Mots pluriels
    no 10. mai 1999.
    https://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP1099rbg.html
    © Rangira Béatrice Gallimore


    Le vêtement occidental
    et son impact psychologique et socio-culturel
    chez le personnage négro-africain de l'époque coloniale

    Rangira Béatrice Gallimore
    Université du Missouri

    Cet article se propose d'examiner la problématique des signes vestimentaires dans certaines oeuvres de la littérature négro-africaine francophone. [1] Dans cette analyse, notre objectif est de montrer comment le passage du vêtement traditionnel africain au vêtement occidental affecte le personnage négro-africain sur le plan psychologique et socio-culturel.

    Dans cette étude, nous n'entendons pas envisager le vêtement dans la perspective de Roland Barthes [2] , c'est-à-dire comme vêtement de mode que porte "le corps idéal incarné" du mannequin. Le vêtement dont il s'agit ici est le vêtement "réel" que porte le personnage, c'est-à-dire un artefact lié au corps humain, et nous nous donnons la liberté d'inclure la chaussure dans la catégorie de l'habillement. Le système vestimentaire est d'une grande complexité, car le choix d'une catégorie vestimentaire n'est jamais une opération neutre. Il est lié à de nombreuses fluctuations d'ordres physiologique, psychologique et socio-culturel. D'où la nécessité de déterminer la structure de la société où ce choix s'opère.

    Ce qui fonde la spécificité de la colonisation en Afrique noire, c'est la dichotomie raciale sur laquelle elle est bâtie. Cette opposition raciale a eu pour corollaire une topologie sociale double: d'un côté, le colonisateur blanc, le signifiant référentiel, voire l'étalon de mesure, et de l'autre, les populations autochtones noires. Dans plusieurs cas, cette répartition sociale s'est doublée d'une symbolique des sites. Ainsi le colonisateur, convaincu de sa supériorité intrinsèque, a occupé les espaces élevés. Les Noirs se sont retrouvés dans les plaines et les vallées, exposés aux moustiques et réduits à la misère. Nombreux sont les écrivains africains qui ont dépeint cette bipolarité spatiale de l'Afrique coloniale. [3]

    Dans Peau Noire, Masques Blancs, [4] Frantz Fanon décrit et analyse justement cette hiérarchisation raciale de la société coloniale et ses implications métaphysiques et psychologiques. Il montre que le Blanc, c'était l'être et le Noir, le néant; entre cet être et ce néant, il y avait le mulâtre. De ce fait, l'homme blanc s'est vu attribuer une certaine supériorité et une plus grande valeur ontologique. Dans ce contexte, l'homme noir qui voulait prétendre au statut d'être et rêvait de sortir de cette "néantisation" systématique du nègre devait faire siens certains éléments "blanchissants". Pour certains Noirs, la langue du colonisateur a été l'objet blanchissant; pour d'autres, le blanchissement s'est effectué par le mariage avec une femme blanche, et enfin pour les moins chanceux, c'était le blanchissement au second degré: le port du vêtement européen. Le rejet de l'habit traditionnel, doublé de l'adoption presque automatique du vêtement européen, est donc un phénomène gouverné par des motivations socio-psychologiques.

    Pendant la période coloniale, le port de l'habit occidental par un Noir témoignait d'un souci conscient et volontaire d'appartenance à la classe supérieure. Le rejet du vêtement africain au profit de l'habit européen était la preuve qu'on était sorti d'un stade de barbarie, voire de néant ontologique, pour s'intégrer dans l'univers lumineux et envié de la modernité et de la civilisation. C'est ce qui a conduit la plupart des jeunes Africains à se débarrasser de l'habit traditionnel pour accaparer celui du colonisateur. Comme le constate avec amertume le narrateur de Karim d'Ousmane Socé: "Les boubous et le fez musulman d'autrefois se virent disgrâciés et remplacés par un complet-veston, par un casque colonial" (Karim, 33).

