Entretien de Roland Barthes avec Frédéric Gaussen
A L'ECOUTE DE ROLAND BARTHES
Le Monde
le 19 avril 1967.
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Sur le "Système de la Mode"
'Système de la Mode' se présente comme un "livre de méthode" se référant à la sémiologie. Pouvez-vous nous indiquer ce qu'est la sémiologie ?
C'est Saussure qui a postulé pour la première fois l'existence d'une science générale des signes, qu'il avait appelée sémiologie. Il pensait que la linguistique serait une partie seulement de cette science. Ce projet sémiologique a été repris ensuite grâce au développement de la linguistique et des sciences sociales. On en est arrivé à la conviction que beaucoup des objets culturels maniés par les hommes constituaient des systèmes de communication, donc de signification. On peut dire que toute la culture, au sens le plus large, tombe sous le coup d'une science des significations. Les objets les plus utilitaires en apparence - la nourriture, le vêtement, le logement- et à plus forte raison ceux qui ont le langage comme support, comme la littérature - bonne ou mauvaise -, les récits de presse, la publicité, etc., appellent une analyse sémiologique.
Peut-on distinguer des signes totalement indépendants du langage ?
On peut citer évidemment des systèmes très élémentaires, tels que le code de la route ou le code d'appontage des avions. Mais, pour ma part, je suis persuadé que l'étude des signes non linguistiques est une abstraction, une utopie. La culture réelle ne propose que des objets pénétrés de langage humain, que ce soit sous forme de description, de commentaire, de conversation... Notre civilisation est de l'écrit autant que de l'image. Le langage écrit a des fonctions bien précises d'abstraction, de connaissance, de choix des sens. Vivre une civilisation de l'image pure créerait une certaine angoisse, car l'image a toujours plusieurs sens. C'est pour cette raison que les photos des journaux sont toujours légendées: pour diminuer le risque qu'entraîne la multiplicité des sens.
Votre étude repose, semble-t-il, sur un certain paradoxe. En effet, alors que la mode met en jeu des systèmes très variés d'expression, en particulier l'image, vous avez choisi de limiter votre recherche à la description écrite des vêtements, telle qu'on la trouve dans les journaux comme 'Elle' ou le 'Jardin des modes'. Pourquoi cela ?
J'avais d'abord pensé étudier le vêtement réel, porté par tout le monde dans la rue. J'y ai renoncé. En effet le vêtement de mode est complexe en ce qu'il met en jeu plusieurs "substances": la matière, la photographie, le langage... Or il n'y a pas encore de travail de sémiologie appliquée. Il fallait donc donner le pas aux problèmes de méthode. Pour cela j'ai préféré choisir un objet aussi "pur" que possible à analyser, c'est-à-dire reposant sur une seule "substance". J'ai étudié le vêtement de mode tel qu'il est réfracté dans le langage écrit des journaux spécialisés. Je n'ai gardé que la description, c'est-à-dire la transformation d'un objet en langage.
A l'origine, ce travail représentait en quelque sorte le début d'un programme général de sémiologie qui aurait couvert tous les systèmes culturels de notre civilisation: le vêtement, la nourriture, la ville... Mais, sous l'impulsion des recherches nouvelles, ce projet sémiologique lui-même évolue et en vient notamment à se poser le problème de ses objets: a-t-on le droit de constituer la nourriture par exemple en système de signes ? Si limité que soit ce livre sur la mode, il pose le problème de savoir s'il existe un objet que l'on appelle le vêtement de mode.
Ce "Système de la Mode" se décompose en fait en deux systèmes.
En effet. Il s'agit de détecter dans un message simple - la description d'une robe à la mode - la superposition de plusieurs systèmes de sens: d'une part, ce qu'on pourrait appeler le "code vestimentaire" qui réglemente un certain nombre d'usages, et d'autre part la rhétorique, c'est-à-dire la façon dont le journal exprime ce code et qui renvoie elle-même à une certaine vision du monde, à une idéologie. L'analyse sémiologique permet de situer la place de l'idéologie dans le système général du sens, sans, bien sûr, pouvoir aller plus loin, la description des idéologies particulières relevant d'une autre science.
Quelle garantie d'objectivité a le sémiologue dans l'analyse qu'il fait de cette rhétorique ?
Evidemment l'analyse de la rhétorique oblige le chercheur à s'appuyer sur son propre sentiment de lecteur, ce qui peut choquer les habitudes positivistes reposant sur l'expérimentation. A partir du moment où l'on étudie un langage, on rencontre cet obstacle. Il n'y a pas d'autre "preuve" du langage que sa lisibilité, sa compréhension immédiate. Pour prouver l'analyse que l'on fait d'un langage, on est toujours obligé d'en revenir au "sentiment linguistique" de celui qui parle. De toute façon, mon extériorité par rapport au langage que j'analyse n'est que provisoire. Ma propre description pourra à son tour être prise en charge par un autre système d'explication plus large et plus cohérent. Je crois que la sémiologie est une démarche vraie, mais que cette vérité peut elle-même devenir objet d'autres langages. Je n'ai pas un sentiment positiviste à l'égard de la sémiologie, mais plutôt historique.
