Tiébéna DAGNOGO est un artiste de Côte d'Ivoire, né en 1963 à Roubaix (France). Il a fait l'Ecole des Beaux-Arts d'Abidjan de 1983 à 1990. Sorti de cette Ecole avec un diplôme d'enseignant et d'architecte d'intérieur, il a, comme il le dit lui-même, flirté accidentellement avec la peinture. Aujourd'hui, le hasard a voulu qu'il soit plus connu en tant que peintre. Mais l'enseignant, l'architecte d'intérieur, le peintre ou le sculpteur sont un même personnage qui travaille avec la même passion, les yeux rivés sur le Vecteur Arts... |
Je vois le peintre mais aussi le sculpteur. Dans ta peinture, il y a l'aspect sculptural
C'est ce qui fait la particularité de mon travail en peinture. On parle de sculpture en bas relief. C'est la fusion de ce que je suis, de ce que je fais aujourd'hui. Au départ, dans ma démarche, j'étais intéressé par tout ce qui était peinture mais en même temps sculptural, tout ce qui concernait les matériaux. Ce sont là des préoccupations d'architecte d'intérieur. Le problème des trois dimensions est pour moi une préoccupation permanente. De par ma formation d'architecte d'intérieur, c'est le volume, c'est la couleur, c'est la matière, ce sont plusieurs éléments qui m'intéressent. Quand j'étais dans des ateliers de peinture, le support toile en deux dimensions je le trouvais plat. Cela me plaisait bien parce que c'était une formation académique. Dans un atelier de peinture il fallait apprendre les règles élémentaires. D'autre part, de par ma présence au département Environnement et de par ma sensibilité, j'étais intéressé par une autre orientation, une autre démarche. J'avais la préoccupation du volume, de la matière, de la couleur. En outre, la majeure partie de mes thèmes s'inspirent de tout ce qui est traditions : les portes dogon, les objets qu'on retrouve dans nos traditions en pays sénoufo qui sont à la fois sculpturaux, fonctionnels, peints. Ils sont multidimensionnels. Cela m'a beaucoup intéressé de savoir que ces objets ne sont pas figés. Aux niveaux spirituel, ethnographique, du point de vue de la matière et de la couleur, quand je prends les portes ou d'autres éléments, ce sont des valeurs à nous.
Parfois je peignais sur toile dans mon atelier, ensuite je me retrouvais sur des chantiers en architecture d'intérieur ou en décoration. Il y avait là deux types d'approches totalement différentes par rapport à l'objet. Je trouvais intéressant de faire la fusion de tout cela. Le travail sculptural, le travail en peinture, le travail en design, fusionner tout cela, le ramener à moi et à ma formation d'architecte d'intérieur. C'est la gestion de tous ces éléments qu'on retrouve dans les différentes spécialités à l'Ecole des Beaux-Arts qui font l'architecte d'intérieur, celui qui travaille en prenant en compte des éléments en trois dimensions, la couleur, la matière...Aujourd'hui, cela me permet d'avoir une écriture particulière.
S'agissant de cette écriture particulière, la recherche du sens va de pair avec celle de la forme et de la texture. Cette recherche apparaît comme un passage, un pont qui lie le passé, le présent et le futur.
L'idée de pont, de liaison entre le passé, le présent et le futur est importante pour moi. Au-delà de mon travail, il y a la préoccupation culturelle de par la place que j'occupe aujourd'hui dans la société, dans ma famille en tant que métis. C'est aussi la recherche d'un positionnement, de points de repères : je viens d'où, où suis-je, pour aller où?
Une quête d'identité ?
Oui, comme quand je parle de la recherche de certaines valeurs traditionnelles qui m'interpellent, desquelles je me sens plus proche. Je me sens proche de tout ce qui est du Nord, des portes dogon et sénoufo. Des portes, on en trouve partout. Mais, comme tu dis, c'est la recherche de mon identité, c'est ma culture, c'est une préoccupation que j'ai , qui est viscérale parce que je suis né en France, je n'ai pas vécu au village. Au-delà du travail de création, il est important de savoir où je suis, qui je suis.
Tu cherches des points de repères te concernant , toi, homme et artiste ?
Dans le cadre de cette recherche, il y a mon travail d'artiste sinon je ne peux pas parler de mon identité. Il faut que je sache que je pars de tel élément que je ramène à moi. Je me demande ce que je peux en faire en essayant de ne pas désacraliser l'objet, le symbole, l'élément qui fonctionne dans son environnement. Je le ramène à moi dans un environnement urbain tout en essayant de le respecter, de pouvoir en parler, de le faire passer au présent et au futur. Ces formes ou éléments sont anciens. Ils fonctionnent depuis toujours. On les retrouve aujourd'hui et peut-être demain. Le drame, c'est que certaines formes et symboles ne fonctionnent que dans les sociétés traditionnelles. Si on peut en parler tant mieux. Mais si on n'en parle pas ils restent dans ces régions, ils appartiennent à ces valeurs. De par mon père qui est du Nord, il est important que je sois comme connecté à cette filiation pour être en harmonie avec ces valeurs, même si je n'ai pas suivi des rituels d'initiation comme ceux du Poro. Il faut que je puisse être le plus proche possible pour respecter le fonctionnement de ces formes, ces couleurs, ces symboles. En même temps, je les ramène à moi parce que je les utilise d'une certaine façon et j'en parle par rapport au présent et au futur.
