Nicolas Kurtovitch est né à Nouméa en 1955, dans une famille implantée en Nouvelle-Calédonie depuis plus d'un siècle. Après une scolarité primaire et secondaire faite en Nouvelle-Calédonie, de 1975 à 1977 il voyage en Nouvelle-Zélande et en Australie, "en découverte", séjournant à Auckland et à Sydney, où il exerce différents emplois. Il fait ensuite, de 1977 à 1980, une licence de géographie à Aix-en-Provence. Enseignant de 1981 à 1985 dans un collège de Lifou, l'une des Iles Loyauté, à l'est de la Grande Terre de Nouvelle-Calédonie, il revient alors à Nouméa, où il assure aujourd'hui la direction du lycée Do Kamo. Il est marié et père de deux enfants. Poète, il publie en 1973 un premier recueil, et depuis 1983 alternent recueils de poèmes et de nouvelles, édités tant en Nouvelle-Calédonie qu'en France. Outre ses productions, il contribue au développement de la littérature calédonienne en participant à diverses revues et aux activités de l'Association des Ecrivains de Nouvelle-Calédonie dont il est le président. Sa pièce, Le Sentier Kaawenya, a été représentée pour la première fois en juin 1998 lors du Festival des Arts qui a inauguré le Centre Culturel Kanak Tjibaou. Ses textes sont aujourd'hui étudiés dans différentes universités de la région. |
La Nouvelle-Calédonie a beaucoup fait parler d'elle ces derniers temps. L'année passée a été importante sur le plan constitutionnel, aboutissant au référendum. Dans le domaine culturel aussi il semble que cela bouge comme jamais auparavant : des maisons d'éditions se créent, des textes sortent, une Association des Ecrivains se met en place, un Supplément Littéraire grand public est lancé, sans parler de l'inauguration du Centre Culturel Kanak[1]. Comment peut-on expliquer toute cette effervescence, cette ruée vers la culture qui devient un peu à la mode en Nouvelle-Calédonie ?
Cela correspond à une attente et à une nécessité. C'est le hasard qui a fait qu'étaient présents en même temps sur le Territoire Laurence Viallard des Editions Grain de Sable[2], l'écrivaine et éditrice Claudine Jacques[3] des Editions du Niaouli, des librairies rénovées comme la Librairie Montaigne[4], une nouvelle génération d'écrivains dont Déwé Gorodé[5], moi etc. Mais c'est également une nécessité - une nécessité pour la Nouvelle-Calédonie de se développer ainsi après les "événements"[6] des années 1980. Il faut reconnaître à cet égard que les Accords de Matignon[7] ont joué un rôle très important et ont agi de manière très matérielle - à savoir que suite à ces Accords des donds publics ont été mis au service de la culture, à travers des organisations comme les Affaires Culturelles. Cela a été très vite visible pour la musique, pour le théâtre et pour la peinture, et puis cela a fini par être visible également pour la littérature par le biais de l'aide donnée à l'édition. Je crois que les gens ont enfin envie de s'intéresser à ce que les Calédoniens pensent et créent en Nouvelle-Calédonie, d'aller à la rencontre des créateurs de la Nouvelle-Calédonie aussi bien en littérature qu'en peinture et qu'en musique.
Avant les Accords de Matignon il y a eu quelques années très difficiles en Nouvelle-Calédonie où les communautés s'affrontaient plus qu'elles ne se rapprochaient, n'est-ce pas ? Alors, ce fond social - l'importance des enjeux culturels, des questions identitaires - a-t-il joué un rôle dans ce renouveau culturel, ou était-ce le moment de toute manière pour des gens de ta génération...?
Certains d'entre nous, Frédérick Ohlen[8], Bernard Berger[9] et moi, par exemple, écrivions depuis bien avant les Accords de Matignon. Mais il est évident que les années douloureuses qui ont été vécues en Nouvelle-Calédonie entre 84 et 88 jusqu'à 89 avec la mort de Jean-Marie Tjibaou[10], toutes ces années douloureuses ont fait que, après, les gens se sont dit qu'il y avait peut-être autre chose à faire que de se regarder de travers, et les pouvoirs publics l'ont pensé aussi. Car il était évident que le rapprochement culturel était indispensable. Rencontrer l'Autre, le rencontrer politiquement, c'est une chose. Le rencontrer par la culture, c'en est une autre, et c'était dans un premier temps plus facile, je crois, d'aller voir ce que produit, ce que crée l'autre. Il y a eu une aide pour que la culture kanake contemporaine soit vivante : on pense principalement à l'art plastique, à la peinture, à la sculpture et à la musique. Ensuite, il en était de même pour la production culturelle non kanake - principalement européenne. Les pouvoirs publics ont senti cela comme une nécessité d'aider les communautés à se rencontrer au moins sur ce terrain-là. Politiquement, ils sont obligés de se rencontrer, mais ce ne sont que des hommes politiques qui se rencontrent. Par contre, on peut espérer que par des manifestations culturelles, c'est la population qui va se rencontrer. Bien sûr, ça ne se décrète pas. Les pouvoirs publics ne peuvent que mettre en place des situations. Si ces situations ne sont pas premièrement investies par le public, et deuxièment si à l'intérieur de ces situations, il n'y a pas de la qualité et des productions intéressantes, il ne se passera rien. Notre responsabilité, en tant qu'écrivains, c'est d'essayer de produire des choses intéressantes. Il ne s'agit pas de l'écriture d'Etat. On écrit ce que l'on sent. Mais il faut espérer que ce que l'on sent sera intéressant et bien exprimé, de manière à ce que le public s'y retrouve, et trouve de l'intérêt à lire nos livres. On a un devoir de qualité parce que sinon tout cela va retomber. Si, en tant qu'écrivain, on n'arrive pas à accrocher les lecteurs, ça va retomber, et les éditeurs ne vendront plus et fermeront. Nous devons être bons.
On sent ce besoin dans le public. Il suffit de penser à l'assistance qu'il y avait à la Librairie Montaigne, place des Cocotiers, lors du lancement du Supplément Littéraire l'année dernière. Mais est-ce que c'était toujours possible pour un écrivain calédonien de se faire éditer ? Quelle était la réception d'une part chez le public et d'autre part du côté des éditeurs et des libraires ?
