A L'ECOUTE DE TANELLA BONI |
Exil, violence et mort ambiante - comment résister et s'engager dans son art?
Un entretien avec Tanella Boni,
professeur de philosophie.
proposé par Jean-Marie Volet
The University of Western Australia
Cette interview a été réalisée entre juin et août 2001
Tanella
Boni est poète, philosophe et écrivain. Elle enseigne à la Faculté
des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Cocody (Côte d'Ivoire). Son oeuvre littéraire
comprend plusieurs romans, des recueils de poésie et des livres pour les enfants.
Son dernier recueil de poésie (enrichi de trois encres du peintre Jacques Barthélémy)
s'intitule Il n'y a pas de parole heureuse (Solignac
- France: Le bruit des autres, 1997).
Au nombre des très nombreuses études publiées par l'auteur au cours de ces dernières
années, on relèvera: La Tolérance (1997); Grobli Zirignon (1998); Carnet de route (1998); Ecritures et savoirs (1998); Entretien
avec Tiébéna Dagnogo, peintre et sculpteur (1999); "Nous en avons assez de mourir, nous voulons vivre pour
l'Afrique (Nocky Djedanoum)" (2000), Internet, le temps et la tradition orale (2001) Email: Tanella Boni |
En quoi l'exode actuel vers les pays du Nord est-il différent des migrations africaines de jadis?
L'Afrique, dans son ensemble, est une terre de grandes migrations. Je pense à l'Afrique de l'Ouest, mais aussi à toute l'Afrique. Je pense à la route du sel et de la cola. Le sel venant du Nord, la cola remontant du Sud vers le Nord. Je pense à la route des esclaves car pendant trois siècles au moins l'Afrique a subi les conséquences de la traite des Noirs. Des esclaves ont fait la traversée de l'Afrique vers les Amériques. Des descendants d'esclaves sont revenus des Etats-Unis ou du Brésil s'installer dans certains pays comme le Liberia ou le Bénin...Je pense aussi aux villes prospères dans l'espace géographique qui est aujourd'hui le Sahel; des villes qui, à mon sens, sont des symboles de traditions, d'histoire, de grandes civilisations comme Djenné ou Tombouctou. Un pays comme la Côte d'Ivoire doit son peuplement à des vagues successives de migrations venant du Nord, de l'Ouest, de l'Est. C'est un carrefour de cultures. Il ne faut pas l'oublier et beaucoup de gens parlant aujourd'hui d'ivoirité ne nous disent pas en quoi cela consiste exactement pour un pays où il y a eu de nombreux brassages depuis des siècles...
Bien avant l'arrivée des colonisateurs européens l'Afrique de l'Ouest était un espace de grands voyages. Certains se déplaçaient pour des raisons d'ordre économique, d'autres religieuses, pour répandre la bonne parole, celle de l'islam en particulier. Au début du vingtième siècle, il y avait non seulement les colporteurs qui se déplaçaient d'un pays à l'autre sans tenir compte des frontières tracées après la conférence de Berlin (1885), mais aussi ceux qui, pour des raisons personnelles, à la recherche du savoir, se dirigeaient vers certains lieux comme Kankan (en Guinée). Il faut ajouter que les guerres de Samory (capturé en 1898 par les Français et mort en 1900, déporté au Gabon), ont provoqué aussi un certain "exode" : de nombreux guerriers ont dû déserter l'armée, se sont installés là où ils pouvaient, se sont mariés, ont eu de nombreux enfants en Côte d'Ivoire... De manière générale, les frontières héritées de la colonisation ont mis du temps à être intériorisées par les populations. Jadis on se déplaçait donc par nécessité, parce que c'était la guerre, on fuyait devant l'ennemi ou on désertait l'armée. On pouvait s'installer dans une région d'accueil. On se déplaçait pour des raisons d'ordre économique et commercial, en suivant des routes renommées, ou des chemins de traverse découverts par soi-même. On se déplaçait parce qu'on avait envie de savoir; on se déplaçait loin de chez soi pour aller consulter un guérisseur ou un devin de talent. S'agissant des voyages en vue du savoir, "voyages initiatiques", la plupart du temps, on revenait chez soi. Il y eut quelques cas isolés de voyages de l'Afrique vers l'Europe comme celui d'Anniaba d'Assinie vers la France. Aujourd'hui, on part de chez soi souvent dans l'urgence pour des raisons d'ordre politique et économique, mais aussi parce qu'il y a la guerre. Je pense à tous les intellectuels des deux Congo, du Rwanda et d'autres pays africains qui ont dû partir ces dernières années... On va s'installer ailleurs parce que de réelles menaces pèsent sur la vie des individus.
