 
| Festival International de poésie de Medellin, Colombie | 
Parole de vie, parole de paix, poésie:
De l'Afrique à l'Amérique du Sud
CARNET DE ROUTE
de Tanella BONI 
 
| Le Festival International de la ville de Medellin en Colombie est organisé depuis huit ans par la Revue Prometeo, soutenue par la fondation pour la promotion de l'art et de la poésie du même nom, sous les auspices de la ville de Medellin (province d'Antioquia) et du Ministère de la Culture. Cette huitième édition (12 au 20 juin 1998) a enregistré la participation de près d'une centaine de poètes venus de tous les continents. Un public très nombreux (impressionnant) a pris part, tous les soirs, à la parole de vie. Pour la présente édition, d'autres provinces de la Colombie ont pu bénéficier aussi de la présence des poètes. | 
 
 
J'aurais voulu te parler d'Angela et de Fernando. Mais le Festival  qu'ils
organisent parle de lui-même parce qu'il est dédié à
la parole.  Parole de vie, parole de paix. Lieu de rencontre. Ils croient que
la  poésie transforme les moeurs et combat la violence et l'exclusion.
Cette ville a aussi mauvaise presse pour ce que l'on sait. Mais à
Medellin, la  poésie brise pour un temps les carcans de solitude qui
enserrent les  coeurs. Elle rassemble des milliers de personnes autour de la
même source vive. Des poètes du monde entier se dirigent alors
vers les montagnes  pour donner la parole d'espoir et se ressourcer. J'y suis
allée, j'ai  vu, j'ai entendu 
 
Et, à l'ouest du pays, côté Pacifique, une surprise m'y
attendait. Un  département peuplé à 95% de noirs. J'ai la
tête encore pleine d'images,  de senteurs et de couleurs des tropiques.
Au premier contact, ma peau a  reconnu l'atmosphère de ce pays.
Aujourd'hui, je me demande si je n'ai  pas parcouru, à pied, un pays
voisin du mien. Quelqu'un m'a dit : "si tu  montres ces photos que tu as prises
ici, on te dira que tu as été en  Sierra Leone!" Le soleil, l'air,
la luminosité, la forêt dense, cette  moiteur si
caractéristique des zones tropicales humides n'avaient rien à  me
dire de nouveau. Et pourtant 
Oui. J'ai suivi les traces de la poésie en Colombie, brûlée
par mille  feux. Absorbée par mille devoirs. Angoissée à
l'idée d'aller vraiment au  bout du monde. 
 
Paris-Bogota, onze heures de vol. J'ai croisé l'Amérique latine
dans  l'avion. Entre voisins, on s'est parlé, on a échangé
des adresses, on  s'est fait des confidences. Un body-guard de profession m'a
donné sa  carte de visite - liés par le même destin, arriver
à bon port ou crever  ensemble. Quel temps nous réserve la
chaîne montagneuse et les nuages  épais qui l'entourent ? L'avion
descend en chute libre comme une pierre  attirée par un aimant. 
 
A l'aéroport de Santa Fe de Bogota, un poète d'Afrique du Sud qui
n'était pas dans le même avion que nous semblait encore
installé dans  les nuages par dessus la Cordillère des Andes.
Comme il sied à un grand  poète dans ses beaux jours! Il
s'inquiétait de ne pas pouvoir trouver un  vol dans l'immédiat
pour Medellin. Mais il n'y pouvait rien. Il a fini  par attendre le même
vol que nous. Trente minutes plus tard nous étions  arrivés
à destination. Pablo Montoya nous attendait. Il pensait devoir  ramener
trois passagers: un poète diplomate, un autre poète directeur
d'une Académie des Arts en Inde et moi. Mais nous étions quatre.
Le  grand poète nous avait rejoint, tout heureux, il était
redescendu des  nuages. Maintenant, il nous voyait. Le pauvre Pablo qui avait
prévu un  taxi fourgonnette de cinq places a dû rejoindre les
bagages dans le  coffre. De là, il participait à la conversation.
Il pouvait à peine  respirer, j'imagine. 
 
Le grand poète, assis près du chauffeur, avait le sourire. Il
avait  retrouvé sa verve de poète. 
 
- A Bogota, je vous ai pris pour des nigérians. "Nigerians are very
formal". Je n'ai pa voulu vous adresser la parole. D'ailleurs, je
m'apprêtais à dormir dans la brousse. J'ai vraiment pensé
qu'il n'y  aurait personne pour l'accueil - je ne vous raconte pas quel chemin
j'ai  dû emprunter pour arriver jusqu'ici !   
 
