Tanella Boni
Université de Cocody, Côte d'Ivoire
Article paru dans le numéro 184
de Diogène Paris: Gallimard,
octobre-décembre 1998, p.66-82. Reproduit avec l'aimable autorisation des ayants-droit. |
Parler des femmes africaines, de leur vie quotidienne, c'est montrer que le réel ne peut être compris sans le rapport à l'imaginaire qui le sous-tend. C'est à ce niveau que "la part des femmes"[1] peut nous réserver bien des surprises, comme complément indispensable à l'exercice du pouvoir détenu par les hommes. On pourrait se demander si elles détiennent un pouvoir et en quel sens. Ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas le rôle économique ou politique en tant que tel. Nous voudrions montrer que les sociétés dans lesquelles nous vivons restent gouvernées symboliquement par "la mère" ou la "soeur", en lieu et place du "père absent". Pendant longtemps, elles ont été présentées comme des sociétés conduites par des "pères" ou des guides providentiels. Or il n'y a de "père" et de "mère" que dans une "famille". Les États africains seraient-ils organisés comme une famille ? Ce qui se déroule au grand jour, sur la place publique, s'explique par l'omniprésence, la cohésion ou la dislocation des trois pierres du "foyer" : le père, la mère et l'enfant.
La part des femmes |
Toute réflexion ayant pour objet la (ou les) femme(s) ne peut faire l'économie de ce que cet objet est empirique. La femme n'est pas d'abord une idée. Elle est un objet concret, vivant, en mouvement, qui possède un corps, occupe une certaine place dans une habitation, dans une famille, puis dans une société donnée. Il y a aussi des images qui lui sont étroitement associées, à son corps et à son esprit. Ces images renvoient soit aux fonctions traditionnelles d'épouse et de mère que la société lui réserve[2], soit aux qualités spécifiques: soumission, obéissance, devoir de silence que l'idéologie ambiante lui attribue. Ce que nous appelons ici la part des femmes est la conjonction des attributs d'après lesquels on serait tenté de dire que dans la ville africaine, on naît femme, on le devient et on le demeure quel que soit le rang social, le niveau d'instruction ou la fonction exercée.
Le point de départ de ce partage est constitué par la différence des sexes. La fille possède tel corps, le garçon tel autre. Mais de la différence biologique des sexes on passe à l'idée que mâle et femelle sont universels. La nature est sexuée, toutes choses sont sexuées. Interviennent alors les mythes qui expliquent l'origine de la sexualisation du monde. Dieu d'eau, de Marcel Griaule[3], nous rapporte l'un de ces mythes de la création du monde qui raconte, par la même occasion, l'origine de la circoncision et de l'excision. À y regarder de près, la plupart de ces mythes nous renvoient à l'idée d'une androgynie primitive de l'humanité. La question qui se pose est celle-ci : comment expliquer la présence de deux principes, mâle et femelle, dans le monde ? De cette constatation de la dualité, on remonte à l'unité perdue. En effet, en ces temps mythiques et cycliques, qui ont précédé les temps profanes et chaotiques que nous vivons, l'humanité n'était-elle pas une et parfaite ? À partir du moment où le monde se fissure, le manque et le mal s'introduisent par accident. L'homme et la femme tendront alors inlassablement l'un vers l'autre sans jamais pouvoir se retrouver comme un. Le mythe de l'androgyne dans Le Banquet[4] de Platon est connu. Il raconte l'origine de l'amour que deux humains peuvent éprouver l'un pour l'autre parce que chacun d'eux cherche la moitié dont il a été séparé.
Au commencement était donc l'un-tout-parfait, puis la dualité s'est introduite dans le monde. Mais la particularité de cette dualité réside en ceci que l'une des parts du "deux" reste dans la marge. Elle est plus faible que l'autre, moins éclairée, moins mobile, plus silencieuse. On peut donc dire qu'à la constatation de la différenciation biologique des sexes s'ajoute la représentation des deux sexes en présence comme parts inégales et d'inégales valeurs. L'un est visible et devant, l'autre invisible et derrière ou en bas. Si ce partage est inégal, il y a une partie inférieure et une partie supérieure. Le sexe féminin est dit "faible". Le sexe masculin est dit "fort". Voilà comment on devient femme, dans l'esprit des autres, de toute une société, dans la mémoire collective qui conserve des traces de ce que nous n'avons pas vécu, des idées qui circulent depuis l'aube des temps. Et on finit, si on n'y prend garde, par s'en convaincre, car les textes fondateurs, les mythes, les contes, les mots quotidiens disent tous que la femme a une part qu'elle partage avec les autres femmes. Un lot commun qui lui est donné à la naissance, que toutes les femmes portent comme un destin.
Elles sont nombreuses, les expressions qui, dans les langues africaines, désignent le sexe de la femme par le "bas" ou "sous le corps". À cette représentation des sexes correspond, d'un autre point de vue, toute une métaphysique des positions spatiales, une série d'oppositions qui rend compte de la coupure du monde en deux : le haut, le devant, la droite appartiendront de préférence au sexe mâle qui sera aussi visible et fort. Le bas, l'arrière, la gauche appartiendront de préférence au sexe féminin qui sera aussi faible et caché. Ainsi, le sexe de l'homme n'est pas seulement un organe, une partie naturelle du corps, il devient une valeur qui gouverne le monde, pratique la discrimination à partir de soi, une norme. Ainsi s'érige-t-il en phallus, principe de discrimination.
En Afrique, tout concourt à montrer que la part des femmes occupe un certain espace et a une certaine valeur qui s'opposent à ceux de l'autre sexe, le mâle. Dès la naissance, fille et garçon ont leur place et part réservées dans l'univers. Car la société est partie intégrante d'un ensemble plus grand qui comprend le ciel et la terre ainsi que tous les vivants, plantes et animaux, qui habitent l'univers. Toute leur vie, ils s'efforceront d'actualiser ou de faire fructifier cette part de vie. Les rites de passage, dans certains cas l'excision (pour la fille), la circoncision (pour le garçon), dans les régions où cela se pratique, seront des étapes importantes dans ce parcours vers l'accomplissement de la féminité ou de la masculinité.