    En endossant l'habit du colonisteur, le colonisé se sent supérieur à ses frères. Le portrait de Durandeau que nous livre Aké Loba dans son roman Kocumbo l'étudiant noir est très éloquent à ce sujet:

      (Durandeau) tachait de démontrer son importance par le jeu savant de ses bras. Il portait avec élégance un complet bleu-marine qui venait tout droit de Paris. . . . Il parlait plus que les autres et s'écoutait visiblement parler. De temps à autre, il croisait les mains derrière son dos, puis dégageait sa dextre, la soulevait avec gravité pour faire glisser la manche de sa chemise de soie et une montre au clinquant tapageur apparaissait. Il y jetait un coup d'oeil, puis reprenait sa marche pour s'arrêter parfois et bloquer ainsi tout le groupe (Kocumbo, 38-39).

    Dans cet extrait, le narrateur prend soin de nous faire remarquer l'origine des vêtements de Durandeau. Son "complet bleu-marine" et ses chaussures viennent de France. Par cette précision, le narrateur introduit de façon subtile l'opposition entre vêtements européens et vêtements traditionnels africains. Dans le groupe dont il est question, seul Durandeau porte des vêtements occidentaux. Ce sont d'ailleurs ses habits qui fondent sa singularité et qui le placent au centre du regard des autres.

    Les chaussures et l'habit des Français ont ici un pouvoir presque magique. Ils élèvent soudainement leur propriétaire à un rang supérieur. Le vêtement européen, émanation de la société qui l'a créé, devient un vecteur d'oppression. Vêtu à la parisienne, Durandeau se meut et déploie ses gestes sans tenir compte de l'espace personnel des autres. Il barre le passage à ses compagnons, envahit leur sphère d'action et se pose ainsi comme un obstacle à leurs activités. Le personnage de Durandeau se désolidarise du groupe, favorise la fragmentation de la structure communautaire et devient l'allégorie de la balkanisation politique de la société africaine.

    En outre, il parle plus que les autres et s'écoute parler. En jouant le rôle simultané de locuteur et d'auditeur, Durandeau brise les structures du schéma dialogique et communicatif. Bref, Durandeau se soucie très peu de son entourage car il est "fier de marcher sur (les) talons des français" (Kocumbo, 39). Cette expression peut être comprise à deux niveaux: le personnage est non seulement fier de porter les vêtements français; mais il est aussi fier de s'approprier le modèle occidental et de se faire l'amplificateur idéologique de l'impérialisme français. Une équation est donc établie entre le port d'une catégorie vestimentaire et l'adoption de la culture qu'il concrétise. Les vêtements français permettent à Durandeau de raccourcir la distance ontologique entre l'homme blanc et lui. L'élévation spatiale engendrée par le port des "talons des Français", le hisse au rang supérieur, celui d'"un évolué très au fait des subtilités sociales européennes" (Kocumbo, 39).

    Le vêtement européen, objet de convotise et d'élévation sociale est également décrit dans les mêmes termes dans certains passages de L'enfant Noir de Camara Laye :

      Mes petits camarades me regardaient avec les yeux avides passer ma chemise khaki, à manches courtes, enfiler une culotte de même nuance et chausser des sandales. J'avais aussi un bérêt que je ne mettais guère. Mais il suffisait: tant de splendeurs étaient faites pour éblouir de petits campagnards qui n'avaient qu'un caleçon court pour tout vêtement (Enfant, 50-51).

    Le narrateur focalise l'attention des enfants du village de Tindican à cause de sa tenue européenne, de ses "vêtements de ville." L'habillement devient un critère pertinent dans l'opposition ville-campagne. Le vêtement européen permet à ceux qui quittent leur village d'accéder aux espaces interdits. Il est le signe de leur évolution. Dans la psychologie de "l'émancipé" de la période coloniale, le vêtement occidental est un facteur indéniable et déterminant dans l'élévation sociale et le symptôme éloquent de sa "déprimitivisation."

