Tanella Boni
The University of Abidjan, Cocody
Grobli Zirignon est peintre et psychanalyste. En Côte d'Ivoire, il occupe une place à part dans le monde de l'art tant par sa formation que par sa pratique artistique. Ce fin lettré n'a pas, comme bien d'autres artistes de ce pays, fait ses classes aux Beaux-Arts d'Abidjan ou de Paris. Il a un parcours atypique. Il a passé vingt-cinq années de sa vie en France, de 1952 à 1977. Aujourd'hui, il écrit des aphorismes, "prend contact avec la matière en silence" comme il le dit lui-même, analyse les autres. Chez l'artiste, l'art et la psychanalyse répondent au même fondamental : s'exprimer, se libérer de ses pulsions de mort en affrontant l'autre ou en détruisant la matière. L'activité artistique devient alors un genre de vie qui repose sur toute une philosophie à découvrir.
1. L'enfance, l'exil et le retour. |
Grobli Zirignon est né en 1939 à Babré (quartier de Gagnoa) dans le Centre-Ouest de la Côte d'Ivoire. Il quittera ses parents, vivra parmi ses cousins près de sa grand-mère et de son arrière- grand-mère, femme centenaire, aveugle ou presque, d'une taille imposante. Ces moments passés près des vieilles femmes lui semblent être le paradis terrestre dans cette région montagneuse où la nature était luxuriante et généreuse, où des cultures d'exploitation comme le cacao occupaient, aussi, une partie des terres.
De temps à autre réapparaissent la mère et le père. Puis le jeune garçon retrouvera la maison paternelle, il ira à l'école. A ce moment-là d'autres figures s'imposeront à lui : celle du maître en particulier sous le signe du respect et de l'obéissance. Alors tout se passera comme dans un conte initiatique. A la fin de la sixième année d'école, un homme venu d'Abidjan lui annoncera qu'il a été choisi parmi mille enfants, à cause de son travail excellent, pour aller poursuivre ses études en France. Il croit rêver mais finit par se rendre à l'évidence. Un jour de 1952, il débarque en France, en compagnie d'autres jeunes. Ils n'ont aucun parent, aucun ami dans ce pays étranger. Pour eux commence la grande aventure de la vie en terre inconnue. La solitude est au rendez-vous, la séparation d'avec la terre natale est une réalité. Ils n'étaient pas les premiers à être les "compagnons de l'aventure", élèves boursiers quittant la Côte d'Ivoire en direction de la France pour y poursuivre des études secondaires. Depuis 1946, d'autres enfants avaient parcouru le même chemin. Mais, disséminés qu'ils étaient à travers la France, il y avait très peu de chance que les uns et les autres puissent se croiser dans la même ville.
Grobli Zirignon se retrouve à Agen pour quelques années. Puis il passera d'une ville à l'autre comme pour atténuer le mal du pays qui le mine. Ses études qui, au départ, se déroulaient normalement connaissent quelques perturbations. Il passera le bac au Lycée d'Epinal. De 1961 à 1966 il sera à Caen où il fera des études de Philosophie, rencontrera sa compagne. Puis il se retrouvera à Paris. C'est à partir de ce moment-là que la psychanalyse occupe une place de choix dans sa vie. Il est en analyse chez le Docteur Falade qu'il avait rencontrée pour la première fois en 1965. Il la décrit ainsi : "C'est une femme très forte physiquement, corpulente, gaillarde. Une espèce d'Amazone dahoméenne". (Extrait d'un entretien avec l'artiste, Abidjan le 5 février 1994). Dès cette époque, il suivra par ailleurs les séminaires de Lacan qui fut son père symbolique...1
Dès 1971, l'artiste s'adonne à la peinture. Déjà, la musique avait été un premier appel vers l'art. Mais bientôt, il pratiquera l'art du grattage par nécessité, pour "toucher le sol" dit-il. Le pays lui manquait. Il ne restait plus, à l'exilé, qu'à retrouver la terre-mère sous quelque forme que ce soit. Jusqu'en 1971, il n'avait jamais travaillé. Ses parents lui envoyaient de l'argent et il avait été boursier. Pendant vingt ans, il avait "perdu le contact avec la matière", les dures réalités de la vie.