Yalacé Y. KABORET suggère que 'La fuite des cerveaux' à laquelle on assiste aujourd'hui en Afrique est un symptôme d'une maladie grave qui affecte la politique africaine. A votre avis, l'exode des compétences auquel on assiste aujourd'hui a-t-il des causes politiques? économiques? historiques?...
Aujourd'hui, il est vrai, les cerveaux sont réellement menacés en Afrique. Mais qu'est-ce qu'un "cerveau"? C'est un individu jouissant de tous ses droits, capable de penser, de faire de la recherche, d'écrire, d'exprimer ses idées. Ainsi, le cerveau a une capacité de proposition, de critique, d'imagination. Il a besoin, pour s'épanouir, d'un environnement politique et social favorable. Or, dans nos sociétés et nos Etats, qui reconnaît l'importance d'un cerveau? Nous vivons dans un monde où l'argent gouverne la vie et les relations humaines, l'avoir est placé bien au-dessus de l'être. Dans ces conditions, la production et la diffusion des idées doivent se faire dans l'urgence, contre vents et marées, en bravant mille difficultés, sinon elles ne se font jamais. A supposer qu'un pouvoir politique se rende compte de l'existence d'un cerveau, un être ordinaire mais un être pas tout à fait comme les autres, qui ne pratique ni la langue de bois, ni la pensée unique imposée à tous, tout sera mis en oeuvre pour le "corrompre", le récupérer, d'une manière ou d'une autre, pour l'empêcher d'accomplir sa tâche intellectuelle. Il est nécessaire que le cerveau soit indestructible - ou en tout cas incorruptible. Seul l'idéal de pensée et d'éducation qu'il poursuit peut lui permettre de tenir le coup. Un cerveau doit avoir, à mon sens, des principes inébranlables; il ne doit pas plier au gré de telle ou telle idéologie qu'il ne partage pas en son âme et conscience... Nous vivons dans des pays où prédomine une peur de la pensée qui ne dit pas son nom. La classe politique a peur de la critique et du savoir. Le pouvoir politique, dans la plupart des pays africains, même dans les démocraties (surtout dans les démocraties), est sans partage et n'admet aucune contestation. Le mot démocratie, réclamé à cor et à cri par les puissances qui gouvernent le monde comme gage de bonne gouvernance, est à mon sens un mot piégé, comme l'est par ailleurs l'expression "être de gauche" ou être "socialiste". On le voit aujourd'hui en Côte d'Ivoire. Ce sont des mots et des expressions qui doivent être repensés puisqu'ils n'ont rien à voir, la plupart du temps, avec leur signification d'origine qui renvoie à toute une histoire, toute une tradition. Peut-on imaginer une vraie démocratie dans laquelle les droits humains ne sont pas respectés ? Pourtant cela existe, ici et maintenant. Est-il possible qu'un régime dit de gauche encourage le népotisme? s'appuie très fortement sur l'armée et toutes les forces de l'ordre pour "encadrer" toutes les manifestations de soutien à sa politique et "mater" toute autre forme de manifestation? jette en prison des manifestants sans jugement ? Autre exemple : un régime dit "de gauche" peut-il fermer les yeux quand les forces de l'ordre installent des barrages à l'entrée de toutes les villes et dans la capitale pour rançonner les voyageurs ? Ceux qui entrent et ceux qui sortent du pays - ou simplement de chaque ville - doivent payer un "droit de circulation" qui n'est consigné nulle part! Ici les forces de l'ordre sont reines, elles décident de s'enrichir sur le dos de tous ceux qui se déplacent et ont le malheur de circuler sur certaines routes...
