apparaît comme un argument supplémentaire pour multiplier les appels à l'aide. Toujours, l'on s'imagine que les choses marchent bien pour le parent qui est en Occident et l'idée inverse est irrecevable. Quel que soit le degré "d'égoïsme" de celui qui quitte l'Afrique, il essaie de résoudre son problème et celui des siens à la place de l'état qui est en faillite. L'exilé n'aide pas son pays de manière directe, peut-être, mais il contribue d'une manière indirecte, en aidant (souvent financièrement) ceux qui sont restés au pays.
C'est une responsabilité sociale, morale et culturelle de l'intellectuel de répondre aux sollicitations et exigences de la famille étendue, qu'il soit en Afrique ou en Occident. Cette donnée fondamentale de la question s'illustre par le flot continu des parents qui viennent demander qui de l'aide pour des funérailles ou un mariage, les frais de scolarisation des cadets, neveux et autres cousins, des factures médicales, un poste ou une recommandation, une place pour dormir ou pour s'installer avec toute une famille, les ressources pour survivre ou bien pour payer la note du charlatan. La liste des besoins reste ouverte.
Dès lors qu'on a un travail et un revenu, on est littéralement pris d'assaut, à temps et à contretemps ; personne n'y échappe et aucun exilé ne peut espérer y échapper tout-à-fait s'il entend maintenir quelque lien que ce soit avec le pays. On pourrait même dire que pour bien des exilés - quels que soient leur statut et position dans le pays d'accueil - il s'agit là d'un problème important et infini qui ne va jamais sans affecter leur situation familiale et financière.
Face à la faillite des états africains postcoloniaux et devant l'appétit vorace du grand capital international, c'est l'individu - et souvent l'individu exilé - qui doit trouver le moyen de faire survivre sa famille ici et là-bas. Cet aspect de la légendaire solidarité africaine étant établi, il convient de reconnaître la tentation de l'individualisme, du désir de s'en sortir coûte que coûte, même si c'est au prix de l'abandon douloureux de certains principes humanistes et d'idéaux qui permettent de marcher la tête haute, ou tout simplement d'être en accord avec soi-même.
Tout compte fait, il vaut souvent mieux sauver sa tête que de se retrouver au cimetière parce qu'abattu par les sbires de quelque tyran sanguinaire. On ne saurait mettre dans le même paquet tous les exilés intellectuels et économiques et les présenter comme des gens qui essaient de sauver leur peau sans penser aux autres. Il y a tout un travail de discernement à faire. L'exil est toujours douloureux. Cependant, si certains sacrifient leur famille et l'attachement à leur origine pour une poignée de dollars, ils sont loin d'être la majorité des exilés économiques ou intellectuels.
Sans être l'apanage des Africains, la fuite des cerveaux tend à être un phénomène général : l'attrait des meilleurs talents des pays en développement pour des pays apparemment plus développés. L'intelligentsia latino-américaine et indienne succombe à la tentation de départ autant que les meilleurs cerveaux de la Russie, de l'Europe de l'Est et de la Chine. Il en est jusqu'aux meilleurs experts français, britanniques, allemands, etc. qui résistent difficilement aux offres d'emploi dans des laboratoires et centres de recherches aux Etats-Unis d'Amérique.
On peut en déduire que la matière grise suit la tendance des marchés de capitaux, épousant leurs fluctuations en termes d'effondrement et d'épanouissement, d'affermissement et de dépression. En somme, le lexique ayant trait à la spéculation financière s'accorde avec la migration intellectuelle. Le vocabulaire à la mode parle volontiers de "globalisation", une élégante désignation du diktat du grand capital international sur le reste du monde.
Est démodée l'image idéalisée de l'intellectuel, esprit élevé au-dessus des considérations matérielles, ami du savoir, intransigeant sur les objections de conscience, défenseur infatigable des valeurs morales, un ascète pour tout dire. Le phénomène de la fuite des cerveaux aura largement contribué à démystifier le statut du savoir. Tout comme son détenteur, le savoir est désormais relégué au rang de vulgaire marchandise. L'aspiration au bien-être est inscrite dans l'instinct humain, il faut le reconnaître et en tenir compte, car il n'y a rien de fondamentalement incompatible entre le savoir et le désir d'y consacrer sa vie dans les meilleures conditions possibles, sans avoir à ramper devant des maîtres tyranniques et corrompus.