Car, si l'on naît fille ou garçon, on a la possibilité d'actualiser ce qui est donné au départ comme un destin. On accomplit son destin par le corps et par l'esprit. En ce qui concerne le corps de la fille, on attend de lui qu'il soit capable de fonctionner, à un moment donné, comme un corps de femme.
Deux éléments essentiels caractérisent ce fonctionnement : d'une part le sang menstruel et d'autre part la maternité. Voilà pourquoi le sang menstruel, considéré comme impur, improductif est entouré de tabous[5]. Parfois, la femme qui a ses règles doit s'éloigner le plus possible du reste de la famille. Cette pratique ancestrale ne cesse de hanter la mémoire collective.
Mais, paradoxalement, la présence du sang menstruel est le signe patent de ce que tel corps donné, corps de fille, est en train de devenir, naturellement, celui d'une femme. Or un corps de femme est un instrument à faire des enfants avant toute chose. La féminité, dans ces conditions, correspond à l'aptitude à faire et à élever des enfants. On comprend alors pourquoi, dans les villes comme dans les villages, beaucoup de couples se séparent pour cause de stérilité. La stérilité est conçue comme une tare[6], une mutilation du corps féminin. Elle est l'inaptitude du corps à enfanter[7]. Ce qui importe dans l'union de l'homme et de la femme, c'est qu'elle soit capable d'enfanter ; la stérilité n'est jamais la part des hommes mais une affaire de femmes : "Ça lui parut à la fois idiot et déshonorant. Un homme apparemment bien constitué qui irait voir un médecin... pour lui dire : je n'arrive pas à faire des enfants, quelle pitrerie dans l'inversion des rôles. Avait-on jamais vu ça ?[8]". Et il n'est pas rare de voir une femme, après avoir mis au monde un enfant, porter le titre : "la mère de". Cela signifie, en toute rigueur, que l'enfant met au monde la femme qui, ainsi, parachève son destin de femme en donnant la vie. C'est par la vie de l'enfant qu'elle a droit, elle aussi, à l'existence, qu'elle devient respectable et respectée. Si cet enfant est un garçon, l'imagerie populaire veut que son auréole s'accroisse en dignité. Et la littérature contemporaine ne manque pas d'exploiter ce thème. "L'enfant, c'est le soleil du foyer", dit Aminata Sow Fall[9].
On peut mesurer, dans ces conditions, toute la difficulté qu'il y a à faire passer des messages en faveur de la contraception et de la limitation des naissances. L'enfant reste un don de Dieu. C'est la première richesse de la femme, la lumière autour de laquelle elle organise sa vie de femme. Même si elle vit dans la pauvreté, la venue d'un enfant, croit-elle, sera source de bonheur.
Parfois, les femmes (le grand nombre) n'auront pas les moyens financiers de subvenir aux besoins des enfants. Elles compteront sur la "solidarité familiale". Mais, dans la ville, la cohésion de la famille n'est plus ce qu'elle était. Le cadre de vie n'est plus le même, l'espace est restreint, le temps lui-même est compté. Il ne se traîne pas à l'infini. Ce sont donc les circonstances, les faits qui, mieux que des discours ou les campagnes de sensibilisation des organisations non gouvernementales, amènent les femmes à faire face à des situations nouvelles, à mesurer la relativité ou la précarité de leur situation de mère. Elles font leur expérience de ce que l'enfant, ou la richesse naturelle, peut être un poids à porter, peut créer d'autres soucis (avoir des enfants délinquants par exemple) qui n'étaient pas inscrits dans "la part des femmes". Elles apprennent donc, sur le tas, que ce que la mémoire collective et les idées reçues leur enseignent sur leur condition de femmes évolue avec le temps.
La part des femmes renvoie non seulement à la place qui leur est réservée et dans le monde réel et dans les représentations du monde, mais aussi à l'idée que l'on se fait du fonctionnement du corps de la femme qui, à tout point de vue, est différent du corps de l'homme. La vie quotidienne des femmes, en Afrique, reste tributaire, quel que soit le rang social ou le milieu de vie, de considérations prenant en compte "ce destin" naturel, conforté par l'idéologie dominante. Car cette vie reste gouvernée par des croyances ancestrales, tient compte d'une vision du monde ou d'un ordre en perte de vitesse qui, cependant, malgré les mutations sociales, fonctionnent encore dans les mentalités. Heureusement, les situations précaires et difficiles (logement insalubre, travail harassant et peu rémunéré...) amènent la majorité des femmes à "compter sur leurs propres forces". Cette expression reste extrêmement ambiguë. Ces forces auxquelles elles peuvent avoir recours pour survivre dans la ville ne tombent pas du ciel. Les religions, omniprésentes, s'avèrent être inefficaces en ce qui concerne la résolution de problèmes concrets. Elles peuvent tout au plus permettre d'attendre, stoïquement, des jours meilleurs.
Ces forces ne sont pas que physiques, mais le corps entre en ligne de compte. L'esprit et l'imagination font le reste. En effet, l'éducation et l'instruction, qui apportent avec elles la connaissance d'autres cultures et l'ouverture sur d'autres horizons, ne semblent pas pouvoir venir à bout de l'idée conventionnelle de la femme épouse et mère soumise et silencieuse, gardienne du foyer. Voilà pourquoi on serait tenté de dire qu'en Afrique, dans l'imaginaire des hommes et des femmes elles-mêmes, une femme est une femme : sa vie doit pouvoir se conformer à quelques idées reçues dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Heureusement, la femme apprend vite, comme nous l'avons souligné. Dans la ville africaine, elle met en pratique des stratégies de survie qui lui permettent de résister et de découvrir qu'elle n'est pas cette part que tous les mythes et toutes les religions du monde lui attribuent, qu'elle peut être quelqu'un d'autre, qu'elle peut surtout transformer, de l'intérieur, ces rôles traditionnels d'épouse et de mère et mener le monde. Elle prend conscience de ce qu'elle possède des armes de combat qui ne sont autres que ce qui lui appartient en propre : le corps et l'esprit.
