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Il avait fait alors une grande démonstration de sa découverte
à un Congrès International d'Astronomie. Mais personne ne l'avait
cru à cause de son costume.
Saint-Exupéry Le Petit
Prince
C'est en 1482 que "la mode" à fait son apparition dans la langue
française dans le sens que nous lui donnons aujourd'hui et un survol
de cinq siècles d'écriture littéraire montre
que depuis lors, elle fait partie du vocabulaire de tout un chacun. Le concept
de "mode" est paradoxal à tout point de vue. Il évoque à
la fois la frivolité et le sérieux, la permanence et la
transgression, la soumission de l'individu et son affranchissement, la tyrannie
et la liberté... La mode, c'est à la fois l'expression d'un code
social stable, consensuel et prévisible permettant de s'intégrer
au milieu social auquel on appartient et le moyen d'affirmer son
indépendance vis-à-vis de ses exigences. De plus, la mode est
soumise à "une durée historique" qui peut s'étendre sur
des siècles et à une autre durée "beaucoup plus courte, celle des
dernières variations saisonnières"[1].
Dans son article intitulé "Fashioning Gargantua: Rabelais and the history of costume", Lance K. Donaldson-Evans analyse le célèbre ouvrage de Rabelais et montre que l'apparition des phénomènes de mode à l'époque de la Renaissance sont liés à un certain nombre d'évolutions socioculturelles qui n'ont pas épargné l'habillement. Alors que le vêtement des époques précédentes était surtout lié aux exigences climatiques et exprimait une appartenance à une élite, à une corporation ou à un milieu social, l'habit de la Renaissance, dit Donaldson-Evans, évolue vers une mode qui met à l'honneur l'individu et son corps pour en souligner les formes et l'érotisme. Cette préoccupation ne nous a plus quittés depuis, bien qu'elle se soit éloignée chaque jour un peu plus d'une joyeuse célébration rabelaisienne pour s'orienter vers une recherche chimérique de l'image du corps parfait, faisant du même coup du vêtement un artifice cachant les imperfections de la nature humaine.
Comme le suggère Roland Barthes - dont nous republions dans ce numéro un entretien paru dans Le Monde en 1967 à la suite de la sortie de son analyse sémiologique Système de la mode - la mode représente un système de signes qui allie "l'intelligible sans lequel les hommes ne pourraient vivre et l'imprévisibilité attachée au mythe de la vie"[2]. Elle s'inscrit parfaitement dans la poursuite permanente de la nouveauté, "une valeur qui s'achète"[3] et qui symbolise le prestige, la sophistication et le pouvoir depuis la naissance du capitalisme.
L'étude de Damian Catani intitulée "Consumerism and the discourse of fashion in Mallarmé's La dernière mode", part de ces prémisses et montre comment le journal de mode publié à la fin du dix-neuvième siècle par Mallarmé entend convaincre ses lectrices que l'idée de nouveauté n'est ni une valeur en soi, ni "un passeport" pour l'amélioration socio-économique de l'individu, mais une illusion. La dernière mode, suggère Catani, détourne le lectorat de Mallarmé d'une vision de la mode tout à la fois fragmentée, élitiste, commerciale et superficielle pour lui proposer une approche plus symbolique basée sur l'esthétique, la pureté, l'harmonie et la prééminence de l'art.
Phillip Winn se penche lui aussi sur l'époque "fin de siècle" et son article "Taxonomic trends, literary fashions and lace handkerchiefs: the decadent aesthete as homosexual in vogue" analyse la place de la mode dans l'émergence d'une nouvelle perception de l'homosexualité masculine à l'époque de la décadence. Victime et vainqueur des taxonomies visant à enfermer son identité dans l'espace d'une image rapidement dépassée où se superposent les découvertes scientifiques du dix-neuvième siècle, la médecine, le droit et la littérature, "l'esthète décadent" témoigne surtout du caractère éphémère des modes et des représentations populaires.
Alors que l'article de Winn met en scène un individu cherchant à maîtriser une image stéréotypée de lui-même que la société de son époque lui impose, Mark Hinchman envisage la question d'un point de vue inverse et explore la fonction sociale et cognitive des stéréotypes. Prenant appui sur le texte et les illustrations d'Esquisses sénégalaises, un livre publié en 1853 par le prêtre sénégalais David Boilat, Hinchman propose dans son article "When stereotypes go left: An African priest in 19th-century Senegal" une approche nuancée de la notion de stéréotypes qui, selon lui, n'est pas nécessairement négative. Il convient, dit-il, d'en situer le contexte, l'origine et le rôle pour en définir la validité. Loin de proposer une image négative de ses contemporains, dit Hinchman, les images stéréotypées de "types" raciaux proposés par Boilat offrent une alternative aux portraits proposés par les européens de passage en Afrique au dix-neuvième siècle.