D'abord, l'édition. Avant 80 ou même avant 90, c'était difficile, voire impossible de se faire éditer à Nouméa. Non pas parce qu'il y avait la censure, bien qu'il y ait eu peut-être de l'autocensure des gens, surtout du côté des éditeurs et des libraires. Ceux qui étaient ici éditaient des albums de photos, des guides touristiques etc, mais pas de la littérature. Donc c'était impossible à moins de s'éditer soi-même ou de trouver des éditeurs en France. En ce qui me concerne, mes premiers recueils de poèmes ont été édités en France, aux Editions Saint-Germain.
Pour mémoire, quelle année ?
En 1973, quand j'avais 18 ans, c'était à compte d'auteur. Pareil pour le deuxième et le troisième recueils qui ont paru en 1983 et 1985. En 1988, là, c'était à compte d'auteur à Nouméa. Ensuite, pendant longtemps, je n'ai rien fait. J'ai recommencé en 1993 quand Claudine Jacques, des Editions du Niaouli, a édité un recueil de nouvelles Forêt, Terre et Tabac. Puis en 1994 encore un éditeur parisien, Chambelland, qui a publié un recueil de poèmes. Ensuite, Grain de Sable est arrivé en Calédonie et a depuis édité régulièrement mes nouvelles, poèmes et dernièrement du théâtre. Donc ça va mieux depuis 90. Au niveau libraire il y avait une autocensure importante. Le premier recueil de poèmes que j'ai fait éditer par Saint-Germain - éditeur parisien intéressant quand-même - était refusé par un libraire de Nouméa. Certes, ma poésie n'est pas anodine, mais ce n'est pas pour autant une poésie de révolution etc. C'est une poésie de remise en question quand même de l'individu et cela dérangeait.
Et le motif affiché de ce refus?
On considérait qu'un Calédonien ne pouvait pas faire quelque chose d'intéressant. Ce qui est étonnant, c'est qu'il y avait des gens en France qui trouvaient cela intéressant. Et côté lectorat, c'était à peu près la même chose. Le lectorat calédonien avait du mal, a du mal encore, à accepter que les Calédoniens soient intéressants. Ça change, depuis les années 90. Ça change. Mais avant 90, c'était très difficile à cause d'une autocensure du lectorat calédonien énorme et d'un mépris des non-Calédoniens pour la chose calédonienne. C'est vrai que ce mépris disparaît petit à petit, mais tout doucement.
Oui, justement, on sent qu'en parallèle avec l'évolution des écrivains et de l'écriture en Calédonie, il y a eu aussi une évolution sur le plan de l'édition qui accompagne les auteurs.
Oui, oui, qui accompagne les auteurs. Il y a plusieurs nouvelles maisons d'édition : Grain de Sable est sorti il y a quatre ou cinq ans et a déjà publié une cinquantaine de titres; Editions des Lumières qui est plus débutant; et puis une toute nouvelle édition Hergué de feu qui s'est créée à partir de l'Association des Ecrivains et qui se spécialise en poésie. Alors effectivement il y a un renouveau, une certaine activité et un dynamisme de l'édition à Nouméa.
Que représente pour toi le fait d'être édité en Nouvelle-Calédonie ? Quel en est l'enjeu ?
Etre édité en Calédonie et être bien vendu en Calédonie, c'est déjà une réussite, parce que justement cela montre qu'on a réussi à intéresser le lectorat et que ce lectorat a un peu évolué. C'est très sympathique de voir que ses concitoyens évoluent et donc dans ce sens-là, être édité en Nouvelle-Calédonie, c'est déjà important. Mais, ce qui est intéressant, c'est d'être édité en même temps en France, parce qu'il faut maintenant continuer à intéresser le reste du monde, la France, l'Australie, la Nouvelle-Zélande etc. C'est en bonne voie. Je pense qu'on est dans une phase très positive, dans une phase de progression. Il ne faut pas qu'on rate le train. Il faut qu'on alimente ce train en énergie, et cette énergie, c'est la création. Toute édition locale est une petite victoire. Chaque fois qu'un livre est édité localement et vendu localement, c'est une petite victoire sur l'habituelle misère de la création littéraire calédonienne.
Tu évoques l'Association des Ecrivains de Nouvelle-Calédonie dont tu es président, n'est-ce pas ? Quelle est cette Association ?
C'est une Association qui a été créée en septembre 1996, qui réunit entre douze et quinze écrivains tous les mois, tous les deux mois en fonction un peu de l'actualité, de l'opportunité. Dans un premier temps, notre but était de nous rencontrer et de nous connaître, d'échanger nos avis, nos écrits et nos opinions, mais surtout de nous connaître. Ensuite d'essayer de réaliser des choses en commun, comme par exemple le Supplément Littéraire au Journal du Dimanche qui a paru l'an dernier ou comme un livre qui a rassemblé des photos de visages de vieilles personnes où chacun a écrit à côté de ces visages un ou deux textes. D'autre part nous participons depuis 1997 en tant qu'Association à la semaine du livre en Nouvelle-Calédonie. Ça nous arrive également de nous déplacer tous ensemble dans l'intérieur et dans les îles pour aller à la rencontre du public de brousse. Enfin, l'un de nos buts, c'est d'être présents au Salon du Livre de mars 2000 à Paris.
Tu dis que l'Association des Ecrivains, c'est une occasion de se connaître, comme si même dans une communauté plutôt petite, ce n'était pas forcément le cas. Avant, les écrivains étaient un peu dans leur coin, sans...?
Ah, oui, oui, oui. On se connaissait de nom, mais il n'y avait aucune raison qu'on se rencontre, si ce n'est par hasard. Nouméa a quand même 100 000 habitants, on peut très bien ne pas se rencontrer. Tandis que là il s'agissait de créer une structure de rencontre et des temps de rencontre.
Par ailleurs, les auteurs calédoniens commencent à être connus à l'étranger. Toi et Déwé Gorodé avez été retenus pour le prix RFO de la nouvelle, n'est-ce pas ?
