Rangira Béatrice Gallimore
Université du Missouri
Cet article se propose d'examiner la problématique des signes vestimentaires dans certaines oeuvres de la littérature négro-africaine francophone. [1] Dans cette analyse, notre objectif est de montrer comment le passage du vêtement traditionnel africain au vêtement occidental affecte le personnage négro-africain sur le plan psychologique et socio-culturel.
Dans cette étude, nous n'entendons pas envisager le vêtement dans la perspective de Roland Barthes [2] , c'est-à-dire comme vêtement de mode que porte "le corps idéal incarné" du mannequin. Le vêtement dont il s'agit ici est le vêtement "réel" que porte le personnage, c'est-à-dire un artefact lié au corps humain, et nous nous donnons la liberté d'inclure la chaussure dans la catégorie de l'habillement. Le système vestimentaire est d'une grande complexité, car le choix d'une catégorie vestimentaire n'est jamais une opération neutre. Il est lié à de nombreuses fluctuations d'ordres physiologique, psychologique et socio-culturel. D'où la nécessité de déterminer la structure de la société où ce choix s'opère.
Ce qui fonde la spécificité de la colonisation en Afrique noire, c'est la dichotomie raciale sur laquelle elle est bâtie. Cette opposition raciale a eu pour corollaire une topologie sociale double: d'un côté, le colonisateur blanc, le signifiant référentiel, voire l'étalon de mesure, et de l'autre, les populations autochtones noires. Dans plusieurs cas, cette répartition sociale s'est doublée d'une symbolique des sites. Ainsi le colonisateur, convaincu de sa supériorité intrinsèque, a occupé les espaces élevés. Les Noirs se sont retrouvés dans les plaines et les vallées, exposés aux moustiques et réduits à la misère. Nombreux sont les écrivains africains qui ont dépeint cette bipolarité spatiale de l'Afrique coloniale. [3]
Dans Peau Noire, Masques Blancs, [4] Frantz Fanon décrit et analyse justement cette hiérarchisation raciale de la société coloniale et ses implications métaphysiques et psychologiques. Il montre que le Blanc, c'était l'être et le Noir, le néant; entre cet être et ce néant, il y avait le mulâtre. De ce fait, l'homme blanc s'est vu attribuer une certaine supériorité et une plus grande valeur ontologique. Dans ce contexte, l'homme noir qui voulait prétendre au statut d'être et rêvait de sortir de cette "néantisation" systématique du nègre devait faire siens certains éléments "blanchissants". Pour certains Noirs, la langue du colonisateur a été l'objet blanchissant; pour d'autres, le blanchissement s'est effectué par le mariage avec une femme blanche, et enfin pour les moins chanceux, c'était le blanchissement au second degré: le port du vêtement européen. Le rejet de l'habit traditionnel, doublé de l'adoption presque automatique du vêtement européen, est donc un phénomène gouverné par des motivations socio-psychologiques.
Pendant la période coloniale, le port de l'habit occidental par un Noir témoignait d'un souci conscient et volontaire d'appartenance à la classe supérieure. Le rejet du vêtement africain au profit de l'habit européen était la preuve qu'on était sorti d'un stade de barbarie, voire de néant ontologique, pour s'intégrer dans l'univers lumineux et envié de la modernité et de la civilisation. C'est ce qui a conduit la plupart des jeunes Africains à se débarrasser de l'habit traditionnel pour accaparer celui du colonisateur. Comme le constate avec amertume le narrateur de Karim d'Ousmane Socé: "Les boubous et le fez musulman d'autrefois se virent disgrâciés et remplacés par un complet-veston, par un casque colonial" (Karim, 33).
En endossant l'habit du colonisteur, le colonisé se sent supérieur à ses frères. Le portrait de Durandeau que nous livre Aké Loba dans son roman Kocumbo l'étudiant noir est très éloquent à ce sujet:
Les chaussures et l'habit des Français ont ici un pouvoir presque magique. Ils élèvent soudainement leur propriétaire à un rang supérieur. Le vêtement européen, émanation de la société qui l'a créé, devient un vecteur d'oppression. Vêtu à la parisienne, Durandeau se meut et déploie ses gestes sans tenir compte de l'espace personnel des autres. Il barre le passage à ses compagnons, envahit leur sphère d'action et se pose ainsi comme un obstacle à leurs activités. Le personnage de Durandeau se désolidarise du groupe, favorise la fragmentation de la structure communautaire et devient l'allégorie de la balkanisation politique de la société africaine.
