Tanella Boni
Université de Cocody, Abidjan
Cet article - qui aurait pu être écrit aujourd'hui -
a été publié dans la revue Africultures
no 23, décembre 1999, pp.18-21, dans le cadre d'un numéro intitulé "Internet
en Afrique". Repris dans Mots Pluriels avec l'aimable autorisation
d'Africultures.
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Du 5 au 9 octobre 1999, s'est tenu à Abidjan, à grands renforts de publicité, le premier Salon "France Technologies", un "salon jamais tenu en Afrique de l'Ouest". La tenue de ce salon dans le paysage géographique et culturel de la Côte d'Ivoire amène à se poser bien des questions. Les organisateurs avaient-ils l'intention de donner un exemple concret de la manière dont le partage du savoir se fait aujourd'hui entre l'Afrique et le monde? Démonstration réussie. L'idée de marché a dû guider ce projet et sa réalisation; celle de transfert de technologies n'est pas non plus absente. Montrer ce que le monde développé sait faire. Vendre du savoir-faire aux pays qui n'ont pas encore résolu les problèmes de survie quotidienne, d'éducation, de santé, de qualité de la vie... Ce salon s'est déroulé à huis clos ou presque. Entre initiés. Les profanes auraient-ils compris, s'ils avaient été parmi les invités, les règles du marché ou des jeux qui se déroulaient ici? Auraient-ils eu le temps nécessaire de faire leur entrée dans le troisième millénaire?
Car le grand public sait, depuis deux mois, que certaines banques du pays sont devenues ... folles, en prévision du bug de l'an 2000. Voulant à tout prix mettre leurs ordinateurs à l'heure du prochain millénaire, les petits clients en font les frais. Personne ne sait sur quel pied danser, quelle est la position de son compte, s'il a la possibilité, le 10 du mois, de prendre une avance sur son salaire du mois à venir. Le peuple ne sait plus s'il peut garder les habitudes acquises à la fin du deuxième millénaire. Jusque-là, l'ordinateur était un objet lointain. Maintenant, il entre dans la vie de chacun par la grande porte; là où la richesse fait la différence...
Les professionnels des technologies de pointe venus de France comme les petites et moyennes entreprises africaines et ivoiriennes étaient certes présentés à "France Technologies". Les étudiants des grandes écoles ont eu aussi le droit de visite. Mais la population d'Abidjan, profane en la matière, n'a pu satisfaire son désir de curiosité: elle a été exclue de ce grand rendez-vous. Visiblement, quand on pense nouvelles technologies, en Afrique, tout se passe comme si elles devaient être réservées, toujours, à quelques initiés. Ces initiés sont ceux qui ont les moyens d'acquérir ou d'utiliser l'ordinateur, ceux qui ont, par ailleurs, une idée du temps réel par opposition au temps souple ou cyclique imposé par leur culture au quotidien. Le salon était ouvert aux utilisateurs d'un temps autre, précis, performant, utile qui explore d'autres mondes. Ceux des siècles à venir.
Un débat eut lieu, au Centre Culturel Français, dans l'après-midi du 5 octobre sur "Technologies et Développement". Le public vit défiler une série d'orateurs de France et de Côte d'Ivoire. On insista sur l'organisation et le rôle de la technopole de Yamoussoukro. L'exemple de la Cité des Sciences et de l'Industrie de La Villette fut rappelé. L'utilisation du courrier électronique comme moyen d'éducation à la citoyenneté fut cité en exemple. En effet, fut-il soutenu, tout citoyen a son mot à dire sur les problèmes brûlants de l'heure. Il suffit qu'il puisse l'exprimer dans un message... La plupart des orateurs mirent au centre des questions actuelles la quête de l'humain. La technologie de pointe, d'accord. Internet, d'accord. Mais l'humain d'abord.
Seulement voilà. Le salon "France Technologies" avait déjà fermé ses portes au public. Il n'avait point en vue ces nobles visées démocratiques et humanistes. Il se déroulait en terre africaine, dans un pays où vivent des milliers d'enfants, de femmes et d'hommes qui auraient pu, ne serait-ce qu'en une demi-journée de portes ouvertes, voir et entendre. De toute évidence, la rencontre avait lieu pour les experts, entre experts. Elle mettait en exergue le fossé existant dans ce domaine, en Afrique, entre le savant et le simple citoyen. Des journalistes accrédités pour couvrir l'événement rapportèrent quelques discours officiels, des images de signature de contrats, quelques paroles publicitaires. Ils faisaient leur travail honnêtement à la place qui leur avait été réservée.
Cependant, deux hommes passionnés de rencontres et de partage et soucieux de montrer que les traditions africaines peuvent accompagner les technologies de pointe ont imaginé une exposition en marge du Salon. Yaya Savane, le conservateur du Musée des Civilisations d'Abidjan et Thierry Lemoine, président de l'association "Riche Afrique", ont réussi ce tour de force: attirer vers le Musée les exposants du salon "France Technologies", ceux qui sont habitués à la vitesse des machines à la construction et à l'utilisation de réseaux mondiaux. Ainsi, en l'espace d'une soirée, la rencontre fut possible, brève mais intense. Dès le lendemain, la séparation était déjà consommée. Les adeptes des technologies de pointe retournèrent à leurs ateliers et l'exposition des objets d'art (objets des Tchamans d'Abidjan, sculptures de Christian Lattier, "le sculpteur aux mains nues", arts et traditions de Côte d'Ivoire), resta ouverte pour le grand public...