Oui. Il y a quatre ans j'avais été retenu pour le prix de la nouvelle. En 1997, c'était Déwé Gorodé et en 1998 c'était encore moi. On est retenu pour la finale sans gagner encore - pour diverses raisons. Mais c'est déjà très bien. Ça fait partie des petites victoires. On est reconnu. On commence à être connu et lu en France. Ça peut être critiqué ici de regarder la France, mais c'est normal. La France, c'est un grand public qui a d'ailleurs des dispositions tellement établies que si on arrive à l'intéresser, c'est sympathique. De ce côté-là, aussi, ça progresse. Eux aussi commencent à se dire : là-bas ils sont capables de faire des choses de qualité, parce que côté français beaucoup pensent qu'en dehors de Paris il n'y a que la nullité. Je pense qu'on a également le même problème que certaines personnes françaises de province qui n'arrivent pas à intéresser la capitale.
Est-ce que tu as des échos de la réception de tes oeuvres, ou plus généralement des oeuvres de la Calédonie dans les autres Territoires ou Départements d'Outre-Mer ?
Très peu d'échos là-dessus. Je ne sais pas si en Guadeloupe, Martinique, Guyane, la Réunion, nous sommes connus. Certaines personnes doivent savoir qu'on existe puisqu'on a eu des contacts au Salon de l'Outre-Mer, où en 1997 nous avons été présents, Déwé Gorodé et moi. Mais je doute qu'on trouve nos livres dans une librairie en Guadeloupe ou à la Réunion. Je pense qu'on est mieux connus en Australie, en Nouvelle-Zélande et en France métropolitaine que dans les autres Départements et Territoires d'Outre-Mer. Or, notre souhait, c'est justement de nousintégrer à la francophonie - et, là, je pense principalement au Canada, à certains pays d'Afrique, puis à l'Océan Indien. Mais il y a un obstacle politique, c'est que normalement la francophonie ne concerne que les pays indépendants. C'est très difficile de faire comprendre que nous sommes plus proches de la littérature francophone que de la littérature hexagonale. C'est vrai. Notre littérature est francophone, ce n'est pas une littérature métropolitaine. Mais je pense qu'on va y arriver petit à petit. L'année dernière il y a eu une anthologie de la littérature francophone de l'Océan Indien où figure la Nouvelle-Calédonie. Et ce livre publié chez Nathan est bien distribué. Notre Librairie a récemment sorti un numéro spécial sur la littérature de Nouvelle-Calédonie[11].
Veux-tu bien commenter un peu le parcours littéraire que tu as fait, depuis tes premiers recueils jusqu'à la pièce de théâtre l'année dernière ?
Les débuts, c'est essentiellement de la poésie, parce que c'est ce qui m'intéressait le plus, peut-être parce que j'ai été sensible à la musique. En fait, pendant longtemps j'écrivais parce que je ne pouvais pas être musicien. Or, je considère toujours la poésie comme le principal moyen d'écriture, d'expression, comme un moyen de connaissance et non pas comme un terrain de production et de création. La poésie pour moi, c'est le moyen de me connaître, de connaître le monde et de progresser en tant qu'être humain philosophiquement, spirituellement et mentalement. La poésie, c'est ce chemin que personnellement j'emprunte pour avancer dans la vie.
Donc pas seulement la connaissance de soi, mais aussi du monde?
Oui, oui, la connaissance du monde.
Comment vois-tu ça?
Je vois ça d'un point de vue philosophique, un peu à l'image des Bouddhistes ou des Taoïstes qui cherchent à connaître le monde pour mieux se connaître. Donc être plus en harmonie avec l'univers. La poésie est ce moyen d'être en harmonie avec l'univers. Lorsque je commence un texte, une poésie, il s'agit pour moi de sortir de ce poème différent, différent, différent. En écrivant, je dois appréhender quelque chose sur moi. Ça marche, ça ne marche pas, mais c'est comme ça que je le conçois. Ensuite, j'ai écrit des nouvelles parce que j'avais une histoire en tête. J'ai fini par être pris au jeu, d'autant qu'avec le thème de ma pièce Le Sentier, il s'agissait pour moi d'un besoin. D'abord, j'avais essayé de l'écrire comme nouvelle, d'abord, et ensuite sous forme de roman. J'avais fait une vingtaine de pages, mais ça ne me satisfaisait pas, et il ne me restait donc que la forme théâtrale.
Le Sentier, il s'agit là d'une pièce de théâtre qui a été mise en scène en 1998 au Festival des Arts qui a inauguré le nouveau Centre Culturel Kanak Tjibaou. En fait, c'est la première oeuvre littéraire ou théâtrale à y être passée, c'est ça?
Tout-à-fait.
J'ai l'impression que le théâtre, enfin les oeuvres théâtrales n'ont pas encore eu en Calédonie une place d'honneur , n'ont jamais été à la mode. Peut-être qu'on va y arriver maintenant avec tes pièces, et puis des pièces kanakes, notamment celles de Pierre Gope[12], par exemple. Mais selon toi, comment cela s'explique qu'on n'ait pas fait vraiment de théâtre jusqu'ici ? Si tu es d'accord, qu'on n'en ait pas fait ou peu ?
Depuis longtemps, les gens ont joué des pièces de théâtre en Nouvelle-Calédonie, mais ce n'étaient pas des créations. On faisait du Molière etc. Il y a eu un temps mort quand toute la culture calédonienne a été morte dans les années 50 - c'était du calme plat. On n'a qu'à prendre une anthologie de la littérature calédonienne pour s'apercevoir qu'entre 1950 et 1980 quasiment rien n'a été publié : un recueil de poèmes, un petit roman, c'est tout. Pourquoi ? Parce que c'était le boom économique, les gens pensaient à l'économie, au développement économique et pas à la création.
Quand est-ce que cela a démarré ?