Ses problèmes n'étaient donc pas d'ordre matériel. En commençant à travailler, en faisant de la manutention - parce qu'il voyait ses économies s'amenuiser- il a pu se réconcilier avec la vraie vie, celle de tous les hommes qui gagnent leur pain grâce à la dureté du labeur fourni. Puis la peinture est venue approffondir cette réconciliation entre l'homme et son vécu quotidien. Ce vécu n'était plus celui des livres et des théories, d'un savoir livresque mais celui du monde extérieur, celui, aussi, des sentiments et des pulsions.
L'homme était toujours en exil, loin de sa terre natale. Symboliquement, il allait pouvoir la retrouver en utilisant tous les tons de la couleur terre. Comme support, il a du carton à gratter, un matériau qui résiste à la destruction, sur lequel l'homme peut laisser des traces de sa vie quotidienne, de la galère dans laquelle il se trouve, de ses pulsions de mort, de la nostalgie du pays. Comme par hasard, le carton ainsi travaillé laisse apparaître quelques "beaux restes", qui rappellent les peintures rupestres de l'homme des grottes.
Il commence à exposer ses oeuvres. Le Grand Palais lui ouvre ses portes dès 1974. Il reçoit le prix Louis Dumoulin de l'originalité en mai 1977. C'est donc un artiste reconnu qui rentre chez lui, en Côte d'Ivoire, la même année.
Du point de vue professionnel, il entre à la Fonction Publique. Il est affecté au Centre de Guidance Infantile d'Abidjan-Adjamé. Là, il s'occupera des jeunes en difficulté, pendant dix-huit ans, jusqu'en 1995, date à laquelle il fera valoir ses droits à la retraite. Mais le psychothérapeute a toujours eu des patients à domicile, dans son cabinet privé. Aujourd'hui, plus que jamais, il conçoit l'art comme une thérapie.
2. L'art et la parole. |
Depuis le retour au pays natal, Grobli Zirignon continue l'art du grattage. Mais il écrit des aphorismes, rompant ainsi, de temps à autre, avec le silence de la matière pour mieux exprimer son point de vue sur l'existence authentique, celle de l'homme dans le monde et dans la société. Disons d'abord un mot de ces paroles éclatées.
Ces aphorismes, pensées éclatées mais ô combien cohérentes, circulaires, s'ordonnant comme une série de spirales à centre unique, nous ramènent toujours au même point : le risque perpétuel d'anéantissement ou d'aplatissement auquel nous sommes exposés. Grobli semble nous dire : l'homme jeté dans le monde n'a pas le choix. Il doit porter sa croix. Prendre son courage à deux mains et sortir du Trou, tel un ressuscité.
Mais il n'y a point de miracle. Seuls l'art, la parole et le savoir constituent le chemin initiatique qu'il lui faut gravir péniblement afin d'éviter la fusion avec la Terre-Mère.
Des textes publiés aux nombreux inédits, Grobli Zirignon nous enseigne cette sagesse accessible à tous : prends soin de toi! Sauve-toi corps et âme! Libère ton âme de toutes ces contraintes qui pèsent sur elle! Sors de toi-même pour te retrouver! Oui, avoir le souci de soi c'est désirer ardemment la séparation. Chercher le tiers qui me permettra de devenir moi-même. Trouver la loi qui garantira mon avenir sur la terre, pendant le temps que je serai là en sursis, avant de rendre à la Mère les éléments que je lui ai empruntés...
Il y a, dans ces textes composés, la plupart du temps, comme une partition musicale où des notes se répondent en écho, une métaphysique, une physique, une éthique et une esthétique qui peuvent se lire comme variations sur le thème de l'homme condamné, tel Sisyphe, à rouler son rocher. Ici, le héros a la figure du chacal errant du mythe dogon.