En outre, il parle plus que les autres et s'écoute parler. En jouant le rôle simultané de locuteur et d'auditeur, Durandeau brise les structures du schéma dialogique et communicatif. Bref, Durandeau se soucie très peu de son entourage car il est "fier de marcher sur (les) talons des français" (Kocumbo, 39). Cette expression peut être comprise à deux niveaux: le personnage est non seulement fier de porter les vêtements français; mais il est aussi fier de s'approprier le modèle occidental et de se faire l'amplificateur idéologique de l'impérialisme français. Une équation est donc établie entre le port d'une catégorie vestimentaire et l'adoption de la culture qu'il concrétise. Les vêtements français permettent à Durandeau de raccourcir la distance ontologique entre l'homme blanc et lui. L'élévation spatiale engendrée par le port des "talons des Français", le hisse au rang supérieur, celui d'"un évolué très au fait des subtilités sociales européennes" (Kocumbo, 39).
Le vêtement européen, objet de convotise et d'élévation sociale est également décrit dans les mêmes termes dans certains passages de L'enfant Noir de Camara Laye :
Cependant, il est important de remarquer que le vêtement occidental est aussi perçu comme source de déséquilibre dans la conscience africaine. Dans L'enfant Noir, le narrateur Laye reconnaît les inconvénients du vêtement importé. Celui-ci est présenté d'abord comme un obstacle à la liberté du jeune garçon. Laye aurait aimé comme ses camarades campagnards se vêtir des habits traditionnels. Il enviait "leur caleçon qui leur donnait une liberté plus grande":
La souffrance, le malaise et la restriction provoqués par le port du vêtement européen sont sans doute l'un des premiers signes de l'aliénation de l'homme noir. Le cri de révolte du poète Léon Gontran Damas exprime le malaise que ressent le Noir d'être dans la peau d'un autre:
Non seulement le poète se sent ridicule mais il se sent aussi affaibli sous le poids du vêtement occidental. Ce costume d'emprunt entrave le mouvement et masque "la beauté du cache-sexe". Considéré comme un vêtement de circonstance, l'oncle de Laye, Mamadou, "ne (le) portait. . . que pour se rendre au travail; sitôt rentré, il se déshabillait, passait son boubou" (Enfant, 173). De même, Marie, une amie de Laye, sitôt rentrée de l'école "quittait son vêtement européen pour endosser la tunique guinéenne qui laisse meilleure liberté au mouvement" (Enfant, 183). Le vêtement occidental s'accorde mal avec les réalités africaines. C'est donc à juste titre que dans Le regard du roi, l'initiation de Clarence à la vie africaine s'effectue à travers un dépouillement vestimentaire. Le préalable à l'intégration de cet homme blanc dans la société africaine consiste en son rejet du costume occidental. C'est dans toute sa nudité et en toute simplicité qu'il est reçu par les Africains et par leur roi. Dans son poème, "Femme noire," Senghor fait également l'éloge de la nudité en chantant la beauté de la "Femme nue, femme noire." Dans ce poème, la nudité africaine est mise en opposition avec le vêtement occidental. Elle se fait agent de la vérité par contraste à l'hypocrisie et au mensonge véhiculés par l'habit européen.