Quand le corps fait la femme |
La question que l'on pourrait se poser est celle-ci : qu'est-ce qu'une femme ? À quoi ressemble-t-elle? Est-elle un objet de consommation courante comme on le pense généralement[10] ? La femme est un être humain doué d'une intelligence et d'un corps particuliers. De toute évidence, elle n'est ni un animal, ni une chose. Elle possède un corps qui lui appartient en propre, même dans les pires situations. Ce corps reste sa citadelle privée et c'est là précisément qu'elle prépare tous les combats qu'elle doit mener contre la dureté de la vie.
Si, dans un premier temps, le corps de la femme est regardé comme une "machine" à faire des enfants, il apparaît, d'un autre point de vue, comme un danger permanent qui menace l'intégrité morale et psychologique de l'homme. Car la féminité ne se caractérise pas seulement par la maternité. Il y a d'abord l'apparence de ce corps "au bas" duquel se trouve un sexe à "cacher", à voiler. Toute l'éducation de la fille tourne autour de la conscience du corps : la manière de s'asseoir : les jambes jointes ou rassemblées de préférence, la manière de voir, de regarder l'autre sexe avec lequel il faut maintenir une distance respectable. En effet, on apprend à la fille à "regarder les yeux baissés"[11]. Car ouvrir les yeux serait signe d'insoumission patente, serait peut-être le prélude à une prise de parole possible. Or, on lui enseigne aussi à garder le silence afin de limiter sa propension naturelle à ouvrir la bouche à propos de tout. Mais gardant les yeux baissés, la fille voit d'abord son propre corps. Elle apprend donc à l'entretenir. D'ailleurs, l'idée de la propreté du corps ne lui est-elle pas inculquée dès son plus jeune âge ? Elle apprend à se "laver", à se parer. La coquetterie n'est-elle pas d'abord la conséquence d'une prise de conscience de l'existence du corps ? La femme coquette se fait plaisir à elle-même afin de pouvoir mieux jouer avec l'autre qui n'est pas toujours là, qui est souvent "absent" parce qu'il élit domicile sur la place publique ou érige en règle de vie la "chasse" ou la conquête de nouveaux territoires ou de nouvelles femmes. Elle apprend, par elle-même, que le corps peut être un atout majeur surtout dans un monde où la femme est considérée, aussi, comme un objet d'échange.
Avec le temps, les yeux de la femme se sont ouverts sur le monde, sur les réalités économiques, sur l'autre corps, celui de l'homme. Elle a donc pris conscience que dans un monde dominé par l'économie de marché, elle reste une force de la nature. Sa féminité se manifeste par l'effet que produit son propre corps sur l'autre corps qu'elle voit ou devine même les yeux baissés. Cette fascination qu'elle exerce par l'apparence de son corps se nomme charme, grâce ou séduction. Elle n'y est sans doute pour rien. Mais prenant conscience de ce que tout, dans ce monde, est un ensemble de rapports de forces, elle apprend à jouer de son corps. Et ce jeu peut avoir des formes très variées. L'une de ces formes pourrait être la prostitution ou l'antithèse de la fonction de procréation. Mais voyons d'abord ce sur quoi reposent les jeux du corps quelles que soient les formes qu'ils peuvent revêtir.
Quand l'habit fait la femme |
Car il y va du vêtement et de la gratuité dans ce que nous appelons ici jeu du corps.
S'agissant du vêtement, il est aussi bien réel qu'imaginaire[12] et la femme, dans toutes les cultures du monde, le sait bien. Ici, un accent particulier est mis et sur la manière de le porter et sur la qualité du vêtement qui est porté[13]. Le vêtement est un langage qui parle de lui-même, que les initiés comprennent. Mais, dans une société donnée, ce langage évolue rapidement. Voilà pourquoi, dans les villes africaines, la mode est un système de signes qui fait appel aux nouvelles technologies de communication. Dans les capitales africaines, les défilés de mode, les salons de la mode et du textile deviennent une attraction pour le beau monde. Ces mondanités sont partie intégrante du fonctionnement d'un système où tout s'achète, où tout se vend, s'échange. La présentation du vêtement n'est qu'un prétexte à la fête au cours de laquelle le vêtement ne parle pas encore le langage de tel corps précis puisqu'il n'est qu'un modèle porté par un top modèle. Cette fête qui se répète souvent est le lieu où se passent de nouveaux contrats, où se nouent d'autres relations d'affaires.
Mais les femmes des classes sociales défavorisées et celles des classes moyennes n'ont pas besoin de la mode pour être bien habillées. Tous les jours, elles entrent en dialogue avec le textile qui est à leur portée : tissu, pagne, voile non pas seulement pour cacher la nudité du corps, non pas pour le voiler, mais aussi pour le montrer. Montrer ses courbes, ses formes, ses angles. Souligner ses parties qui doivent être mises en évidence. Elles savent - instinct de survie ? - qu'un corps de femme n'est véritablement corps que s'il est habillé et paré. Les bijoux, ici, jouent un rôle non négligeable. Si le vêtement est un langage, le corps vêtu est aussi un autre langage. L'un et l'autre se rencontrent en vue de former le textile imaginaire que l'on pourrait appeler habillement qui est source d'émerveillement et de fascination pour celle qui y pense et réalise l'idée en portant l'habit réel sur son corps.
Mamy Watta ou de la séduction |
Peut-être le mythe de Mamy Watta et tous les mythes de sirènes nous permettraient-ils de mieux comprendre ce qui est en jeu ici. Mamy Watta ou la déesse des eaux (ou tout autre nom qu'on lui donne çà et là en Afrique et ailleurs) n'est-elle pas la femme qui n'est pas femme ? Son corps en effet n'a rien à voir avec celui d'une femme réelle. Dans le sud de la Côte d'Ivoire on la représente sous les traits d'une femme très belle, aux cheveux longs. Elle a un corps de femme jusqu'à la taille, mais le "bas" n'existe pas, le bas appartient à une autre nature, celle du poisson par exemple. Mamy Watta nage et vole parmi les flots et l'homme se lance à sa poursuite sans jamais pouvoir la capturer. Mais il reste prisonnier des apparences dans la mesure où son regard poursuit inlassablement un corps de femme qui se révèle être illusoire. Il ne sait pas que ce corps n'est que miroitements sur l'eau. Ainsi pourrait-il suivre ses propres fantasmes jusqu'à la noyade (ou la perdition)[14].