Cependant, chacun des textes pourrait se lire d'abord comme l'écho de cet itinéraire que nous avons brièvement retracé, comme l'histoire d'un homme et d'une oeuvre. Non, il ne s'agit pas ici d'une biographie. Juste un itinéraire. Un chemin parcouru avec quelques étapes essentielles. Une allusion dans Dispersions, (Silex, 1982) juste la dédicace, nous indique un point de départ. Un jeune homme a dû quitter sa terre natale, ses parents, en compagnie d'autres jeunes de son âge, pour aller continuer ses études en France. Un long exil s'en est suivi pendant lequel il a acquis un savoir livresque, a côtoyé d'autres cultures, d'autres visions du monde, étudié la philosophie occidentale, rencontré la psychanalyse lacanienne au moment où, perdu dans le monde, loin de sa patrie, il avait besoin de se retrouver. Il a éprouvé le besoin de parler, de s'exprimer. D'abord en silence, en reprenant contact avec la matière.
3. Présence de la matière. |
Comme on le constate, la matière joue un rôle non négligeable dans ce parcours. S'exprimer en silence, peut-être pour s'amuser, car le jeu est essentiel à la vie. S'amuser avec la matière pour oublier le temps qui passe, imaginer les couleurs du temps des origines. Comme par hasard, l'homme, en silence, passe de la craie sur un carton. Il s'expime par la couleur. Très bientôt, sa main le guidera vers toutes les couleurs rappelant la terre. Cette terre natale cont il avait la nostalgie. Il désire sans aucun doute la retrouver. Il se mettra à gratter inlassablement le carton qui lui sert de support. Il passe de la craie. Il gratte et gratte encore. Comme si un trésor était caché là, au fond. Où donc? Gratter, l'un des premiers gestes de l'humanité dont les traces se découvrent encore dans les grottes préhistoriques. Gratter ou imprimer sa marque distinctive, son vouloir-être dans la matière. Gratter ou le geste qui détruit, enlève le superflu, use mais, dans le même temps, fait apparaître au grand jour l'essentiel caché sous une gangue indésirable.
Ainsi, gratter est ce geste salvateur qui détruit et répare, use et purifie tout à la fois. Laisse des traces toujours neuves, même très anciennes. Gratter indique le sens de ce qui mérite d'être sauvé malgré le passage du temps, l'usure provoquée par les intempéries, l'exil. Comment laisser des traces significatives? Comment guérir les blessures du monde par l'Art et la Culture? Peut-être faut-il se tourner vers soi-même, ses propres ressources afin de les confronter aux connaissances de l'autre. Gratter reste alors le seul geste qui, en cas de détresse, sauve de "l'universel naufrage des choses" comme il le dit dans Epaves (1981). L'Art et la Culture deviennent la bouteille à la mer qui va à la rencontre de l'autre.
On n'insistera jamais assez sur les sens possibles de ce geste accompli, tous les jours, par l'artiste : gratter. L'animal ou l'oiseau, à la recherche de sa pitance gratte. L'animal creuse un trou pour en faire son terrier. Là, bien au chaud, malgré les intempéries, il peut résister au temps qu'il fait et avoir l'impression de survivre malgré les dangers. Mais l'animal n'est pas encore l'homme. Aujourd'hui, dans les sociétés modernes où l'argent fait la loi, celui qui cherche la fortune à tout prix gratte...un billet de loterie.
Aussi gratter, c'est se soumettre aux jeux du hasard et de la vie. N'est-ce pas là ce que fait le peintre Grobli? Réduire la peinture à sa plus simple expression, afin que surgisse l'homme, le langage, la culture, mais aussi la relation à l'autre. Transformer un geste banal mais vital en une technique d'écriture. Telle est la ruse où semble exceller Grobli. Non pas ruse de la raison mais de l'imagination créatrice, de l'intuition qui toujours enlève le trop plein de matière, purifie les chemins de l'homme vers plus d'humanité, vers plus d'ingénuité, plus d'originalité. Et, paradoxalement, vers plus d'universalité... Comment un geste banal peut-il donc conduire un artiste à l'originalité? De temps à autre, Grobli gagnerait à changer le support de ses tableaux, à expérimenter d'autres matériaux. Mais la force de l'artiste réside ici-même : prendre un carton à gratter, un bâton de craie, une motte d'argile, un chiffon, travailler avec, arroser le résultat d'un jet d'eau, recommencer. Comme un jeu d'enfant.
Avec la bénédiction du soleil, exprimer le temps de la grotte de nos ancêtres. Donner vie aux turpitudes de notre temps. Aux métamorphoses qui se lisent sur les visages multiples, avec ou sans masque, avec cet oeil omniprésent, inquisiteur ou écrasé...