Cela a redémarré avec Pierre Gope qui de toute façon n'est pas sorti du néant. Pierre Gope est sorti des Accords de Matignon. On voit très bien la liaison "événements"/ années dramatiques/Accords de Matignon/ Délégation aux Affaires Culturelles et création, apparition d'un auteur de théâtre, Pierre Gope. Pourquoi ? Parce que les Accords de Matignon ont créé une Délégation aux Affaires Culturelles. Le premier Directeur de cette Délégation aux Affaires Culturelles, M. Marguérin[13], aimait beaucoup le théâtre et il a promu les stages au théâtre, faisant venir des metteurs en scène, notamment de l'Afrique. Alors, Pierre Gope, qui faisait déjà de la poésie, est venu aux stages de théâtre. Ça l'intéressait et il a écrit sa première pièce. Et en tant qu'auteur kanak, il a tout de suite eu le support de l'ADCK[14], également création des Accords de Matignon, de même que les peintres et les sculpteurs kanaks. Pierre savait que dès qu'il aurait écrit sa pièce, elle serait jouée.
Et pour ta pièce Le Sentier, il ne s'agit pas d'une commande ?
Ah, non, surtout pas. Non, Le Sentier est tombé un peu par hasard dans les mains d'Emmanuel Kasarhérou[15] qui l'a lu avec Marie-Claude Tjibaou[16] et Octave Togna[17], et ils l'ont proposée pour l'inauguration du Centre. Il ne s'agit donc pas d'une commande, mais d'une rencontre, si vous voulez. Maintenant, le théâtre est parti, il existe. Pierre Gope continue à écrire, moi je continue à écrire, d'autres personnes aussi. Mais encore une fois, il faut alimenter la locomotive. Il faut qu'on attire le public. Le public vient. Il faut le garder, il faut le faire revenir. Si on ne l'interpelle pas, il ne reviendra pas. Ça, c'est évident.
Est-ce que ça signifie que tu écris en vue du public pour répondre à une certaine attente ou mode ?
Non, pas vraiment et je ne pense pas que tous mes textes intéressent le public. Cela ne m'empêche cependant pas de les écrire. En revanche, quand j'ai écrit quelque chose, il faut que ce soit édité - cela permet de passer à autre chose - sinon j'ai un doute sur son existence. Si j'écris, c'est avant tout pour moi, pour mon chemin de connaissance, mon chemin de réalisation.
Même la pièce ?
Même la pièce. Je l'ai écrite avant tout pour moi. Il fallait que je me libère de ça. C'était comme un exorcisme.
C'est-à-dire? Exorcisme de quoi?
Ah, mais du thème de la pièce. Maintenant, je m'aperçois que ça a agi de la même manière pour tous les spectateurs et même pour les acteurs. Pour les acteurs cela a été un extraordinaire exorcisme de faire jouer cette pièce et les spectateurs calédoniens - Kanaks ou Blancs - l'ont vécu de la même manière.
Comment ça?
Même si cette pièce ne situe pas l'action en Nouvelle-Calédonie, mais plutôt quelque part dans le monde, dans un temps x ou y, la thématique - c'est-à-dire la problématique de l'engagement individuel lorsqu'il est en apparente contradiction avec l'engagement collectif - est telle que les Calédoniens s'y reconnaissent. Quel est le rôle de l'amour dans tout ça ? Quel est le rôle de l'Histoire dans tout ça ? l'Histoire avec un grand "H" ? Les Calédoniens se reconnaissaient dans cette thématique-là.
Parce qu'il s'agit en l'occurrence d'un conflit entre deux peuples...
... deux communautés, voilà.
... deux communautés qui vivent sur la même terre et qu'il y a une victime éventuelle, une prisonnière qui pourrait être mise à mort, mais finalement l'issue tragique est évitée par l'amour. C'est ça ?
Disons par l'acceptation par le jeune protagoniste de l'idée qu'il y a peut-être autre chose à faire. La question est de savoir si cette prisonnière, on va la condamner en tant que représentante de l'autre communauté responsable des misères de sa propre communauté? Voilà la question qui se pose au jeune homme qui est en fait l'amant de la jeune femme. Celle-ci lui demande de vivre son combat autrement que par la violence et que par la haine. Elle lui dit que la condamner pour ce qu'ont fait ses ancêtres, cela ne serait pas la justice. Cette femme ne meurt pas donc, la fin n'est pas tragique, parce que le jeune homme accepte l'éventualité qu'autre chose soit possible. Va-t-il le trouver, cet autre chose? Je ne donne pas de réponse. Mon but est que les gens s'interrogent, que les Kanaks se disent, bon, d'accord, on ne la condamne pas, mais que faire ? et que les Blancs se disent : nous ne sommes pas responsables, mais tout de même. Moi, aujourd'hui, je ne suis pas responsable de ce qu'ont fait mes ancêtres, mais tout de même...
Tu dis, d'une part, que l'action de la pièce ne se situe nulle part et que, d'autre part, tu as beaucoup parlé de la pertinence par rapport à la Calédonie. Comment vois-tu cela ?
Je veux dire que cette pièce pourrait se situer en d'autres endroits. Une bonne partie de la pièce est quand-même une dénonciation de la colonisation - mais jamais de la colonisation en Nouvelle-Calédonie. C'est une question de principe pour moi parce que je ne localise pas mes textes ou très rarement. Par contre, l'action est très précise. La pièce ne se situe pas nulle part dans la mesure où elle pourrait se situer dans d'autres endroits, en Nouvelle-Calédonie, à Sarajevo entre Serbes et Musulmans, en Israël. Je voulais exprimer le fait que ce que nous vivons dans notre quotidien est partagé par d'autres, sans que ce soit universel dans le sens où on gomme ce qui est particulier.
Le nom de Kurtovitch déclenche d'autres résonances...
Voilà, et ce n'est pas un hasard si moi, j'écris des choses qui ne sont pas nombrilistes et ne s'arrêtent pas à la Nouvelle-Calédonie. J'essaie d'extraire de notre vécu quelque chose qui touche tout le monde, tout en restant Calédonien. J'essaie de trouver le chemin. Je crois que dans cette pièce je l'ai trouvé. Mais, cette problématique de l'engagement communautaire touche tout le monde. Les Serbes et les Croates le savent, les Israeliens et les Palestiniens. Imaginons une tension extrême entre Israeliens et Palestiniens. Imaginons dans ce cadre un jeune Israélien qui tombe amoureux d'une Palestinienne, cette Palestinienne prise dans une rafle israelienne, que ferait ce jeune homme? Tu vois, ça marche. Et en Irlande du Nord avec Catholiques-Protestants, ça marche. Ce que je veux, c'est réussir à créer quelque chose qui touche le coeur des gens ici et ailleurs.
