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Maîtriser la parole ne signifie pas tout simplement savoir s'exprimer; cela signifie surtout acquérir un pouvoir permettant de comprendre la portée symbolique et politique du discours, d'en déterminer l'usage et d'en infléchir le cours, pour le meilleur et pour le pire. Qu'on pense par exemple aux écrivains africains qui imaginaient pouvoir venir à bout du colonialisme en excluant les langues européennes de l'univers africain ou à la Loi Toubon (assortie d'une circulaire datée du 20 mars 1996) qui conduisit la France, nous dit Henri Jeanjean, à mettre "hors la loi" ses propres langues régionales (breton, occitan, catalan...) sous prétexte de défendre le français. L'histoire de la parole est riche en dérapages qu'il appartient à l'université d'analyser et de dénoncer. Mais les articles que nous proposons aujourd'hui vont plus loin. Ils inscrivent cette analyse critique dans le cadre d'une vision du futur qui favorise l'imagination et débouche sur la conception de modèles adaptés aux réalités sociales et culturelles des uns et des autres. Ils permettent d'interpréter la pensée humaine en termes de pluralité, de respect mutuel, de complémentarité et d'ouverture, comme le souligne Clémentine M. Faik-Nzuji, l'auteur de notre premier article. "Aucune recherche, [et] aucun écrit ne peut prétendre à l'exhaustivité [...] et, par conséquent, loin d'être exclusives, les études réalisées sur l'Afrique, indépendamment de l'origine de leurs auteurs, ne peuvent être que complémentaires et susceptibles d'apporter chacune un éclairage spécifique sur l'objet concerné."
D'une manière personnelle, engagée et véhémente, Judith Van Allen exprime un point de vue très similaire dans le dernier article de notre numéro. Faisant le point des Etudes Africaines aux Etats-Unis, elle associe l'importance du discours sur l'Afrique aux conséquences politiques de ce dernier "sur le terrain". Personne ne possède le monopole du savoir, dit-elle, et nous avons tous un rôle à jouer dans le démantèlement des barrières politiques, économiques et académiques qui favorisent l'ignorance et permettent l'exploitation de l'Afrique.
Daniel Tchapda Piameu partage ce point de vue et relève l'impasse des approches "passéistes" qui en appelaient à l'exclusion au nom de "l'authenticité". L'identité culturelle, suggère-t-il, n'est pas quelque chose de fixe, mais un certain nombre de valeurs temporelles dans lesquelles un peuple se reconnaît. Il est dès lors temps, poursuit-il, de regarder en direction du futur, de tourner résolument le dos à la décadence politique actuelle, de s'ouvrir à l'universel et de réformer profondément l'école afin qu'elle soit à même d'éclairer l'Africain sur son histoire. Il ne s'agit bien sûr pas de nier son héritage, et Tchapda souligne par exemple les côtés positifs de l'Ecole égyptienne, mais il convient de le replacer - de le repenser et de le reformuler, pourrait-on même dire - dans le cadre de notre époque.
"Le discours n'est jamais neutre, il se réfère toujours, de près ou de loin, au vécu d'une collectivité". "Au sens large, il se définit comme l'articulation des idées, des valeurs et des expériences d'un groupe", mais comme le suggère Jean-Marie Salien dans son analyse du discours antillais face à la Négritude, l'Antillanité et la Créolité, le discours fluctue au gré des aspirations du sujet qui le formule, du groupe-objet qui l'inspire et du public qui se l'approprie.
Souvent contradictoires, les prérogatives des uns et des autres débouchent sur le "chaos-monde" dont parle Glissant dans une interview accordée à Andrea Schwieger Hiepko. Cela rend d'autant plus indispensable la nécessité d'inscrire les prétentions individuelles dans le cadre d'une relation avec les autres. Plus personne ne peut ignorer "l'interdépendance" des discours et essayer de justifier la pérennité de certains d'entre eux en termes d'exclusion ou d'atavisme. L'imprévisible est toujours au rendez-vous de l'Histoire et il exige une renégociation permanente entre les individus et les groupes. Ceci ne signifie pas que ce soit facile et cela conduit souvent à des situations de conflit, comme en témoigne le texte de Rosemary van den Berg, mais cela fait partie des données humaines.
