Jean-Marie Volet
The University of Western Australia
Quel rôle joue l'habillement dans l'économie d'un roman? Quels sont les vêtements dont on parle et dans quelle mesure limitent-ils ou au contraire stimulent-ils l'imagination lectorale? Ces questions, à notre connaissance, n'ont pas encore été éclaircies. Bien qu'il soit souvent difficile de le décrire, le vêtement d'un personnage fait néanmoins partie de l'univers littéraire et on n'imagine guère "le personnel du roman" défilant au fil des pages dans toute sa nudité. Le personnage de roman est habillé mais dans quelle mesure est-ce que c'est le roman qui nous en informe? Et dans quelle mesure est-ce une convention qui se passe d'une intervention autoriale? La chose reste à déterminer.
Tout comme une rue passante, un roman fourmille de personnages, mais la grande majorité de ceux que l'on y rencontre évoluent à la périphérie de notre champ de vision. Seuls quelques personnages s'échappent de ces zones floues où domine un demi anonymat. La direction du regard - la focalisation, en terme littéraire - joue certainement un rôle primordial dans la détermination de ce qui est vu ou de ce qui passe inaperçu; mais tout comme l'attention du badaud peut être attirée par un visage, un bruit ou une tenue excentrique, le lecteur peut aussi être intrigué par un détail qui va interrompre, l'espace d'un instant, le flot régulier de la lecture. La mesure dans laquelle le vêtement est utilisé à cette fin est matière à conjectures, du moins aussi longtemps qu'un échantillon d'ouvrages n'a pas été examiné de près.
Rôle du vêtement dans les débuts de romans |
Une recherche sur le personnage romanesque africain nous fournit les données de base d'un tel examen. La liste des dix premiers personnages rencontrés dans 70 romans africains, écrits pour moitié par des femmes, nous a permis de dresser le portrait de 700 personnages sur la base des éléments fournits par le texte jusqu'à l'endroit précis où la phrase introduisant le dixième personnage prend fin[1]. Si l'on examine cette liste, il est possible de faire une première constatation: le vêtement est absent de la majorité des débuts de romans africains[2]. Seuls 27 textes sur les 70 sélectionnés les mentionnent et encore de manière très modeste. Au total, on ne relève que 69 allusions vestimentaires et si l'on examine de plus près les 27 textes dans lesquels elles figurent, on remarque qu'à l'exception de trois extraits qui mentionnent respectivement dix, huit et six éléments, la majorité d'entre eux restent plutôt avares de renseignements: onze extraits ne mentionnent qu'un élément, sept extraits en mentionnent deux, quatre en mentionnent trois et deux, quatre. Une première constatation semble donc s'imposer: L'habit fait peut-être le personnage cinématographique mais, il ne fait pas le personnage romanesque, du moins si l'on s'en tient aux incipits.
De plus, la "garde robe" des débuts de romans consultés est loin de faire rêver[3]. On y trouvera tout au plus une dizaine de pagnes, quelques chemises, trois paires de pantalons et le même nombre de robes, un assortiment de souliers allant de la savate à la bottine, en passant par les sandales et les pantoufles et quelques habits épars tout à fait insuffisants pour vêtir les 700 personnes qui peuplent les romans. Habiller le personnage ne semble donc pas une prérogative de l'auteur qui abandonne au lecteur le soin d' improviser en la matière en fonction de sa familiarité avec l'univers géographique, historique ou social suggéré par le texte, le péritexte et l'épitexte, mais aussi son humeur et sa fantaisie.
Par ailleurs, dans le contexte des passages où ils sont cités, les vêtements ne semblent que rarement au service du personnage - du moins directement. Non pas parce qu'ils appartiennent aux notations superflues dont Barthes justifiait l'existence en termes "d'effet de réel" mais parce que le vêtement évoque presque automatiquement un endroit, un milieu social, une époque, un pouvoir et il semble être un meilleur indice de l'environnement du personnage que du personnage lui-même. "Les deux souliers ricanant de vieillesse" (Abega, 005, 12), les "pagnes et camisoles défraîchis" (Yaou, 026; 5), "les robes de cotonnades crasseuses" (Beti, 027; 9) ou le "pantalon marron qui accusait le temps" (Aka, 021, 2) en disent aussi long sur le milieu défavorisé dans lequel évoluent les personnages que sur les individus ainsi vêtus, individus qui peuvent d'ailleurs aussi bien être des figurants que des personnages que l'on retrouvera dans le texte plus tard. De même un "foulard noué avec art" (Boni, 014, 5), "le costume de lin blanc [qui] détone[e] dans le décor" (Essomba 041, 10), "les robes [...] brillantes, les costumes sombres [et] les chemises blanches" (NDiaye, 053, 11), ou les "souliers noirs qui brillaient tant que l'on pouvait se voir dedans" (Kéïta, 055, 6), évoquent un univers de richesse et de luxe dont les limites s'étendent bien au-delà d'un espace individuel.