La démocratie est donc ici un parent très éloigné de l'Etat de droit ...
Tout à fait. Je pourrais ajouter que dans les "démocraties" où nous vivons, on tue, on torture, on viole les femmes qui osent descendre dans la rue pour exprimer leurs idées, on massacre...Tout cela n'est pas nouveau en Afrique. Dans un tel climat, a-t-on le loisir de penser librement, de faire de la recherche, du théâtre, du cinéma, de l'art en un mot, d'écrire? De faire des propositions dans des essais ? Pour qui donc écrira-t-on ? fera-t-on de l'art? Les cerveaux subissent la tyrannie de la pensée unique, les discours martiaux des détenteurs du pouvoir politique, la mainmise des partis politiques sur les médias ; la libre pensée est pratiquement inexistante. La pensée critique est une perle rare. Il n' y a pas de débats d'idées. Il n'y a que des partis pris.
L'un des problèmes majeurs de l'Afrique d'aujourd'hui c'est cela : comment reconnaître l'existence de l'autre ? L'autre, celui qui a un autre parti politique, qui a une opinion contraire, qui vient d'une autre région, qui partage en un mot d'autres convictions profondes. Voilà pourquoi la démocratie en tant que lieu de confrontation des idées, des opinions différentes autour des mêmes affaires publiques, en tant que lieu du respect des droits humains et de lois valables pour tous est, pour l'instant, dans la plupart des pays africains, un leurre. Or, comment un cerveau - qui, par définition, est un travailleur de l'esprit et de l'imagination - peut-il s'accommoder de restrictions à tous points de vue ? S'il reste chez lui, il doit se taire, vivre dans l'ombre ou accepter de vendre son âme contre quelques miettes de pouvoir ou un poste bien en vue à partir duquel il ne pourra qu'acquiescer ou chanter en choeur avec ceux qui gravitent autour du fauteuil présidentiel. Parfois, il peut, à ses risques et périls, jouer le rôle du fou du roi - on l'a vu ici en Côte d'Ivoire - ou faire croire qu'on peut tout dire et tout critiquer pendant qu'on travaille discrètement, contre grosses récompenses, pour le pouvoir en place!
Les cerveaux partent parce que la vie est impossible. Il suffit de visiter nos universités et nos laboratoires pour s'en convaincre! Un chercheur n'a aucun moyen d'être "visible" chez lui. Les résultats des recherches restent souvent dans les tiroirs. S'il écrit des essais, l'intellectuel d'ici a un mal fou à se faire publier et entendre. Et puis les préjugés de la société à son endroit sont tels qu'il finit par être éreinté avant l'âge. Beaucoup d'intellectuels meurent jeunes, en Afrique, on pourrait se demander pourquoi. On meurt physiquement ou symboliquement : on finit par faire comme tout le monde. On "adhère" ou on "chante", comme je le disais dans "Une vie de crabe", en 1990. Y a-t-il d'autres alternatives ? Peut-être s'exiler ?
Qu'est-ce qui pourrait inciter les jeunes à rester ou à revenir en Afrique après avoir découvert le monde?
Pour inciter les jeunes à rester : que l'Etat joue son propre rôle, mettre en place des structures qui prendraient en compte les aspirations des populations. Que les populations changent de mentalité, ce qui n'est pas chose facile. Qu'elles n'attendent pas toujours tout de ceux qui sont allés à l'école et ont un petit métier et surtout pas de ceux qui travaillent avec leur esprit... Qu'il y ait dans nos pays une place publique où la parole et la pensée peuvent être libres, en dehors de toute "politique politicienne" au service de tel ou tel pouvoir...
