Tanella Boni
The University of Abidjan, Cocody
Le nom de la Côte d'Ivoire, comme chacun sait, est lié à la défense et à l'illustration des valeurs de paix. L'UNESCO l'a reconnu en associant le nom du Président Houphouêt-Boigny à celui du Prix UNESCO pour la recherche de la Paix. Cependant, à la lecture d'événements récents survenus dans ce pays, l'on peut se poser la question de savoir ce qu'il en est de la paix et si la paix recherchée depuis les débuts de l'indépendance a partie liée avec les valeurs de tolérance. Dans un premier temps, en effet, ce pays s'est présenté, au monde entier, comme une terre d'accueil et de brassage de populations. L'histoire du peuplement de la Côte d'Ivoire montre que cette terre a connu plusieurs vagues de migrations bien avant l'arrivée des Français. Pendant la colonisation, d'autres mouvements de populations du Nord vers le Sud notamment, contribuèrent à renforcer les échanges entre la Basse Côte d'Ivoire et la Haute-Volta de l'époque. Mais aujourd'hui qu'en est-il de cette politique d'accueil de l'autre ? Trente-sept ans après l'indépendance politique, sept ans après le retour au multipartisme, la Côte d'Ivoire n'a pas connu de guerre civile. Cependant, nous vivons dans un monde dominé par le réveil de l'instinct grégaire, le repli sur soi, les discriminations de toutes sortes, l'exclusion de l'autre, la protection de l'intérêt et de la propriété privés. Car ce qui est en jeu, fondamentalement, en cette fin du vingtième siècle, c'est la question de l'humanité, la manière dont je perçois l'autre, l'image que j'ai de moi-même. La relation que je peux nouer avec l'autre, homme ou femme. Pendant longtemps, l'Afrique terre d'hospitalité - mythe ou réalité - a nourri nos imaginations, fortifié nos pensées. Aujourd'hui, nous constatons que les rapports de violence et de concurrence prédominent. Les individus s'observent avec méfiance. Les groupes restent sur la défensive, prêts à chasser les intrus. Le cas de la Côte d'Ivoire est un exemple qui mérite d'être cité. Le discours politique semble avoir divisé les citoyens, installé une fissure dans l'esprit des individus.
Dans ces conditions, le rôle de certaines catégories socio-professionnelles, celles qui créent ou aident à la diffusion des valeurs et des idées, doit être déterminant dans l'instauration d'une véritable culture de la tolérance. Les artistes, les penseurs (ici, nous ne pensons pas précisément aux intellectuels diplômés) doivent jouer ce rôle de contrepoids critique à l'omniprésence de la pensée unique qui constitue la règle générale. Les femmes, les enfants et la jeunesse en général peuvent constituer des populations-cibles auprès desquelles le travail de sensibilisation peut être effectué et qui, à leur tour, aideront à la diffusion de cette culture de la tolérance. Car la société civile doit jouer son propre rôle, en tant que contrepoids aux prises de position partisanes du politique. L'éducation à la tolérance doit donc être l'affaire de tous et pas seulement de ceux qui possèdent le pouvoir politique.
1. L'autre, l'étranger et le tout proche
Faisons d'abord un détour par la question de l'autre. Qui est-il, ce tiers à tolérer ou à exclure ? Si nous prenons l'exemple des expulsions massives de "sans-papiers", immigrés devenus hors- la-loi en France, quelques observateurs ont pu penser, face à une telle situation, à un comportement de type raciste du Blanc à l'égard du Noir. Mais, comme nous le savons, l'indésirable, en France, n'est pas toujours le Noir. Il pourrait être celui ou celle qui vit momentanément sur un territoire qui n'est pas le sien, dont il n'est pas originaire. Pour des raisons d'ordre économique, il a pu faire le déplacement, en vue de chercher du travail. Le natif du sol sur lequel il débarque le regardera comme un envahisseur, comme un concurrent potentiel. L'homme venant d'ailleurs doit se soumettre à la loi du pays qui ne lui "offre" pas l'hospitalité, mais lui demande, en premier lieu, de déclarer son identité (sa différence) avant de prétendre au séjour sur le sol français.