Ce jeu de poursuite inlassable repose sur le principe de la gratuité dans la mesure ou rien n'est d'avance gagné ou donné et rien n'est sûr à l'arrivée. Et parce que la capture est impossible, le jeu peut continuer. Ce jeu nous montre comment fonctionne la séduction à l'état pur. Aussi nous indique-t-il en quel sens nous pouvons analyser le désir amoureux. La fascination va de paire avec la peur, de part et d'autre : la peur de se faire prendre, la peur de tomber dans un piège. La femme, en ce sens, ne donne rien, restant sur ses gardes, ce rien que l'homme désire posséder malgré tout[15]. Car ce jeu, tacitement, s'impose certaines règles, à commencer par la première de toutes : ne jamais être pris au piège de ce qui est en jeu : la séduction. La séductrice séduite, le jeu s'arrête ou se transforme en d'autres types de rapports dominés par la possession d'une part et par la soumission de l'autre. Ce jeu devient un rapport de forces inégales dans lequel la femme part perdante.
Or, d'une manière générale, et quoi que puissent en dire les préjugés, les femmes africaines sont des battantes. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur la manière dont elles gagnent leur vie et celle de leur famille pour s'en convaincre[16]. De nombreuses études en anthropologie économique ont insisté sur cet aspect. Pour notre part nous cherchons d'abord à comprendre comment se met en place ce système de la lutte pour la vie qui passe, comme nous le pensons, par la subversion de vieux mythes. On serait tenté de dire que dans la Mamie Benz, [17] commerçante qui tient les ficelles de toute une économie dans certains pays africains du golfe de Guinée, se cache d'abord une Mamy Watta, devenue un corps réel, avec des rondeurs prises au fil du temps. Mais comment ce changement s'est-il fait ? Deux pistes de réflexion s'offrent à nous :
- d'une part, la prise de conscience de ce que, grâce à sa féminité, la femme peut tirer profit du système de l'économie de marché dans lequel elle reste un pion incontournable en tant qu'objet d'échange. Elle sait qu'elle est une femme réelle installée dans un ensemble de rapports de forces qu'elle essaie de comprendre et de tourner à son avantage ;
- d'autre part, d'un point de vue politique, la féminité devient un pôle de réflexion incontournable qui nous permet de comprendre que les rapports domestiques sont transposés au niveau, général, de la cité ou de l'État. Les États ainsi gouvernés deviennent des États sans "Père", malgré le discours politique au centre duquel le Père est omniprésent.
Ainsi réapparaît, dans l'ombre du politique, la figure de la mère (aussi bien mythique que réelle, possédant un corps qui doit de toute évidence être habillé).
La femme, le sexe et l'argent |
Les femmes ont compris que ce jeu pouvait avoir des variantes innombrables. Il s'agit pour elles, conscientes de ce que la féminité est un atout majeur, de l'exploiter au maximum, en faisant fi, parfois, de la morale ambiante. Quelques pages de la littérature contemporaine nous permettent d'étayer ce point de vue. Ici, le corps devient ce qu'il cache et voile, en particulier ce rien autour duquel s'installent les règles de la bienséance, se nouent les alliances matrimoniales, économiques ou politiques. La femme, parce qu'elle a une claire conscience de son propre corps et de ce que sa part (son destin de femme) reste inégale par rapport à ce qui revient à l'homme, cherche à "réparer" le tort qui lui est fait. Elle tourne en dérision l'idée ancestrale selon laquelle la femme est un bien qui circule de famille en famille, un bien que l'on possède, que l'on utilise pour accroître sa richesse, son héritage, sa dignité d'homme, sa respectabilité. Dans cette quête de réparation, afin que justice soit faite, elle utilise son corps entendu comme sexe, comme objet de fascination, miroir aux alouettes. C'est ici précisément que le sexe et l'argent se rencontrent. Florent Couao-Zotti[18], écrivain du Bénin, montre comment la femme, dite prostituée, tire les ficelles d'un jeu autour du sexe, de l'argent et de la politique. Nono fait commerce de son corps. Un jour elle tue, à mains nues, sans le vouloir vraiment, un client qui lui demande plus que ce qu'elle peut donner de son corps. Ce client n'est autre qu'un "député du peuple"; un homme célèbre, plus jeune, surnommé Dendjer, qui a tout l'avenir devant lui, parce qu'il poursuit une carrière de champion du monde en boxe, autre client de Nono, devient complice de ce meurtre en aidant Nono à faire disparaître le cadavre. Mais arrive un troisième client, un autre homme politique, qui paie bien, distribue quelques billets de banque, propose un marché au futur champion : renoncer à son titre de champion du monde en échange de Nono qu'il a appris à aimer. Cet exemple tiré d'une oeuvre de fiction montre qu'en Afrique, entre hommes et femmes, le sexe n'est pas seulement une partie de plaisir. Il gouverne les rapports sociaux, il est au centre des marchés. Et la femme (prostituée ou non) tire les ficelles de ce jeu. Parfois, les intérêts économiques ou politiques guident ce jeu, mais le dernier mot n'appartient-il pas à la femme qui donne ou vend la partie la plus intime d'elle-même ? On pourrait citer cet autre personnage de fiction : Chaïdana[19], la fille au champagne empoisonné, qui, de manière froide et calculée tue tous les hommes politiques qu'elle entraîne dans son filet. C'est le seul moyen efficace qu'elle a en sa possession pour venger la mort atroce de son père assassiné par un homme politique.
Si l'argent et le sexe se rencontrent souvent en Afrique, n'est-ce pas parce que l'un et l'autre, symboliquement, servent de monnaie ? Et du point de vue de l'homme (mâle), si posséder une femme c'est accroître son honneur, ses biens matériels et immatériels, avoir beaucoup d'argent joue exactement le même rôle. Mais, ce qui est achetable avec de l'argent l'est-il avec une femme ? Telle est la question. Car la femme, même mise en cage comme un animal, reste libre de son corps et de son esprit. Ce corps de femme a toujours fait peur aux hommes et à la société entière à cause de cette partie intime que l'on arrive difficilement à emprisonner. Tout concourt à montrer que le destin des femmes est de rester près de leurs maîtres et possesseurs, des "maîtres de maison[20]". Les mutilations des parties génitales de la femme (excision, infibulation)[21] sous-tendues par des croyances religieuses, dans certains pays, en Afrique et en Asie, montrent que la mémoire collective désire fortement réduire la femme et son corps à ce qu'ils doivent être : un sexe réservé à celui qui est capable de le posséder en l'achetant ou en le méritant. Car le sexe de la femme est un prix et il faut être à la hauteur, moralement[22] et économiquement, pour avoir droit à ce prix[23]. Cela nous permet de comprendre pourquoi l'impuissance masculine est regardée comme la pire des malédictions qui puissent arriver à un homme. Ce mal frappe, pense-t-on, là où l'homme domine la femme, en fait son bien propre, pour sa jouissance personnelle et la grandeur de son nom...