Le vêtement inscrit dans le texte semble donc être l'expression d'une appartenance sociale plutôt que celle d'une singularité personnelle. Il exprime moins une manière d'être qu'une prérogative. Le vêtement devenu uniforme en témoigne de manière implicite comme chez Oyono (051, 10) où le vieux Meka coiffe "son vieux casque de liège noirci par la fumée" pour imposer le respect; mais aussi de manière tout-à-fait explicite, comme le souligne un passage de Fall (016, 7) : "Cet oncle pouvait à tout moment user de l'influence que lui conférait son uniforme de douanier pour avoir des entrées faciles dans tous les édifices publics où les visites étaient soit interdites soit réglementées".
La manière de s'habiller n'est jamais neutre et le vêtement incapable d'échapper aux codes sociaux. Chaque habit souligne ou, au contraire, essaie de faire oublier l'uniforme derrière lequel il se cache. Dès lors, que l'on s'habille pour être confortable, pour afficher sa supériorité ou pour marquer son attachement à la coutume ou à la religion, il n'est pas possible de dissocier l'être du paraître, de séparer l'habit endossé de sa fonction "sociale". Le choix du vêtement souligne la domination de l'individu par la société, même lorsqu'un personnage semble parfaitement maître de la situation. Le début du roman de Bassek en témoigne:
L'usage métaphorique et métonymique du vêtement que l'on rencontre dans plusieurs débuts de romans fait également figure d'artifice narratif. Ce n'est pas pour décrire l'habillement de Ramatoulaye et d'Aïssatou que Bâ écrit par exemple: "Nous avons usé pagnes et sandales sur le même chemin caillouteux" (012, 7). C'est pour signaler la relation qui lie les deux personnages et pour souligner que leur amitié remonte à l'enfance. Et dans la phrase d'Abo: "D'une hutte leur parviennent des gémissements, des pleurs, un bruissement affairé de pagnes" (006, 5), le mot "pagnes" s'éloigne plus encore du vêtement proprement-dit pour se faire le synonyme d' "un groupe de femmes au sein duquel se noie l'individualité des participantes". De même les "équipes bottées" (073, 7) mentionnées par Dadié évoquent de manière imagée l'ensemble des éboueurs - bottés ou non - qui nettoyaient Paris à l'époque dont il parle. Le plus souvent, le vêtement raconte donc une histoire collective, une relation aux autres, une appartenance, une manière de se situer dans un ensemble, ce qui ne l'empêche pas d'évoquer aussi, au passage, les aléas de l'histoire personnelle de celui qui le porte. Il est par exemple facile d'imaginer la dimension tragique des épreuves subies par l'héroïne lorsqu'on lit: "Presque nue dans un pagne en lambeaux, elle grelottait de froid et claquait des dents". (Diallo, 015; 8) Quant à la phrase de Zanga Tsogo: "La mariée transpirait sous son voile" (058, 3), elle suggère que tout ne se passe pas au mieux dans l'univers personnel de la mariée que le voile cache aux yeux de ceux qui l'entourent. De même, "L'ample chemise américaine à carreaux noirs et blancs [...] était déchirée et maculée de sang en plusieurs endroits" (Diop, 043, 9) évoque la violence et la souffrance dont la personne vêtue de cette chemise a été victime.
Le rôle joué par le vêtement dans le début du texte d'Abondio est différent des exemples mentionnés ci-dessus dans la mesure où "le bout [de] chaussure" qui est introduit dans la narration n'a pour but ni de décrire l'habillement d'un personnage, ni d'établir un rapport de l'individu avec la société, mais d'évoquer le problème métaphysique de l'existence, de l'être et du paraître, de la place de l'habit dans le rapport essentiel le l'individu au monde et ses contingences.