Vous avez choisi de rester en Côte d'Ivoire et de braver la tourmente alors qu'il aurait été facile pour vous de vous exiler en France ou ailleurs. Qu'est-ce qui vous retient en Côte d'Ivoire?
Je ne peux dire ce qui me retient en Côte d'Ivoire. Après tout c'est mon pays. C'est là où je suis née et on reste toujours attaché à son pays. Je peux dire aussi que je suis "citoyenne du monde", je voyage beaucoup, invitée à de nombreuses manifestations internationales, participant souvent à de grands débats sur l'avenir de l'humanité. En 1999, j'ai été invitée par l'UNESCO, à prendre part à un projet de livre intitulé "Lettres aux générations futures", un ouvrage coordonné par Roger-Pol Droit. Le livre est paru en novembre de la même année, aux éditions UNESCO, collection "Cultures de la paix". En faisant ce travail, j'ai compris qu'il fallait dire aux jeunes qu'être humain n'a pas de prix, que malgré toutes les inventions technologiques qui interviendront d'ici 2050, cela ne doit pas empêcher que l'on se dise bonjour entre amis et entre ennemis, que les êtres humains continuent d'avoir un corps d'humain avec toute la sensibilité et toute la sensualité que cela comporte, que l'on puisse encore prendre un pot ensemble en dehors des "affaires" et du marché... J'exhorte les générations futures à regarder l'horizon, toujours plus loin, à traverser toutes les frontières. C'est une idée qui m'est chère. On peut aimer son pays et reconnaître que son voisin a aussi un beau pays ou un pays habitable. On peut aussi tout faire pour que son propre pays soit un pays habitable. Depuis un certain temps, tout mon travail - aussi bien littéraire que théorique - tourne autour de "l'habitabilité des territoires", en particulier ceux de mon propre pays, la Côte d'Ivoire, où les uns et les autres continuent à se regarder "en chiens de faïence"! L'ivoirité, ici, se dit ou ne se dit pas mais sévit dans les mots, les regards et les comportements ; c'est malheureusement une "grande trouvaille" qui nous divise pendant que la crise économique s'installe lentement....
J'aurais pu partir, certes, m'installer ailleurs, vivre mieux, peut-être, publier plus de livres. Dans mon pays, je n'échappe pas aux contraintes de toutes sortes : ici, penser c'est porter une croix tous les jours mais pour l'instant, je m'accroche sous quelques regards ébahis. La politique politicienne qui nourrit sa femme et son homme ces temps-ci ne m'a pas encore emportée, Dieu merci! On rame tous les jours, financièrement et moralement.
La plupart du temps, le travail intellectuel que j'effectue à une échelle internationale est ignoré des uns et des autres. C'est peut-être mieux comme ça. Depuis l'année 2000 j'ai dû affronter quelques démons en écrivant des textes sur l'actualité : l'ivoirité, "les corps habillés" (on a tout de même été pendant dix mois sous un régime militaire); les aléas de la citoyenneté et le risque de se faire acheter; la place de l'Afrique dans la mondialisation; le Rwanda etc.. Il y a aussi, le mensuel lancé avec quelques autres intellectuels. Il y a eu cinq numéros. Ce mensuel est en train de mourir de sa belle mort, emporté par des querelles politico-économiques.
Cette bataille aussi il faut pouvoir la mener chez soi : comment se donner les moyens de s'exprimer sans se faire engloutir par quelque financier qui demanderait en échange un droit de regard? Je ne dis pas que demain je ne partirai pas de chez moi. Je peux aller faire un tour dans un autre pays pour quelques années et revenir... Pour l'instant, je suis encore là, je ne sais pour combien de temps. Le pays continue de sombrer, il y a eu des choses atroces, des atteintes aux droits humains et on ne sait encore quel Dieu, quel Esprit fort, quelle imagination ou quel vent de démocratie digne de ce nom viendra nous sauver des eaux...