Mais, si les Africains s'émeuvent facilement de ce qui regarde les expulsions d'Africains hors de France, nous devons nous inquiéter de notre propre silence face aux expulsions d'Africains hors de pays africains. Car, ceux qui, hier encore, étaient nos frères et voisins - et l'on sait toute la charge affective que recouvrent ces termes - ont pris, du jour au lendemain, sans raison apparente, le visage de l'étranger, celui qui, en période de crise économique est désigné comme bouc émissaire. L'étranger est déclaré coupable de tous les maux, est responsable de l'insécurité, empêche les "autochtones" de travailler, voilà pourquoi il est déclaré indésirable et, par décision politique, expulsé manu militari. Ces expulsions d'hommes et de femmes, par cargos entiers comme du bétail, sont devenues, en Afrique, monnaie courante. Et nous gardons tous un silence coupable, nous tolérons l'inacceptable qui se déroule sous nos yeux. Pendant que nous crions au scandale devant la montée de l'idéologie d'extrême droite en France, l'Afrique n'est-elle pas en train de devenir le continent de tous les extrémismes, de toutes les dérives identitaires ?
Nous vivons une période qui est celle de la chasse à l'autre. Mais qu'en est-il de l'autre ? Il n'est pas nécessairement l'étranger venant d'un autre pays, d'une autre culture. L'autre c'est notre tout proche voisin, mari ou femme, collègue, ami, frère ou soeur dont l'image subit une métamorphose fondamentale. L'autre est précisément celui ou celle qui, à l'instar du grain de sable indésirable, empêche le monde de tourner selon ma propre volonté, selon mes désirs. Celui ou celle qui m'empêche de vivre heureux. Comment vivre libre et heureux? Telle est la question qui se pose. Mais ma liberté commence sans doute avec celle de l'autre, quelle que soit son image. Nous chassons l'autre parce que son image aujourd'hui diabolisée nous fait peur. Cette peur de l'autre gagne du terrain, atteint des proportions inquiétantes, voilà pourquoi la question de la tolérance se pose avec acuité. Il ne s'agit pas de se contenter de la poser abstraitement : il nous faut entrevoir, inventer des stratégies de partage. Comment vivre ensemble dans un monde où les discours et les actes des gouvernants peuvent en rajouter à l'inquiétude provoquée par des conditions socio-économiques particulièrement défavorables à la coexistence pacifique ?
La tolérance n'est donc pas, comme chacun sait, de l'ordre du tolérable et du toléré, se situant entre ce qui est autorisé par la loi et ce qui est interdit. Car le tolérable a toujours une limite et le toléré peut nous conduire à l'inacceptable, à l'injustice. La tolérance au sens fort du terme indique le sens de l'humain, elle est de l'ordre de la rencontre, du vivre-ensemble, du partage, de l'Amour et non de la cohabitation passive et indifférente.