Un métalanguage soulignant le caractère aléatoire des codes vestimentaires se superpose au déroulement de l'histoire. Face à la maladie et à la mort, l'habit perd son pouvoir. Il devient le symbole de la limite des prétentions humaines dérisoires et des promesses de la société qui finit toujours par abandonner l'individu à lui-même. Peu importe que la chaussure entrevue par le docteur brille comme un miroir (Kéïta, 055, 6) ou qu'elle ricane de vieillesse (Abega, 005, 12), elle est ramenée au rang d'objet et l'individu doit s'en séparer qu'il le veuille ou non. Paradoxalement, c'est aussi au moment où la pensée se cristallise sur un vêtement devenu superflu, qu'elle souligne combien le "monde" est dépendant de l'illusion, à quel point il ne saurait exister sans avoir recours à l'artifice des mythes et des symboles. Tout se joue dans cet intervalle où chacun fait de son mieux pour affirmer son droit à l'existence à grand renfort de signes, de modes ou de costumes et pour oublier le caractère aléatoire de ces artifices.
Le passage de la nudité - symbole de l'innocence et de la spontanéité - à l'habillement qui est la négation de cet état premier, est d'ailleurs évoqué de manière allégorique dans le début d'un roman de Rawiri. Cet extrait (dont les dix éléments vestimentaires en font le texte qui mentionne le plus d'habits) décrit une jeune femme s'ébrouant nue au bord d'un fleuve avant de rentrer chez elle pour s'habiller:
L'univers auquel le lecteur est associé par le biais de la lecture semble se cristalliser autour d'éléments vestimentaires ayant valeur de symboles: d'un côté un pagne abandonné à même le sol dans une sorte de jardin d'Eden où l'héroïne et "un joli garçon" s'ébrouent sans gène et en toute liberté, dans la clarté d'un nouveau jour. De l'autre, un "fouillis" d'habits dépareillés qu'une nymphe devenue femme ordinaire dispute aux zones d'ombre où quelque émissaire du diable les avait abandonnés. Dans cet exemple comme dans le précédent, la singularité de l'habillement - et à fortiori du personnage - est tout à fait contingente. Peu importe que la jeune femme qui noue son pagne autour de sa poitrine s'appelle Toula ou Amélie, qu'elle ait vingt ou trente ans, qu'elle soit petite ou grande, mince ou grassouillette ; peu importe le vêtement et les objets qu'elle extrait des profondeurs d'une caisse lui tenant lieu de cantine. La force évocatrice de l'extrait est sans relation avec les renseignements vestimentaires qui y sont mentionnés et qui restent au demeurant très illusoires. Elle s'appuie bien davantage sur l'image que le lecteur va coller au personnage en fonction de l'idée à illustrer : celle d'un bannissement du Paradis terrestre. Chaque lecteur s'emploiera donc à fixer un contexte, un visage et un habillement qui convienne à la situation en fonction du stock d'images qu'il a en tête au moment de sa lecture. Oubliant l'épitexte et le fait qu'on a à faire à un roman qui se passe en Afrique, tel lecteur imaginera peut-être Sophie Marceau ou Charlotte Gainsbourg dans le rôle de la nymphe du fleuve alors qu'un autre, plus sensible au contexte suggéré par l'auteur, visualisera Aïssa Dosso, Magou Seck ou la fille de l'avocate sud africaine qui habite au cinquième. De plus, c'est aussi de manière très personnelle que le lecteur va interpréter non seulement l'habit, mais les mots qui le qualifient parfois. Quel symbolisme des couleurs va-t-on par exemple imposer au sens lorsqu'on lit : "un drap blanc", (Bâ, 012, 8) [pureté?, vie?, mort?, etc.], "une chemise bleue à fine rayures" (Bâ, 012, 8) [bleu-fidélité?], ou , dans un extrait que nous avons déjà mentionné plus haut, une "jupe froncée [...] une résille verte [...] des sandales marron [...] son sac à main rouge [...] (Rawiri, 022, 9-10). "une robe rouge à fleurs jaunes" (Keita, 055, 6), "Un pantalan marron [...] et [...] une chemise noire"(Aka, 021,1-2). Quelle image de marque va-t-on associer avec une chemise "américaine" ou un boubou "sénégalais"? Un consensus lectoral au niveau de l'essentiel passe nécessairement par la tolérance et une reconnaissance tacite du fait que, quelle que soit la précision de l'univers des autres, ce dernier ne peut être imaginé qu'en termes d'images approximatives, floues et différentes de celles qu'on a dans la tête. Le plaisir de lire et de parler d'un personnage est d'autant plus grand que l'image que l'on trace à grands traits ou par le menu n'a rien de photographique et n'a pas à s'accommoder de détails qu'on rejetterait sans hésitation si elle nous était proposée de toute autre manière.