La civilisation matérialiste qui a enfanté le commerce du savoir tient le haut du pavé et, de toute apparence, personne ne sait quel système pourrait à terme l'enrayer ou en inverser la tendance. Cette nouvelle forme de pensée unique empoisonne la pensée au Nord comme au Sud. Elle dévalorise l'intellectuel et son travail, mais comme toujours, la pensée s'adapte de mille manières pour échapper aux coups assassins du néo-libéralisme.
La vague migratoire ne touche d'ailleurs pas que les intellectuels. Au nombre des candidats au départ de l'Afrique et des autres pays de misère matérielle vers les pays riches, il y a plusieurs catégories sociales dont les jeunes, les travailleurs, les mafieux, les prostituées, etc. Il s'agit d'une horde "d'affamés" que l'Occident considère comme une menace pour sa sécurité et son confort, oubliant que cette armée de gueux est de sa propre fabrication et, qu'en tout état de cause, elle ne fait que réclamer son dû.
La chasse à l'homme contre les arrivants, les charters, les refoulements, les rapatriements musclés, les camps d'internement, le racisme, ne peut ralentir et encore moins arrêter ce flot migratoire précipité par les déséquilibres créés par une idéologie meurtrière et des multinationales irresponsables pour qui le profit prime sur l'humain. On ne peut pas en toute impunité prêcher la démocratie, les droits de l'homme et la liberté individuelle et enfermer arbitrairement l'Afrique et le reste du monde non occidental dans une immense prison et jeter la clé. Un personnage de Branle-bas en noir et blanc de Mongo Beti prophétise l'apocalypse pour les pays du Nord, voraces et arrogants :
Le premier coup de boutoir n'est pas venu d'Afrique... et n'a fait qu'ébranler l'édifice. Faudra-t-il attendre que ce dernier s'écroule pour changer de cap? L'humanité à deux vitesses est la résultante du pillage effréné des ressources matérielles et humaines des pays du Sud par les pays du Nord. Accueillir à bras ouverts les intellectuels nègres tout en discriminant leurs congénères prouve l'hypocrisie d'un système qui évolue et s'affine sans vraiment changer. L'on est passé subrepticement de la barbarie des négriers razziant les côtes africaines aux manoeuvres subtiles des coureurs de têtes des universités occidentales, en transitant par la violence et l'avidité des régimes coloniaux. On le voit bien, l'exode de cerveaux de l'Afrique vers l'Occident interpelle les consciences d'une façon dramatique. Est-ce l'ultime signal annonçant l'effondrement irrémédiable d'un monde condamné sans rémission?
Catastrophes naturelles, sécheresses récurrentes, famines dévastatrices, sida indécrottable, conflits ethniques, génocides effroyables, etc., sont quelques sujets d'actualité qui, dans les médias occidentaux, rappellent de temps en temps l'existence du continent noir à la conscience de l'humanité. En dépit de sa connotation idéologique indéniable et malgré son arrière-pensée matérialiste, ce discours afro-pessimiste correspond à une certaine réalité. Mais le rôle joué par tous ceux qui fuient l'Afrique pour sauver leur peau est encore incertain. Vont-ils profiter de leur position et de leur étroite marge de manoeuvre pour porter un coup mortel au monstre qui dévore l'Afrique? Vont-ils se joindre à la curée ou se désintéresser de son sort? Seul l'avenir le dira.
Bibliographie
Bensoussan, Albert. Mirage à trois. Paris : L'Hamattan, 1986.
Beti, Mongo. Trop de soleil tue l'amour. Paris : Juliiard, 1999.
Beti, Mongo. Branle-bas en noir et blanc. Paris : Julliard, 2000.
Camara, Laye. L'Enfant noir Paris : Plon, 1953.
Fanon, Frantz. Peau noire, masques blancs. Paris : Seuil, 1952.
Himes, Chester. S'il braille, lâche-le... Paris : Gallimard, 1972.
Kane, Cheikh Hamidou. L'Aventure ambiguë. Paris : Julliard, 1961.
Kom, Ambroise. Education et démocratie en Afrique : le temps des illusions. Yaoundé-Paris : Ed du Crac- L'Harmattan, 1996.
Lamming George. The Pleasure of exile. London-New york : Allison&Busby, 1960.
André Djiffack enseigne à l'University of Oregon (USA). Il a publié Sylvain Bemba: récits entre folie et pouvoir (Paris, L'Harmattan, 1996) et Mongo Beti: la quête de la liberté (Paris, L'Harmattan, 2000). |