2. Le paradoxe de la tolérance
Mais quelle est donc cette "guerre froide" qui nous assaille de toutes parts, dans laquelle nous vivons continuellement ? Les rapports entre les êtres humains et le monde se construisent, dans un premier temps, sur la base de l'affrontement et de la domination. Dès ma venue au monde, en effet, je me heurte à ce qui est différent de moi, être ou chose; je peux tolérer sa présence, en le laissant vivre dans son coin. Ainsi, des êtres humains sont abandonnés à leur "différence", dans leur ghetto, séparé du reste du monde. Le respect de la différence que nous avons coutume de louer peut très vite tourner en "indifférence". Car l'autre, le différent ne me regarde pas, au sens où je n'ai rien à voir avec lui. D'un autre point de vue, le respect de la différence peut se transformer, en attitude paternaliste, de domination ou de conquête. Dans ce cas, je vais m'ingérer dans les affaires de l'autre, l'aider, par exemple, à délimiter son propre territoire, sa culture, lui construire son ghetto ou en tout cas en montrer le bien-fondé. Car il doit pouvoir vivre libre et heureux séparé de moi. Mais ce ghetto a, aussi, de quoi m'intéresser. Il peut me servir de marché potentiel, de réserve de matières premières matérielles ou spirituelles ! Le ghetto peut constituer, à mes yeux, un "Sud", où il fait bon vivre au soleil, où je peux prendre des vacances heureuses dans ces pays "exotiques". Dans ces conditions, comment nous rencontrerons-nous? Comment penserons-nous ou vivrons-nous ensemble ? Quelle peut être alors la nature de nos échanges ? Le respect de la différence reste une déclaration de principe qui cache bien son jeu, car il est loin de vouloir signifier acceptation ou compréhension de la culture ou de la personne de l'autre. L'avoir de l'autre pourrait, à la limite, m'intéresser, mais son être ne me regarde pas. Bien au contraire, en mon âme et conscience, je pense que chacun doit s'occuper, séparément, de la réalisation de ses projets. L'idée de séparation devient une stratégie utile, convenable aux yeux de tous, devant la communauté internationale. Mais jusqu'à quel point pouvons-nous supporter la présence ou l'absence de l'autre même rejeté dans sa différence ? Ainsi, le respect de la différence pourrait, en situation, devenir intolérable. Cela nous renvoie précisément au cas de figure des expulsions massives que nous avons mentionnées. Par saute d'humeur ou toute autre réaction épidermique, je peux chasser le différent. Mais il y aura toujours un "autre" dont le visage se présentera bientôt à moi. Voilà pourquoi la tolérance que nous cherchons doit être de l'ordre de l'effort constant, une disposition permanente, comme le dirait Aristote, cette habitude de la volonté d' essayer de comprendre et de connaître l'autre, comme on peut se connaître soi-même. Ainsi, la tolérance est de l'ordre du rapprochement, de la rencontre entre êtres humains, elle n'est pas la conséquence de l'instinct grégaire, ni du coup de coeur passager, ni de l'ordre de la loi positive - même si, dans une société donnée, un cadre juridique s'avère nécessaire en vue de la défense des valeurs de tolérance. La tolérance fait donc partie de ce que j'appellerais la construction d'un horizon d'humanité, cette ligne virtuelle parce qu' infinie, par où la terre pourrait rencontrer le ciel . De cette même manière l'être humain se doit de faire cet effort constant, sans limite, en vue de la rencontre avec l'autre. Cette rencontre suppose la connaissance mais surtout la reconnaissance de l'autre en tant qu'être humain. Si cet effort est d'abord individuel, il est souhaitable qu'il s'étende d'un individu à un autre individu et ainsi de suite afin que tous les individus, se reconnaissant comme personnes humaines, puissent s'entendre, partager, c'est-à-dire communiquer, parler un langage commun qui ne soit pas une "langue de bois". Car ce langage commun sera riche non seulement de différences mais aussi d'interférences. Ainsi pourrons-nous construire la culture de la tolérance. L'éducation à la tolérance suppose, à mon sens, la recherche de ce code commun, qui permet le rapprochement et le partage des cultures. Voilà pourquoi les individus bien plus que les Etats - qui ont d'autres impératifs à défendre - seront les promoteurs de ces valeurs à diffuser. Ce langage commun renvoie à un projet de société où la liberté de pensée et d'expression, les droits de l'homme, de la femme et de l'enfant occupent une place prépondérante. Mais l'être humain ne peut s'épanouir, rencontrer l'autre dans un environnement et un cadre de vie soumis à la violence. Promouvoir les valeurs de tolérance passe aussi par la protection de l'environnement naturel car il y va de la survie de l'humanité et du bien-être des générations futures.
Il est donc temps que les Etats africains contribuent à la défense de la dignité humaine. Il est temps, aussi, que les intellectuels jouent leur propre rôle, qu'ils ne se contentent pas seulement de rechercher les biens matériels et les honneurs. En attendant l'adhésion du grand nombre aux valeurs de tolérance, des éléments de la société civile continuent d'être les leviers qui aideront à la construction d'une culture de la tolérance. Car les consciences ont besoin de bâtisseurs et de modèles de femme et d'homme qui n'ont rien à voir avec les personnalités politiques.