Sony Labou Tansi est né le 5 juillet 1947 à Kinshasa. Il est l'auteur de plusieurs pièces de théâtre présentées en Afrique, en Europe et aux Antilles. Il a animé la troupe du Rocado Zulu Theatre qui s'est distingué à plusieurs reprises sur la scène internationale. Sony Labou Tansi est également l'auteur de nombreux romans : La Vie et demie (Paris, Seuil 1979); L'Etat honteux (Paris, Seuil 1981); L'Anté-peuple (Paris, Seuil 1983); Les sept solitudes de Lorsa Lopez (Paris, Seuil 1985); Les Yeux du volcan (Paris, Seuil 1988); Le Commencement des douleurs (Paris, Seuil 1995). |
Quelle a été votre première oeuvre littéraire?
J'ai écrit mon premier roman quand j'étais en classe de 3e en 1966. Il s'intitulait Le premier pas. Je l'avais envoyé aux éditions du Seuil, qui à l'époque l'avait refusé prétextant qu'on y décelait certes un souffle , mais qu'il y manquait du travail. Ce livre retrace en partie mon enfance, mon étonnement lorsque j'ai fréquenté le collège au Congo ex-français. J'ai commencé ma scolarité dans l'ancien Congo belge (Zaïre) et là l'enseignement avait lieu en langue maternelle africaine. Lorsque j'ai quitté Kinshasa pour Brazzaville, j'ai subi un choc.
Tout nouveau pensionnaire recevait une sorte de baptême ou comme on dit en anglais tossing: les élèves vous mettaient dans une couverture et puis vous jetaient au plafond... ou bien les camarades vous enfermaient à dix ou quinze dans une armoire. Ils s'ingéniaient à trouver des châtiments corporels incroyables. En outre, les élèves avaient institué l'habitude du "symbole" pour les récalcitrants qui consistait en une grosse boîte de m.... qu'on nous attachait au cou. J'étais la cible préférée de mes condisciples, car je ne maîtrisais que le kikongo, ma langue maternelle. J'étais souvent obligé de m'enfermer dans les toilettes pour échapper à de telles brimades.
Tous ces souvenirs cruels ont formé la matière de mon premier manuscrit, c'est-à-dire l'histoire d'un héros, un enfant qui se révolte contre une telle situation, catapulté de son milieu affectif et livré à une horde hostile et absurde.
Peut-on dire que tous ces événements sous-tendent l'état de violence qui se dégage de vos romans?
Je suis un être profondément humain et je m'oppose à la violence car je la trouve absurde. Malheureusement, je vis dans un monde où la violence sévit à tous les niveaux. Si vous vous promenez dans les rues de Brazzaville ou de Paris, l'environnement vous agresse, vous violente. L'organisation sociale en soi est une violence faite à l'homme. J'ai envie de vivre, de sentir la nature qui m'entoure, de discuter avec des gens.
Si dans 'L'Anté-peuple' vous mettez surtout l'accent sur le caractère des personnages, dans la 'Vie et demie', votre premier roman, vous brossez le tableau lugubre et burlesque du pouvoir africain.
Dans la Vie et demie j'insiste sur le thème de la didacture, camouflé derrière une fable. Je pars de l'amour et tends vers la mort. Je suis un être toujours partagé entre l'amour et la mort. Je crois que tous les hommes se sentent attirés par ces deux pôles: l'amour de la vie, de la nature et la mort, c'est-à-dire la déchéance physique et spirituelle. Dans la Vie et demie, le héros est confronté à un opposant politique, ce qui est normal et naturel. Car nous ne partageons pas tous les mêmes idées. Mais il est possible de trouver un concensus, un terrain d'entente dans les idées comme dans le coeur. Or dans nos pays, les dictateurs ne supportent pas les adversaires politiques; et les tuent puisqu'ils disposent du pouvoir, de l'argent, des armes et même de l'appareil judiciaire.
