Mots pluriels
    no 8. Octobre 1998.
    https://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP898tb2.html
    © Tanella Boni


    Festival International de poésie de Medellin, Colombie

    Parole de vie, parole de paix, poésie:
    De l'Afrique à l'Amérique du Sud

    CARNET DE ROUTE
    de Tanella BONI

    Le Festival International de la ville de Medellin en Colombie est organisé depuis huit ans par la Revue Prometeo, soutenue par la fondation pour la promotion de l'art et de la poésie du même nom, sous les auspices de la ville de Medellin (province d'Antioquia) et du Ministère de la Culture. Cette huitième édition (12 au 20 juin 1998) a enregistré la participation de près d'une centaine de poètes venus de tous les continents. Un public très nombreux (impressionnant) a pris part, tous les soirs, à la parole de vie. Pour la présente édition, d'autres provinces de la Colombie ont pu bénéficier aussi de la présence des poètes.

    J'aurais voulu te parler d'Angela et de Fernando. Mais le Festival qu'ils organisent parle de lui-même parce qu'il est dédié à la parole. Parole de vie, parole de paix. Lieu de rencontre. Ils croient que la poésie transforme les moeurs et combat la violence et l'exclusion. Cette ville a aussi mauvaise presse pour ce que l'on sait. Mais à Medellin, la poésie brise pour un temps les carcans de solitude qui enserrent les coeurs. Elle rassemble des milliers de personnes autour de la même source vive. Des poètes du monde entier se dirigent alors vers les montagnes pour donner la parole d'espoir et se ressourcer. J'y suis allée, j'ai vu, j'ai entendu

    Et, à l'ouest du pays, côté Pacifique, une surprise m'y attendait. Un département peuplé à 95% de noirs. J'ai la tête encore pleine d'images, de senteurs et de couleurs des tropiques. Au premier contact, ma peau a reconnu l'atmosphère de ce pays. Aujourd'hui, je me demande si je n'ai pas parcouru, à pied, un pays voisin du mien. Quelqu'un m'a dit : "si tu montres ces photos que tu as prises ici, on te dira que tu as été en Sierra Leone!" Le soleil, l'air, la luminosité, la forêt dense, cette moiteur si caractéristique des zones tropicales humides n'avaient rien à me dire de nouveau. Et pourtant

    Oui. J'ai suivi les traces de la poésie en Colombie, brûlée par mille feux. Absorbée par mille devoirs. Angoissée à l'idée d'aller vraiment au bout du monde.

    Paris-Bogota, onze heures de vol. J'ai croisé l'Amérique latine dans l'avion. Entre voisins, on s'est parlé, on a échangé des adresses, on s'est fait des confidences. Un body-guard de profession m'a donné sa carte de visite - liés par le même destin, arriver à bon port ou crever ensemble. Quel temps nous réserve la chaîne montagneuse et les nuages épais qui l'entourent ? L'avion descend en chute libre comme une pierre attirée par un aimant.

    A l'aéroport de Santa Fe de Bogota, un poète d'Afrique du Sud qui n'était pas dans le même avion que nous semblait encore installé dans les nuages par dessus la Cordillère des Andes. Comme il sied à un grand poète dans ses beaux jours! Il s'inquiétait de ne pas pouvoir trouver un vol dans l'immédiat pour Medellin. Mais il n'y pouvait rien. Il a fini par attendre le même vol que nous. Trente minutes plus tard nous étions arrivés à destination. Pablo Montoya nous attendait. Il pensait devoir ramener trois passagers: un poète diplomate, un autre poète directeur d'une Académie des Arts en Inde et moi. Mais nous étions quatre. Le grand poète nous avait rejoint, tout heureux, il était redescendu des nuages. Maintenant, il nous voyait. Le pauvre Pablo qui avait prévu un taxi fourgonnette de cinq places a dû rejoindre les bagages dans le coffre. De là, il participait à la conversation. Il pouvait à peine respirer, j'imagine.

    Le grand poète, assis près du chauffeur, avait le sourire. Il avait retrouvé sa verve de poète.

    - A Bogota, je vous ai pris pour des nigérians. "Nigerians are very formal". Je n'ai pa voulu vous adresser la parole. D'ailleurs, je m'apprêtais à dormir dans la brousse. J'ai vraiment pensé qu'il n'y aurait personne pour l'accueil - je ne vous raconte pas quel chemin j'ai dû emprunter pour arriver jusqu'ici !