Tu n'as pas pris part à des rituels d'initiation, tu n'as pas
vécu au village, mais il y a des objets qui t'intéressent
particulièrement. Quels sont-ils ?
Il y a deux poupées que tu gardes jalousement. Je les ai
retrouvées ces jours-ci dans ton atelier. Tu les as sculptées
sur un panneau il y a trois ans...
Ce sont des grands thèmes que l'on retrouve partout en Afrique. J'ai monté ce panneau pendant un workshop à la Maison Carrée, (route de Dabou) sur la fécondité. La fécondité est un thème qu'on retrouve souvent en pays sénoufo. Même sur les portes, l'idée de l'ombilic toujours renvoie à la filiation, à la fécondité, à la lignée...Même en pays akan, il y a des rituels pour célébrer la vie, la procréation. On y retrouve cette préoccupation du temps : passé, présent, futur. Cela m'intéresse. Pour moi, c'est la vie qui peut s'exprimer de diverses façons. Cette idée s'exprime aussi dans la sculpture, en pays sénoufo, du grand calao avec le ventre proéminent et le bec posé dessus. Ces symboles font directement allusion à la fécondité et à la procréation. Ce sont des éléments qui, du point de vue sculptural, n'ont rien à voir avec la poupée Biga, cette petite poupée que l'on retrouve au Burkina Faso mais qui a la même signification. En pays akan, la poupée Akwaba joue le même rôle. Ce sont des choses très belles dans la mesure où on peut en faire de nombreuses variantes du point de vue de la forme, de la couleur, de la matière, de l'objet...
A part le thème de la fécondité, sur quoi travailles-tu
?
La symbolique qu'il y a autour de l'idée de forge ou de l'art de la poterie m'intéresse...
J'ai remarqué que parmi les outils que tu utilises il y a des instruments à feu...
Quand j'étais récemment aux Etats-Unis, j'ai fait un panneau en quatre parties sur le blacksmith, le forgeron. Je l'ai fait en quatre morceaux symboliquement à cause des quatre éléments : le feu, l'eau, la terre, l'air. Ce sont des choses que je trouve fabuleuses. Dans le Nord de la Côte d'Ivoire, on retrouve autour de la forge le respect de la matière et de l'environnement. La forge en terre, c'est la matrice. Chaque matériau joue un rôle précis qui donne à l'objet une âme. C'est fabuleux, le feu, l'air qu'ils injectent dans le soufflet pour pouvoir raviver ce feu et l'eau qui féconde. J'ai monté quatre panneaux avec de petits éléments en métal pour renforcer. C'est une interprétation que j'ai fait en me rapprochant le plus possible de ma culture. J'aurais pu le faire en un panneau. Je l'ai fait en quatre pour respecter la conception qu'ils ont à eux. Mais je ne suis pas forgeron. Ce sont des choses qui m'intéressent à cause du travail fait, du respect de la matière, de la forme, de ces valeurs.
Au départ tu faisais des panneaux, maintenant tu fais des oeuvres en
séries...
Pour l'instant c'est expérimental. Je n'ai pas encore exposé. Cela a une orientation beaucoup plus sculpturale quand on voit ces recherches. Au-delà de l'élément en une pièce, le panneau, la série bouge, c'est un autre rythme. Il y a aussi l'aspect symbolique. Il faut pouvoir monter une oeuvre en autant de pièces qu'il faut. Je suis ouvert aussi bien à la sculpture qu'à la peinture. Je peux faire de la sculpture et peindre dessus même s'il s'agit d'une ronde bosse.
Quand tu parles de sculpture, tu as des matériaux de
prédilection, surtout le bois...
Oui. Techniquement le bois me permet de faire beaucoup de choses, de travailler en trois dimensions, d'avoir du volume. Je ne peux pas monter sur toile parce que ça pose des problèmes de fixation et de durée de vie dans le temps. Je peux rajouter sur le bois tout ce que je veux, de la toile, du métal, même de la terre, une fois que le bois est traité car le support est assez rigide. Parfois, dans certaines régions, quand on parle du bois, on dit que c'est un cinquième élément qui résulte des quatre autres. C'est l'élément végétal que l'on utilise pour la construction de certains objets comme la pirogue. On vénère le bois lors de cérémonies rituelles, on le consacre à tel usage. Cela m'intéresse techniquement et symboliquement. Mais je n'abats pas les arbres, j'achète des planches de bois.