De tous les éléments vestimentaires empruntés par l'Afrique à l'Europe, la chaussure est celui qui illustre le mieux le caractère paradoxal du vêtement occidental. Dans la plupart des sociétés africaines, les chaussures et les sandales n'étaient pas d'un usage quotidien. L'Africain préférait marcher pieds nus. Cette préférence relève d'abord de raisons philosophiques. Pour l'Africain, l'homme n'est jamais un être isolé. Il est un maillon dans une chaîne indivisible. Membre d'une communauté humaine et élément indissociable du système universel et cosmique, il se doit de demeurer constamment en contact avec ces ensembles de la nature qui l'englobent et dont il reçoit son énergie vitale. En Afrique, la nature n'est rien d'autre que la résidence des morts, des ancêtres. Dans son poème "Souffles", Birago Diop décrit cette conception africaine de la nature en nous montrant que "les morts ne sont pas morts" mais ils gisent sous la terre et ils sont présents dans tous les éléments de la nature. Comme l'ont montré la plupart des penseurs africains et africanistes, l'Afrique a une vision intégrative de l'univers. Aucune hiérarchie n'y est de règle. Quand l'Africain marche pieds nus dans ce milieu ami, non seulement il se maintient dans le système universel, mais il s'imprègne constamment du souffle des Ancêtres. Tout phénomène qui détruit cette communion avec l'englobant cosmique sera pour lui source de déstabilisation et de malaise. Le personnage du fou dans L'aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane découvre, en effet, ce malaise et décrit l'étourdissement et le trouble qu'il a ressentis lors de son arrivée en Europe:
Le texte cité nous révèle qu'il y a un appauvrissement graduel de l'isotopie de l'humanité au profit de celle de la matière artificielle. C'est qu'en effet la matière est en train d'étouffer l'homme. Celui-ci est atteint du virus de la matérialité chosifiante. L'agonie de l'humanité se trouve illustrée par "l'angoisse indicible" qui s'empare du fou. Il lui semble en effet que son "coeur" et "son corps ensemble se crispaient," "ses jambes étaient molles et tremblantes"(Aventure, 100).
Cette réification générale est également suggérée par la neutralisation du code onomastique. En effet, aucun nom propre n'est donné. Seuls les noms d'espèce sont utilisés comme lexèmes indicatifs. L'homme perd son individualité pour se perdre dans l'anonymat: "son dos carré" se perd "parmi d'autres dos carrés". Cette réification et cette agonie de l'humanité sont le résultat de la rupture entre celle-ci et les éléments naturels. La matière de recouvrement est présentée comme un phénomène d'interposition entre la nature et l'homme. L'homme n'est plus en contact avec les éléments naturels. Entre son pied et la terre s'interpose d'abord le pavé, l'asphalte, le carrelage. Ensuite le soulier vient accentuer ce processus d'éloignement en agrandissant la distance entre le pied et la terre. Cette distance doublement articulée pousse le personnage du fou à se demander si l'homme avait réellement le "pied de chair."
A ce phénomène de recouvrement destructeur vient s'ajouter celui du bruit. Ce bruit n'est pas celui de la nature mais bien le résultat du contact entre les éléments artificiels de recouvrement: la chaussure au contact de l'asphalte. Dès lors, l'homme se déshumanise pour se rapprocher de la machine et s'intégrer dans l'univers de la mécanique.
Le port de la chaussure occidentale prend donc une dimension philosophique et métaphysique dans L'aventure ambiguë. La chaussure est une forme déguisée de la ruse du mal. La prolifération métallique annonce un stade apocalyptique. D'ailleurs comme conclut le fou: "le chaos obscène est dans le monde et nous défie" (Aventure, 105).