Dans le cas présent, le dictateur tue son adversaire, Martial. Peu après il rencontre une très belle jeune fille et en tombe amoureux. Mais cet amour s'avère un enfer. A chaque fois qu'il veut approcher la jeune fille, l'image de l'homme qu'il a fait tuer s'interpose entre lui et la jeune fille. Cette image lancinante qui se répète tout au long du roman est à la fois allégorique et magique. J'ai écrit la Vie et demie dans la douleur. Plusieurs de mes amis avaient été assassinés en 1977 sous le prétexte qu'ils auraient fomenté un coup d'état contre le président Marien Ngouabi et l'auraient tué. Je reste convaincu que mes amis n'étaient pas en mesure de commettre un tel crime politique. Leur exécution était une sorte de règlement de comptes. L'Etat voulait tout simplement se débarrasser d'individus intelligents.
Dans votre second roman 'L'Etat honteux', vous posez la question de la responsabilité des dirigeants quant à l'avenir des états africains?
Avec L'Etat honteux, j'ai voulu écrire un livre pour rire. C'est un roman qui fait à la fois rire et pleurer. Le lecteur rit non pas pour le plaisir, mais à cause de la bêtise des hommes. Je me suis imaginé un jour, que j'étais subitement nommé chef d'Etat. C'est ainsi que j'ai commencé à raconter l'histoire d'un paysan que l'on va chercher dans son village et à qui on propose le pouvoir, car on le suppose intrinsèque. Le pauvre paysan croit en une nouvelle fortune. Il veut se montrer digne de la confiance de ses électeurs et surtout ne veut pas risquer d'être accusé de corruption. Il amène tous ses effets, y compris ses moutons au palais. Il veut éviter qu'on lui reproche de spolier l'Etat. Malheureusement, il est vite pris par le vertige du pouvoir. Pour comble de malheur, ce pauvre président est pourvu d'un défaut physique et en a honte. Il a une hernie. Cette hernie à la fois allégorique et physique en fait n'existe que dans sa tête.
Dans votre roman vous abordez aussi, sur un ton ironique, le thème du retrait du pouvoir. Lorsqu' un chef d'état démissionne dans un pays africain, cet acte est considéré comme un exploit, or en réalité il n'a pas d'autre choix.
Les chefs d'état ne peuvent pas démissionner, car ils accèdent dans bien des cas au pouvoir par des méthodes quasi illicites. Dans la tradition africaine, le pouvoir ne se prend pas par les armes. Le peuple donne le pouvoir à un homme parce qu'il considère que ce dernier possède une certaine expérience, qu'il est apte à diriger le pays. Si je prens le cas du royaume de Kongo au 14 e siècle, le roi était élu. A ma connaissance, il n'existe pas de royauté élue en Europe. Jadis, au Congo, le Roi était élu en quatre étapes. Il obtenait d'abord le titre de gouverneur de la province de Mata afin de pouvoir gérer l'armée. C'est à cette province que revenait l'insigne honneur de monter une armée en cas de guerre. Ensuite, il était nommé gouverneur de Sohio, c'est-à-dire qu'il avait le droit de diriger les croyances religieuses, fétichistes, animistes. Puis il était élu gouverneur de la province de Mpemba et finalement gouverneur de la province Ndandi. Une fois qu'il était devenu gouverneur de cette dernière province, il pouvait être élu roi. Le jour du sacre, la première manifestation populaire à laquelle le roi assistait, une sorte de open theater, consistait à se soumettre à la volonté ou à la vindicte populaire. En effet, ses partisans lui rendaient hommage en applaudissant et ses détracteurs tentaient de le lapider à coups de pierres.
Dans votre roman 'L'Anté-peuple', vous décrivez la déchéance du héros, Dadou, provoquée par son élève, une fille Yavelde. N'est-il pas surprenant que vous assigniez à la femme le rôle d'Eve tentatrice?