Le plus souvent, les hommes partent et les femmes restent pour faire tourner la machine, nourrir les enfants, soigner les vieux... Est-ce toujours le cas? et quelle place les femmes occupent-elles dans la société ivoirienne d'aujourd'hui?
Les hommes partent et les femmes restent ? Ce n'est plus tout à fait vrai aujourd'hui, surtout pour les travailleurs de l'esprit. Le temps des thèses, il faut le dire, est un temps d'épreuve pour les diplômés et chercheurs qui sont mariés et ont une vie de famille. Beaucoup de familles, en Afrique, se disloquent pendant ce temps, pendant que l'homme est à la recherche d'un diplôme de l'autre côté des mers. Quelques rares fois, la femme peut être partie pour les mêmes raisons. Une fois les recherches terminées, il y a ceux qui restent dans les pays où ils ont effectué leurs études parce que les conditions de travail sont meilleures et l'avenir prometteur. Il arrive qu'une femme attende, dans son pays, auprès des enfants, le retour du valeureux conquérant du savoir... Toutefois, aujourd'hui, ce sont souvent des familles entières qui se déplacent, parce que la vie d'un des membres est menacée. Evidemment, dans le pays d'accueil, la femme peut rester femme au foyer et s'occuper des enfants et de toute la famille si elle n'a pas une qualification suffisante pour exercer un métier hors de la maison. Elle peut même être instruite, avoir les diplômes qu'il faut et ne pas avoir de boulot...
D'une manière générale, en Côte d'Ivoire, que les hommes partent ou qu'ils restent sur place, les femmes sont toujours très actives. Au moment où la société est en pleine crise, les femmes ne restent pas les bras croisés et le niveau d'instruction ou de qualification n'a rien à y voir. On peut être analphabète et exercer un petit métier, être capable de prendre soin de soi et de nourrir toute une famille. Avec la montée du chômage, de nombreuses familles sont à la charge des mères et non des pères. Quelle que soit la situation, la femme est contrainte de faire face. Les mutations sociales l'obligent à le faire. Dans la mesure du possible, les femmes prennent leurs responsabilités. Dans les zones rurales elles s'occupent de leurs lopins de terre, s'associent avec d'autres femmes pour mettre en place des coopératives de production et de commercialisation de produits vivriers ou de l'artisanat. Mais l'exode rural existe, les femmes et les jeunes filles se déplacent vers les villes.
Dans les villes - et surtout à Abidjan - on retrouve les femmes à l'Assemblée Nationale, responsables de partis politiques, responsables d'ONG, chefs d'entreprises, magistrates, médecins, ministres, professeurs, grandes ou petites commerçantes, propriétaires de "maquis" etc. Les femmes cherchent leur place partout dans la société ivoirienne. Il n' y a plus de métier "réservé". C'est vrai qu'elles pourraient être plus nombreuses à des postes de prise de décisions et que ce n'est pas encore le cas. Symboliquement, les soeurs et les mères jouent un rôle extrêmement important. Même si elles ne sont pas toujours sur le devant de la scène politique ou économique, elles sont dans l'ombre et tirent quelques ficelles.
Pourrait-on donc imaginer que c'est moins "la fuite des cerveaux" que les violences subies par Monsieur et Madame Tout le Monde qui minent l'Afrique?