Heureusement, une autre image de la femme hante aussi l'imaginaire des hommes : c'est celle de la mère.
La mère ou la femme-refuge |
De toutes les images de la femme que l'on peut répertorier, celles se rapportant à la mère sont les plus fortes. C'est la représentation de la femme à laquelle toute société reste attachée. Les chansons populaires, la fiction, la poésie, le cinéma, les arts plastiques ne cessent de magnifier cette image. La sagesse populaire veut qu'un homme devant choisir, en situation cornélienne, entre sa femme et sa mère choisisse sa mère. Car, dit-on, il n'y a qu'une mère et les femmes à épouser ou à posséder sont innombrables ; on peut se permettre, en cas de danger, de perdre celle qui est présente afin de pouvoir sauver la vie de la seule femme irremplaçable : la mère.
Si la mère est vénérée, si son image est protégée, c'est qu'elle n'est pas une femme comme les autres. Elle n'est pas un corps mais un esprit. À la fois réelle - puisqu'elle donne la vie- et imaginaire puisqu'on ne cesse de la représenter, la mère devient très vite une ombre, ou une âme. L'esprit dont nous parlons peut être considéré comme la vie de cette âme à la fois discrète et spirituelle, sensible et sage. Car la mère est une femme pleine de sagesse. N'est-ce pas auprès d'elle que l'enfant apprend ses premiers pas dans la vie ?
Le beau roman d'Emmanuel Dongala, Le Feu des origines[24], est, d'un certain point de vue, un hymne à la mère. Il montre que la mère gouverne le monde, en lieu et place du "père absent". Il est vrai que le décor des premières pages de ce roman est idyllique. Tout se passe dans la nature : la naissance de celui qui deviendra plus tard "héros", les premiers contacts, physiques et spirituels, avec la nature et avec le monde. Dès cet instant un pacte est scellé entre la mère et l'enfant. L'enfant n'oublie pas son lieu de naissance, il n'oublie pas sa mère. Et celle-ci le protège, elle le met au monde au propre et au figuré. Elle implore les faveurs de tous les autres êtres de l'univers : "Elle témoignait sa gratitude à tous ces êtres qui avaient entendu le cri annonçant la présence du nouveau petit être dans le long cercle de la vie, parmi ceux qui étaient encore là et ceux qui s'en étaient déjà allés[25]. Cette attitude protectrice pourrait durer toute une vie. On serait donc tenté de dire que l'homme se comporte en "maître et possesseur" de la femme, comme nous l'avons souligné. La femme, au contraire, lui réclame respect et sens de l'écoute comme s'il était un petit garçon et qu'il imaginait un seul instant qu'elle était sa mère. Car se représenter une femme comme mère, c'est accepter l'idée que la mère est avant tout "protectrice". Voilà pourquoi à l'image de la mère est associée, aussi, l'image du foyer, du feu protecteur et vivifiant, de l'ombre bienfaisante, de la terre nourricière ou de la source près de laquelle le voyageur, fatigué de ses conquêtes autour du monde, vient se reposer. Des éléments antithétiques comme le feu et l'eau se rencontrent autour de la mère qui n'est pas seulement une image fugitive, mais une figure indépassable. C'est une figure d'une complexité étonnante. Souvent, dans les ménages polygames, la première femme joue ce rôle de la mère, de havre où l'homme retrouve la tranquillité de l'âme après avoir passé une bonne partie de sa vie à rechercher des plaisirs du corps. Son corps, à la limite, pourrait continuer à être objet de fascination, de part et d'autre il pourrait y avoir quelques fantasmes de fusion d'un corps avec l'autre. Mais la fusion serait une transgression. Celle-ci n'aura pas lieu à cause de la barrière fondamentale de l'inceste. La mère pourrait dévorer symboliquement l'enfant ou l'adulte qu'il est appelé à devenir. Elle pourrait le "castrer", comme diraient les psychanalystes. Seule la présence d'un père, à ce moment-là du drame familial, permettrait de sauver l'enfant, la mère et la communauté dans laquelle ce drame prend place. Mais y a-t-il un "père" dans la plupart des foyers, dans les villes africaines où les difficultés de toutes sortes dérèglent l'ordre ancien ? La figure du Père a été galvaudée, pendant des décennies. Qui croit encore à la bonté du Père, à son image, ou simplement à sa présence ? Il existe, certes, mais où est-il ? C'est ici précisément que nous pourrions transposer ce drame familial à l'échelle de toute une société, à l'échelle de l'État-nation.
Politique et histoire familiale |
Au niveau de l'analyse des rapports de force, en politique, la représentation de la mère, en tant que figure incontournable, peut être transposée. L'histoire politique de l'Afrique, depuis le début de ce siècle, nous présente des figures irremplaçables. Des figures d'hommes. Certaines sont considérées comme étant des Pères fondateurs, des Guides Éclairés ou des Pères de la Nation. Les oeuvres de fiction en ont fait un thème de prédilection[26]. Aujourd'hui, hormis une à deux exceptions, la lignée des Pères fondateurs des États africains est en voie d'extinction, reste celle des Fils, des Successeurs ou de ceux qui, inconnus jusqu'à une date récente, entrent en politique parce qu'ils croient au bon fonctionnement des régimes démocratiques. Mais avec l'arrivée de la nouvelle génération de chefs[27], le paysage politique, dans la majorité des pays africains, a évolué. Les partis uniques dans lesquels les drames familiaux pouvaient se dérouler à loisir n'existent plus. La figure du père a éclaté en plusieurs morceaux. De nombreux partis politiques existent dans chaque pays. Mais parmi les chefs de parti, celui qui prend le pouvoir a-t-il encore l'auréole nécessaire du père mythique, bon et généreux ? Dans cette situation de grands bouleversements, qu'en est-il du rôle des "mères" ?
