Agnes Hafez-Ergaut
University of Tasmania
D ans son ouvrage consacré à l'oeuvre de Tahar Ben Jelloun, Bernard Aresu[1] déclare: "Le diptyque de L'Enfant de sable et de La Nuit sacrée décrit l'épreuve brutale et ambiguë que vit une femme, contrainte par des forces sociales, patriarcales et familiales, à assumer l'identité sexuelle d'un homme. Aliénante et destructive, cette épreuve s'inverse et se transforme progressivement en une expérience initiatique et régénératrice."[2] Le héros de L'Enfant de sable [ES], travesti pour sauver l'honneur bafoué de son père, et l'héroïne de La Nuit sacrée [NS], vieille femme déguisée en conteuse, inspirent en effet une réflexion sur l'identité et ses avatars. Ahmed et Zahra, la fleur[3], puisent-ils dans l'ambivalence du masque qu'on leur fait porter l'émergence de leur être? Le port d'un travestissement et, parallèlement, la tentative de s'en libérer aboutissent-ils, comme le préconise B. Aresu, à une régénération, c'est-à-dire une réactivation, une renaissance? C'est à ces questions que nous consacrerons les quelques pages qui suivent.
L'Enfant de sable, écrit en 1985 et dont l'intrigue se situe au Maghreb, relate le destin extraordinaire d'une jeune femme, nommée Ahmed par son père qui, accablé et humilié par la naissance de ses sept premières filles, proclame que sa huitième naissance (Ahmed) est celle d'un garçon. L'Enfant de sable est donc l'histoire d'une femme élevée en homme dans une société conçue par et pour l'homme où elle grandit en usurpant les droits et privilèges réservés uniquement à l'homme.[4] C'est également l'histoire d'un drame familial - reflétant le drame social d'une société en crise - qu'on tente d'éviter en défiant la société, la religion, soi-même et dont l'issue est la mort ou la disparition. En effet, tous les personnages de cet étrange récit succombent ou s'évanouissent de la scène: le père bafoué par son/sa propre fils/fille, que la vie quitte lentement; la mère folle, claquemurée dans un silence accusateur; Fatima, l'épouse-soeur, épileptique et suicidaire, résignée et soumise, dont l'infirmité reflète la sienne; et Ahmed, le personnage central, que le narrateur avait renoncé à nommer Khémaïss, puisque: "qu'importe le nom!" (ES, 17) et à qui l'on prête plusieurs morts sans pour autant lui attribuer une fin définitive comme pour récuser la réalité de son existence.
Roman envoûtant par le thème, il l'est également par la forme. Le récit est narré par un conteur qui, pour capter l'attention de son auditoire, tantôt diffère la progression de cette intrigue hors du commun en l'ornant de volutes hyperboliques, d'arabesques métaphoriques, tantôt la précipite ou l'abandonne à l'interprétation du public, comme le feraient ces conteurs nomades qui fascinent les badauds, les jours de marché, sur la grand-place de Marrakech ou d'ailleurs. De plus, le narrateur fait passer notre héros par sept portes - celles de la médina[5], au nombre de sept à l'exemple des sept soeurs qui précèdent Ahmed - charpentant ainsi le début du roman en une structure apparemment solide. Chaque porte s'ouvre sur une nouvelle étape de la descente aux enfers que représente la croissance de cet enfant qui, comme le sable, liquide minéral[6], échappe finalement à tout modelage. Au moment où Ahmed prend conscience de sa féminité, son univers se désagrège pour aboutir à l'ultime porte, celle qui fait sortir de la médina, "la porte des sables" (ES, 199), la porte du désert, de l'évanescence.
Nous retrouvons le héros de L'Enfant de sable dans La Nuit sacrée, cette fois sous les traits de Zahra une vieille femme qui fait le récit de sa libération douloureuse, solitaire et finalement jamais acquise, même si elle l'en éloigne pour toujours, de la mascarade sociale dont elle s'était fait, autant par faiblesse que par facilité, le sujet et l'objet. La Nuit sacrée, roman d'une seule voix qui multiplie les incursions dans le merveilleux ou la tradition, qu'il les emprunte au Coran, aux Mille et une nuits ou à la poésie mystique ou andalouse, ouvre sur la même grand-place dont les conteurs, un à un, cèdent la place à Zahra, qui, en contant sa vie, va "parler, déposer les mots et le temps" (NS, 5), c'est-à-dire affirmer sa singularité et se libérer du mensonge qui circonvenait sa vie.