4. L'homme et la parole. |
Puis vint la parole pour dire en pointillé les étapes de l'errance sans fin et de l'exil qui, par malheur, ne semble pas s'achever avec le retour au pays natal. Car l'Autre, "l'implacable anéantisseur" veille au grain. La figure de la tyrannie existe, partout dans le monde, voilà pourquoi l'homme doit se battre, lutter à mort contre toutes les fantasmagories posées sur son chemin, qui lui interdisent d'aller de l'avant, l'obligent à tourner en rond, le privent de tout, l'empêchent de jouir.
Dès le premier recueil publié (Epaves, 1981), la parole de Grobli disait l'essentiel en peu de mots, retraçant l'itinéraire du déporté à vie. Voilà pourquoi les titres des oeuvres nous indiquent quelques temps forts de ce parcours.
Qu'est-ce qu'un parcours si ce n'est en effet l'expression d'un désir de sagesse? Sagesse, car il ne s'agit pas seulement de pensée mais d'existence. La maxime, cette pensée s'adressant à l'individu, lui imposant une règle de conduite, lui parlant haut et fort, serait à l'opposé de l'écriture de Grobli. Peut-être transpose-t-il sous forme de mots les couleurs de la déréliction de l'homme. Représenté d'abord comme une épave naviguant à vau-l'eau, l'homme sans direction a encore le temps de s'émouvoir devant le spectacle impitoyable du monde. Puis l'épave, contre la pierre du monde, s'éclatera en mille morceaux, l'épave se dispersera au gré du vent, sous l'oeil inquisiteur de l'Autre qui brille comme le Soleil. L'errant, tel Ogo, le fils mal-aimé du Dieu Amma ne saura plus où diriger sa peine jusqu'à ce que l'Art apparaisse comme l'ultime thérapie qui rassemblera ses morceaux épars, y apposera, comme un sceau, un Point de suture,2 ô paradoxe, en signe de Séparation radicale.
L'homme, désormais, vivra séparé de la mère phallique, celle qui, pour sa propre jouissance, désire la fusion avec le fils bien-aimé. L'ek-sistence marquera cette rupture significative d'avec la Mère. L'ek-sistant 3 cherchera désespérément la Loi, le Père absent et introuvable.
L'homme aura peut-être atteint le crépuscule, le temps du regard lucide malgré l'approche de la nuit. Le temps où, sur le tard, tel un philosophe aux cheveux grisonnants, il peut jeter un coup d'oeil rétrospectif sur le chemin parcouru et envisager peut-être un nouveau départ sous le signe de l'oiseau de la sagesse, l'oiseau de mauvais augure parce qu'il voit juste dans la nuit, parce qu'il dit vrai et se trouve être l'ennemi de la colombe, qui, tacitement, rassemble les hommes sous l'arbre à palabres, en plein jour, et les abandonne dès que chacun se retrouve seul dans la nuit. Face à face avec lui-même. La chouette, quant à elle, gardienne de l'épaule d'Athéna ne la quittait jamais. Ainsi pourrait-on lire, en quelques mots, les titres des ouvrages de Grobli Zirignon.
Ce bref aperçu nous fait passer progressivement de la poésie à la philosophie et nous permet de mesurer le chemin parcouru d'Epaves à l'Oiseau de Minerve et au Dialogue avec les Beaux Restes4. Comme s'il y avait là un cheminement de type hégélien. Au départ, la forme personnelle était encore de mise. Le poète s'adressait à lui-même, à la première personne, ou à l'autre, à la deuxième personne du singulier. Puis, peu à peu, la pensée s'adressant à chacun a envahi tout l'espace de l'aphorisme toujours posé en milieu de page pour lancer un défi au vide, pour occuper momentanément l'espace blanc, la mort omniprésente. La pensée comme une tache, une matière en milieu de page nous renvoie déjà au néant contre lequel l'ek-sistant prenant la parole, en route vers la Connaisance, devra mener une guerre sans merci.