Plusieurs collègues développent cette idée à leur manière et concentrent leur analyse sur un aspect particulier des ajustements discursifs et identitaires provoqués par l'évolution socioculturelle de ces cinquante dernières années. Jan Jansen évoque les déséquilibres provoqués par certains chercheurs occidentaux déterminés à réduire l'épopée de Soudjata aux dimensions d'un livre, d'un enregistrement ou d'un film. Abordant une problématique voisine, Lisa McNee compare deux conceptions de la propriété foncière et intellectuelle en s'appuyant sur l'exemple des lamanats et des griots (géwël, taasukat,...) au Sénégal. Kwaku Asante-Darko, quant à lui, analyse les retombées des controverses et de l'échange de propos assez vifs provoqués par l'intrusion de l'écriture--et des textes littéraires-- dans un monde africain dominé par l'oralité. Katharina Städtler se penche sur le champ littéraire africain à l'époque de la deuxième guerre mondiale et elle analyse l'influence de l'Occupation sur les Africains exilés en France à cette époque. La prise de parole des femmes dans les années 1970 et leur inclusion dans l'univers littéraire africain brossé par Angèle Bassolé Ouédraogo soulignent elles aussi les tensions existant à l'intersection d'un discours progressiste et d'un autre, hégémonique et favorisant le statu quo.
En marge de sa fonction d'instrument mis au service de la libération--ou de l'asservissement d'une collectivité, le discours a aussi une dimension que l'on pourrait qualifier d'intimiste. La (re)connaisance de l'autre semble exiger une connaissance préalable de soi-même. Le discours permet de formuler cette dernière, à usage interne, pourrait-on dire. L'article méthodologique de Jayne O. Ifekwunigwe se situe dans cette perspective. Ifekwunigwe y propose une approche ouverte, personnelle et auto-réflexive du concept de "métissage" permettant de mieux comprendre la quête identitaire de la diaspora anglo-africaine. L'analyse du roman de Maryse Condé "En attendant le bonheur" proposée par Jane Lee s'attache elle aussi à montrer comment une personne --en l'occurrence le personnage principal-- essaie de donner un sens à son existence en mettant la rhétorique des discours qui l'entourent à l'épreuve de sa propre expérience.
A l'aulne d'un savoir dominé par la réification des valeurs symboliques, le discours ne représente guère plus qu'un simple objet--instrument ou arme--concret et mesurable. Et la tentation est grande de le ramener aux dimensions d'un ensemble de formules revendiquées par un individu ou un groupe. Cependant, si le discours, c'est aussi ça, de manière incidente, ce n'est pas du tout ça, de manière essentielle. La force de la parole et du discours ne se trouve pas dans un texte-objet mais dans un contexte, une performance, une musique, un art de séduire, de convaincre, d'expliquer, de partager... C'est ce que découvrent les personnages de "Le Cerveau", la pièce de théâtre de Charlotte Arrisoa Rafenomanjato présentée en marge de ce numéro. Arraché à son contexte et dûment estampillé par l'Autorité, le discours n'est plus que l'ombre de lui même, une "suite de mots fabriqués de toutes pièces par quelque machine infernale qui impose ses propres lois", nous dit Tanella Boni. L'article de cette dernière évoque de manière poignante l'écrivain africain, sa place dans la société et les doutes existentiels auxquels il est confronté. Face aux problèmes matériels engendrés par les maux qui minent l'Afrique, au découragement, à l'isolement, à la désillusion, seule, dit Tanella Boni, "la nécessité intérieure" peut nous pousser à aller jusqu'au bout. "Demain nous attend au détour du chemin [et] le temps fait la différence entre ce qu'il consomme et ce qu'il fait passer du côté de l'éternité" A chacun de s'en souvenir à l'heure où le discours littéraire et universitaire est plus que jamais menacé par les "estampilleurs".
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Abuses of discursive power are prevalent in both African and World history and universities have a clear duty to critically examine and denounce them. But by the same token, we need also to go beyond deconstruction in an attempt to make productive use of critical analysis. The articles proposed in this issue of Mots Pluriels address this challenge and advocate a direction towards the future based on openness, plurality, complementarity and mutual respect. They thrust people's imagination and ability to go beyond old dichotomies and to develop new tools suited to answer the challenges of better understanding others. As Clémentine M. Faik-Nzuji puts it in the first article of the issue: "no single research, and a fortiori no single text can claim exhaustivity, therefore, far from being mutually exclusive, studies dealing with Africa, irrespective of their authors' origins, can only be complementary, providing a fuller understanding of the object observed under various lights."
Judith Van Allen's personal and provocative contribution that concludes our issue expresses a very similar point of view. Taking stock of the state of African Studies in the U.S.A., she ties the issue of discourse ownership with its serious political implications 'on the ground' . She argues that "no one has the monopoly of truth". There is room for anyone, she suggests, when it comes to "breaking down the boundaries of national and corporate domination and exploitation, and seeking common ground for struggle against those forces, without denying the difference amongst us."
Daniel Tchapda Piameu shares the same views and outlines some of the difficulties met by discourses relying on exclusion in the name of "authenticity". Cultural identity he says, is not a fixed feature inherited from the past but rather a number of timebound values through which people recognise themselves. It is therefore time, he argues, to look forward, to do away with the current political decay, to open up to the future and to unveil African history to the African people by means of revolutionising African education systems. This does not mean that tradition and past scholarship have to be forgotten--and Tchapda stresses their importance and achievements, noting Diop's Egyptian's school, but rather it means revisiting traditional wisdom and reformulating the past in relation to present demands.