Les romanciers insistent sur cette idée empruntée aux traditions africaines : un chef se présente à son peuple par sa généalogie. Il est de cette lignée et d'aucune autre. Ses lettres de noblesse, il les présente à la Nation en déclinant son identité. Un chef d'État, politique et intellectuel, Léopold Sedar Senghor, en a fait un sujet de recherches, comme on le constate dans ses essais. D'autres sont restés plus discrets sur leurs origines afin de pouvoir mieux se constituer en Père fondateur, mythique et premier maillon de l'histoire politique d'un pays donné. Dans cette quête d'identité de la part des politiques, on a rarement vu mettre au premier plan une femme. Une ancêtre. Pourtant, les exemples de femmes guerrières ou politiques ne manquent pas : Abla Pokou de Côte d'Ivoire (venant du Ghana au XVIIIe siècle), la princesse Yennenga (de Haute-Volta, actuel Burkina Faso), Sarraounia du Niger, Béatrice du Congo etc. Si des femmes mythiques ou réelles n'ont pas souvent été mises au devant de la scène comme "mères", cela ne signifie pas qu'elles ne jouent pas (aujourd'hui encore) un rôle de premier plan. Mais l'absence des femmes en tant que "mères fondatrices" en politique s'explique aisément.
D'une manière générale, la colonisation a renforcé l'idée de la mise à l'écart des femmes, en politique comme dans la vie sociale. La rencontre entre l'Afrique et l'Occident a provoqué, dans l'imaginaire des Africains, une accentuation de la discrimination à l'égard des femmes. Ce sont d'abord les garçons qui ont été les premiers à aller à l'école,[28] les filles restant à la maison pour le ménage et les travaux champêtres. Du jour au lendemain, des droits que la femme avait, notamment dans les sociétés matrilinéaires, ont été remis en cause[29]. Avec les nouvelles valeurs que la colonisation a véhiculées, l'homme a toujours eu la part belle, par rapport à la femme. Par exemple l'introduction d'un code civil (écrit) qui indique que l'homme est le chef de famille, que la femme doit prendre le nom de l'époux...
Cependant les mères sont toujours là. Leur visage évolue avec le temps. Des anciennes aux nouvelles, elles sont dans l'ombre ou agissent à visage découvert en leur nom propre.
Elles sont d'abord femmes d'influence. Elles n'ont pas besoin de descendre dans l'arène politique. En tant que mères ou soeurs n'ont-elles pas la sagesse nécessaire pour distribuer les cartes sur l'échiquier du jeu politique? Elles conseillent, elles protègent, ce sont des gardiennes du corps et de l'esprit de l'homme politique en exercice. L'histoire récente de la Côte d'Ivoire nous montre qu'il en a été souvent ainsi[30].
Ce pays, comme bien d'autres, se présente au monde sous la figure mythique du Père fondateur. Mais sans la Mère (ou la Soeur) qui protège, l'homme politique est un homme seul face à la multitude qu'il doit gouverner[31]. Mais la Mère, comme nous l'avons vu, est avant tout âme et esprit de sagesse. La Mère n'est pas corps nu. Cela fait partie des croyances qui ont cours, encore, en cette fin de siècle. Et les femmes du peuple (sans être les mères ou les soeurs réelles des chefs d'État) ne manquent pas d'exploiter de telles croyances. Ainsi, pendant les troubles sociaux que la Côte d'Ivoire a connus autour des années 90, lorsque les femmes sont descendues nues dans les rues, cela a été considéré, par l'opinion publique, comme une malédiction de premier ordre. Car les femmes savent que, fondamentalement, l'État-nation fonctionne toujours comme une famille, elles sont donc symboliquement les soeurs ou les mères de ceux qui gouvernent. En conséquence, se mettre nues au su et au vu de tous, au grand jour, est un langage qui dit clairement qu'un pacte a été rompu. Le politique n'a plus le soutien et la protection des femmes-mères : leur nudité en plein jour en est le signe patent... À partir de là, le monde s'effondre, jusqu'à ce que réparation soit faite. Le Père n'existe plus si la Mère dévoile la face cachée de son corps dans la rue. L'enfant (la multitude) peut alors tuer le Père, se donner le droit de parler. C'est la fin d'une histoire et le début d'une autre. Ainsi évolue la vie politique en cette fin de siècle, en Afrique. Dans les épisodes qui suivent, s'il n'y a plus de "mère" ou de "soeur" dans l'ombre, près de l'homme politique, il y a toujours une femme, la sienne, qui, au grand jour, apparaît comme "mère".
Dans la plupart des pays africains (on peut aisément étendre le champ de cette investigation), les épouses des chefs d'État créent des organisations non gouvernementales, plus précisément des "Fondations", dans le but avoué de venir en aide aux plus démunis, de protéger les enfants malnourris, les femmes et les plus pauvres. N'est-ce pas là un moyen efficace pour perpétuer l'idée selon laquelle la femme qui vit dans l'ombre d'un chef, homme hors pair, est avant tout protectrice ? Ici, elle devient véritablement généreuse pour toute la famille. Le peuple n'a plus besoin d'aller jusqu'à la mère. C'est la mère qui descend, au grand jour, devant des caméras de télévision, pour annoncer sa mission salvatrice et l'accomplir. Mais on peut se demander si les nouvelles mères, femmes des chefs d'État, malgré leur générosité et la publicité qu'elles entretiennent autour de leur nom, sont déjà des femmes d'influence ou des mères vénérées. Car la multitude a besoin de temps pour reconnaître l'autorité des nouvelles "mères", pour les hisser au rang de figures incontournables.
La vie quotidienne des femmes, en Afrique, est donc régie par un ensemble de rapports sociaux de type familial, même en politique. Mais dans la ville, la famille n'est plus ce qu'elle était, les rapports économiques (et non plus humains) obligent les femmes à compter sur leurs propres forces[32]. Elles n'ont que leur corps, leur esprit et leur imagination pour venir à bout des difficultés auxquelles elles doivent faire face pour rester en vie.