Mais de quelle Connaissance s'agit-il ? Ici, point de gnose si ce n'est la certitude de l'attente de "l'Objet d'amour qui ne viendra jamais"5. La certitude de la condamnation à la privation qui nous pousse à persévérer encore et encore en vue de remplir "les casiers vides / de l'Espace et du Temps". L'homme devra aller et venir sur "le crâne chauve du monde"6. Mais se réalise-t-il jamais ? N'est-il pas entièrement voué à la souffrance, à la frustration, aux épreuves du monde ?
Il y a en effet, chez Grobli Zirignon, une pensée et une vision du monde qui s'affirment au fil des pages, qui se lisent et s'écoutent, car d'écho en écho, les pensées qui, au milieu de la page blanche affrontent la vacuité du néant, résistent à l'épreuve de l'abîme, font du bruit comme pour rompre la monotonie du silence de l'existence. La parole est sans doute cette rupture ou l'apparition du tiers qui empêche l'auto-destruction ou le suicide. Le monde sans la parole est invivable. Car la substance du monde ovoïde est la pierre sur laquelle l'homme habitera. La pierre en effet est l'essence de la nature quand toute forme de vie est abolie. L'homme cultivera le monde, il en sera "le jardinier" sous peine de mort imminente. La parole est, à l'instar de l'eau, l'élément premier qui rend la vie possible sur la pierre hostile.
Mais il y a plus, la métaphysique du monde qui bientôt culmine en théologie, va de pair avec une physique des éléments et peut-être une alchimie qui exploite bon nombre de mythes fondateurs. De l'élément eau en effet on passe subrepticement à une substance incorruptible qui n'est point l'éther des philosophes grecs. Le monde civilisé permet à l'homme de vivre son exil. Mais encore la Culture-dans tous les sens du mot- fera du monde une nature enchantée : l'homme y découvrira peut-être, au coeur de la pierre, une crème, semblable à l'or des alchimistes. Cette crème n'est autre que le kaolin, terre messagère dont l'existence montre que tout n'est pas que pourriture, fumier, tas d'immondices, que la matière est plurielle, que le trésor est enfoui au milieu du bourbier.
Nous naissons donc au coeur de la matière, et nous tendons vers la matière. Pourvu que la médiation soit possible, pourvu que la métamorphose se fasse par le langage et transforme le corps de l'homme en un univers magnétique, socialisé, apprenant les échanges et les correspondances, les symboles, connaissant la dure loi de la séparation d'avec la Terre. Seul le langage sauve l'âme de la déchéance, de la fusion avec la mauvaise mère. Ainsi, cette vision du monde développe -t-elle aussi une éthique de la responsabilité. Comme il le dit :
"Dieu est mort
et c'est son assassin
qui se fait passer pour Dieu
C'est pourquoi il est interdit
aux hommes
d'y voir clair"
(Extrait de l'Oiseau de Minerve)
L'homme est responsable de la "divinisation de l'âme" car Dieu n'existe pas. Mais qu'avons-nous mis à sa place ? Nous ne pouvons vivre sans l'idée de Dieu. Pour boucher le Trou, cette béance-même qui rend le monde dément, l'homme se forge des êtres imaginaires en vue d' apaiser sa soif, son désir d'éternité, calmer cette peur implacable de l'Inconnu qui se présente à lui sous les traits de la mort. Telle est l'origine de la religion... L'homme ne se définit pas par rapport à Dieu, car "il n'y a pas de définition pour l'homme" et Dieu lui-même n'est qu'une croyance. Nous ne sommes, nous-mêmes, que croyances. Nous nous efforçons de réaliser ce que nous croyons être. Seules les croyances guident nos actions, tout le reste n'est que prétention de la part de l'homme.
L'homme vit son exil terrestre en cultivant son jardin aride, en y faisant pousser des croyances à foison, objets imaginaires qui, seuls, lui servent de guides ou dillusions encore faudrait-il prendre conscience de la réalité des croyances. Seul l'ek-sistant séparé de la mère et affrontant résolument le chemin du savoir sait que la traversée du monde est rude et interminable. Il saura déconstruire, en temps opportun, le mécanisme de la peur, grâce au Langage, la médiation qui libère le chemin du retour à soi par le parler à l'autre.
Il aura perdu ses illusions en les reconnaissant comme telles, grâce à l'oiseau de la sagesse rencontré entre le jour et la nuit : au crépuscule.