Tu as prononcé le mot fort d'"exorcisme" tout à l'heure par rapport à toi-même, auteur de la pièce, par rapport aux comédiens aussi et par rapport au public. Comment est-ce que tu as vécu cela ?
Par rapport à moi-même je n'expliquerai pas pourquoi c'est un exorcisme, parce que c'est très personnel. Par contre, les acteurs kanaks me l'ont dit: Nicolas, on avait besoin de dire ça, tu sais. Et beaucoup de spectateurs - Kanaks aussi bien que Blancs - m'ont dit : "il fallait que ce soit dit. Mais que TOUT soit dit, non seulement la dénonciation de la colonisation, mais également la dénonciation de la violence pure et dure, de la violence gratuite. Ça aussi ça devait être dit, qu'il ne suffit pas de se venger pour régler le problème. Ça aussi ça devait être dit. Ça fait réfléchir". Et puis, il y a autre chose, à savoir le niveau de langage parlé par les Kanaks dans la pièce. Or, il faut savoir qu'en Nouvelle-Calédonie les Kanaks, en milieu kanak, parlent un langage très châtié, et cela a surpris beaucoup de gens. Mais c'est important que les gens s'aperçoivent que les jeunes Kanaks sont capables de manipuler un français de qualité et de haut niveau, parce que dans le théâtre de Pierre Gope, le français est, entre guillemets, du "mauvais français". A mon avis, il exagère un peu. Les jeunes Kanaks ne parlent pas non plus comme ils parlent dans les pièces de Pierre Gope.
N'y a-t-il pas dans ce langage distingué ou formel qu'utilisent les protagonistes dans la pièce, non seulement le langage formel des pièces classiques, mais aussi une certaine transposition d'un formalisme langagier chez les Kanaks eux-mêmes ?
C'est ce que j'ai expliqué quand les gens m'ont reproché d'avoir fait parler les Kanaks avec un tel niveau de vocabulaire et de langage. D'abord, parce que c'est leur langue de communication. Donc, il n'y a aucune raison de limiter leur accès au français. Mais deuxièmement, imaginons que ces discussions ont lieu dans un domaine kanak, en langue kanake. Vous pensez bien qu'ils ne vont pas parler de la mort, de la survie de leur peuple avec un même niveau de langage que s'ils parlaient des choses triviales du quotidien. Même en langue kanake, certainement en langue kanake, il y a des niveaux de langage. Et c'est vrai dans toutes les langues. Lorsque dans notre cercle familial nous commençons à parler de choses très importantes, eh bien, petit à petit, notre langage change, tout doucement, de manière imperceptible, mais il change. Peut-être qu'on n'en est pas très conscient, mais notre coeur le perçoit. Le coeur perçoit des différences d'intonation etc. Imaginons alors que je n'ai fait que traduire en français une discussion dans une chefferie mélanésienne...
Alors, ce serait se tromper sur le sens du langage que d'attribuer cela à un modèle du théâtre classique français, alors que, justement, l'un des accords de cette francophonie régionale, c'est d'être en rapport avec une autre culture ?
D'être en écho, tout-à-fait. Ce serait une erreur de se dire que, entre guillemets, ils "singent" le langage classique. Ce serait totalement une erreur. Les acteurs m'ont dit que cela leur avait paru difficile au début. Mais au bout d'un mois ils étaient à l'aise dans ce langage, parce que justement ils ne percevaient plus cela comme quelque chose d'étranger. Ce n'était plus leur raison qui percevait ce langage, mais c'était leur coeur qui percevait l'énergie et les intonations du langage et, là, ils étaient en phase. C'est un écho à la puissance des langues d'ici.
Tu dis que la question de la francophonie est toujours délicate en Nouvelle-Calédonie pour la simple raison que ce n'est pas un pays indépendant. Mais alors, sur le plan politique, avec l'Accord de Nouméa qui assure plus d'autonomie en principe, et une certaine évolution culturelle où le français même n'a pas le même sens même si ça peut avoir la même apparence que le français classique de France, ne pourrait-on pas parler de plus en plus justement de francophonie...?
Oui, peut-être que moi je suis optimiste - tout au moins dans ce genre de domaine - même si je suis finalement assez pessimiste sur la condition humaine, parce que je pense que le grand drame de l'être humain, c'est la communication. La rencontre avec l'Autre est si difficile parce que nous sommes des êtres totalement solitaires. On a du mal à rencontrer l'Autre. Mais soyons positifs et je pense effectivement que les Accords de Nouméa vont aller dans le sens de la rentrée de la Nouvelle-Calédonie dans la francophonie. Car le verrou du discours officiel, à savoir que la francophonie concerne les pays indépendants francophones, ce verrou-là saute par les Accords de Nouméa et, là aussi, les choses vont aller dans le sens qui nous intéresse. J'en suis persuadé. Maintenant, il ne suffit pas de faire sauter les verrous. Qu'en feront les hommes ? Que feront les Calédoniens de ce qui leur est proposé là. A cet égard l'Association des Ecrivains pense avoir quelque chose à faire.
A propos de pluralité et d'écriture tu disais que les nouvelles maisons d'édition ont publié à la fois des auteurs non kanaks et kanaks. Or, toi, écrivain non Kanak, tu as fait une pièce où tous les personnages sauf une sont des Kanaks, et qui a été retenue comme la première représentation au nouveau Centre Tjibaou dans les semaines qui suivaient même l'inauguration publique de ce nouveau Centre. Qu'est-ce que cela représente pour toi ?