    Entre l'aéroport (situé près de la ville de Rionegro) et Medellin, il y a cinquante cinq kilomètres à parcourir. Ici la montagne est reine, habitée par les arbres et les humains. La forêt vierge a encore droit de cité. Pour combien de temps ? La route serpente à travers la nature qui, entre deux conversations, commence à nous dire ses premiers mots. Nous sommes à deux mille mètres d'altitude. La ville est à mille cent mètres. Pablo, du fond du coffre à bagages, prend le temps de nous parler. La montagne est illuminée par petites touches, à dix heures du soir. J'aurais voulu être un peintre impressionniste pour capter du bout des doigts cet instant magique. Mais ma peau a tout vu, tout entendu. Je ne sais quand elle me racontera la traversée d'une partie de la Cordillère des Andes. Medellin, ville-vallée, ville-lumière, ville-merveille au creux de la nuit. Et je le saurai dès le lendemain, ville très riche où les pauvres se réfugient sur les flancs des montagnes, où les riches occupent le centre du monde. Mais ici, les enfants, les femmes et les hommes habitent partout, dans la forêt, dans la montagne, dans la vallée, au centre de la ville.

    Le Festival avait déjà enflammé la ville depuis des jours. Nous sommes parmi les derniers à arriver. Khal me raconte cette lecture, samedi, dans un bidonville, près d'un tas d'immondices. La foule immense, enthousiaste, du jamais vu.

    Lundi, dès onze heures, j'ai une lecture, dans la municipalité de Bello, banlieue pauvre de Medellin. Les enfants sont là, des femmes, des hommes, dans la rue. Il y a ceux qui restent chez eux, à leurs fenêtres, pour entendre la parole de vie. Et ceux qui s'asseyent à même le sol. Et ceux qui demandent un autographe. Ceux qui vibrent et retrouvent le bonheur. Ici la poésie est un baume qui calme le stress, réveille l'âme endormie, donne de l'énergie. La poésie distribue à petites doses le courage de vivre comme une panacée universelle. On n'y pense pas souvent, le chemin de la poésie est le remède le plus sûr contre le mal de vivre. Le Festival de Medellin y croit et nous en donne la preuve vivante.

    A quinze heures, une autre lecture pour soutenir des employés des télécommunications en grève. De très grands poètes venus des cinq continents prennent la parole. Editeurs, vous qui pensez que la poésie ne nourrit ni un auteur ni un éditeur, avez-vous imaginé un seul instant qu'elle est un trésor inestimable ? Maintenant je sais, parce que je viens d'en faire l'expérience, que la poésie est le lien fondamental qui lie une culture à une autre. Comment pourrais-je encore en douter ? Dans ce pays qui se présente au monde sous les traits de la violence, dans cette ville qui fait peur parce qu'elle semble être le centre de tous les réseaux qui mènent aux narcotiques, la poésie est, par excellence, une parole de paix et de cohésion sociale. Ici, on y croit à la poésie, on s'y accroche parce qu'elle est chant de vie. Si tu as encore des doutes au sujet de l'efficacité de la poésie, fais donc escale à Medellin, pendant le Festival. Ici, la foule afflue par milliers dans les universités, les centres culturels, les quartiers populaires, les quartiers riches, les places publiques, les hôpitaux. Ici la poésie est écoutée, vue et vécue. Toute forme de poésie. Poésie déclamée. Poésie-performance. Poésie-chant. Poésie-comptine. Poésie-dessinée. Poésie-mangée. Oui, car on peut croquer la poésie à pleines dents. On peut manger la poésie comme un "menu". Et le public tend la main et le poète avance, avance toujours vers le public jusqu'à ce que l'un et l'autre se rencontrent.

    Mardi midi, Pablo me dit, à table :

    - Il faut que tu ailles à Quibdo !

    Et moi, surprise, je lui réponds :

    - Quel est ce bled ? Et comment on y va ?

    Ici, je ne l'ai pas oublié, la montagne et la forêt se parlent à mots couverts afin que l'homme cherche le chemin le plus court d'un point à un autre.

    - On y va en avion !

    Oui, je n'y pense pas. Vivant en Afrique, je ne pense pas que les humains se déplacent à vol d'oiseau afin de narguer la nature, afin de résister à son emprise inéluctable. Pablo rit. Il voit ma mine qui en dit long sur ces petits avions qui, pour peu que le temps soit capricieux, perdent leur équilibre et crash ! Flammes !

    -On va te programmer avec Waberi, jeudi. De toute façon, je serai avec vous. On peut bien mourir ensemble non ?

    Je ne pense plus à ce voyage du côté du Pacifique, dans la jungle. Rosa, ma traductrice, me sert de guide dans la ville. Nous faisons le tour des rues marchandes. Je suis frappée par le nombre impressionnant de pharmaciens traditionnels. On me commente les mille vertus de la "penca sabila", plante qui fait des miracles. Ici les plantes ont encore les pleins pouvoirs de redonner la santé, de secourir la vie et on y croit. Je prends aussi le temps de découvrir avec Khal et deux autres poètes les merveilles du Musée Botero à deux pas de l'hôtel. Quelques toiles et sculptures célèbres de l'artiste y sont exposées.