Rôle du vêtement dans le roman: le cas d'Une si longue lettre |
Si le personnage se trouve dans tous les incipits, le vêtement en est donc très souvent absent. Dès lors, on pourrait en déduire qu'en règle générale, l'auteur n'habille pas son personnage. Cette responsabilité est abandonnée au lecteur qui lui impose par défaut ses propres images. En situation de lecture, le personnage n'est jamais un "être de papier" qui se limite aux déterminations textuelles. C'est un être complexe qui reflète les goûts, les stéréotypes, les connaissances, le milieu, l'époque et l'univers intertextuel du lecteur. La lecture ne se satisfait pas de la détermination textuelle et le lecteur n'attend pas patiemment que le narrateur lui propose quelques détails physiques et vestimentaires pour visualiser les personnes qui traversent son champ de vision. ll commence par camper dans le texte des personnages dont l'allure et la mise ne seront modifiées que si la lecture du texte semble l'exiger.
La deuxième partie de notre étude à pour but d'examiner la mesure dans laquelle les allusions vestimentaires rencontrées en cours de lecture sont susceptibles de modifier l'image initiale "formulée" par le lecteur en début de lecture. A cette fin, nous avons choisi d'examiner le rôle du vêtement dans Une si longue lettre de Mariama Bâ. (Bâ, 012)
Un survol d'Une si longue lettre permet de relever 92 termes concernant l'habillement[4], certains y faisant allusion de manière générique comme les termes "vêtement(s)" (pp.10, 18, 43, 52,54,58,59, 102), "habits" (pp.86, 87, 93, 103, 114), "accoutrement" (pp.93 et 103), "tenue"(p.55), etc.; d'autres le mentionnant de manière implicite dans des expressions telles que "endimanché" (p.56), "mise impeccable" (p.56) "garde-robes (p.112) "mode" (p.112). On relèvera aussi des formes verbales: "vêtue" (pp. 43, 47, 75), "habiller" (p.15) : "habillé" (p.123) "s'habiller" (p.41), s'habille (p.115) et une énumération de vêtements où dominent les robes (pp.40, 54, 57, 74, 111, 117, 124, 130), les pantalons (pp.51, 61,72,96,111,112,117), les pagnes (pp.7, 10, 14,28,62,127), les boubous (pp.14, 16, 55, 62, 74, 119) et les chaussures laissées à l'imagination du lecteur (pp.57, 74, 123) ou évoquées de manière plus précise : "sandales" (p.7), "babouches" (p.57). Pour le reste il s'agit d'objets épars: deux chemises (pp.8, 51), le même nombre de culottes (pp.44, 114) et de foulards (pp.65, 66), un châle (p.85), une ceinture (p.74), un casque (p.39), un soutien-gorge (p.17) etc.
En dépit de leur nombre, les 92 termes concernant l'habillement que nous avons relevés ne disent que peu de choses de la tenue des 157 personnages relevés dans Une si longue lettre[5]. A l'échelle du livre entier, on retrouve donc la pauvreté des éléments vestimentaires que l'on a relevée dans l'incipit et une simple opération arithmétique montre que l'habillement de nombreux personnages - parfois même assez importants comme Farmata ou Abou - est tout simplement ignoré par le texte, d'autant que certains personnages principaux se voient attribuer légèrement plus d'éléments que la moyenne. Ramatoulaye est associée à 17 détails vestimentaires, Modou à 14, Binetou et Mawdo à 9, Aïssatou et Tamsir à 5, Aïssatou-fille à 4, Daouda 3, Daba, Tante Nabou, Jacqueline et Iba Sall à 2. De plus, un livre tel qu'Une si longue lettre s'étend sur un demi siècle et il est bien évident que les "pagnes et sandales" que la narratrice mentionne au début du roman évoquent l'habillement de Ramatoulaye et d'Aïssatou alors qu'elles étaient enfants et que ces renseignements ne disent rien de la tenue des deux femmes dix, quinze ou trente ans plus tard.