Le fond du roman repose sur une histoire vécue. J'ai gardé le nom de Dadou, le personnage principal qui vit actuellement à Brazzaville. A la suite d'un faux témoignage contre lui, il a dû s'évader de sa ville natale, Kinshasa. Car il était accusé d'avoir terni l'honneur d'une jeune fille. Et cette dernière s'est donc retrouvée enceinte. J'ai été choqué de voir qu'aucun moyen scientifique n'a été utilisé pour établir la paternité biologique. Ce genre de situation bâtarde relève plus de l'émotion que de la raison pure et porte ainsi souvent préjudice à des innocents.
Dans le roman, Yalvede est amoureuse de son professeur, ce qui n'est pas interdit, mais elle est désespérée et commet un geste incontrôlé: elle se suicide. Le geste d'un être mû par la passion. Tel est le récit romancé. Quant à la vraie histoire, elle m'a été racontée en 1977 à Pointe noire par un jeune homme que j' ai rencontré chez mon ami André. Ce jeune homme sympathique dormait sur une natte au salon. Le titre initial du roman d'ailleurs était La Natte. J'ai donc été surpris de voir que cet être posé, intelligent et humain, dormait par terre en pleine ville. Je lui en ai demandé la raison. Il m'a expliqué qu'il avait été obligé de fuir Kinshasa à cause d'une fausse accusation: une jeune fille savait qu'il était innocent, mais ne pouvait pas le prouver. A partir de cette anecdote, j'ai créé les personnages de mon roman et toute l'action qui en découle.
Est-ce une critique du pouvoir ou plutôt de l'organisation sociale?
Je pensais surtout à une critique de l'organisation sociale. La ville tue les hommes qui se transforment en insectes. Ils se meuvent dans un monde où seul l'argent et le pouvoir comptent, contrairement aux villageois qui sont soucieux de respecter les valeurs et qui, grâce aux garde-fous qui les entourent connaissent les frontières du permis et de l'interdit. Dans les grandes villes africaines: Brazzaville, Lagos, Abdijan, Dakar etc. la loi n'existe plus. Les règles du jeu sont faussées. Les gens vivent dans une espèce de chaos social.
Or le pouvoir est indissociable de l 'organisation sociale; et le chef de l'Etat est le premier responsable de la vie communautaire. Cependant dans la plupart des pays africains , les règles du jeu pour accéder à la magistrature suprême sont faussées à la base. Il n'existe pas de règle de jeu pour gérer le pouvoir pas plus que pour en sortir, ce qui est fondamentalement mortel.
Mon livre présente de façon ironique une gestion du pouvoir. Les Africains, jadis ne prennaient pas le pouvoir au sérieux mais aujourd'hui les "rois modernes" que nous avons en font leur veau d'or. Ils veulent tout avoir et tout posséder.
La démission du héros est un acte qui devrait s'insérer dans le paysage politique des chefs d'Etat Africains et devenir de plus en plus une entité réelle. Les dirigeants devraient apprendre à se retirer lorsqu'ils ne sont plus capables de respecter les termes du contrat qui les lie au peuple. Car les gens passent mais le pays reste. C'est dans ce sens que l'un des héros s'exclame: "Ce pays nous allons le laisser aux enfants des enfants de nos enfants dans un état honteux."
L'avenir des pays africains semble être l'une des préoccupations majeures de vos romans?
Je reprends le même thème dans un autre roman Les Yeux du volcan. Ici, je m'inquiète de la jeunesse africaine qui est confrontée à de graves problèmes: dans la plupart des pays d'Afrique l'enseignement ne fonctionne pas , les universités sont fermées, les dispensaires ne disposent pas de médicaments.
En outre, nous sommes devenus le dépotoir de l' Europe qui nous submerge de ses déchets toxiques. Les dirigeants actuels poussent la génération montante à devenir des mendiants, des assistés et quémandeurs de l'Europe. Ils sont encouragés dans cette entreprise par l'Europe elle-même qui prône certes les principes de la démocratie, mais finance les dictateurs, de véritables bourreaux.