Je ne veux pas dire ce que représente le Centre Tjibaou pour la communauté kanake. Mais pour moi, ça représente une porte, plus qu'une porte, une porte qui est ouverte, qui nous est offerte, un espace qui est offert, où je peux aller vers la rencontre de l'Autre, mais également où l'Autre peut aller à la rencontre de moi-même. Lorsque moi, Blanc, je vais au Centre Culturel et que je vois les créations culturelles kanakes dans l'architecture, dans le chemin kanak, je rencontre mon Kanak. Le Kanak qui me voit, lui aussi, il me rencontre. Lui aussi, il se dit "tiens, tiens, ce non-Kanak s'intéresse à moi". Mais c'est une porte ouverte par les deux sens. Ce n'est pas seulement la porte où les non Kanak vont voir les Kanaks, ça marche en sens inverse aussi. C'est extrêmement important. Donc, je prends le fait que ma pièce a été choisie pour être jouée au Centre Culturel dans l'inauguration dans ce sens-là. C'est ce que j'ai dit à Marie-Claude Tjibaou : "non seulement vous avez ouvert la porte mais en ce qui me concerne vous m'avez fait rentrer. Et c'est encore plus fort que de m'ouvrir une porte, vous m'avez pris par la main et vous m'avez fait rentrer, Caldoche, à l'intérieur du Centre Culturel en choisissant ma pièce". C'est quelque chose d'important. Et puis j'aime beaucoup le Centre. Les conditions matérielles de jeu y sont très bonnes. Je me sens tellement bien dedans, c'est magnifique.
Alors, tu vois ça aussi comme un lieu privilégié de rencontre, là, où peut-être de tels lieux n'ont pas été extrêmement nombreux jusqu'ici en Calédonie. Mais il y a une chose qui m'a frappé un peu, lors des représentations de ta pièce, c'est que toi, non-Kanak, aies mis en scène des personnages kanaks, mais les Kanaks n'étaient pas si nombreux que ça dans l'assistance. Tu l'as remarqué?
Oui, ils n'étaient pas si nombreux que ça. Même s'il y en avait plus que si ça avait été dans une autre salle. Je crois que le prix de la place a été un peu cher. Certes, ce n'est pas plus cher au Centre Kanak qu'ailleurs et le confort est sans égal, sans parler du fait que je peux déambuler dans tous les sens en sortant du théâtre. Mais le prix a sans doute freiné beaucoup de jeunes Kanaks qui ont le moins d'argent proportionnellement à la population et qui sont le moins venus. Il faut absolument que le Centre Culturel trouve un moyen de mettre des manifestations à très faible prix, qu'il trouve une solution. Puis, encore une fois, pour les Kanaks, aller au théâtre, ce n'est pas encore passé dans les moeurs. Mais, là encore, je vois le plus, plutôt que le pas assez, et le fait que sur les 900 ou 1000 personnes payantes qui sont venues il y avait beaucoup plus de Kanaks que si ça avait été il y a un an ou dans un autre théâtre.
Après la saison au Centre Culturel Kanak, vous êtes partis en tournée à travers la Calédonie, n'est-ce pas ? Cela a été important pour toi de sortir de Nouméa avec cette pièce, de sortir cette pièce de Nouméa, de parcourir le Territoire ?
Oui, c'est important, parce que les gens n'ont pas toujours l'occasion de descendre à Nouméa voir la pièce. Donc amenons le théâtre là où sont les gens. Là, c'était très bien, c'était plein. Il y avait des représentations gratuites en tribu, enfin un peu pirates, c'est-à-dire sans autoristaion des metteurs en scène. Nous, les acteurs, on est allé en tribu avec nos amis, on a joué sans costume, sans rien, parce qu'on ne peut pas transporter tout ça. Mais on a joué quand-même. Et c'était génial, parce que le coeur était touché. Les gens étaient touchés dans leur coeur. Il ne faut pas se tromper, là, c'est important . Le décor, c'est bien, mais, des fois, l'énergie de l'acteur fait semblant de décor qu'il visionne et ça marche.
Si tu découvres la force du théâtre et que la poésie reste par ailleurs ton fil conducteur, qu'en est-il maintenant des nouvelles, d'une part, et d'autre part, d'une autre forme, l'autre forme qu'on n'a pas mentionnée, c'est-à-dire la forme romanesque ?
J'ai écrit peu de nouvelles dernièrement. J'en ai écrit juste une parce qu'on me l'a demandée. Sinon, la poésie reste mon arme favorie. J'ai écrit un poème qui s'appelle "L'Arme qui me fera vaincre", et la poésie, c'est mon arme comme le sabre zen, si tu veux. C'est l'arme qui me permet de trancher à l'intérieur de moi-même. Ce n'est pas l'arme contre les autres, mais pour moi, pour progresser. Le roman, j'ai écrit deux romans, dont un roman policier qui se passe entièrement à Sydney. J'espère le publier un jour. Je ne sais pas. J'attends là. En tout cas, ça ne me préoccupe pas. Je n'ai pas de plan de carrière. J'écris et puis on verra.
Peut-être faut-il rappeler qu'en fait de roman, ce genre était plutôt absent de la Calédonie.
Oui, les anciens des années trente ont fait des romans, par exemple, Mariotti ou Laubreaux et c'est vrai que depuis 80, depuis un certain renouveau de la littérature calédonienne, il y a peu de romans... disons une demi-douzaine : Jean Van Mai[18], Laurence Leroux[19], Catherine Régent[20], Claudine Jacques[21], Pascale Gonthier[22] etc. Si le roman pouvait petit à petit occuper également la scène de la littérature calédonienne, ce serait très bien. Mais, je n'ai pas cette phobie des gens en Calédonie qui pensent que, tant qu'il n'y a pas de roman, il n'y a pas de littérature, et que tant que les romans calédoniens ne sont pas nationalement reconnus en France, ils n'existent pas. Des gens en Calédonie, comme José Barbançon[23], attendent le roman fondateur de la littérature calédonienne qui va dire "voilà". Mais selon moi, ils risquent d'attendre longtemps, ce qui est un peu ridicule.
Et donc sur ce plan-là, les nouvelles ne sont pas du tout simplement une forme courte de roman éventuel, mais ont une existence tout-à-fait particulière.