De même que les chaussures produisent chez l'Africain un malaise moral, spirituel, voire métaphysique, elles sont pour lui source de douleur physique. Pour l'Africain, qui a marché pieds nus depuis son plus jeune âge, porter des chausures est un calvaire qu'il faut endurer avec stoïcisme. Dans Un nègre à Paris de Bernard Dadié, le narrateur se débat vainement pour enfiler ses chaussures afin d'éviter de "descendre pieds nus à Paris" (Nègre, 24). Dans Kocumbo, l'étudiant noir, Kocumbo, narrateur et héros du roman, décrit encore mieux la torture que lui fait endurer le port des chaussures. Il avoue avoir du mal à glisser ses pieds dans les "deux instruments de cuir sec. . . qui serrent les pieds comme deux gueules de caïmans" (Kocumbo, 39). Le coeur plein d'amertume, Kocumbo témoigne de la déformation de ses pieds:
Dans son article intitulé "Une théorie sémiotique de la ligne vectorielle dans le roman africain", Willy Umezinwa affirme que le port des chaussures à talon haut chez les Blancs est un désir d'élévation, dont la signification dépasse la simple protection des pieds:
Ferdinand Oyono, dans Le vieux nègre et la médaille met en scène un personnage qui perd progressivement le contact avec la terre sans s'en rendre compte. Méka, le héros du roman d'Oyono, est un vieux tirailleur des deux guerres mondiales. Exemple même du "bon nègre," il a donné ses deux fils à la patrie et une partie de ses terres à la mission catholique. Pour récompenser sa générosité, les autorités coloniales décident de lui decerner une médaille lors de la fête nationale du quatorze juillet. Pour la circonstance, Méka s'est acheté une paire de chaussures:
Mais malheureusement cette montée vers le locatif interdit l'éloigne de sa terre natale et de sa famille. Dans ce "cercle dessiné à la chaux", place d'honneur qu'on lui a réservée, Méka se sent seul et prisonnier de sa gloire. Convaincu cependant que la médaille tant attendue abolira la distance qui le sépare des Blancs, il endure stoïquement la torture que lui impose l'habit de l'autre: "Enfin quoi! se dit-il, je suis un homme! Mes ancêtres m'ont laissé tel quel. . . . J'ai été circoncis au couteau et le sorcier a craché du piment sur ma blessure. Je n'ai pas pleuré" (Vieux nègre, 111-112). En faisant appel à sa force d'initié, Méka reconnaît le parallélisme entre les deux formes de mutilations. La mutilation sexuelle est une des épreuves qu'a dû subir Méka pour devenir un homme et plus précisément pour prouver sa virilité. La mutilation des pieds peut donc être vue comme une autre épreuve initiatique que doit subir Méka pour accéder au monde européen. Mais comme le montre la suite du texte d'Oyono, l'accession au monde européen est un épisode éphémère. Le lendemain de la cérémonie de décoration, Méka perd ses illusions quand il se touve arrêté et malmené par un agent de la garde coloniale.
Les textes examinés dans cet article révèlent que le port du vêtement occidental par un Africain a souvent été entrevu comme un passeport permettant un passage vers un nouveau monde. Il a souvent donné l'illusion d'une ascension sociale. Cependant, la torture physique et psychologique engendrée par ce vêtement d'emprunt n'a jamais suffi à ouvrir les portes du monde occidental. Les promesses du vêtement occidental restent illusoires et l'espoir de conquérir un statut social supérieur s'accompagne d'un déracinement et de l'éloignement de la terre nourricière. Paradoxalement, endosser "l'habit du blanc" ne signifie pas s'élancer vers les sommets de la réussite mais plutôt amorcer un mouvement descendant dominé par un phénomène d'aliénation et d'acculturation.
[1] Les auteurs et ouvrages abordés sont: Bernard Dadié, Un nègre à Paris (Paris: Présence Africaine, 1959); Camara Laye, L'enfant noir (Paris: Plon, 1953) et Le regard du roi (Regard) (Paris: Plon, 1954); Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë (Paris: Julliard, 1961); Aké Loba, Kocoumbo, l'étudiant noir (Paris: Flammarion, 1960) et Le fils de Kouretcha (Nivelles: Francité, 1970); Ferdinand Oyono, Le vieux nègre et la médaille (Paris: Julliard, 1956); Ousmane Socé, Karim, roman sénégalais (Paris: Nouvelles Editions Latines, 1948). En plus des textes romanesques, quelques poèmes ont été également considérés: "Solde" extrait du recueil Pigments (Paris: Présence fricaine, 1972) de Léon Damas et "Prière d'un petit enfant nègre" tiré de Balles d'or (1961) de Guy Tirolien. Toute référence paginale qui se rapporte à ces ouvrages respectifs sera marquée dans le texte, précédée par le titre entre parenthèses.
[2] Roland Barthes, Système de mode (Paris: Editions du Seuil, 1967).
[3] Des romanciers comme Ferdinand Oyono, Chinua Achebe, Mongo Beti, Ahmadou Kourouma, Jean-Marie Adiaffi. . . ont décrit cette situation antithétique des deux quartiers et de deux races.
[4] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (Paris: Seuil, 1952).
[5] Willy Umezinwa, "Une théorie de la ligne vectorielle dans le roman africain", Neohelicon: Acta Comparationis Litterarum Universarum 11.2 (1984): 199-223.