Si l'on prend le personnage d'Aïssatou[6], on ne trouvera d'ailleurs dans l'ensemble du roman que trois allusions à l'habillement susceptibles de modifier l'image d'une petite fille portant "pagnes et sandales", proposée au début du roman. Tout d'abord une métaphore : "Ton cas, Aïssatou, le cas de bien d'autres femmes méprisées, reléguées ou échangés, dont on s'est séparé comme d'un boubou usé ou démodé (p.62). A première vue, cette phrase ne nous dit rien de l'habillement d'Aïssatou mais d'un autre côté, l'usage du mot "boubou" rattache l'ensemble de la narration à un univers africain. C'est comme un signe, un clin d'oeil à peine perceptible permettant au lecteur de continuer sa lecture sans avoir à changer la garde robe d'Aïssatou. La portée de ce renseignement vestimentaire dépendra bien sûr aussi de l'importance que le lecteur accordera à d'autres éléments textuels qui n'ont rien à voir avec l'habillement. Mais dans la mesure où il appartient à la lecture, il va contribuer, ne serait-ce que très modestement, à réduire l'univers infini des modes et des vêtements à un type "d'uniforme" associé à une personnalité, une origine, un lieu ou une époque. Les deux dernières allusions au vêtement que l'auteur associe avec Aïssatou sont intéressantes dans la mesure où, contrairement au boubou précédent, elles ont pour but d'alerter le lecteur aux changements qui ont pris place dans la vie du personnage et de lui suggérer la nécessité de changer l'habillement du personnage. Lorsque la narratrice dit: "Ainsi, demain, je te reverrai en tailleur ou en robe maxi?" (p.130), il n'est plus question de boubou ou de pagne. Aïssatou a rejeté de manière définitive un ensemble de coutumes, symbolisées par le vêtement africain, qui lui avaient été défavorables et elle a adopté un nouveau code vestimentaire. Loin de renforcer la position du lecteur, les hésitations de la narratrice signalées par un signe interrogatif réduisent sa marge de manoeuvre et l'incite à choisir l'habit d'Aïssatou dans une game vestimentaire fort limitée.
Les allusions à l'habillement d'Aïssatou ne sont donc pas à même de nous dire avec certitude comment Aïssatou est habillée, elles ne témoignent pas des changements de mode qui ont marqué la société durant la vie de l'héroïne; elles ne disent rien des habits innombrables qu'Aïssatou a porté entre le moment où, petite fille, elle était vêtue d'un pagne et de sandales et celui où âgée d'une quarantaine d'années, elle porte un tailleur élégant ou une robe maxi reflétant la dernière mode américaine. Toutefois, ce que le texte nous dit de son habillement ne se borne pas aux quelques renseignements aléatoires exprimés par les cinq mots "pagne", "sandales", "boubou", "tailleur" et "robe" pris isolément. Ce qui semble dérisoire au niveau de l'arithmétique est beaucoup plus influent lorsqu'on les considère dans le cadre dynamique de la lecture. La répétition du mot "pagne" (six fois) - même si à une exception près ce mot n'est pas mentionné en relation avec Aïssatou - provoque par exemple un effet de répétition auquel il n'est pas possible d'échapper. Pris dans le contexte d'une simple description vestimentaire, ce mot semble incapable de nous dire exactement comment tel ou tel personnage est habillé à tel ou tel moment, mais dans le contexte d'une lecture dynamique, il va contribuer à influencer le "paysage textuel" et par contre coup l'habillement de tous les personnages. Chaque pagne rencontré va renforcer ou au contraire modifier, de manière quasi imperceptible, l'image d'Aïssatou que le lecteur s'est forgée en lisant l'incipit. Et peut-être que ces pagnes, en conjonction avec les six boubous statégiquement disposés comme des bornes milliaires tout au long du parcours lectoral vont même insciter certains lecteurs à utiliser ce vêtement pour vêtir d'autres personnages féminins du roman, surtout ceux dont le nom a une consonance africaine ou dont le texte ne dit rien de particulier au sujet de l'habillement : Farmata ou des belles-soeurs de Ramatoulaye, ou les dizaine de figurantes que l'on rencontre au fil des pages par exemple.