    Cependant, il est important de remarquer que le vêtement occidental est aussi perçu comme source de déséquilibre dans la conscience africaine. Dans L'enfant Noir, le narrateur Laye reconnaît les inconvénients du vêtement importé. Celui-ci est présenté d'abord comme un obstacle à la liberté du jeune garçon. Laye aurait aimé comme ses camarades campagnards se vêtir des habits traditionnels. Il enviait "leur caleçon qui leur donnait une liberté plus grande":

      . . . J'étais venu pour courir, pour jouer, pour grimper sur les miradors et pour me perdre dans les hautes herbes avec les troupeaux, et, naturellement, je ne pouvais pas le faire sans dommage pour ces précieux habits (Enfant, 52).

    Le vêtement occidental devient de ce fait un habit restrictif, un fardeau à porter. Tout comme le système colonialiste, il étouffe l'homme noir. Dans Le fils de Kouretcha d'Aké Loba, une vieille femme déclare: "Quand je vois passer les jeunes d'aujourd'hui, serrés dans leur costume de Blanc, la mine soucieuse, je me dis qu'un fardeau pèse sur leurs épaules" (Fils de Kouretcha, 146).

    La souffrance, le malaise et la restriction provoqués par le port du vêtement européen sont sans doute l'un des premiers signes de l'aliénation de l'homme noir. Le cri de révolte du poète Léon Gontran Damas exprime le malaise que ressent le Noir d'être dans la peau d'un autre:

      J'ai l'impression d'être ridicule
        dans leurs souliers
        dans leurs smoking. . . .
        dans leur faux col
        dans leur monocle. . . .
      J'ai l'impression d'être ridicule
        avec mes orteils qui ne sont pas faits
        pour transpirer du matin
        jusqu'au soir qui déshabille
        avec l'emmaillotage qui m'affaiblit les membres
        et enlève à mon corps sa beauté de cache-sexe
        (Pigments, 41-42).

    Non seulement le poète se sent ridicule mais il se sent aussi affaibli sous le poids du vêtement occidental. Ce costume d'emprunt entrave le mouvement et masque "la beauté du cache-sexe". Considéré comme un vêtement de circonstance, l'oncle de Laye, Mamadou, "ne (le) portait. . . que pour se rendre au travail; sitôt rentré, il se déshabillait, passait son boubou" (Enfant, 173). De même, Marie, une amie de Laye, sitôt rentrée de l'école "quittait son vêtement européen pour endosser la tunique guinéenne qui laisse meilleure liberté au mouvement" (Enfant, 183). Le vêtement occidental s'accorde mal avec les réalités africaines. C'est donc à juste titre que dans Le regard du roi, l'initiation de Clarence à la vie africaine s'effectue à travers un dépouillement vestimentaire. Le préalable à l'intégration de cet homme blanc dans la société africaine consiste en son rejet du costume occidental. C'est dans toute sa nudité et en toute simplicité qu'il est reçu par les Africains et par leur roi. Dans son poème, "Femme noire," Senghor fait également l'éloge de la nudité en chantant la beauté de la "Femme nue, femme noire." Dans ce poème, la nudité africaine est mise en opposition avec le vêtement occidental. Elle se fait agent de la vérité par contraste à l'hypocrisie et au mensonge véhiculés par l'habit européen.