Entre l'aéroport (situé près de la ville de Rionegro) et
Medellin, il y  a cinquante cinq kilomètres à parcourir. Ici la
montagne est reine,  habitée par les arbres et les humains. La
forêt vierge a encore droit de  cité. Pour combien de temps ? La
route serpente à travers la nature qui,  entre deux conversations,
commence à nous dire ses premiers mots. Nous  sommes à deux mille
mètres d'altitude. La ville est à mille cent mètres.
Pablo, du fond du coffre à bagages, prend le temps de nous parler. La
montagne est illuminée par petites touches, à dix heures du soir.
J'aurais voulu être un peintre impressionniste pour capter du bout des
doigts cet instant magique. Mais ma peau a tout vu, tout entendu. Je ne  sais
quand elle me racontera la traversée d'une partie de la
Cordillère  des Andes. Medellin, ville-vallée,
ville-lumière, ville-merveille au  creux de la nuit. Et je le saurai
dès le lendemain, ville très riche où  les pauvres se
réfugient sur les flancs des montagnes, où les riches  occupent
le centre du monde. Mais ici, les enfants, les femmes et les  hommes habitent
partout, dans la forêt, dans la montagne, dans la  vallée, au
centre de la ville. 
 
Le Festival avait déjà enflammé la ville depuis des jours.
Nous sommes  parmi les derniers à arriver. Khal me raconte cette
lecture, samedi,  dans un bidonville, près d'un tas d'immondices. La
foule immense,  enthousiaste, du jamais vu. 
 
Lundi, dès onze heures, j'ai une lecture, dans la municipalité de
Bello,  banlieue pauvre de Medellin. Les enfants sont là, des femmes,
des  hommes, dans la rue. Il y a ceux qui restent chez eux, à leurs
fenêtres,  pour entendre la parole de vie. Et ceux qui s'asseyent à
même le sol. Et  ceux qui demandent un autographe. Ceux qui vibrent et
retrouvent le  bonheur. Ici la poésie est un baume qui calme le stress,
réveille l'âme  endormie, donne de l'énergie. La
poésie distribue à petites doses le  courage de vivre comme une
panacée universelle. On n'y pense pas  souvent, le chemin de la
poésie est le remède le plus sûr contre le mal  de vivre.
Le Festival de Medellin y croit et nous en donne la preuve  vivante. 
 
A quinze heures, une autre lecture pour soutenir des employés des
télécommunications en grève. De très grands
poètes venus des cinq  continents prennent la parole. Editeurs, vous qui
pensez que la poésie  ne nourrit ni un auteur ni un éditeur,
avez-vous imaginé un seul instant  qu'elle est un trésor
inestimable ? Maintenant je sais, parce que je  viens d'en faire
l'expérience, que la poésie est le lien fondamental qui  lie une
culture à une autre. Comment pourrais-je encore en douter ? Dans  ce
pays qui se présente au monde sous les traits de la violence, dans
cette ville qui fait peur parce qu'elle semble être le centre de tous
les réseaux qui mènent aux narcotiques, la poésie est, par
excellence,  une parole de paix et de cohésion sociale. Ici, on y croit
à la poésie,  on s'y accroche parce qu'elle est chant de vie. Si
tu as encore des  doutes au sujet de l'efficacité de la poésie,
fais donc escale à  Medellin, pendant le Festival. Ici, la foule afflue
par milliers dans  les universités, les centres culturels, les quartiers
populaires, les  quartiers riches, les places publiques, les hôpitaux.
Ici la poésie est  écoutée, vue et vécue. Toute
forme de poésie. Poésie déclamée.
Poésie-performance. Poésie-chant. Poésie-comptine.
Poésie-dessinée.  Poésie-mangée. Oui, car on peut
croquer la poésie à pleines dents. On  peut manger la
poésie comme un "menu". Et le public tend la main et le  poète
avance, avance toujours vers le public jusqu'à ce que l'un et  l'autre
se rencontrent. 
 
Mardi midi, Pablo me dit, à table : 
 
- Il faut que tu ailles à Quibdo !   
 
Et moi, surprise, je lui réponds : 
 
- Quel est ce bled ? Et comment on y va ? 
 
Ici, je ne l'ai pas oublié, la montagne et la forêt se parlent
à mots  couverts afin que l'homme cherche le chemin le plus court d'un
point à un autre. 
 
- On y va en avion !   
 
Oui, je n'y pense pas. Vivant en Afrique, je ne pense pas que les  humains se
déplacent à vol d'oiseau afin de narguer la nature, afin de
résister à son emprise inéluctable. Pablo rit. Il voit ma
mine qui en  dit long sur ces petits avions qui, pour peu que le temps soit
capricieux, perdent leur équilibre et crash ! Flammes !   
 
-On va te programmer avec Waberi, jeudi. De toute façon, je serai avec
vous. On peut bien mourir ensemble non ? 
 
Je ne pense plus à ce voyage du côté du Pacifique, dans la
jungle. Rosa,  ma traductrice, me sert de guide dans la ville. Nous faisons le
tour des  rues marchandes. Je suis frappée par le nombre impressionnant
de  pharmaciens traditionnels. On me commente les mille vertus de la "penca
sabila", plante qui fait des miracles. Ici les plantes ont encore les  pleins
pouvoirs de redonner la santé, de secourir la vie et on y croit.  Je
prends aussi le temps de découvrir avec Khal et deux autres
poètes  les merveilles du Musée Botero à deux pas de
l'hôtel. Quelques toiles et  sculptures célèbres de
l'artiste y sont exposées. 
 