Cependant, une minorité de femmes survivent autrement : ce sont celles qui ont fait le pari de prendre la parole en politique, dans les professions libérales, mais surtout par la création. Elles ne sont plus seulement des procréatrices mais elles créent. À ce niveau, les fonctions qui constituent leur lot quotidien : épouse et mère par exemple, les représentations que l'on se fait d'elles : femmes-corps, femmes-biens, mères, ne résistent plus à l'analyse. Prendre la parole, la plume ou le pinceau, c'est se mettre soi-même au monde et être capable d'accompagner les autres sur les chemins difficiles du siècle à venir. Ce rôle incombe aussi aux femmes africaines. Pourvu que cette part de parole des femmes ne soit pas oubliée. Elles se doivent de l'arracher face à l'accroissement des difficultés économiques, la montée des guerres et des conflits de toutes sortes. Les croyances ancestrales ainsi que les préjugés et les mythes occupent une place importante dans l'imaginaire des hommes et des femmes elle - mêmes. Cela constitue un frein à l'esprit d'initiative, un obstacle à la créativité et à la prise de décisions conséquentes. Prendre la parole et agir, aujourd'hui, en Afrique, c'est avoir une claire conscience de ce chemin périlleux.
[1] L'écrivaine suisse romande
Amélie Plume qui parle si bien de la vie quotidienne des femmes dans
tous ses romans écrit :" Tu te rends compte Raoul que les femmes
qui représentent plus de 50 % de la population mondiale exécutent
66 % du travail, gagnent 10 % des revenus et possèdent 1% des biens de
la planète ! Raoul tu as entendu? Est-ce que tu trouves que c'est encore
trop ?", Hélas nos chéris sont nos ennemis,
Genève, Zoé 1995, p. 13
[2]. Le fait est que la femme elle-même,
en Afrique, quel que soit son niveau d'instruction, croit en la justesse de ce
partage. Tout se passe comme si les mentalités avaient été
conformées à cet effet.
[3]. Voir" Seconde journée : la
première parole et la jupe de fibres", p. 23 sq., 1ère
éd., Arthème Fayard 1966, rééd. en Livre de poche,
1987.
[4]. PLATON, Le Banquet, 189d sq.
[5]. Cette conception est mise en
évidence dans le film d'Adama Drabo, cinéaste malien :
Tafé Fanga (Le pouvoir du pagne), 1996, film
présenté en compétition au FESPACO, Ouagadougou,
février 1997. Le cinéaste montre comment les femmes se retirent
et vivent dans une case réservée, à l'orée du
village, au moment des menstrues.
[6]. Aminata SOW FALL, Le Jujubier du
patriarche, Dakar, Khoudia 1993, p. 39 ; rééd. Paris, Le
Serpent à Plumes 1998 :" Dans son village, quand un couple
n'avait pas d'enfant, c'est que la femme était tarée, c'est
qu'elle portait en elle une malédiction."
[7] Dans la vie quotidienne des femmes
africaines, l'enfant est un trésor, comme le montrent les noms
donnés à la naissance. Ici, le nom peut agir de manière
négative ou positive sur la vie de la personne nommée. On
retrouve là le problème platonicien de la justesse des noms. Un
nom porte toujours avec lui, du moins le croit-on, toute une charge
métaphysique et cosmique qui met en contact celui qui le porte avec ce
à quoi il doit ressembler le plus. Par ailleurs, d'autres noms entendent
simplement maintenir en vie l'enfant qui naît dans une famille qui en a
déjà perdu beaucoup d'autres. Par exemple" Le Voyageur
" ou" Le Partant" (sous-entendu : pourrait-il faire
escale chez nous pendant quelque temps ?) ou le" Tas d'immondices
" (Peut-être nous apporte-t-il le bonheur ? Au moins est-il
là, même si personne n'en veut). Une étude des noms
pourrait être intéressante, mais ce n'est pas ici l'objet de notre
propos. À signaler que la plupart des écrivains africains jouent
sur la signification des noms qu'ils donnent à leurs personnages de
fiction.
[8]. Aminata SOW FALL, op. cit., p. 38.
[9]. Le Jujubier du patriarche,
op.cit., p. 38.
[10]. Le romancier congolais Sony LABOU TANSI
(1947-1995) nous a habitués à des expressions rendant bien compte
de cet état d'esprit. La femme, c'est de la" viande".
Mais il se peut que quelques-unes d'entre elles sortent du lot commun, elles
deviennent des femmes de bronze, des Estina Bronzario ; voir Les Sept
Solitudes de Lorsa Lopez, Paris, Seuil 1985.
[11]. Anne Laure FOLLY, réalisatrice
togolaise, montre, en donnant la parole aux femmes dans son film Femmes aux
yeux ouverts (documentaire, 1993), que les femmes africaines ont eu
pendant des siècles" les yeux baissés".
Aujourd'hui, elles osent enfin lever les yeux et voir le monde par
elles-mêmes. Le titre du film de Fanta Régina Nacro, du Burkina
Faso, est aussi éloquent à cet égard : Puk nini
(ouvre les yeux), court métrage, 1995. Ce film raconte la rencontre
autour du même homme d'une épouse modèle et d'une
courtisane rompue aux secrets de la séduction.
[12]. Comme le montre Roland BARTHES dans
Système de la mode, Paris, Seuil 1967.
[13]. On serait tenté, ici,
d'écrire tout un chapitre sur le pagne, cet objet prisé, qui en
lui-même est un ensemble de signes, tout un discours. Dans certaines
régions, chez les Baoulés de Côte d'Ivoire par exemple, les
proverbes étaient tissés sur les pagnes. Aujourd'hui, dans les
villes, les pagnes ont chacun un nom. Ce sont, à proprement parler, des
textes qui consignent l'histoire d'un pays, les fantasmes et la vie quotidienne
d'une société donnée.
[14]. Dans le sud-ouest de la Côte
d'Ivoire, Mamy Watta apparaît parmi les personnages des peintures
murales. Ce mythe de la femme séductrice continue de fertiliser les
imaginations. Véronique TADJO, romancière et poétesse
ivoirienne, en a écrit une version pour les enfants : Mamy Watta et
le monstre, Abidjan, Les Nouvelles éditions ivoiriennes 1993 ; le
cinéaste Burkinabé Gaston Kaboré, dans Buud Yam
(Étalon du Yennenga, FESPACO, 1997, Ouagadougou) raconte, dans un
épisode du film, la rencontre du héros avec une fille des eaux,
à un moment donné de son parcours initiatique.