Le commencement des douleurs a pour thème central les effets toxiques sur la population d'un pays. L'histoire ne se déroule pas en Afrique, mais en Sicile. Je décris ainsi le cas d'une île douloureuse qui est bombardée. Je parviens à montrer que l'Afrique ne doit pas devenir une Sicile. En partant d'un pays d'Europe, je pense parvenir à mieux éveiller la conscience de tous ceux qui s'intéressent au continent africain.
Dans 'La veuve de l'Empire' vous écrivez: "je veux parler, je veux agir, parce que l'histoire reste fermée aux Nègres". Cette pièce de théâtre que vous avez jouée sur les planches internationales, notamment à Francfort renferme-t-elle un message personnel que vous voulez livrer au monde?
L'histoire officielle cache la vérité. Elle prétend par exemple que Cléopâtre est Egyptienne d'origine grecque. Selon mes propres recherches, je peux affirmer que Cléopâtre est d'origine africaine, malienne tout comme la reine de Saba. Ce qui n'est pas impossible. Pourquoi faut-il rassembler les meilleurs à l'intérieur d'une race? Dans toutes les races, il y a des saints et des démons. Récemment encore, les soi-disant "civilisés" ont commis des assassinats, des génocides monstrueux. Je ne crois pas que l'appartenance à une race confère des qualités ou des défauts précis. Tout être humain devrait être jugé plutôt sur la valeur du travail qu'il accomplit.
Dans ma pièce de théâtre, je rappelle le rôle politique de cette Négresse nommée Cléopâtre, ainsi que l'assassinat de nombreux courtisans dans son entourage uniquement afin d'éviter que la succession de l'empire romain ne tombe entre les mains des barbares.
Ne marchez-vous pas un peu sur les traces de Cheikh Anta Diop?
Cheikh Anta Diop avait raison quand il affirmait que le centre du monde n'a pas toujours été et ne sera pas toujours l'Europe. L'idée que l'Afrique est le berceau de l'humanité commence à peine à être acceptée scientifiquement. Il ne faut pas prendre cette assertion comme un vin et s'enivrer. Je ne veux pas me saoûler de théories.
Comparée aux oeuvres de vos prédécesseurs, vos livres sont une révolution littéraire. Vous tordez le cou au français classique auquel nous avaient habitués la plupart des écrivains Africains. Pourtant tous vos romans ont été édités et même primés. Comment considérez-vous le développement du français en Afrique et surtout dans les oeuvres littéraires qui doivent servir de modèles?
Il est vrai que les premiers écrivains Africains avaient tendance à imiter les modèles français dont ils s'étaient imprégnés par leur lecture: par respect pour une langue qu'ils ne maniaient pas. Je pense qu'il faut esayer de souffler dans les mots comme on souffle dans le verre, de souffler dans les mots, dans la syntaxe et créer sa propre langue. Ceci m'amène à critiquer certaines pratiques de distribution de prix littéraires. Les critères sur lesquels les organisations décernent des prix littéraires ne sont pas transparents.
Le problème fondamental pour moi réside dans la question suivante: comment trouver mon langage à moi, à l'intérieur d'une langue certes étrangère, mais qui m'appartient, comment accéder, comment trouver mon rêve, la dimension de mon rêve à l'intérieur d'une réalité quelle qu'elle soit. Un prix littéraire ne signifie rien en ce qui concerne l'esthétique d'un écrivain. Parfois, derrière ces prix se cachent des raisons purement idéologiques. Le drame est que les Africains eux-mêmes se rendent dépendants de tels prix et comme disait Soyinka ."Les Africains n'ont pas créé de prix littéraires probalement parce que la littérature n 'est pas une priorité de développement".
Dr. Pierrette Herzberger-Fofana
FAU Universität Erlangen-Nürnberg