Tous les jours, une lecture m'attend. Je m'habitue rapidement à la
musique de cette langue qui ne m'est pas familière. Et un soir, le
lendemain de mon arrivée, je rencontre des yeux d'enfant, portant des
lunettes de soleil en pleine nuit. Dans un amphithéâtre plein
à craquer  de l'ancienne Université d'Antioquia, au balcon. Nous
venons d'écouter  une prestation de los Mamos de la Sierra Nevada. Un
enfant métis me  regarde, me fait des grimaces. J'ai le temps de finir
ma lecture. A la  fin de la soirée, il vient vers moi, il a perdu la
parole. Il dit à Rosa  : 
 
- Dis-lui que je veux l'accompagner !  Juan Esteban n'a ni père ni
mère et il suit les traces de la poésie. 
 
Il a aidé à coller les affiches du Festival. Il connaît le
programme  par coeur.   
 
Un enfant de la rue que je reverrai tous les jours sauf jeudi où j'ai
dû  prendre l'avion pour Quibdo. 
 
Ce jeudi-là, très inspirés par l'idée de ce voyage
par-dessus la forêt  vierge et les montagnes de l'Ouest, nous avons
raté le premier vol. 
 
- Mais ça fait rien, dit Pablo, hilare. On prendra le suivant. Nous
sommes en Colombie, non ? 
 
La ville tropicale vit au rythme de la pluie et du soleil. Je ne sais  plus
dans quel monde je suis tombée. Je suis en Afrique. Je suis à
Abidjan au mois de juin. Ce soir-là, il tombe des cordes d'eau. 
 
- Ce département compte 95% de noirs. Ici, le maire est noir, le
gouverneur aussi. 
 
Je suis vraiment en Afrique, au bord du rio Atrato. Il y a des pirogues
remplies de bananes. Un marché aux fruits, du poisson, des plantes, des
étals, des odeurs que je reconnais. Il y a des ouvriers du bois. Et
l'église qui présente ses toiles peintes par un prêtre
mulâtre. Ces  toiles en disent long sur l'esclavage ancien et la
misère qui perdurent  dans cette région. Chaleur de l'accueil.
Hospitalité. Juan Velasco qui  nous reçoit et son fils Carlos,
sociologue, nous font visiter la ville.  Ici, on a soif et faim d'Afrique. Mais
l'Afrique est à portée de main.  Pas de retour aux sources,
même si l'on parle de négritude. A la radio,  nous rencontrons un
militant des droits des noirs. Il faut lutter pour  avoir des droits comme tous
ceux de ce pays, sans distinction de couleur  de peau. Il faut pouvoir
être soi-même malgré la double "colonisation"  et de l'Etat
central et de ceux d'Antioquia, qui, à Quibdo, s'installent  comme
commerçants.   
 
Ici, les sources sont conservées. Quand Sergio Mosquera, historien,
prend la parole autour d'un pot, je vois que ce que nous avons perdu  depuis
des siècles est vivant près de l'Océan Pacifique, chez
ceux qui,  par la force de l'histoire, ont traversé l'Atlantique, ont
été faits  esclaves et sont redescendus le long de la côte
ouest. Et puis des noms  se retrouvent de part et d'autre. Ici, la
mémoire est un véritable  musée. Des noms me sont
familiers : Bété, Maou de Côte d'Ivoire, Bobo du Burkina
Faso et bien d'autres noms de populations vivant en Afrique occidentale
ou centrale. 
 
A l'aéroport de Quibdo, capitale du département de Choco, au
moment du  départ, j'ai voulu acheter un CD de musique locale. Une jeune
femme m'a  dit:   
 
- Depuis le temps que tu parlais avec mon amie, j'ai pensé que tu
étais  d'ici. Regarde-toi, tu fais partie du décor quotidien de
Choco! Le  monsieur à côté de toi me dit que tu vis en
Afrique, tu vas m'emmener  avec toi, n'est-ce pas, dans ta valise, pour que je
voie l'Afrique au  moins une fois dans ma vie ? 
 
Cette femme m'a fait penser à Martha Quiñonès, jeune
poétesse noire,  vivant à Medellin, que j'ai rencontrée
dès mon arrivée. Un jour, nous  sommes allés chez elle
à la Castilla. La voie monte et serpente entre  des maisons aux murs de
briques couleur latérite. Puis il faut être  suffisamment
accrobate comme Martha, pour arriver jusqu'au troisième  étage
sans escalier, par un trou pratiqué dans un coin de chaque
pallier. Ici, la "Negra" - comme l'appelle ceux, nombreux dans son  entourage,
qui n'ont pas la même couleur de peau qu'elle - vit son  identité,
elle ne la cherche pas. Elle l'a, elle sait où elle se  trouve. Elle ne
compte plus ses siècles de solitude, qu'elle écrit tous  les
jours, perchée sur un flanc de montagne. La poésie lui permet de
briser tous les cercles de solitude y compris celui des nouveaux
théoriciens, qui, autour d'elle, pratiquent l'exclusion par la
"négritude".   
Tanella BONI 
 
Paris, le 23 juin 1998