Une sorte de flexibilité - ou plutôt de communautarisation du vêtement est inscrite dans le texte. La pénurie de vêtements invite le lecteur à attribuer à un personnage donné les habits appartenant à quelqu'un d'autre. Et comme si le narrateur voulait signaler au lecteur qu'il est tout à fait justifié d'agir de la sorte, il ne perd pas une occasion de lui signaler de manière explicite que la garde-robes d'un personnage permet d'en vêtir un autre : ce n'est pas un effet du hasard que sur les 17 éléments vestimentaires concernant Ramatoulaye, six soulignent l'habillement du groupe auquel elle appartient et non pas l'habit qui la distinguerait des autres. Les "pagnes et sandales" que Bâ mentionne dans l'incipit d'Une si longue lettre appartiennent aussi bien à Aïssatou qu'à Ramatoulaye et, implicitement, à toutes les petites filles de leur génération. De même, les indications ayant trait à l'habillement que la coutume impose aux veuves semblent loin d'être propres à Ramatoulaye. Lorsqu'elle écrit :"je suis les allées et venues, la tête recouverte d'un pagne noir" (p.10), lorsqu'elle mentionne "les changements de vêtements de deuil tous les lundis et vendredis" (p.18), sa tenue n'a rien de singulier et peut être utilisée pour vêtir sa co-épouse Binetou, tout comme "le châle noir" (p.85) ou même le "boubou" (p.119) dans lequel son fils Ousmane vient se blottir. La lecture fait du vêtement un objet interchangeable qui s'adapte facilement à toutes les tailles et à tous les goûts. De plus le même pagne semble à même de se dédoubler à volonté afin de vêtir tous les personnages susceptibles de partager les habitudes vestimantaires de Ramatoulaye ou d'Aïssatou.
Lorsqu'on s'en tient à une analyse ponctuelle du vêtement et à un inventaire des habits mentionnés dans les textes, il est difficile d'échapper à la conclusion que la responsabilité de l'habillement du personnage est du ressort d'un lecteur libéré de toute intervention autoriale. Cependant, une approche plus dynamique de la lecture rend une partie de ses prérogatives au narrateur. Certes, la manière dont l'habillement de chaque personnage va être visualisé par des lecteurs disséminés dans l'espace et dans le temps échappe en grande partie à l'auteur, mais cela ne signifie en rien que l'influence de ce dernier ne soit pas déterminante. En délimitant le cadre du récit, il délimite déjà les paramètres de l'univers vestimentaire qu'on va lui associer. De plus, il n'est pas nécessaire d'habiller tous les personnages qui traversent le champ de vision du lecteur pour créer un effet de mode. Quelques habits savamment abandonnés aux endroits clés de la narration, quelques "personnages-mannequins" situés stratégiquement dans le roman sont plus influents que de longues descriptions vestimentaires, car, comme le veut la formule "trop de description tue la description"[7], écrire le vêtement se limite souvent à jeter quelques jalons. La souplesse de la lecture, la tolérance du texte lu et l'inventivité du lecteur sont là pour remédier aux limitations du texte, cet univers minimaliste d'où le spectre de l'auteur n'est jamais tout-à-fait absent.
[1] Liste des 70 ouvrages
sélectionnés (ordre de lecture)
(*** signale un ouvrage qui mentionne l'habillement dans l'incipit)
005.***Abéga, Séverin Cécile. Les bimanes. Abidjan:
Nea/Edicef; 1982.
006.*** Martens, Ludo (Léonie Abo) . Une femme du Congo.
Belgique: EPO; 1991.
007.*** Abondio, Josette D. Kouassi Koko...ma mère. Abidjan:
Edilis; 1993.
008. Adiaffi, J-M. La carte d'identité. Ceda; 1980.
009. Adiaffi, Anne-Marie. Une vie hypothéquée. Abidjan:
Les Nouvelles Editions Africaines; 1984.
010. Ahou de Saintange, Rosemonde. Le makoré. L'Epine-aux-Bois:
ABACA; 1997.
011. Ahmedou, El Ghassem Ould. Le dernier des nomades. Paris:
L'Harmattan; 1994.
012.*** Bâ, Mariama. Une si longue lettre. Dakar: Les Nouvelles
Editions Africaines.
013. Beyala, Calixthe. C'est le soleil qui m'a brulée. Paris:
Stock; 1987.
014.*** Boni, S. Tanella. Une vie de crabe. Sénégal: Les
Nouvelles Editions Africaines; 1990.
015.*** Diallo, N. Le fort maudit. Paris: Hatier; 1980.
016.*** Fall, Khadi. Mademba. Paris: L'Harmattan; 1989.
017. Amoi, Assamala. Appelez-moi bijou. Abidjan: CEDA; 1997.
018. Nsue Angue, Maria. Ekomo - Au coeur de la forêt
guinéenne. Paris: L'Harmattan; 1995.
019. Ananissoh, Théo. Territoires du nord. Paris: L'Harmattan;
1992.
020. Akoto, Paul Yao. L'escalier aux sept marches. Abidjan : CEDA; 1992.
021.*** Aka, Marie-Gisèle. Les haillons de l'amour. Abidjan:
CEDA; 1994.