Je ne pense pas qu'on puisse lire mes nouvelles comme des courts romans, je ne crois pas. Elles n'ont pas cette structure-là. Dans la conception française, le romancier est le créateur par excellence, et la Nouvelle-Calédonie reproduit cette conception-là. Sans dénigrer le roman, je ne trouve pas cela vrai. Toute la poésie, la création poétique, des pans entiers de la littérature sont ainsi exclus. D'après cette conception des choses, la nouvelle n'est qu'un entraînement pour arriver au roman. Je ne suis pas à l'aise dans ce sens-là. Ça s'inscrit actuellement dans un projet idéologique, à savoir que ça conforte les gens en les assurant dans l'histoire du pays, en leur donnant "une légitimité". Sagas, récits, etc. cela rassure les non Kanaks en leur donnant une histoire, un fondement. Cela donne une double mode, commerciale et littéraire.
Est-ce qu'en un sens le métissage est en passe de devenir un concept à la mode ?
Le terme "métissage" est issu directement des Accords de Matignon dont le mot d'ordre était : "vous devez vivre ensemble, vous avez dix ans pour vivre ensemble, vous n'avez pas le choix". Avec l'Accord de Nouméa, c'est devenu : "vous construirez une nation ensemble". A ce moment-là, le métissage culturel a été mis en avant non seulement par les artistes, mais aussi par les pouvoirs publics. Avant qu'un organisme officiel écrive "métissage culturel" il y a réflexion, le résultat d'une décision politique : faire comprendre aux Calédoniens qu'ils vont être obligés de vivre ensemble dans l'intérêt de la culture des uns et des autres. Or, le danger, c'est de vouloir décréter politiquement la rencontre avec l'Autre. Il ne faut pas aller trop vite en Calédonie en donnant le label "métissage culturel" à toutes les créations. On n'est pas le Brésil qui a quatre siècles de rencontre d'Afrique/Occident avec un peu - trop peu - d'Amérique. En Calédonie on a encore besoin de deux générations au moins. D'ailleurs, je ne sais pas ce que c'est qu'un produit culturel de métissage. Personnellement, je parlerais plus volontiers d'interface où on emprunte, on vole, on est emporté, on bricole. J'essaie d'écrire quelque chose en me laissant dépayser. Dans le domaine des arts plastiques, certains artistes insèrent dans leurs oeuvres une référence à un masque kanak et considèrent qu'ils ont fait ainsi un produit de métissage culturel. D'autre part, certains Caldoches se cherchent des racines kanakes, un trisaïeul etc. Certes, il y a dix ans on n'en était pas là. Mais quelle est la vraie signification de ce geste en dehors du fait que les gens expriment par là peut-être - et de façon dérangeante - des sentiments sincères de vouloir vivre ensemble. A supposer que j'aie un arrière-arrière-grand-père norvégien, est-ce que je revendique un tertre en Norvège pour autant ?
Dans quelle mesure les modes littéraires parisiennes influencent-elles les écrivains de Nouvelle-Calédonie ? Te sens-tu concerné par ce qui se passe en France métropolitaine ?
La France ! Je me sens complètement à l'écart de ce qui se passe en France avec les modes, les circuits de distribution etc parce que j'ai le sentiment que le monde littéraire français , à de très rares exceptions près, ne jette aucun regard sur la production littéraire calédonienne. Il y a beaucoup de gens en France qui ne s'intéressent pas à la littérature autre que la littérature parisienne. Tout au plus nous jette-t-on un vague coup d'eoil depuis l'année dernière, avec un numéro de Notre Librairie et cette année ce sera le tour d'Autrement. Mais je ne me leurre pas. Les évolutions politiques qui attirent le regard métropolitain sont largement un phénomène de mode. Il faut saisir ces années-ci pour marquer le plus solidement possible les bases culturelles chez nous pour et minimiser les effets d'engouements passagers qui font que cette année, c'est la Nouvelle-Calédonie, et l'année prochaine ce sera la Martinique etc. Si l'année prochaine on peut intéresser la Métropole, sur le plan culturel, ça restera.
Et comment vois-tu le mode de vie qu'on peut avoir à l'avenir en Nouvelle-Calédonie au-delà de tout phénomène de mode liée à la médiatisation des grandes échéances politiques ?
A mon avis tout reste possible. Beaucoup de Calédoniens blancs n'ont de relations avec la métropole que par les livres d'histoire et l'administration centrale. Notre culture est française mais si peu irriguée par celle-ci, tant nous sommes loin du coeur, du terroir français que nous sommes encore loin de voir une résurgence de ce grand courant comme aux Antilles, par exemple. Les Accords de Nouméa sont tels que dans cinq ans déjà le pays aura changé d'identité, qu'il sera sur une autre route que celle empruntée depuis des générations. N'est-ce pas une grande erreur des années 60-70 que de ne pas avoir reconnu que les pays nouvellement indépendants étaient eux aussi, chacun, totalement originaux ? - La Nouvelle-Calédonie a la particularité que du fait de son histoire, et à cause des décisions politiques prises depuis une dizaine d'années, aucun modèle n'est transférable tel quel. En Nouvelle-Calédonie, nous devons créer ce qui sera notre voie d'existence autonome.
Est-ce que cela veut dire un rejet de la culture française ?
Nos contacts avec la métropole sont indispensables, tout comme le sont ceux avec le reste du monde. Ils expriment une remise en question perpétuelle et l'impossibilité du repli et du nombrilisme. Ils sont notre appartenance au monde, à l'humanité en constante mutation et à laquelle nous pouvons - nous devons apporter notre contribution. Les Kanaks ne sont pas moins kanaks parce qu'ils surfent sur le web ou parce qu'ils remplacent par moments la pirogue par le bâteau à moteur et la vie en tribu par la vie à Nouméa. Ce sont leurs rapports les uns aux autres, leurs rapports avec le clan, avec les anciens, qui font l'appartenance à la culture kanak. Pour nous, les autres - Blancs, Asiatiques et Calédoniens divers - qu'en est-il ? Nous ne sommes pas inféodés au modèle occidental mais nous n'aspirons pas moins à la maîtrise des nouvelles technologies. C'est notre capacité à demeurer originaux dans nos rapports avec l'humanité et avec le monde qui définit notre identité, par les objets que nous utilisons. Voilà l'enjeu, nous le faisons nôtre en développant notre relation à la métropole et au reste du monde.