On attend un autre salon, celui du multimédia et de la communication. Il ouvrira ses portes dans quelques jours, on ne sait dans quel esprit. On suppose qu'ici, Internet sera à l'honneur et que le public pourra non seulement voir, mais aussi utiliser et comprendre. A partir de 1995, cet outil a commencé à jouer - à une échelle restreinte - un rôle non négligeable en Côte d'Ivoire.
Naviguer, utiliser la messagerie électronique, ouvrir un site web est devenu possible depuis que quelques serveurs offrent leurs services: AfricaOnline, Syfed, Globe-Access, Netafric, Aviso ... Quelques internautes s'organisent. Mais quelle est la proportion de la population réellement branchée sur Internet? Ne parlons pas encore de l'arrière-pays. Là, le temps est véritablement celui de la tradition orale, de la radio, accessoirement de la télévision première chaîne. Les heures traînent entre la pluie et le beau temps et le monde pourrait se limiter aux frontières du pays...
Les particuliers et les entreprises possédant un ou plusieurs ordinateurs peuvent, ainsi, avoir une porte ouverte sur le monde. Mais à quel prix? Les coûts sont souvent prohibitifs. Entre un ordinateur et une voiture d'occasion, le choix est vite fait! Si pour une entreprise (petite ou moyenne) avoir un ordinateur, ouvrir un site web, avoir la messagerie électronique peut être considéré comme un investissement (est-ce réellement un investissement?), pour un particulier, cela fait partie des dépenses mensuelles qui ne cessent de croître depuis la fameuse dévaluation de janvier 1994.
Objet de luxe dont l'utilité n'est pas a démontrer, tel est l'ordinateur. Des centres de traitement de texte existent dans tous les quartiers. Ils sont plus nombreux là où habitent les classes moyennes. Les plus pauvres s'adressent aux écrivains publics installés dans des endroits bien connus (près des bureaux de poste par exemple). L'écrivain public ne disparaît pas encore des rues de la ville. Il est la main et l'esprit de ceux qui ne savent ni lire ni écrire. Il sauve la vie à plus d'un chercheur d'emploi. Dans les centres où se pratique le traitement de texte, l'ordinateur peut ne pas être l'outil principal. Envoyer un fax, téléphoner et faire des photocopies font partie des activités principales. Le centre téléphonique est plus ancien et plus répandu que celui où l'on rencontre un ordinateur et une imprimante. Ceux où l'on peut ouvrir une boîte aux lettres sont encore plus rares. Quant aux véritables cybercafés, on peut encore les compter. Celui du campus vient juste d'ouvrir ses portes. Il a eu le temps de faire sa publicité, ces jours-ci, sur une pancarte située à un lieu stratégique: au rond-point de l'Ecole de Police, près de l'Université de Cocody.
Mais Internet à Abidjan c'est d'abord les quotidiens que l'on peut lire en ligne, toutes tendances confondues: Fraternité Matin, Ivoir Soir, Le Jour, Notre Voie, Le Patriote... Ainsi, être en ligne, c'est informer le monde de ce qui se passe dans le pays. En septembre, une photo a fait le tour du monde en temps réel: celle du leader de la Fédération Estudiantine et Scolaire, malade et enchaîné sur son lit d'hôpital. Aucun moyen de communication n'aurait pu être aussi rapide et efficace...
La recherche universitaire reste encore le parent pauvre de la relation au monde en temps réel. Le centre SYFED, installé (par les soins de l'AUPELF-UREF) sur le campus de Cocody depuis quelques années, offre la possibilité de naviguer sur le réseau francophone Refer. Mais a-t-on le temps de faire la queue pendant des heures en attendant qu'un ordinateur soit libre afin de pouvoir consulter son courrier électronique ou chercher un site? Les particuliers qui possèdent un ordinateur personnel ne sont pas non plus au bout de leurs peines. Surfer, participer à un chat (forum de discussion), envoyer et recevoir des messages sont conditionnés par les caprices des différents serveurs. Peut-on imaginer un internaute coupé du monde pendant deux semaines ou plus? Ici, l'utilisation d'Internet est soumise aux caprices du temps, les aléas climatiques, mais aussi le manque de performance. Comment concevoir le temps réel? Y croit-on, seulement? Aviso, mis en place par Côte d'Ivoire Télécom, connaît un engouement certain. L'entreprise qui gère les communications téléphoniques pourrait offrir de meilleures prestations de service. Voire ...
En attendant, la tradition orale connaît une accélération d'un autre type. Quand la téléphonie cellulaire installe ses satellites sur la ville d'Abidjan, tous les fantasmes y passent. Le téléphone portable est un bijou, un sésame qui ouvre tous les coeurs, un moyen de se faire voir, de se faire entendre, d'être quelqu'un dans la rue, dans la vie ... surtout quand on est loin de peser lourd financièrement. Et puis, ailleurs, les internautes ont du temps à passer devant un écran d'ordinateur. Ici, la fièvre du PMU est la vraie toile populaire qui étend ses rayons sur le pays entier. Il suffit de voir la foule agglutinée à l'avenue Chardy, non loin du siège de la Loterie Nationale pour s'en convaincre. Le monde virtuel existe, c'est celui des chevaux les plus rapides qui courent sur de lointains hippodromes. Le monde virtuel est celui du conte. Le cheval le plus rapide est celui de la fortune...