L'article qui suit nous ramène à la littérature du vingtième siècle. Dans son survol de 70 textes africains qu'il a intitulé "Pagnes, boubous et souliers noirs: Qui habille le personnage romanesque?", Jean-Marie Volet dresse l'inventaire des vêtements rencontrés par le lecteur en début de lecture et analyse le rôle de l'habillement dans l'économie d'un roman de Mariama Bâ.
L'étude de Rangina Béatrice Gallimore intitulée "Le vêtement occidental et son impact psychologique et socioculturel chez le personnage négro-africain de l'époque coloniale" examine la problématique des signes vestimentaires - et leur caractère illusoire - dans quelques textes clés de la littérature négro-africaine francophone. Loin de tenir ses promesses, dit Gallimore, le passage du vêtement traditionnel africain (dont on trouvera par ailleurs un reflet dans l'extrait du livre d'Adja Niang Siga) au vêtement occidental a coupé le personnage négro-africain de ses racines et l'a affecté négativement sur le plan psychologique et socioculturel.
Alexie Tcheuyap en arrive aux mêmes conclusions dans son étude intitulée "Le moine habillé. Réflexes vestimentaires et mythologiques identitaires en Afrique". Après avoir souligné le rôle des uniformes de tous genres, Tcheuyap passe en revue les influences qui ont dominé la mode camerounaise après les indépendances. Il évoque les mythes entourant la qualité métropolitaine et la dévaluation des tenues traditionnelles. Et de conclure: "Les modes varient, et l'Afrique d'aujourd'hui s'ouvre à de nouvelles influences mais rien ne peut vraiment changer tant que le vêtement continuera à cacher la misère, la fraude et l'artifice". Toutefois, suggère Tcheuyap, les nouvelles maisons de mode africaines qui, depuis quelques années, revalorisent une mode typiquement africaine, sont comme une lueur d'espoir à l'horizon. A cet égard, on lira avec intérêt le témoignage de Mariama Ndoye, écrivaine[4] et femme d'affaires d'origine du Sénégal dirigeant la boutique de mode "Sipane" à Abidjan, et la présentation de Koffi Olomidé proposée par David Ndachi Tagne, un texte qui souligne l'esprit d'indépendance et le caractère fantasque de l'idole de la musique congolaise mais aussi son attachement aux couleurs de tout un continent qu'il entend défendre dignement.
Tanella Boni aborde elle aussi le thème de l'habillement quoi que de manière plus marginale. Son texte intitulé "La femme, le corps et l'esprit: contribution à une analyse de la vie quotidienne des femmes en Afrique" dresse le portrait de la femme africaine contemporaine dont la vie quotidienne est régie par un ensemble de préjugés, de mythes et rapports sociaux de type familial qu'elle essaie de maîtriser. "La part des femmes, dit Boni, renvoie non seulement à la place qui leur est réservée et dans le monde réel et dans les représentations du monde, mais aussi à l'idée que l'on se fait du fonctionnement du corps de la femme qui, à tout point de vue, est différent du corps de l'homme. La vie quotidienne des femmes, en Afrique, reste tributaire, quel que soit le rang social ou le milieu de vie, de considérations prenant en compte "ce destin" naturel, conforté par l'idéologie dominante". "Cela constitue un frein à l'esprit d'initiative, un obstacle à la créativité et à la prise de décisions conséquentes. Prendre la parole et agir, aujourd'hui, en Afrique, dit Boni, c'est avoir une claire conscience de ce chemin périlleux".
C'est ce que souligne aussi Agnes Hafez-Ergaut dans son analyse de deux romans de Tahar Ben Jelloun, intitulée "Jeux de masques". Tout comme l'Africaine de Lagos ou d'Abidjan, il n'est pas possible à l'héroïne maghrébine de L'Enfant de sable et de La Nuit sacrée d'échapper aux préjugés sociaux et aux fantasmes du père qui, pour sauver son honneur, décide de l'habiller en homme car il n'a que des filles. "Narratrice subversive dans sa démarche même puisqu'elle revendique la liberté de s'exprimer, d'agir et de disposer d'elle-même", dit Hafez-Ergaut, Ahmed redevenu Zahra ne peut toutefois exprimer librement sa vérité.