    De tous les éléments vestimentaires empruntés par l'Afrique à l'Europe, la chaussure est celui qui illustre le mieux le caractère paradoxal du vêtement occidental. Dans la plupart des sociétés africaines, les chaussures et les sandales n'étaient pas d'un usage quotidien. L'Africain préférait marcher pieds nus. Cette préférence relève d'abord de raisons philosophiques. Pour l'Africain, l'homme n'est jamais un être isolé. Il est un maillon dans une chaîne indivisible. Membre d'une communauté humaine et élément indissociable du système universel et cosmique, il se doit de demeurer constamment en contact avec ces ensembles de la nature qui l'englobent et dont il reçoit son énergie vitale. En Afrique, la nature n'est rien d'autre que la résidence des morts, des ancêtres. Dans son poème "Souffles", Birago Diop décrit cette conception africaine de la nature en nous montrant que "les morts ne sont pas morts" mais ils gisent sous la terre et ils sont présents dans tous les éléments de la nature. Comme l'ont montré la plupart des penseurs africains et africanistes, l'Afrique a une vision intégrative de l'univers. Aucune hiérarchie n'y est de règle. Quand l'Africain marche pieds nus dans ce milieu ami, non seulement il se maintient dans le système universel, mais il s'imprègne constamment du souffle des Ancêtres. Tout phénomène qui détruit cette communion avec l'englobant cosmique sera pour lui source de déstabilisation et de malaise. Le personnage du fou dans L'aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane découvre, en effet, ce malaise et décrit l'étourdissement et le trouble qu'il a ressentis lors de son arrivée en Europe:

      Dès mes premiers pas dans la rue, j'éprouvai une angoisse indicible. Il me sembla que mon coeur et mon corps ensemble se crispaient. . . Sous moi, mes jambes étaient molles et tremblantes. Je ressentis une forte envie de m'asseoir. Alentour, le carrelage étendait son miroir brillant où résonnait le claquement des souliers [. . . ]. Je posai mes valises à terre et m'assis à même le carrelage froid. . . . L'agitation de mon corps se calma malgré le froid du carrelage qui me pénétrait les os. J'aplatis mes mains sur ce carrelage de glace. L'envie me prit même d'ôter mes souliers, pour toucher du pied le froid miroir glauque et brillant. . . . Simplement, j'étendis mes jambes, qui entrèrent ainsi en contact avec le bloc glacé [. . . ]. Ce que j'éprouvais était plus profond qu'une simple sédition de mon corps. Ce tremblement qui, maintenant que j'étais assis, se montrait de nouveau, me parut l'écho fraternel de mon corps à un désarroi plus intime. . . . Un homme passa à côté de moi. . . . Le claquement sec de ses souliers se mêla au bruit de castagnettes qui courait à ras d'asphalte. . . . Mon regard parcourait toute l'étendue et ne vit pas de limite à la pierre. . . . Nulle part la tendre mollesse d'une terre nue. Sur l'asphalte dur, mon oreille exacerbée, mes yeux avides guettèrent, vainement, le tendre surgissement d'un pied nu. Alentour, il n'y avait aucun pied. Sur la carapace dure, rien que le claquement d'un millier de coques dures. L'homme n'avait-il plus de pied de chair? Une femme passa, dont la chair rose des mollets se durcissaient monstrueusement en deux noires conques terminales, à ras d'asphalte. Depuis que j'avais débarqué, je n'avais vu un seul pied (Aventure, 100-103).

    Le trouble du fou provient surtout de la perte de contact avec la terre au sein d'un univers qui lui semble mécanisé et déshumanisé. Même assis par terre, le carrelage ne parvient pas à lui procurer cette chaleur qui provient de la terre nue. Le pied humain a perdu le contact avec la terre et est devenu presque métallique.

      Là, devant moi, parmi une agglomération habitée, sur de grandes longueurs, il m'était donné de contempler une étendue parfaitement inhumaine, vide d'hommes. . . , au coeur même de la cité de l'homme, une étendue interdite à sa chair nue, interdite aux contacts alternés de ses deux pieds. . ." (Aventure, 104)

    Une lecture paradigmatique des deux passages que nous venons de citer fait ressortir une série d'isotopies révélatrices de la perception que le personnage du fou a de l'Europe. De cet ensemble d'isotopies, on peut distinguer les deux principales: celle de l'humanité et celle de la matière artificielle. Plusieurs termes sont porteurs du classème d'humanité. Nous ne retiendrons que les plus significatifs: le "je" évocateur du personnage du fou, les parties du corps (corps, coeur, dos, mains, jambes, pieds), une femme, un homme, l'homme. La matière artificielle est évoquée par les mots comme carrelage, bloc, soulier, asphalte, coques, pavé, carapace.