Le mot violence est un mot clé pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui en Afrique. La violence est partout et s'exprime partout, or là où s'exprime la violence sous toutes ses formes, là aussi la vie est en danger. Je l'ai déjà dit et écrit ailleurs, le plus grand danger qui nous menace aujourd'hui, c'est "la mort ambiante". Je pense au Rwanda, un pays qui, pour moi, évoque l'intensité inouïe de la violence cheminant avec la mort. Là où il y a violence, là aussi les activités sociales et économiques se mettent au service de la violence et se nourrissent de la violence. Est-ce un hasard si dans des pays comme l'Angola, les deux Congo, La Sierra Leone, le Libéria ou d'autres pays on parle d'économie de la guerre ? La guerre et les conflits armés qui représentent une forme extrême de violence, détruisent toute vie "normale" là où ils s'installent et perdurent. Les points de repère se brouillent et les atrocités les remplacent. Le corps humain peut être découpé en morceaux pendant qu'il est encore en vie... La ruse et la débrouillardise prennent le relais des principes moraux et des valeurs spirituelles. Il y a ceux qui tirent les ficelles et qui peuvent être invisibles: vendeurs d'armes ou exploitants de ressources minières. Il y a les enfants soldats. Il y a ceux qui souffrent et luttent pour la vie, réduits à l'état de bêtes ou presque, jetés sur les routes de quelque camp de réfugiés. Ceux-là, livrés à eux-mêmes, attendent quelque manne tombant du ciel sous la forme d'aide humanitaire. Pendant ce temps, il n'y a plus d'Etat. Il y a une jungle dans laquelle des chefs de guerre se partagent le butin : le pouvoir porteur de richesses matérielles. Les guerres africaines, comme on pourrait le penser, ne sont pas seulement tribales ou ethniques; d'autres facteurs entrent en jeu qui semblent tout contrôler (même l'incontrôlable) sur l'échiquier international. Mais force est de reconnaître que Monsieur et Madame Tout le Monde en font les frais, parce que la société se disloque, que des économies parallèles voient le jour, que de nouvelles valeurs s'inventent, que la mort devient banale, que la souffrance et la faim deviennent quotidiennes. Pendant ce temps d'autres continents se construisent, se consolident, se rapprochent les uns des autres. Les Etats africains se désorganisent; les populations, livrées à elles-mêmes, deviennent de plus en plus pauvres, meurent en masse... Dans les pays où il n' y a pas de guerre, où semble-t-il règne la "démocratie", les populations ne sont pas à l'abri d'autres formes de violences brutales ou insidieuses : la violence dans les écoles et les universités. Combien compte-t-on aujourd'hui d'universités africaines où le temps d'études ne suit pas un rythme capricieux ? Les agressions entre étudiants se multiplient tout comme celles des étudiants à l'égard des enseignants et celles des forces de l'ordre à l'égard des étudiants et des enseignants. Les agressions physiques sont monnaie courante dans les villes, les vols à main armée sont quotidiens, l'insécurité grandissante. Dans les villes, aujourd'hui, on vit dans la peur d'être agressé, non seulement physiquement mais aussi moralement et psychologiquement. Car les violences sont aussi verbales, elles jaillissent des mots dits ou écrits, elles existent dans les regards et les comportements. Les médias - je prends le cas de la Côte d'Ivoire - sont source d'agressions. Ils incitent à la violence et à la haine de l'autre ; on mentionne souvent la radio bien connue des Mille Collines, au Rwanda, mais le même "travail" de sape est orchestré discrètement et de manière insidieuse par les médias de bien d'autres pays africains, et tout le monde semble s'en accommoder.... Les partis politiques encouragent des formes de violence qui ne disent pas leur nom en faisant jouer les fibres "tribales" ou "ethniques". Les journaux, la télé, la radio, tout le monde promeut la violence. Nous vivons dans un climat d'insécurité et de violence permanentes. Le pouvoir politique est lui-même un système de violence permanente (je ne trouve pas d'autre expression pour exprimer ce que je pense en ce moment et ce que je pense se nourrit de plus en plus de ce qui se passe tout autour de moi). Dans ces conditions, comment produire intellectuellement ? Comment reconnaître son vis-à-vis, l'autre, comme un être humain à part entière qui a aussi des droits ? Comment reconnaître le citoyen d'un pays voisin comme étant un être humain à part entière et pas un animal ou un monstre ? Voilà, à mon sens, la question à résoudre pour trouver un remède aux maux dont souffre l'Afrique aujourd'hui.