5. Le retour de l'artiste. |
Quittons un instant la parole et la pensée, retrouvons le cheminement de l'artiste, car le philosophe reste profondément artiste. A preuve, ces derniers temps, les tableaux s'amoncellent dans sa demeure. Il fut un moment où, de 1982 à 1990, sa vie d'artiste-peintre devint un mystère pour les critiques. Il a fait quelques brèves apparitions publiques, comme s'il traversait une période de veille intense. Cette vie a connu un nouveau départ à partir de 1990, date à laquelle il avouait renouer avec la "manipulation de la matière". L'année 1993 lui a ouvert les portes de la reconnaissance "officielle". Il a exposé au Centre Culturel Français d'Abidjan. Il a participé aux Grapholies, manifestation d'envergure internationnale organisée par le Ministère de la Culture de Côte d'Ivoire. Le 7 décembre, à la fin de la manifestation, il reçoit le prix des Nations. Ce prix vient couronner une écriture picturale qui passe allègrement les frontières.
En 94 il expose à la Galerie Arts Pluriels, à Abidjan. Il est présent, à Paris, aux jeux de la Francophonie. D'autres voyages ravivent sa foi en la pratique de l'art. A la fin de l'année 95, à son retour de l'île de la Réunion, il avoue avoir rencontré quelques artistes qui, à des milliers de kilomètres de la côte d'Ivoire, partagent cette esthétique de la plongée vers l'intériorité. Esthétique de la dérision de l'art et de la déréliction de l'homme. En mai 1996, il participe à la Biennale de l'Art Contemporain de Dakar.
Peu avant cette biennale quelque rêve hantait déjà les nuits de l'artiste. Avec d'autres peintres partageant les mêmes préoccupations, il se disait : pourquoi ne pas créer un groupe dont l'existence aiderait à parier sur l'avenir, en toute occasion ?
...Il s'agit d'abord de laisser des traces, de se faire connaître, de se soutenir mutuellement, de partager un certain nombre de préoccupations concernant l'homme et l'histoire de l'humanité. Le groupe, dès sa première "sortie", le 23 novembre 1996, au domicile de Grobli Zirignon- transformé en galerie pour la circonstance- s'appelle "Traces". Ils sont quatre militants pour la cause de l'art : Samir Jacques Stenka, Ludovic Fadairo, Tamsir Dia et Grobli Zirignon l'aîné et le leader du groupe. Les quatre artistes re-tracent les péripéties de l'habitation de la terre par l'homme : homme des grottes, homme des civilisations anciennes comme celles de l'Egypte, homme des traditions et de la spiritualité africaines, homme des sociétés contemporaines face aux "murs" de toutes les métamorphoses.
Certains l'appellent "maître". Mais Grobli Zirignon se contente d'indiquer le chemin de la difficile fraternité entre les hommes. Tous livrés à la tyrannie de la matière, tous confrontés à la dureté des coeurs de pierre. Tous exilés, d'une manière ou d'une autre, sur la Terre...
1. Il y a, chez Grobli Zirignon, un combat incessant avec le Père. Mais
la présence du p&egreve;re symbolique est rendue nécessaire en
tant que tiers qui s'interpose entre la mère et l'enfant. Père
"fondateur" du langage, comme nous le montrons dans notre ouvrage "Grobli
Zirignon : l'art et la parole", à paraître.
2. Titre d'un des recueils, Silex, Paris, 1989.
3. Comme l'écrit Grobli Zirignon.
4. Ces deux derniers titres sont encore inédits.
5. Extrait de l'Oiseau de Minerve.
6. Ibidem.
Notes
Pr. Tanella Boni est écrivain, philosophe et professeur de philosophie à la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Cocody (Côte d'Ivoire). Elle a publié de très nombreux articles érudits et elle se passionne pour la peinture et les Arts plastiques. Son oeuvre littéraire comprend plusieurs romans, des recueils de poésie et des livres pour les enfants.
Tanella Boni vient de publier un nouveau recueil de poésie (enrichi de trois Encres du peintre Jacques Barthélémy)
Il n'y a pas de parole heureuse. 5 rue du Pont, 87110 Solignac (France): Le bruit des autres, 1997. ISBN 2-909468-52-6.
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