022.*** Rawiri, Ntyugwetondo. G'amérakano (au carrefour). Paris:
Silex; 1988.
023.***Sow Fall, Aminata. Le Revenant. Dakar: Les Nouvelles Editions
Africaines; 1982.
024. Tadjo, Véronique. Le royaume aveugle. Paris: L'Harmattan;
1990.
025. Werewere, Liking. L'Amour-cent-vies. Paris: Publisud; 1988.
026.*** Yaou, Régina. Lezou Marie. Abidjan: Les Nouvelles
Editions Africaines; 1982.
027.*** Beti, Mongo. Perpétue. Paris: Buchrt/Chastel; 1983.
028. Dongala, Emmanuel. Le feu des origines. Paris: Albin Michel; 1987.
029. Karone, Yodi. Le bal des caïmans. Paris: Karthala; 1980.
030. Sony Labou Tansi. Les yeux du volcan. Paris: Seuil; 1988.
031. Lopes, Henri. Le pleurer-rire. Paris: Présence Africaine;
1982.
032. Ndachi Tagne, David. La reine captive. Paris : L'Harmattan; 1986.
033.*** Ngandu Nkashama, Pius. Les étoiles
écrasées. Paris: Publisud; 1988.
034. Owondo, Laurent. Au bout du silence. Paris : Hatier; 1985.
035. Tati Loutard, J. B. Le récit de la mort. Paris:
Présence Africaine; 1987.
036. Kimbidima, Julien Omer.Les filles du président. Paris:
L'Harmattan; 1986
037. Bandaman, Maurice. La bible et le fusil. Abidjan: Ceda; 1996.
038.*** Badiane, Cheikh. Aïda-Mbene ou les fantasmes de Mor Diop.
Dakar: Les Nouvelles Editions Africaines; 1982.
039. Bâ, Hampaté. L'étrange destin de Wangrin.
Paris: Union Générale D'Editions;1973.
040.*** Assiga-Ahanda, Marie-Therèse. Societés africaines et
"High Society". Libreville: Lion; 1978.
041.*** Essomba, J. R. Les lanceurs de foudre. Paris: L'Harmattan; 1995.
042. Door-Bunya, Lydie. La brise du jour. Yaoundé: Clé ;
1977.
043.*** Diop, Boubacar Boris. Les traces de la meute. Paris:
L'Harmattan; 1993.
044. Dieng, Mame Younousse. L'ombre en feu. Sénégal: Les
Nouvelles Editions Africaines; 1997.
045. Dem, Tidiane. Mariama. Abidjan: Les Nouvelles Editions Africaines.
1987.
046. Carlos, Jérome. Fleur du désert. Abidjan: Ceda; 1990.
047. Camara, Louis. Le choix de l'Ori. Sénégal: Xamal;
1996.
048.*** Bassek, Philomène M. La tache de sang. Paris:
L'Harmattan; 1990.
049.*** Barry, Kesso. Kesso, princesse peuhle. Paris: Seghers; 1988.
050. Laye, Camara. L'enfant noir. Paris: Plon; 1987.
051.*** Oyono, Ferdinand. Le vieux nègre et la médaille.
Paris: Union Générale D'Editions; 1972.
052.*** Ndiaye, Marie. En Famille. Paris: Les Editions de Minuit; 1990.
053.*** Monenembo, Tierno. Cinéma. Paris: Du Seuil; 1997.
054. Koné, Amadou. Sous le pouvoir des blakoros - Courses.
Abidjan: Les Nouvelles Editions Africaines; 1982.
055.*** Keita, Fatou. Rebelle. Abidjan/Paris: NEI/Présence
Africaine; 1988.
056. Kaya, Simone. Les danseuses d'Impé-Eya. Abidjan: Inades;
1976.
057. Socé, Ousmane. Mirages de Paris. Paris: Nouvelles Editions
Latines; 1986.
058.*** Zanga-Tsogo, Delphine. L'oiseau en cage Abidjan/Paris:
NEA/EDICEF; 1983.
059. Warner-Vieyra, Myriam. Juletane. Paris: Présence Africaine;
1982.
060. Traoré, Abibatou. Sidagamie. Paris: Présence
Africaine; 1998.
061. Hazoume, Flore. La vengeance de l'albinos. Abidjan: Edilis; 1996.
062. Fofana, Aicha. Mariage on copie. Bamako: Jamana; 1994.
063. Diallo, Koumanthio Zeinab. Les épines de l'amour. Paris:
L'Harmattan; 1997.