Discourse is never neutral. In some way it always reflects community life. Broadly speaking, it represents the articulation of the ideas, values and experiences of a people coming together as a group. Yet, as shown by Jean-Marie Salien in his analysis of West Indies' discourse towards Négritude, Antillanité and Créolité , discourse also sits at the intersection of markedly diverging agenda, fluctuating widely according to the subjects' aspirations, group prerogatives and consumers demands.
Conflicting expectations lead naturally to a situation of chaos: a "chaos-monde" to use an expression coined by Edouard Glissant. This chaotic situation, Glissant suggests in his conversation with Andrea Schwieger Hiepko, makes it all the more important to inscribe individual claims within a kind of collective identity transcending old cleavages based on exclusion and atavism. Interdependence is now universal and in the face of continuous changes, permanent negotiations between individuals and groups are essentials. It does not mean it is easy to achieve and always to be successful as Rosemary van den Berg's text shows; but as Glissant suggests, it belongs to the human condition and is the only way to the future.
The bumpy road to cultural adjustment is evoked under various guises by many colleagues whose analyses reflect discursive evolutions undergone as a result of ad hoc shifts made necessary by the socio-cultural changes that have taken place over the last fifty years. For example, Jan Jansen examines the stir created by Occidental scholars attempting to tape or film secret sacred performance of The Sunjata Epic. On a similar issue, Lisa McNee compares and contrasts contradictory understandings of the concept of ownership. She outlines the devastating implications of a full assault on traditional art and performances by the importation of new legalistic apparatus that deprives the Senegalese griots and other "artists" of their rights. Kwaku Asante-Darko deals with the impact of the written word -- in particular literary texts -- in African societies dominated by orality and he agues the relevance of issues pertaining to language choice, elitism, participation, ideology, style and methodology. These are all issues hotly debated by previous generations of African scholars and writers which provide the context of current discourse ownership debates. Katharina Städtler addresses an issue arguably less spoken about but no less important when she investigates the influence of the German Occupation on those Africans exiled in France between 1940 and 1950. As for Angèle Bassolé Ouédraogo, her article dealing with African women's "conquest" of the field of literature shows the hiatus separating women's individual expectations and "old traditional values". Yet she also stresses the slow change imposed by the former upon the latter in an endless struggle against the status quo.
Discourse is not only an instrument of people's collective liberation -- or oppression; it may also be appropriated by individuals in their own introspective quest of selfhood. Understanding oneself is a prerequisite for understanding others and it may be argued that discourse is a way towards the former. Jayne O. Ifekwunigwe's methodological article testifies to that effect. After a number of interviews with people of Anglo-African origin, she proposes a thoughtful and sensitive approach to "metissage" based on the interviewees' idiosyncratic perception of themselves at the margin of predominant British discourse. Jane Lee's analysis of Maryse Condé 's book "En attendant le bonheur" reveals another quest for identity. It shows how the main character of the novel puts her parents and friends' discourses to the test of her own rhetoric and how she fails to find anything connecting her to her past.
The reification of discourse typifies an approach to knowledge aimed at reducing symbolic and sacred values to commodities easy to control. Personal greed looms large over attempts to shrink discourse to the size of a product that can be carved up between the rich and famous. But whereas reducing discourse to the level of lifeless bits of trivia in order to allow individuals to lay claim to snippets of rhetoric brilliance, the very nature of discourse puts it beyond the reach of the people who claim its outright ownership. The power of discourse does not lie with a text-object that can be bought or sold but with a text in situ; that is in the context of its performance. It is a transaction, an attempt to entertain, seduce, convince, explain, fool, commiserate, share....
It takes some time for the characters of Charlotte Arrisoa Rafenomanjato's play "Le Cerveau" [The Mind] to come to the conclusion that discourse and knowledge only become valuable when they lose their monetary value. They soon realise that imprisoned in sterile laboratories, genius and knowledge lose their edge and die. Discourse becomes merely a pale shadow of itself or, as Tanella Boni puts it, becomes "a string of words produced by some kind of crazy machinery with a mind of its own". In this context, Tanella Boni's article addresses the dangers threatening the very survival of African writers. She cites self-doubt, loneliness, discouragement, disillusionment, as well as insecurity and financial hardship among the many factors contributing to their despair. Reduced to work against the odds, they have but one alternative: to answer the call of an "internal necessity" and to keep going to the bitter end.
"Tomorrow waits for us at the first bend in the road and Time makes a difference between what it consumes and what it pushes towards eternity." Tanella Boni's thoughts are worthy of deep consideration at a time when the independence of literary and academic discourse is severely threatened by today's economic wisdom.
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