Dans l'article de Daniel Tchapda Piameu, le mot "mode" prend le sens de manière et dans son texte intitulé "De l'engagement politique ou philosopher en Afrique en changeant de mode" l'auteur suggère qu'il est temps de repenser la philosophie d'une manière qui permette de répondre adéquatement - c'est-à-dire avec sagesse - aux exigences historiques de l'Afrique de notre temps. Au-delà des modes, suggère Tchapda Piameu, "la crise multiforme" qui ravage l'Afrique plonge ses racines au-delà du continent et il convient de ne pas confondre les effets et les causes.
Il nous reste à signaler, pour conclure, deux entretiens, celui de Peter Brown avec l'écrivain calédonien Nicolas Kurtovitch et celui de Sony Labou Tansi avec Pierrette Herberger-Fofana. A première vue, les préoccupations littéraires évoquées au cours de ses rencontres semblent assez éloignées du thème proposé dans ce numéro de Mots Pluriels, mais ce n'est qu'une apparence car la littérature, comme le vêtement, est sujette à des modes où, comme on pourra le voir chez ces deux auteurs, s'affrontent des considérations esthétiques, politiques, commerciales, idéologiques et autres.
La question de savoir s' "il faut suivre la règle et boire de l'eau quand les fontaines sont à la mode"[5], comme l'écrit Marivaux, ou s'il convient au contraire de "continuer à boire belle piscantine et beau cormé" comme nous y invite Pantagruel[6] reste ouverte. Peut-être trouvera-t-on l'amorce d'une réponse dans les articles qui nous sont proposés aujourd'hui dans ce dixième numéro de Mots Pluriels. Bonne lecture.
jmv et pw
He had then made a great presentation of his discovery at an International
Astronomy Symposium. But no one had believed him because of his costume.
Saint-Exupéry Le Petit
Prince
As a concept fashion is quite paradoxical for it evokes frivolity and seriousness, permanence and transition, belonging and independence, tyranny and freedom. Fashion is simultaneously the expression of an agreed and predetermined social code which permits entry to one's social milieu, and a means to affirm one's independence in relation to the demands of the group. Furthermore fashion is subject to both an historical continuum, which may stretch across centuries, and a "use by date" which may not even survive the season. It can be plain or sophisticated, simple, or a complex system of signs as argued by Roland Barthes in an interview printed in Le Monde following the publication of his semiological analysis of fashion titled Système de la mode (1967).
In his article "Fashioning Gargantua: Rabelais and the history of costume", Lance K. Donaldson-Evans shows that the emergence of certain fashion trends during the Renaissance was directly linked to a number of socio-cultural changes taking place at the time. Whereas in previous ages clothing was largely dictated by climatic factors, social status, or affiliation to a certain association or class, it was, according to Donaldson-Evans, during the Renaissance that dress codes moved towards personal enhancement, through an accentuation of certain body parts, and their erotic potential. This preoccupation is still with us today, although the quest for the perfect body has taken fashion to chemical and surgical extremes far removed from, but no less devoid of, the bawdy exaggeration of Rabelais' overblown codpieces.
Since the Industrial Revolution, fashion has been "a consumable commodity"[7] symbolising prestige, sophistication and power. It is inscribed in the perpetual search for novelty. It "links the intelligible, without which man cannot live, and the unpredictable of life's mythology"[8]. The article "Consumerism and the discourse of fashion in Mallarmé's La dernière mode" by Damian Catani analyses the fashion magazine published by Mallarmé at the end of the nineteenth century. According to Catini, Mallarmé sought to convince his mainly feminine readership that the idea of novelty in fashion is neither a value in or of itself, nor a passport to personal social advancement, but rather it is just an illusion. Thus he agues that in La dernière mode Mallarmé orients his readers away from a fragmented, elitist, commercial and superficial view of fashion and directs them towards a symbolic appreciation based on aesthetics, harmony and the prominence of art.
Phillip Winn also focusses on the "fin de siècle" in his "Taxonomic trends, literary fashions and lace handkerchiefs: the decadent aesthete as homosexual in vogue" in which he analyses the role of fashion in the development of the first modern categorisation of the male homosexual. Simultaneously victim and vanquisher of the taxonomies that seek to circumscribe his identity within rapidly outmoded scientific, legal, and literary categories, the decadent aesthete personifies the ephemeral nature of fashions in popular belief systems.