Lorsqu'on parle de la "fuite des cerveaux", on imagine souvent une émigration massive d'universitaires et de spécialistes en tous genres; on pense plus rarement à un exode d'artistes, de peintres, d'écrivains, de musiciens, de griots etc. Dans quelle mesure les artistes sont-ils mieux armés que les technocrates et "les conquérants du savoir euro-américain" pour résister aux intempéries qui balaient le continent?
Oui, le cerveau est sans doute vu comme un génie en sciences exactes, en technologies de pointe ou en médecine. Le cerveau est un "ingénieur" celui dont les recherches peuvent être immédiatement applicables dans le cadre du "développement". Mais cette conception du cerveau est véritablement beaucoup trop restrictive. A mon sens, un cerveau pense, certes, mais il imagine et crée aussi. Dans les événements récents que la Côte d'Ivoire a vécus, ce sont peut-être les jeunes chanteurs qui ont été ceux qui ont le mieux joué un rôle d'intellectuels : ils ont dit ce qu'ils avaient à dire en prenant un micro, en enregistrant des cassettes et des CD. Par exemple Tiken Jah Facoly dont la chanson "Le Caméléon" a été interdite d'antenne pendant quelques jours. Jusqu'à ce que quelque radio étrangère en fasse la publicité, la cassette se vendait clandestinement. Interdire cette chanson, même un seul jour, a été une forme efficace de publicité. Bien d'autres jeunes chanteurs moins connus ont joué leur partition. De temps à autre Alpha Blondy qui a une audience internationale prend la parole sur des antennes de radios étrangères ou dans la presse écrite. La plupart des chanteurs dont je parle sont encore là. Ils vont faire des tournées, ils reviennent... D'autres sont installés en Europe ou ailleurs. C'est vrai, qu'ici, on ne les appelle pas "cerveaux". A la limite leur parole est une parole "d'artiste"...
Si nous prenons le cas des écrivains, Ahmadou Kourouma n'est revenu en Côte d'Ivoire qu'en 1993 et actuellement il y passe sans résider dans le pays de manière continue. De nombreux écrivains des deux Congo ont dû s'exiler ces dernières années. Si nous prenons l'exemple d'Emmanuel Dongala, nous pouvons dire qu'il est non seulement écrivain mais aussi un scientifique de renom qui enseignait la chimie à l'Université de Brazzaville. Les exemples de ce genre ne manquent pas. Je pense aux Guinéens Tierno Monénembo et feu Williams Sassine... L'Afrique tue ses génies, dans tous les sens du terme, ou en tout cas ne reconnaît pas leur place ni leur travail. Elle n'accorde d'attention à ce que font ses artistes que dans la mesure où ceux-ci, de temps à autre, sont capables de "chanter" ou d'écrire les louanges de quelque personnalité politique.