    Le texte cité nous révèle qu'il y a un appauvrissement graduel de l'isotopie de l'humanité au profit de celle de la matière artificielle. C'est qu'en effet la matière est en train d'étouffer l'homme. Celui-ci est atteint du virus de la matérialité chosifiante. L'agonie de l'humanité se trouve illustrée par "l'angoisse indicible" qui s'empare du fou. Il lui semble en effet que son "coeur" et "son corps ensemble se crispaient," "ses jambes étaient molles et tremblantes"(Aventure, 100).

    Cette réification générale est également suggérée par la neutralisation du code onomastique. En effet, aucun nom propre n'est donné. Seuls les noms d'espèce sont utilisés comme lexèmes indicatifs. L'homme perd son individualité pour se perdre dans l'anonymat: "son dos carré" se perd "parmi d'autres dos carrés". Cette réification et cette agonie de l'humanité sont le résultat de la rupture entre celle-ci et les éléments naturels. La matière de recouvrement est présentée comme un phénomène d'interposition entre la nature et l'homme. L'homme n'est plus en contact avec les éléments naturels. Entre son pied et la terre s'interpose d'abord le pavé, l'asphalte, le carrelage. Ensuite le soulier vient accentuer ce processus d'éloignement en agrandissant la distance entre le pied et la terre. Cette distance doublement articulée pousse le personnage du fou à se demander si l'homme avait réellement le "pied de chair."

    A ce phénomène de recouvrement destructeur vient s'ajouter celui du bruit. Ce bruit n'est pas celui de la nature mais bien le résultat du contact entre les éléments artificiels de recouvrement: la chaussure au contact de l'asphalte. Dès lors, l'homme se déshumanise pour se rapprocher de la machine et s'intégrer dans l'univers de la mécanique.

    Le port de la chaussure occidentale prend donc une dimension philosophique et métaphysique dans L'aventure ambiguë. La chaussure est une forme déguisée de la ruse du mal. La prolifération métallique annonce un stade apocalyptique. D'ailleurs comme conclut le fou: "le chaos obscène est dans le monde et nous défie" (Aventure, 105).

    De même que les chaussures produisent chez l'Africain un malaise moral, spirituel, voire métaphysique, elles sont pour lui source de douleur physique. Pour l'Africain, qui a marché pieds nus depuis son plus jeune âge, porter des chausures est un calvaire qu'il faut endurer avec stoïcisme. Dans Un nègre à Paris de Bernard Dadié, le narrateur se débat vainement pour enfiler ses chaussures afin d'éviter de "descendre pieds nus à Paris" (Nègre, 24). Dans Kocumbo, l'étudiant noir, Kocumbo, narrateur et héros du roman, décrit encore mieux la torture que lui fait endurer le port des chaussures. Il avoue avoir du mal à glisser ses pieds dans les "deux instruments de cuir sec. . . qui serrent les pieds comme deux gueules de caïmans" (Kocumbo, 39). Le coeur plein d'amertume, Kocumbo témoigne de la déformation de ses pieds:

      Le jeune homme s'assit sur sa malle, retira ses souliers, ses chaussettes et s'aperçut que ses ongles étaient longs. . . . "Mes pauvres pieds", soupira-t-il. Ses orteils s'étaient rassemblés, ne présentaient plus la moindre trace de liberté. Chez lui, un beau pied était un pied aux doigts étalés, et qui montraient leurs libres intervalles. Déjà ses orteils s'étaient ratatinés (Kocumbo, 114-15).