Née la 27e nuit du Ramadan, nuit sacrée, de la confession de son père qui désire affronter l'au-delà allégé du poids de sa conscience troublée, Zahra, ou Ahmed dans sa vie antérieure, débute alors un long périple qui la conduit de la grand-place à la maison razziée du père; du cimetière où elle commet un meurtre posthume en étranglant le cadavre de son père avec les bandages qui lui oppressaient la poitrine, au jardin parfumé peuplé d'enfants utopiques; d'une forêt obscure où elle se fait violer par un inconnu sans visage, au hammam de l'Assise, femme obèse qui l'accueille chez elle; de la maison du Consul, homme instruit et aveugle et frère de l'Assise, du hangar bleu et de la bibliothèque rêvée, au bordel où, pour la première fois, usant d'un subterfuge, elle a des rapports intimes avec l'aveugle; de la prison au marabout. Zahra parcourt l'itinéraire éprouvant et initiatique qui la -mal-mène dans le monde des hommes et au fond d'elle-même.
Cet ouvrage est donc le récit d'une femme seule, nomade, violée, amoureuse, condamnée, emprisonnée, excisée, béatisée et finalement, tout simplement reconnue en tant que telle. A la fois récit, conte, journal intime et roman, La Nuit sacrée retrace un transfert d'identité et se fait le témoignage de la quête libératoire de la réappropriation de soi.
Identité, récupération de soi, libération: ces termes évoquent la question de la singularité individuelle. Or, il faut le souligner, cette notion ne figure que de manière très secondaire dans les ouvrages antérieurs de Tahar Ben Jelloun. En contraste, elle éclot dans La Nuit sacrée, au même titre que Zahra, dont la racine étymologique connote les sens d'éclosion et d'éclat.[7] Jusqu'alors, et en particulier dans les ouvrages consacrés aux travailleurs immigrés en France, le romancier dépeignait ses héros sous le signe de l'interchangeabilité. Sans doute est-ce pour cette raison que, de Harrouda à L'Enfant de sable, en passant par La Réclusion solitaire et La plus haute des solitudes, la question du "je" constitue une énigme. Dans tous ces textes, en effet, à l'interrogation "qui est je", la réponse est innombrable. Dans L'Enfant de sable, il s'agit du conteur, des personnes de l'assistance, d'Ahmed, de son correspondant, de Salem, d'Amar et de Fatouma, de tous les témoins de la dérive d'Ahmed. Dans La Réclusion solitaire, c'est le troubadour aveugle, Mômo, l'image. Dans L'Ecrivain public, c'est le scribe, l'écrivain. Tout le monde se réduit à "je".
On pourrait suggérer que cette multiplicité du "je" sert à provoquer une dynamique d'unité, où la fusion des êtres produirait la conscience unifiée antérieure. L'on relève, dans La Réclusion solitaire ou dans le recueil de poèmes intitulé Les Amandiers sont morts de leurs blessures, également antérieurs à La Nuit sacrée, maints mouvements de fusion où la conscience individuelle se métamorphose en conscience de l'arbre, du sable, du chameau. De plus, dans La Réclusion solitaire, de nouveau, la période de réflexion que s'imposent les personnages et que cause la division de la conscience correspond à une tentative de fusion et aboutit d'ailleurs à une réconciliation avec soi.
Cependant, la présence du "je" n'est-elle pas, également, l'affirmation d'une identité, que chacun revendique avec conviction et obstination? Sans doute; mais cette omniprésence du "je" semble aussi cacher un vide. A force d'être tout le monde, le "je" n'est plus personne: il n'identifie aucun individu à part entière. Le "je" des premiers romans de Tahar Ben Jelloun est interchangeable (l'auteur emploie cet adjectif trois fois, dans La Réclusion solitaire, L'Ecrivain public et Hospitalité française), il n'est pas l'expression tangible d'une identité, d'une personnalité. Il se réduit à une convention "identitaire" dont il est commode de se servir pour se référer à la personne, une personne qui existe bel et bien mais qui, par suite des avatars qu'elle a dû subir, n'a pas atteint le degré de personnalisation qui lui permettrait d'assumer sa singularité. Le moi est un mutant[8] (HF, 99), se débattant toujours entre ce qu'il fut et ce qu'il sera; c'est son point d'équilibre qu'il recherche.
En contraste, Zahra symbolise ce "moi" en action. La fragmentation extrême de L'Enfant de sable et des ouvrages antérieurs disparaît. La Nuit sacrée ne met en scène qu'une seule voix, celle de la vieille femme enfin délivrée des convenances que la société lui inflige et du travestissement que son père lui avait fait revêtir. La parole lui est restituée: parole de témoignage, parole de souffrance, parole d'affirmation de soi aussi, malgré la marginalité et l'errance, tributs onéreux demandés à tous ceux qui tentent de disposer librement d'eux-mêmes, a fortiori lorsqu'il s'agit d'une femme.