Quand j'étais en Caroline du Sud où je suis resté un mois et demi, j'étais très intéressé par l'architecture en bois et quand je suis arrivé, les responsables de l'université, ceux qui s'occupaient de mon exposition m'ont dit : "on va acheter du bois". Nous sommes allés dans des grandes surfaces, où j'ai vu toutes sortes de bois. Seulement, les planches étaient belles et tellement clean comme si c'était du synthétique et pas du bois. C'était du bois comme du poulet qui n'a jamais vu le soleil. Il naît, il meurt. Rien...
Dans certains quartiers, des maisons avaient été démolies, j'ai trouvé que c'était fabuleux. Il y avait là du bois superbe. La matière était ancienne et pleine de sa propre histoire passée présente et future. Elle témoignait par ailleurs de l'histoire de la Caroline du Sud, qui est aussi celle de l'esclavage. Je me suis dit : ce sont des maisons qui ont plus de cent ans. Pour moi, c'était des bouts de bois que je respectais énormément. Je me demandais à quel moment la planche de bois avait été coupée et qui avait abattu cet arbre. C'étaient des matériaux sacrés. J'étais très content de travailler avec ces matériaux, je n'ai pas peint dessus pour que cela reste un témoin du temps. Peindre dessus ç'aurait été comme mettre du blanco sur un mot.
Parlons de l'ancrage de ton travail dans le présent. Nous sommes dans
un monde où il y a beaucoup de violences, de guerres. J'imagine que ton
travail ne reste pas indifférent à l'histoire
présente
Du point de vue de l'écriture, à première vue, je reste attaché aux valeurs traditionnelles. Mais je pense que je ne suis pas hors des préoccupations actuelles. Je me rappelle cette exposition, en 1995, au Centre Culturel Français, sur le SIDA, par la Revue Noire. Nous étions une quinzaine d'artistes à présenter chacun une oeuvre. A cette occasion, j'ai présenté un panneau qui était en réalité deux pièces montées sur une pièce, deux éléments sur un panneau. C'étaient deux profils. Je me demandais si ce genre d'écriture pouvait passer. Je suis parti en voyage. A mon retour, j' ai été surpris de voir que les gens avaient beaucoup apprécié. C'était une expo vente. Ce fut l'une des rares oeuvres à avoir été vendue. J'ai eu beaucoup de commentaires par la suite de la part de journalistes étrangers qui m'ont dit que ce que j'avais fait était superbe. Cela m'a fait plaisir. Je voulais arriver, par mon écriture, à faire passer un message sur le thème du SIDA.
Dans ton travail quotidien penses-tu aux problèmes contemporains
?
A la dernière Biennale de Dakar, j'ai présenté une oeuvre que j'ai intitulée Mossikro qui n'a rien à voir avec les préoccupations à thème comme la fécondité. Je me suis posé des questions sur la vie urbaine parce que ce sont des choses que j'ai vues. Mossikro c'était l'idée du bas-fond de la Riviéra qui a été démoli. J'ai été vraiment touché. Je connaissais deux personnes qui habitaient là-bas. Le père d'un domestique qui travaillait chez mes parents et quelqu'un d'autre que je connais bien, qui venait bosser chez moi. Ils habitaient dans les Sicobois (cabanes en planches qu'ils louent à 4000 ou 5000F CFA par mois) avec trois à quatre enfants. C'est le bidonville qui fait fonctionner la grande cité qui est tout en haut. J'ai été sur le site de ce chantier en démolition, j'ai ramassé quelques bouts de bois, je les ai montés sur un panneau. Ce travail est assez différent de ce que je fais habituellement, il y a du rouge et du noir. Beaucoup de gens m'ont dit : "ça fait violent". J'ai dit oui, c'est violent, c'est du sang. J'ai récupéré des bouts de bois sur lesquels il y avait des graffitis, je les ai mis sur ce panneau. Il y avait par exemple écrit : "défense de jeter des ordures". Cela m'a interpellé car on pense que le bidonville c'est vraiment la poubelle. Mais non. Ce sont des gens qui ont des préoccupations sanitaires : les matins ils balaient la cour, ils se lavent... Ce ne sont pas des poubelles. Ce sont des micro-sociétés très bien organisées où les gens sont plus souriants que nous dans la vie urbaine où chacun est emmuré dans son bunker. Là-bas, il y a de la vie, de la joie, de l'amour. Ce travail n'était pas une commande. Il fait partie des choses qui me prennent comme ça et m'intéressent autant que mes recherches dans le domaine de la tradition.
Car la place de l'artiste c'est de marquer le coup. Il pense pouvoir dire et faire quelque chose. Comme je te le disais l'autre jour, concernant les personnes déséquilibrées et les enfants de la rue, il y a problème. J'ai fait un travail avec eux à l'hôpital psychiatrique de Bingerville...Il faut qu'on arrête donc de penser que l'artiste est là pour amuser la galerie. Ici, la galerie n'est pas belle, pas du tout...
Pr. Tanella Boni
Université de Cocody, Abidjan