[1] Le Centre Culturel Kanak Tjibaou, projet décidé à la suite des Accords de Matignon et dernier des 'grands travaux' de l'ère Mitterrand, a été inauguré en mai 1998, en présence de Lionel Jospin ainsi que de plusieurs autres ministres et des représentants des pays du Pacifique Sud, la veille de la signature de l'Accord de Nouméa. Renzo Piano, architecte du Centre, a essayé d'harmoniser traditon et modernité en construisant un 'village kanak' à l'aide de la technologie contemporaine, et de donner ainsi une forme concrète au propos de Jean-Marie Tjibaou qui voulait présenter au monde 'la part d'universel qui est en nous' (voir Peter Brown, "The Tjibaou Kanak Cultural Centre and Arts Festival, Noumea", in (Australia) Art Monthly, No. 116, December 1998-February 1999, pp.27-29.
[2] Maison d'édition créée en 1994 par Laurence Viallard, 'métropolitaine' qui a retrouvé l'île de sa jeunesse en s'y réinstallant au début des années 1990. Dès son arrivée, elle a su donner un dynamisme au monde de l'édition locale et y a introduit deux particularités : des petits livres de poche peu chers (à 500 francs CFP/25 francs français) et une politique d'édition multi-ethnique, chose quasi inconnue jusque-là.
[3] Ecrivaine d'origine métropolitaine qui vit en Nouvelle-Calédonie depuis une dizaine d'années. Editrice, elle est aussi auteure de nouvelles (Nos silences sont si fragiles (1995), Ce ne sont que des histoires d'amour (1996), C'est pas la faute de la lune (1997), et tout dernièrement d'un roman, Les coeurs barbelés (1998).
[4] Librairie de la Place des Cocotiers, Nouméa, animée par Pierre Faessel, qui s'est installé en Nouvelle-Calédonie suivant les Accords de Matignon. Il a, sans doute, le premier, donné une place d'honneur à la production littéraire locale dont il fait également écho dans une émission hebdomadaire de radio sur RFO.
[5] Le 'premier écrivain kanak', Déwé Gorodé, militante du PALIKA au sein du mouvement indépendantiste, est née sur la côte est de la Nouvelle-Calédonie en 1949. Enseignante de français et de sa langue maternelle, le paicî, elle a édité un recueil de poèmes, Sous les cendres des conques (1984), et deux recueils de nouvelles, Utê Mûrûnû (1994); L'Agenda (1996),(voir Notre Librairie, No 134, CLEF, Paris, mai-août 1998.
[6] Le terme qu'on emploie pour parler de la période de troubles pendant laquelle les pro- et anti-indépendantistes se sont affrontées de plus en plus violemment. Cette période s'étend de 1984 jusqu'à 1998 (Accords de Matignon), voire jusqu'à 1989 (assassinat du leader du mouvement indépendantiste FLNKS (Front de Libération Nationale Kanake et Socialiste), Jean-Marie Tjibaou).
[7] Accord tri-partite : Etat Français (représenté par le premier ministre de l'époque, Michel Rocard); le FLNKS (Jean-Marie Tjibaou) et le RPCR (Rassemblement pour la Calédonie dans la République) (Jacques Lafleur), signé en juin 1998 à l'Hôtel Matignon, Paris, qui a assuré le retour de la paix civile tout en planifiant dix ans de 'développement' pour la Nouvelle-Calédonie et en prévoyant un référendum d'auto-détermination pour 1998.
[8] Poète et auteur de science-fiction dont les origines calédoniennes remontent à plusieurs générations.
[9] Cet enseignant d'arts plastiques dont la série de bandes dessinées, La Brousse en folie (1984-1998), est un véritable phénomène social plus que simplement littéraire en Nouvelle-Calédonie : des best-sellers qui mettent en circulation des stéréotypes culturels et touchent un public de tous âges.
[10] Ex-séminariste devenu leader du mouvement indépendantiste dans les années 1970 et 1980 avant d'être assassiné à l'île d'Ouvéa en mai 1989 lors de la cérémonie qui commémorait la mort de 18 militants kanaks tués l'année précédante par l'armée française après qu'eux-mêmes avaient pris en otage et tué quatre gendarmes.
[11] Notre Librairie, No 134, CLEF, Paris, mai-août 1998.
[12] Pierre Gope, Kanak de l'île de Maré, auteur de plusieurs pièces de théâtre qui se sont fait remarquer de par le fait qu'elles abordent des questions importantes mais délicates en Nouvelle-Calédonie, telles que l'inceste, le viol, le rapport entre les générations, le pouvoir, la justice, la situation de la femme. Où est le droit ? Nouméa, Ed. Grain de sable, 1996; Sang des cendres, Nouméa, Ed. Grain de sable, 1998.
[13] L'actuel directeur de cette Délégation, Pierre Culand, a continué cette politique de subventionner la production locale.
[14] Agence de Développement de la Culture Kanak, établie dans le cadre des Accords de Matignon (1988)
[15] Directeur culturel du Centre Culturel Kanak et directeur de la publication trimestrielle Mwà Véé (1993-).
[16] Veuve de Jean-Marie Tjibaou, aujourd'hui présidente de l'Agence du Développement de la Culture Kanak (ADCK) qui gère le Centre Culturel Kanak Tjibaou.
[17] Directeur du Centre Culturel Kanak.
[18] Chân Dàng. Les Tonkinois de Calédonie au temps colonial, Nouméa, SEHNC, 1980.
[19] Une saison folle, Paris, Gallimard, 1986.
[20] Valesdir, Nouméa, Ed. du Cagou, 1993; Justine ou un amour de chapeau de paille (1995)
[21] voir ci-dessus note 4.
[22] La dernière mort d'Eloi Machoro, Nouméa, Editions Ile de Lumière, 1997.
[23] Historien calédonien du bagne et essayiste, notamment du Pays du non-dit, Ed. de l'auteur, Nouméa, 1992, texte devenu une 'cause célèbre' en Nouvelle-Calédonie.
Nicolas Kurtovitc et la littérature de Calédonie | ||||
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Dr Peter Brown
Australian National University, Canberra