Whereas Winn's article brings to the fore the individual struggling to master the stereotyped self-image imposed by his contemporaries, Mark Hinchman explores another aspect of the same question by examining the social and cognitive functions of the stereotype in his article "When stereotypes go left: An African priest in 19th-century Senegal". Basing his argument on the text and illustrations in the Esquisses sénégalaises, published in 1853 by David Boilat, a Senegalese priest, Hinchman offers a subtle perspective of the role of the stereotype, one which is not always negative. As he argues, the validity of a stereotype is dependent on its cultural context, its origins and its purpose. Far from giving a negative image of his contemporaries, Boilat's racial stereotypes provide an invaluable counterpoint to the descriptions made by the nineteenth century European travellers through Africa.
The subsequent articles in this issue of Mots Pluriels turn the focus from nineteenth to twentieth century Africa. In his analysis, "Pagnes, boubous et souliers noirs: Qui habille le personnage romanesque?", Jean-Marie Volet catalogues the wardrobes of no less than 70 African works of contemporary fiction, and provides a detailed analysis of the role of dress in Mariama Bâ's novel Une si longue lettre.
Rangina Béatrice Gallimore's study "Le vêtement occidental et son impact psychologique et socioculturel chez le personnage négro-africain de l'époque coloniale" examines the illusory nature of dress codes within the context of several key works of black African literature. According to Gallimore the transition from traditional African clothing to Western dress (see for example the extract from Fatou Niang Siga's book) has not brought about the desired outcomes, often leaving the black African alienated from his cultural roots, and isolated psychologically and socially.
Alexie Tcheuyap reaches similar conclusions in "Le moine habillé. Réflexes vestimentaires et mythologiques identitaires en Afrique". After an appraisal of the role played by various uniforms, Tcheuyap reviews the major influences on fashion in Cameroon after Independence. He discusses the apposite urban myths and the steady decline of traditional forms of dress, finally concluding that: "fashions come and go and today Africa is open to new influences but nothing can really change as long as clothing continues to conceal poverty, fraud and artifice". However, as Tcheuyap suggests, the new African fashion designers who aim to create a specifically African look offer some hope for the future. On this point Mariama Ndoye's account is highly pertinent - hailing from Senegal, her experiences as a writer[9] and as the director of the fashion boutique "Sipane" in Abidjan provide an invaluable insight into her milieu. Within the context of the Congo, David Ndachi Tagne's discussion of Koffi Olomidé highlights the fiercely independent and individualistic character of this musical hero who seeks so avidly to defend the dignity of the colours of the African continent.
In "La femme, le corps et l'esprit: contribution à une analyse de la vie quotidienne des femmes en Afrique", Tanella Boni also touches on the subject of clothing. She looks at the plight of the contemporary African woman whose daily life is governed by a series of prejudices, falsehoods and familial obligations which she must continually overcome. Her point is that the lot of the African woman is defined not only by her place in society but also by the myths surrounding her biological difference from man; she is thus relegated to the role of her "natural desiny" by the dominant ideology. Any attempt to counter this status quo must be taken in full knowledge of the attendant pitfalls and problems.
Agnes Hafez-Ergaut also raises the same issue in her "Jeux de masques" a detailed analysis of two of Tahar Ben Jelloun's novels. Just as other African women are unable to escape oppressive social constraints and prejudices, so too the hero/heroine of L'Enfant de sable and La Nuit sacrée is forced to adopt masculine dress so as to spare her father the social disgrace of having only daughters. As Hafez-Ergaut demonstrates, Ahmed/Zahra is a consummately subversive narrator who continually defends her right to self-expression and personal freedom from behind the mask that hides her true identity.
For Daniel Tchapda Piameu, the word "fashion" relates to the creation of thought systems and processes necessary to devise a philosophy that will adequately respond to the needs of contemporary Africa. The many-faceted crisis in ideology currently ravaging Africa is the focus of his article "De l'engagement politique ou philosopher en Afrique en changeant de mode". Tchapda Piameu's message is one of caution for he claims that beyond fashions in philosophy is the need to discriminate between cause and effect.
Finally we conclude with two interviews; Peter Brown's dialogue with Caledonian writer Nicolas Kurtovitch and Sony Labou Tansi's discussion with Pierrette Herberger-Fofana. While at first it may seem that the literary preoccupations discussed here have little to do with the theme of fashion which has guided this issue of Mots Pluriels, it soon becomes apparent that literature is just as much influenced by commercial, aesthetic, ideological and political trends as are the clothes we wear.
The metonymical question of whether "doublet and hose ought to show itself courageous to petticoat"[10] is far from resolved on all fronts, but perhaps in this tenth issue of Mots Pluriels, we have uncloaked some of the disguises that prove that "all the world's a stage"[11].
pw and jmv