Un autre point vient s'inscrire dans notre propos. De nombreux critiques (Aresu, Saïgh-Bousta, C. Bonn, Marrouchi) ont noté que la structure du discours de Tahar Ben Jelloun s'organise selon la spatialité et non selon la chronologie. En effet, voués à la marginalité et à l'errance, pour cause de colonialisme ou d'abus d'autorité comme dans le cas d'Ahmed, les héros de notre auteur semblent esquiver le temps et sa prise de conscience. Or, la conscience du temps n'est-elle pas le corollaire de la conscience de soi, individuelle, granulaire certes, mais singulière et souveraine? En d'autres termes, l'intégration de la conscience temporelle dans la conscience de soi ne débouche-t-elle pas de gré ou de force sur l'affirmation de l'individualité?
Le chapitre de La Nuit sacrée intitulé le Jardin parfumé (NS, 39-49), dont l'auteur emprunte le titre au poème érotique de Mohamed Al-Nafzawi, est révélateur à cet égard. Erotisme, jardin parfumé, ces termes ont une résonance religieuse. Le Coran, en effet, compare le paradis à un jardin aux boissons et aux fruits exquis et peuplé de jeunes femmes toujours pures, que la croyance populaire assimile à un endroit bienheureux où s'assouvissent dans la paix éternelle le désir et la sensualité sous une pluie parfumée.[9]
Dans La Nuit sacrée, le Jardin parfumé symbolise le lieu béni, inviolé, à l'abri du temps et des hommes. Il s'agit d'une sorte de paradis utopique à la pureté absolue, farouchement défendue par d'éternels enfants. "Nous sommes une tribu en dehors du temps [...] à l'abri des vivants (NS, 49) disent à Zahra ceux qui peuplent ce village originel où "le premier des principes est l'oubli" (42). Le Jardin parfumé, territoire de l'amnésie consentie, ne convient donc pas à ceux qui refusent ou s'avèrent incapables d'oublier le temps. Il n'est pas non plus la place de ceux qui en admettent le déroulement. Zahra est de ceux-là. Ce jardin paradisiaque n'est pas pour elle. En en étant chassée, elle sauve, non sa vie, mais sa capacité d'être, singularité inscrite dans le temps. Le Jardin parfumé, métaphore de l'inaccessible, lui fournit les clefs de la réappropriation d'elle-même. C'est en ce sens qu'elle en est une "rescapée" (49).
Or, le désir est l'une des clefs qui lui révélera le secret de sa nature et de son être. Déjà, son père, lors de sa confession, y avait fait allusion: "je t'ai conçue dans la lumière, dans une joie intérieure", raconte le père à sa fille; "...le corps de ta mère [...], sous la chaleur de mes mains [...] fut ranimé, [...] devint un jardin parfumé" (28). Ce jardin, plein de toutes les promesses, renferme un bonheur possible. Mais laissons Zahra faire elle-même le récit de sa découverte: "Une envie folle m'envahit: j'ai retiré mon saroual puis ma culotte pour faire plaisir au vent, pour me faire plaisir et sentir la main légère et froide de cette brise matinale passer sur mon ventre et réveiller mes sens. [...] Je faisais mes premiers pas de femme libre" (45) [...] "Mon coeur battait très fort. Je respirais de manière irrégulière. Je n'avais jamais eu autant de sensations" [...] Je hurlai: Je suis vivante... vivante!" (46) Comparé à une source, comme le désigne le Cheikh, chef du village, qui mesure les progrès d'émancipation de la jeune femme, le désir, qu'entrevoit ici Zahra, lui ouvre un univers de sensations jusqu'alors inconnu qu'elle associe aussitôt à la vie et qui lui fait soupçonner qu'en lui, se trouve sa renaissance. Le désir, ou son attente, marque donc les prémices de la restitution de son être.
Cette restitution s'achève plus tard dans le roman. "Il m'avait sculptée en statue de chair, désirée et désirante. Je n'étais plus un être de sable et de poussière à l'identité incertaine s'effritant au moindre coup de vent. [...] Il m'avait fallu l'oubli, l'errance et la grâce distillée par l'amour, pour renaître et vivre" (138). Ces mots, que prononce Zahra après sa rencontre avec le Consul aveugle, dont elle ne manque pas d'observer qu'[il] "n'était pas [son] maître et qu'[elle] n'était pas son esclave" (85), résume sa lente émergence à la vie et surtout à l'auto-affirmation d'elle-même, en tant que femme et en tant qu'identité libre, singulière et agissante. Le Consul, cet homme au regard sans vue, qui instille à Zahra cette conscience intérieure qui l'affranchit de son travestissement, le Consul, en la sculptant du bout des doigts, la restitue à elle-même. Zahra naît donc du désir et de son accomplissement.