    Tous les jours, une lecture m'attend. Je m'habitue rapidement à la musique de cette langue qui ne m'est pas familière. Et un soir, le lendemain de mon arrivée, je rencontre des yeux d'enfant, portant des lunettes de soleil en pleine nuit. Dans un amphithéâtre plein à craquer de l'ancienne Université d'Antioquia, au balcon. Nous venons d'écouter une prestation de los Mamos de la Sierra Nevada. Un enfant métis me regarde, me fait des grimaces. J'ai le temps de finir ma lecture. A la fin de la soirée, il vient vers moi, il a perdu la parole. Il dit à Rosa :

    - Dis-lui que je veux l'accompagner ! Juan Esteban n'a ni père ni mère et il suit les traces de la poésie.

    Il a aidé à coller les affiches du Festival. Il connaît le programme par coeur.

    Un enfant de la rue que je reverrai tous les jours sauf jeudi où j'ai dû prendre l'avion pour Quibdo.

    Ce jeudi-là, très inspirés par l'idée de ce voyage par-dessus la forêt vierge et les montagnes de l'Ouest, nous avons raté le premier vol.

    - Mais ça fait rien, dit Pablo, hilare. On prendra le suivant. Nous sommes en Colombie, non ?

    La ville tropicale vit au rythme de la pluie et du soleil. Je ne sais plus dans quel monde je suis tombée. Je suis en Afrique. Je suis à Abidjan au mois de juin. Ce soir-là, il tombe des cordes d'eau.

    - Ce département compte 95% de noirs. Ici, le maire est noir, le gouverneur aussi.

    Je suis vraiment en Afrique, au bord du rio Atrato. Il y a des pirogues remplies de bananes. Un marché aux fruits, du poisson, des plantes, des étals, des odeurs que je reconnais. Il y a des ouvriers du bois. Et l'église qui présente ses toiles peintes par un prêtre mulâtre. Ces toiles en disent long sur l'esclavage ancien et la misère qui perdurent dans cette région. Chaleur de l'accueil. Hospitalité. Juan Velasco qui nous reçoit et son fils Carlos, sociologue, nous font visiter la ville. Ici, on a soif et faim d'Afrique. Mais l'Afrique est à portée de main. Pas de retour aux sources, même si l'on parle de négritude. A la radio, nous rencontrons un militant des droits des noirs. Il faut lutter pour avoir des droits comme tous ceux de ce pays, sans distinction de couleur de peau. Il faut pouvoir être soi-même malgré la double "colonisation" et de l'Etat central et de ceux d'Antioquia, qui, à Quibdo, s'installent comme commerçants.

    Ici, les sources sont conservées. Quand Sergio Mosquera, historien, prend la parole autour d'un pot, je vois que ce que nous avons perdu depuis des siècles est vivant près de l'Océan Pacifique, chez ceux qui, par la force de l'histoire, ont traversé l'Atlantique, ont été faits esclaves et sont redescendus le long de la côte ouest. Et puis des noms se retrouvent de part et d'autre. Ici, la mémoire est un véritable musée. Des noms me sont familiers : Bété, Maou de Côte d'Ivoire, Bobo du Burkina Faso et bien d'autres noms de populations vivant en Afrique occidentale ou centrale.

    A l'aéroport de Quibdo, capitale du département de Choco, au moment du départ, j'ai voulu acheter un CD de musique locale. Une jeune femme m'a dit:

    - Depuis le temps que tu parlais avec mon amie, j'ai pensé que tu étais d'ici. Regarde-toi, tu fais partie du décor quotidien de Choco! Le monsieur à côté de toi me dit que tu vis en Afrique, tu vas m'emmener avec toi, n'est-ce pas, dans ta valise, pour que je voie l'Afrique au moins une fois dans ma vie ?

    Cette femme m'a fait penser à Martha Quiñonès, jeune poétesse noire, vivant à Medellin, que j'ai rencontrée dès mon arrivée. Un jour, nous sommes allés chez elle à la Castilla. La voie monte et serpente entre des maisons aux murs de briques couleur latérite. Puis il faut être suffisamment accrobate comme Martha, pour arriver jusqu'au troisième étage sans escalier, par un trou pratiqué dans un coin de chaque pallier. Ici, la "Negra" - comme l'appelle ceux, nombreux dans son entourage, qui n'ont pas la même couleur de peau qu'elle - vit son identité, elle ne la cherche pas. Elle l'a, elle sait où elle se trouve. Elle ne compte plus ses siècles de solitude, qu'elle écrit tous les jours, perchée sur un flanc de montagne. La poésie lui permet de briser tous les cercles de solitude y compris celui des nouveaux théoriciens, qui, autour d'elle, pratiquent l'exclusion par la "négritude".

    Tanella BONI
    Paris, le 23 juin 1998


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