[15]. Et, faut-il le rappeler, la poursuite de
ce rien n'est pas propre à l'Afrique, les modalités peuvent
changer, mais le fond du problème reste le même. Comme le dit
Amélie Plume dans sa verve de romancière :" Certains
hommes et non des moindres ont prétendu que nous n'avons rien entre les
jambes et qu'eux avaient quelque chose. C'est surprenant car pour un rien ils
sont très captivés (...) Mais méfions-nous, il ne s'agit
pas là que de pur émerveillement. Notre rien qui les captive,
hélas, ils le craignent aussi, le méprisent, le haïssent...
", Hélas nos chéris sont nos ennemis,
op.cit., p. 85.
[16]. Voir : Claudine VIDAL," Guerre
des sexes à Abidjan. Masculin, Féminin, CFA" in
Cahiers d'études africaines, ndeg.65, vol. XVII-1, 1978, p. 125.
Elle est nourrie et logée de plus en plus mal si le nombre des enfants
s'accroît sans que les revenus du père augmentent. Un temps de
chômage, la maladie d'un enfant, la scolarisation des plus
âgés et la situation devient critique, les solidarités
familiales ne peuvent plus combler les manques. La femme doit apporter sa
contribution financière et travailler à l'extérieur :
"elle partage le malheur".
[17] Il y aurait beaucoup à dire sur
les"Mamies Benz", nom donné, dans certains pays du Golfe de
Guinée, aux commerçantes fortunées. Elles ont un pouvoir
économique réel qui peut influencer la politique d'un pays.
Physiquement, une mamie Benz est une femme corpulente, elle s'habille en
conséquence. Elle porte de préférence"un deux-pagnes" qui
enveloppe tout le bas du corps jusqu'aux chevilles.
[18]. Voir Notre pain de chaque nuit,
roman, Paris, Le Serpent à Plumes 1998.
[19]. Voir Sony LABOU TANSI, La Vie et
demie, roman, Paris, Seuil 1979.
[20]. Certaines expressions du langage
courant, par exemple Sotigui en Dioula, appellation par laquelle
certaines épouses désignent le mari, traduisent cette vision des
choses :" maître de maison".
[21]. On peut donc comprendre les luttes des
femmes, des ONG, (comme ENDA-Tiers Monde au Sénégal, AIDF en
Côte d'Ivoire), de certains gouvernements (comme celui du Burkina Faso)
contre l'excision. Depuis 1978, date de la parution du livre de la
Sénégalaise Awa THIAM, La Parole aux
négresses (préfacé par Benoîte Groult, Paris,
Denoël Gonthier), les débats continuent autour de ce
problème.
[22]. Même si, dans ce domaine, les
considérations d'ordre moral sont tout ce qu'il y a de plus relatif.
[23]. Tilaï (Questions d'honneur),
1990, long métrage d'Idrissa Ouédraogo (Burkina Faso), montre
qu'en Afrique (comme ailleurs) nul homme ne touche impunément à
la femme ou à la jeune fille promise à un autre homme. Il s'agit
d'une question d'honneur qui se lave dans le sang.
[24]. Paris, Albin Michel 1987.
[25]. E. DONGALA, op. cit., p. 11.
[26]. En Côte d'Ivoire Bernard
Dadié et Ahmadou Kourouma, au Congo Sony Labou Tansi, Emmanuel Dongala
(pour ne citer que ceux-là) ont mis en scène des univers
dominés par la présence massive des" Pères
".
[27]. Comme on pourrait le montrer, le pouvoir
est souvent pris dans un bain de sang, par la violence. Les coups d'État
à répétition font partie intégrante de l'histoire.
Les successeurs peuvent être aussi des militaires...
[28] Dans certains pays comme la Côte d'Ivoire, l'Eglise
catholique a joué, cependant, un rôle de premier plan dans
l'éducation des filles.
[29] L'homme accepte-t-il que la femme puisse
avoir le même niveau d'instruction que lui ?. Avoir accès au
savoir est la porte ouverte, pense-t-on, à la domination
féminine. Cette domination n'est pas celle de la mère esprit
protecteur mais de la femme considérée comme un corps, un objet
d'échange, de jeu, de consommation.
[30]. Chacune des soeurs du président
Houphouët-Boigny, premier président de la Côte d'Ivoire, est
appelée :" Mamie", suivi du prénom usuel.
[31]. La mère ou la maman nationale
comme dit Sony LABOU TANSI dans L'État honteux, Seuil, Paris,
1981 :" Nous le conduisîmes du village de Maman Nationale
à la capitale où il n'était jamais venu avant, jamais de
sa vie", p. 7;" Nous applaudîmes tous quand il nomma sa
mère cuisinière de la nation.
- Hôtelière Nationale, monsieur le Président, dit Carvanso.
- Ah, pourquoi donc ?
- C'est plus beau, monsieur le Président", p. 12.
[32] Mais comment rétablir des rapports
plus humains et équitables dans la ville africaine ? Comment partager le
pouvoir entre hommes et femmes ? La question reste posée.
An English translation of this article will be published
in Summer 1999
by Berghahn Books Inc
Notes
Professeure Tanella Boni
est écrivain, philosophe et professeure de philosophie à la
Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Cocody (Côte d'Ivoire).
Elle a publié de très nombreux articles érudits et
elle se passionne pour la peinture et les Arts plastiques.
Son oeuvre
littéraire comprend plusieurs romans, des recueils de poésie et
des livres pour les enfants. Le dernier recueil de poésie (enrichi
de trois Encres du peintre Jacques Barthélémy) de
Tanella Boni s'intitule Il
n'y a pas de parole heureuse. 5 rue du Pont, 87110 Solignac (France):
Le bruit des autres, 1997. ISBN 2-909468-52-6.
Quelques textes de Tanella BONI disponibles sur le WEB | |||
La Tolérance (1997) |
Grobli Zirignon (1998) |
Carnet de route (1998) |
Ecritures et savoirs (1998) |