Ainsi, l'expérience annihilante qu'a vécue Ahmed et les épreuves douloureuses de Zahra ne se transforment en élan régénérateur que par l'intermédiaire de l'épanouissement des sens et une relation privilégiée avec autrui. Libéré du joug du mensonge qui le travestit, le corps naît et la personne éclot. Dans La Nuit sacrée, comme dans la plupart des oeuvres de Tahar Ben Jelloun[10], la décolonisation de l'être (Aresu) passe par la réappropriation du désir.
Cependant, pour cet être né femme, travesti, manipulé, bafoué, violenté, il n'est pas question de proclamer publiquement et librement ce triomphe sur soi. Zahra, femme du Maghreb, narratrice subversive dans sa démarche même, puisqu'elle revendique la liberté de s'exprimer, d'agir et de disposer d'elle-même, Zahra, même âgée, ne peut exprimer librement sa vérité.
Elle en est réduite à raconter son histoire comme si elle n'était pas vraiment la sienne, sur le mode du conte, un genre qui introduit une dimension "extra-réaliste" et induit, en quelque sorte, à un effet de "déréalisation".[11] Le conte, de par sa forme même, où peuvent se mêler le merveilleux et le fantastique mais aussi le subversif et le provocant, permet de proférer le défendu et l'imprononçable. En appliquant aux personnages le caricatural, le symbolique ou le stylisé, qui sont autant de procédés dépersonnalisants, il rend flous les contours identitaires des héros en présence dont la hardiesse aurait été, autrement, châtiée.
En contant son histoire, sa renaissance et son épanouissement, ses humiliations aussi, et l'effort soutenu qu'elle accomplit durant toute sa vie pour combattre le mensonge et y survivre, Zahra recouvre son être, un prénom qui lui ressemble, une personnalité et l'exercice toujours menacé de son autonomie mais elle reste toujours tributaire d'un jeu continuel d'apparences, "à la manière de nos poètes mystiques pour qui l'apparence était le masque le plus pervers de la vérité" (NS,134).
[1] Celfan Edition Monographs, Department of French and Italian, Tulane University, New Orleans, 1998.
[2] Op.cit. 35.
[3] En arabe, "zahra" signifie fleur.
[4] Il est à noter que les déguisements, en particulier de la femme en homme, sont très fréquents dans tous les contes orientaux. On les retrouve ainsi dans le folklore turc ( Le père et ses six filles raconté par Pester Boratav dans Les contes turcs ), dans les Mille et une nuits avec le conte Camar-Ez-Zaman ainsi que dans la tradition fantastique maghrébine arabe et kabyle: Roman de Salah et de la fille de noble famille, dans J. Scelles-Millie, Contes arabes du Maghreb , Maisonneuve et Larose, Paris, 1970.
[5] Il s'agit de la partie musulmane d'une ville en Afrique du Nord, en particulier au Maroc. Dans ce pays, l'architecture du centre des villes traditionnelles (Fès, Meknès, Marrakech) relève d'une structure nucléaire. Les rues y sont circulaires et l'accès de l'une à l'autre est assuré par des portes (arches).
[6] Le sable, ou toute autre substance sèche, pourvu qu'elle soit propre et pure, peut remplacer l'eau au cas où celle-ci n'est pas disponible, lors des ablutions rituelles. Coran, V:7.
[7] Auguste Charbonneau, Dictionnaire Arabe-Français, , Librairie du Liban, Beyrouth, 1979.
[8] Le romancier emploie une seule fois le terme, désignant les immigrés ayant "enfanté une génération de mutants".
[9] Voir Maurice Gaudefroy-Demombynes, Mahomet , Albin Michel, 1969, 431-439.
[10] Nous nous référons essentiellement à La Réclusion solitaire , La plus haute des solitudes , Hospitalité française , L'Ecrivain public et L'Enfant de sable .
[11] Pour un tracé de tous les phénomènes de "déréalisation" par l'image, voir Malek Chebel, "L'image de l'autochtone maghrébin", in Images et Colonies Iconographie et propagande coloniale sur l'Afrique française de 1880 à 1962 , Collection des publications de BDIC dirigée par Joseph Hue, Paris, 1993, 272-279.