    Habitué à marcher "les doigts des pieds en éventail", Kocumbo ne peut plus supporter ces chaussures qui les engloutissent et les compriment. Les chaussures accaparent et retrécissent l'espace physique du jeune Kocumbo. Obstacle au bien-être individuel, la chaussure s'oppose également à la beauté africaine: "chez lui un beau pied est un pied large". Sous ces considérations esthétiques transparaît un aspect pragmatique important. Marcher c'est prendre possession de la terre. Ceci est encore plus vrai quand la marche s'effectue pieds nus. Une large plante de pied recouvre une plus grande surface du terrain où elle se pose. Le port de la chaussure change en somme la position du corps humain dans l'espace. Ce changement peut se traduire par une variante mathématique qui peut se lire sur deux lignes perpendiculaires: la verticale et l'horizontale. Si nous considérons que l'axe horizontal correspond au niveau du sol, le port des chaussures contribue alors à la réduction de la dimension horizontale. Il faudra aussi noter qu'en s'interposant entre le sol et le corps, la chaussure éloigne celui-ci de l'axe horizontal et le place plus haut sur l'axe vertical et produit ainsi deux variantes inversément proportionnelles. Et cela pose la grande question qui a longtemps préoccupé les grands écrivains de la négritude comme Cheickh Amidou Kane: ce qu'on perd vaut-il ce qu'on gagne? La perte du contact avec la terre natale au profit de l'ascension vers le monde nouveau vaut-elle réellement la peine? Le narrateur du roman d'Aké Loba nous fournit une réponse à cette question:

      Depuis que ses orteils n'avaient aucune intimité avec la terre, que ses plantes de pieds ne projetaient plus le sable fin quand il marchait, il avait l'étrange impression que son propre corps n'était pas le sien, qu'il flottait dans l'espace (Kocumbo, 38).

    La perte de la dimension horizontale au profit de la dimension verticale provoque le malaise chez Koucoumbo. Le héros d'Aké Loba n'a plus "les pieds sur terre". Prise au sens idiomatique, cette expression est bien choisie car concrètement Kocumbo n'a plus de contact avec la réalité. Il a perdu le contrôle de son être et de son corps en perdant la force de pesanteur qui l'attachait à la terre. Cette force est nécessaire à son équilibre car ce sol dont il s'éloigne est la terre natale, celle de ses ancêtres. Kocumbo est culturellement victime du malaise du déracinement. Dépouillé de son vêtement traditionnel, le vêtement moderne lui va mal. Coupé de son monde, le monde nouveau n'arrive pas à bien l'encadrer. Ainsi mal ajusté et mal adapté, Kocumbo flotte entre deux espaces diamétralement opposés; celui du haut et celui du bas; entre deux mondes incompatibles: le monde traditionnel et le monde moderne. Son malaise et son désarroi proviennent surtout de ces deux forces qui l'attirent dans deux directions antithétiques.

    Dans son article intitulé "Une théorie sémiotique de la ligne vectorielle dans le roman africain", Willy Umezinwa affirme que le port des chaussures à talon haut chez les Blancs est un désir d'élévation, dont la signification dépasse la simple protection des pieds:

      C'est peut-être le signe inconscient du désir, celui de vouloir agrandir sa taille par vanité, par orgueil, par la volonté inexprimée de quitter le sol, la tombe. C'est peut-être aussi la première expression du désir de voler en l'air. [5]

    La plupart des oeuvres étudiées montrent par contre que dans la société traditionnelle, il n'y a pas de désir de quitter la terre. Le sol n'est pas symbole de la mort. Il représente la terre ancestrale dont le contact est nécessaire à la survie. Dans le poème "Prière d'un petit enfant nègre" de Guy Tirolien, le jeune garçon implore Dieu de l'aider à ne pas perdre le contact avec la terre:

      Seigneur je ne veux pas aller à leur école;
      Faites je vous en prie que je n'y aille plus. . .
      Je veux aller pieds nus par les sentiers brûlés. . .
      Elle est vraiment triste leur école
      Triste comme ces messieurs de la ville
      Ces messieurs comme il faut
      Qui ne savent pas danser au clair de lune
      Qui ne savent pas marcher sur la chair de leurs pieds
      (Balle d'or, 19-20).