Votre étude se présente comme une sorte de syntaxe de la sémiologie. Elle s'efforce de créer des unités, des règles, des catégories. Pensez-vous que cette méthode ait une valeur universelle et puisse s'appliquer à n'importe quel objet?
Cette procédure, qui d'ailleurs n'est pas originale et vient de la linguistique, peut avoir provisoirement valeur universelle en tant que méthode de découverte. Elle consiste à découper des unités, à les classer et à examiner leurs règles de combinaison, à la façon d'un grammairien. Il est évident que si l'objet change, la méthode elle-même doit être modifiée. Les classifications seront différentes.
Quelle image de la mode avez-vous retirée de votre analyse ?
Le titre de mon livre, Système de la Mode, n'est pas une provocation. Pour moi la mode est bien un système. Contrairement au mythe de l'improvisation, du caprice, de la fantaisie, de la création libre, on s'aperçoit que la mode est fortement codifiée. C'est une combinatoire, qui a une réserve finie d'éléments et des règles de transformation. L'ensemble des traits de mode est puisé chaque année dans un ensemble de traits qui a ses contraintes et ses règles, comme la grammaire. Ce sont des règles purement formelles. Par exemple, il y a des associations d'éléments de vêtements qui sont permises, d'autres qui sont interdites. Si la mode nous apparaît à nous imprévisible, c'est que nous nous plaçons au niveau d'une petite mémoire humaine. Dès qu'on l'agrandit à sa dimension historique, on retrouve une régularité très profonde.
La seconde image de la mode que j'ai retirée de mon analyse est plus éthique, plus engagée dans mes propres préoccupations. Il m'est apparu qu'il y avait deux modes. D'une part, la mode s'efforce de faire correspondre au vêtement décrit des usages, des caractères, des saisons, des fonctions: "Une robe pour le soir, pour le shopping, pour le printemps, pour l'éludiante, pour la jeune fille désinvolte..." Dans ce cas l'arbitraire de la mode est esquivé, masqué sous ce lexique rationaliste, naturaliste. Elle ment. Elle se cache sous des alibis sociaux ou psychologiques.
D'autre part il y a une autre vision de la mode qui consiste à renoncer à ce système d'équivalence et à édifier une fonction proprement abstraite ou poétique. C'est une mode oisive, luxueuse, mais qui a le mérite de se déclarer comme une forme pure. En ce sens elle rejoint la littérature. Un exemple passionnant de cette jonction a été donné par Mallarmé, qui a rédigé à lui tout seul un petit journal de mode: La Dernière Mode; celui-ci se donne comme un véritable journal de mode, avec des descriptions de robes, comme on en trouvera, le talent mis à part, dans Elle. Mais, en même temps, ces descriptions sont pour l'auteur un exercice profond, presque métaphysique, sur le thème mallarméen du rien, du bibelot, de l'inanité. C'est un vide qui n'est pas absurde, un vide qui est construit comme un sens.
Vous indiquez dans votre avant-propos que votre recherche est "déjà datée". Comment l'entendez-vous?
Cette étude s'appuie sur des concepts opératoires - "signe, signifiant, signifié" - qui ont été sinon contestés, du moins considérablement remodelés ces dernières années par des recherches, comme celles de Lévi Strauss ou de Lacan. Ce vocabulaire est un peu remis en cause maintenant. La réflexion sur le sens s'est enrichie et aussi divisée. Des antagonismes apparaissent. Ma recherche a, de ce point de vue, un aspect un peu naïf. C'est de la sémiologie "sauvage". Mais je dirai pour ma défense que ces concepts, un peu figés s'appliquent précisément à un objet qui plonge dans la culture de masse, c'est-à-dire dans une certaine aliénation. La société de masse tend toujours à se fixer sur des sens définis, nommés, séparés. C'est pourquoi les concepts figés auxquels j'ai recours sont ceux qui conviennent le mieux pour la décrire. Peut-être sont-ils simplistes pour rendre compte de ce qui se passe dans la profondeur de la psyché humaine, mais ils gardent toute leur pertinence lorsqu'il s'agit de l'analyse de notre société.
Le Monde
19 avril 1967
"Entretien avec Frédéric Gaussen à l'occasion de la parution de Système de la mode , Le Monde, 19 avril 1967" (1967) in Oeuvres Complètes, Tome 2, 1966-1975, Roland Barthes, � Éditions du Seuil, 1994, pp.462-64. |