064. Mpoudi Ngolle, Evelyne. Sous la cendre le feu. Paris: L'Harmattan;
1990.
065.*** Sene, Fama Diagne. Le chant des ténèbres. Dakar:
Les Nouvelles Editions Africaines du Sénégal; 1997.
066. Ndoye, Mariama. Sur des chemins pavoisés.. Abidjan: Ceda;
1993.
067. Ken Bugul. Le Baobab Fou. Dakar: Les Nouvelles Editions Africaines;
1984.
068.*** Ousmane, Sembène. Xala. Paris: Présence Africaine;
1973.
069. Kourouma, Ahmadou. Les soleils des indépendances. Paris:
Editions du Seuil;1970.
070. Bemba Sylvain. Le dernier des cargonautes. Paris: L'Harmattan;
1984.
071. Diabaté, M. Le coiffeur de Kouta. Paris: Hatier; 1980.
072. Badian, Sylvain. Sous l'orage. Paris: Présence Africaine;
1963.
073.*** Dadié, Bernard B. La ville ou nul ne meurt. Paris:
Présence Africaine; 1968.
074. Mvolo, Samuel. Les fiancés du grand fleuve. Yaoundé:
Clé ; 1973.
[2]Il serait intéressant de comparer le roman africain contemporain à d'autres catégories littéraires afin de déterminer dans quelle mesure nos conclusions sont propres aux modes narratives d'un lieu et d'une époque. Par exemple, trouve-t-on force tulle et rubans dans l'univers de Flaubert, de Zola ou de James Joyce?
[3]
Incipits: Liste des vêtements mentionnés (et
occurences)
bas (1); bottine[botté] (2); camisole (2); caraco (1); casque (1);
chapeau (2); chaussure (3); chemise (5); combinaison (1); complet (1); costume
(1); foulard (1); gant de boxe (1); guenilles (1); habit [habillé] (3);
jacquette (1); jupe (1); maillot de bain (1); manteau (2); mini cache sexe (1);
ombrelle (1); pagne (8); passe montagne (1); pantalon (3) pantoufle (1);
résille (1); robes (3); sac à main (1); sandales (2); savates
(1); short (1); soulier (2); tenue (1); tricot (1); uniforme (1); veste (1);
veston (1); vêtement (3); voile (1); autres (3)
[4]Une si longue lettre: Liste des
vêtements mentionnés (et occurences)
accoutrement (2); blouse (1); boubou (6); babouche (1); chemise (2); costume
(1); caftan (1); complet (2); châle (2); camisole (1); casque (1); culotte
(2); chaussure (3); ceinture (1); corsage (1); drap (1); ensemble (3);
emdimenché (1); foulard (2); garde-robes (1); habiller (2); s'habiller
(2); habit (5); linge (1); lange (1); mode (1); mise impeccable (1); pagnes
(6); percale (1); pantalon (7); robe (8); sandale (1); soutien-gorge (1);
short (1); tissu (3); toilette (1); tricot (1); tailleur (1); uniforme (2);
vêtement (8); vêtue (3).
[5] Ormerod, Beverley, Volet, Jean-Marie and Jaccomard, Hélène. "The Female Voice and Traditional Discourse Biases: The Case of Francophone African literature". Computers and the Humanities 28-6 (1995), 353-367. La liste des personnages dressée à cette occasion ne comprenait d'ailleurs pas des dizaines de personnages collectifs tels que les parents, les amis, les inconnus, la foule, les vieilles connaissances, les parents d'élèves, les aveugles, les gamins, les fainéants, les enfants, etc..
[6] Nous ne reviendrons pas sur la discussion du début du roman Une si longue lettre de Mariama Bâ dans lequel nous montrions comment le premier mot du roman se transforme en un personnage du nom d'Aïssatou alors que la lecture du roman se limite encore à un seul mot. Volet, Jean-Marie. "Lecture, personnages romanesques et conquête de nouveaux espaces: Le cas d'Une si longue lettre de Mariama Bâ" Arobase v2 n2 (1998) En ligne. https://www.liane.net/arobase/v2_n2/volet.html
[7] voir entre autre Pierre Louis Rey "Quelques
réflexions sur la représentation visuelle des personnages de
romans" in Glaudes et Reuter Personnage et histoire littéraire, Actes
du IV colloque de Toulouse, mai 1990. Toulouse: Presses Universitaires du
Mirail (1991) pp.123-131 [p.129]
L'auteur remercie Roseline Khayat pour son aide lors du
dépouillement des textes.