    Le refus de ressembler aux messieurs de la ville vient surtout du fait que ceux-ci n'ont plus de contact avec leur milieu culturel. Ils ont perdu le plaisir d'assister aux veillées du village où on danse au clair de lune. Coupés de leur terre, ils ne savent plus suivre le rythme du monde ancestral.

    Ferdinand Oyono, dans Le vieux nègre et la médaille met en scène un personnage qui perd progressivement le contact avec la terre sans s'en rendre compte. Méka, le héros du roman d'Oyono, est un vieux tirailleur des deux guerres mondiales. Exemple même du "bon nègre," il a donné ses deux fils à la patrie et une partie de ses terres à la mission catholique. Pour récompenser sa générosité, les autorités coloniales décident de lui decerner une médaille lors de la fête nationale du quatorze juillet. Pour la circonstance, Méka s'est acheté une paire de chaussures:

      Les pieds de Méka n'avaient pas été faits pour pénétrer dans les chaussures des Blancs. Il avait marché pieds nus jusqu'à cet âge où il épousa Kelera, quelque temps avant l'arrivée des Blancs. . . . Méka prit le soulier que lui tendait sa femme. Il serra les dents. Une goutte de sueur tomba entre ses jambes. Il étreignit un peu plus fort ses orteils puis les enfonça dans le soulier. . . ; il se leva, fit quelques pas. Il était devenu pied bot. (Vieux nègre, 87)

    Lors de la cérémonie décorative, Méka est placé "dans un cercle dessiné à la chaux", loin de son monde familial. Dans la solitude, il endure la torture qui devrait le conduire à la gloire:

      Méka réalisa qu'il était dans une situation étrange. Ni son grand-père, ni aucun membre de son immense famille ne s'était trouvé placé comme lui dans un cercle de chaux, entre deux mondes [. . .] . Il faisait chaud, Méka commença à se demander si son coeur ne battait pas dans ses pieds. . . . Ce fut d'abord son cou raide qui se fatigua. . . . Il regarda ses souliers qui lui parurent gonflés. . . . Il essaya de bouger un pied, il serra les poings et s'abstint de respirer. . . . On eût dit que l'aiguille. . . traversait son petit orteil, montait jusqu'à la cheville, jusqu'à la cuisse et se plantait dans la colonne vertébrale. Cette aiguille elle-même s'était multipliée en une myriade d'aiguilles qui fourmillaient maintenant dans tout son corps (Vieux nègre, 97).

    Méka a échangé la terre ancestrale contre une médaille, un troc qui ne l'a pas conduit à la gloire mais bien à sa propre destruction. L'automutilation des pieds, décrite dans le texte cité ci-dessus, est certainement le prolongement de la mutilation du lot ancestral déjà entreprise par Méka. En donnant ses terres et sa progéniture à l'administration coloniale, il a contribué à sa propre mutilation. En Afrique, la terre n'appartient pas à l'individu mais à la famille, au clan, et à toutes les générations futures. C'est à travers ses terres et ses fils que Meka devrait assurer sa propre survie, mais il a malheureusement décidé de les céder à l'administration coloniale pour recevoir une médaille.

      Méka regarda de biais sa poitrine. La médaille était bien là, épinglée sur sa veste khaki. . . . Il regarda encore la médaille. Il sentit que son cou grandissait. Oui, sa tête montait, montait comme la tour de Babel à l'assaut du ciel. Son front touchait les nuages. Ses longs bras se soulevaient imperceptiblement comme les ailes d'un oiseau prêt à s'envoler. . . (Vieux nègre, 103).

    Cette description minutieuse de la montée de Méka vers la gloire nous produit une image filmique au ralenti dont les différents mouvements sont mis en relief pour nous présenter son "détachement de la terre" natale. Comme un oiseau, il s'envole vers d'autres lieux, vers d'autres cieux.