La plupart des artistes qui réussissent à être visibles doivent leur reconnaissance à des institutions internationales ou à un public qui n'est pas forcément le public de leur propre pays. Le peintre Ouattara installé aux Etats-Unis et bien connu dans les milieux de l'art reste en Côte d'Ivoire un illustre inconnu dont le nom aujourd'hui ferait frémir plus d'un Ivoirien "bon teint", pour les raisons politiques que nous savons... Bruly-Bouabré, présent dans de nombreuses expositions autour du monde vit dans l'anonymat ou presque, à Yopougon, grande banlieue d'Abidjan. Il a fallu qu'un "découvreur" de son travail, en 1989, André Magnin, le présente à l'exposition "Les magiciens de la Terre", au Centre Georges Pompidou à Paris pour qu'il devienne un nom. Aujourd'hui, il existe un film sur sa vie réalisé par une Italienne. Ses dessins existent chez de très grands collectionneurs. Il a une pensée, une philosophie, est l'inventeur d'une écriture, mais qui donc le voit, dans son pays, comme étant un "cerveau" ? Ahmadou Kourouma vient d'être décoré Commandeur dans l'Ordre National, par le Président de la République de Côte d'Ivoire. Dans le même temps, la rumeur relayée par la presse locale annonce qu'il est pressenti pour diriger les travaux du Forum de la Réconciliation Nationale en juillet 2001. Mais l'histoire a une suite. Le forum a été reporté à deux reprises. Il aura lieu, semble-t-il, pendant deux mois, à partir du 9 octobre. On a donc appris, à la grande surprise de tous, que Kourouma a été remplacé par un autre "homme du Nord". Il aurait, entre-temps, fait des déclarations qui n'auraient pas été du goût du nouveau locataire du Palais présidentiel! Tout cela montre que les artistes, intellectuels, écrivains et tous ceux qui, par leur pensée ou leur art ont un nom, sont considérés, par les différents régimes en place en Afrique, comme des "hommes de main", prêts à servir n'importe quelle cause! Dès qu'ils montrent qu'ils sont ce qu'ils sont, c'est-à-dire des êtres capables de liberté, les régimes politiques (je veux dire la réalité du pouvoir au quotidien, qui est tout sauf "démocratique"), les mettent à l'écart comme s'ils n'étaient plus des citoyens... Le pouvoir se contente-t-il réellement de reconnaître un écrivain en tant qu'écrivain ? Les écrivains et les artistes ne sont pas à l'abri d'innombrables formes de violence et de récupération. Après Kourouma, d'autres artistes furent décorés, "reconnus par la Nation", le 7 août, jour de la fête nationale. On se pose la question de savoir pourquoi ceux-là et pas d'autres. Réponse : cette question relève du "pouvoir discrétionnaire du Président de la République"!
Je ne sais pas si artistes, écrivains et travailleurs de la plume en général sont mieux armés que d'autres pour résister à toute forme de récupération. A chacun de répondre à cette question en ce qui le concerne. Mais il est clair que ni les partis politiques, ni le pouvoir en place ne voient d'un bon oeil un écrivain, un artiste, une voix reconnue à l'extérieur du pays qui ne s'engage pas en leur faveur. Or comment s'engager si ce n'est du côté de la défense des droits humains et du respect de la vie? Comment s'engager autrement que du côté de la paix, de la tolérance et de la reconnaissance du visage de l'autre ? L'essentiel n'est-il pas d'être et de rester artiste ou écrivain et de s'engager dans son art ?
Jean-Marie Volet
The University of Western Australia
Jean-Marie Volet est Chargé de Recherche (ARC QEII Fellow) à l'Université de Western Australia, Perth. Il partage son temps entre sa recherche sur la lecture, Mots Pluriels et la mise à jour du site Lire les femmes écrivains et la littérature africaine francophone. Quelques articles récents ou en cours de publication: "La Lecture ou l'art de réinventer le monde tel qu'en nous-même", Essays in French Literature 37 (2000), pp.187-204; "Peut-on échapper à son sexe et à ses origines? Le lecteur africain, australien et européen face au texte littéraire", Nottingham French Studies 40-1 (2001), pp.3-12; "Du Palais de Foumbam au Village Ki-Yi: l'idée de spectacle total chez Rabiatou Njoya et Werewere Liking", Oeuvres & Critiques XXVI-1 (2001), pp.29-37; "Francophone Women Writing in 1998-1999 and Beyond: A Literary Feast in a Violent World", Research in African Literatures 32-4 (2001), 187-200. |
La page de Tanella Boni sur Internet | Sommaire du numéro 20 de MOTS PLURIELS