    Mais malheureusement cette montée vers le locatif interdit l'éloigne de sa terre natale et de sa famille. Dans ce "cercle dessiné à la chaux", place d'honneur qu'on lui a réservée, Méka se sent seul et prisonnier de sa gloire. Convaincu cependant que la médaille tant attendue abolira la distance qui le sépare des Blancs, il endure stoïquement la torture que lui impose l'habit de l'autre: "Enfin quoi! se dit-il, je suis un homme! Mes ancêtres m'ont laissé tel quel. . . . J'ai été circoncis au couteau et le sorcier a craché du piment sur ma blessure. Je n'ai pas pleuré" (Vieux nègre, 111-112). En faisant appel à sa force d'initié, Méka reconnaît le parallélisme entre les deux formes de mutilations. La mutilation sexuelle est une des épreuves qu'a dû subir Méka pour devenir un homme et plus précisément pour prouver sa virilité. La mutilation des pieds peut donc être vue comme une autre épreuve initiatique que doit subir Méka pour accéder au monde européen. Mais comme le montre la suite du texte d'Oyono, l'accession au monde européen est un épisode éphémère. Le lendemain de la cérémonie de décoration, Méka perd ses illusions quand il se touve arrêté et malmené par un agent de la garde coloniale.

    Les textes examinés dans cet article révèlent que le port du vêtement occidental par un Africain a souvent été entrevu comme un passeport permettant un passage vers un nouveau monde. Il a souvent donné l'illusion d'une ascension sociale. Cependant, la torture physique et psychologique engendrée par ce vêtement d'emprunt n'a jamais suffi à ouvrir les portes du monde occidental. Les promesses du vêtement occidental restent illusoires et l'espoir de conquérir un statut social supérieur s'accompagne d'un déracinement et de l'éloignement de la terre nourricière. Paradoxalement, endosser "l'habit du blanc" ne signifie pas s'élancer vers les sommets de la réussite mais plutôt amorcer un mouvement descendant dominé par un phénomène d'aliénation et d'acculturation.


    Notes

    [1] Les auteurs et ouvrages abordés sont: Bernard Dadié, Un nègre à Paris (Paris: Présence Africaine, 1959); Camara Laye, L'enfant noir (Paris: Plon, 1953) et Le regard du roi (Regard) (Paris: Plon, 1954); Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë (Paris: Julliard, 1961); Aké Loba, Kocoumbo, l'étudiant noir (Paris: Flammarion, 1960) et Le fils de Kouretcha (Nivelles: Francité, 1970); Ferdinand Oyono, Le vieux nègre et la médaille (Paris: Julliard, 1956); Ousmane Socé, Karim, roman sénégalais (Paris: Nouvelles Editions Latines, 1948). En plus des textes romanesques, quelques poèmes ont été également considérés: "Solde" extrait du recueil Pigments (Paris: Présence fricaine, 1972) de Léon Damas et "Prière d'un petit enfant nègre" tiré de Balles d'or (1961) de Guy Tirolien. Toute référence paginale qui se rapporte à ces ouvrages respectifs sera marquée dans le texte, précédée par le titre entre parenthèses.

    [2] Roland Barthes, Système de mode (Paris: Editions du Seuil, 1967).

    [3] Des romanciers comme Ferdinand Oyono, Chinua Achebe, Mongo Beti, Ahmadou Kourouma, Jean-Marie Adiaffi. . . ont décrit cette situation antithétique des deux quartiers et de deux races.

    [4] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (Paris: Seuil, 1952).

    [5] Willy Umezinwa, "Une théorie de la ligne vectorielle dans le roman africain", Neohelicon: Acta Comparationis Litterarum Universarum 11.2 (1984): 199-223.


    Professeure Rangira Béatrice Gallimore enseigne les littératures francophones au Département des Langues Romanes à l'Université du Missouri, Columbia, aux Etats-Unis. Dans le cadre de ses recherches sur la littérature africaine francophone, elle a entre autres publé deux ouvrages: L'oeuvre romanesque de Jean-Marie-Adiaffi (Paris: L'Harmattan, 1996) et L'oeuvre romanesque de Calixthe Beyala (Paris: L'Harmattan, 1997).


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