Les frontières de l'Europe se ferment à la plupart des immigrants non-européens et pourtant les mouvements globalisants économiques et culturels et les transformations s'accélèrent partout. Quelle voie devrions-nous suivre pour mieux nous adapter aux nouvelles structures qui s'installent aussi bien en Europe que sur les autres continents? Est-ce un problème qui demande des réponses poétiques ou plutôt politiques?
E.G.: J'ai plusieurs observations à faire. En ce qui concerne la méthode, je ne sépare pas la pensée théorique de la création romanesque ou artistique. Pour moi ce sont deux faces d'une même dimension. En ce qui concerne l'Europe, je pense qu'on ne perd pas facilement ses habitudes, surtout quand on a conquis le monde, régi le monde, dominé le monde. Mais je pense que tant qu'il n'y aura pas de changement, non seulement dans la conscience mais aussi dans l'imaginaire du peuple européen, quelque chose ne va pas se passer.
Je veux remonter très loin pour expliquer ça. Je crois qu'aujourd'hui il y a d'abord un conflit généralisé de cultures. Ça c'est évident, n'est-ce pas? Un conflit mais aussi des attirances. Une disharmonie mais aussi une harmonie. Et dans ces contacts, je pense qu'il y a deux principales sortes de cultures qui entrent en contact dans le tout-monde actuel. Je les appelle les cultures ataviques et les cultures composites. Dans le cas de l'Europe nous sommes manifestement en présence de cultures ataviques. J'appelle culture atavique une culture, qui a éprouvé le besoin de créer le mythe d'une création du monde, d'une genèse. Et pourquoi? Parce que ces cultures tendent à relier leur état actuel d'une manière plus ou moins lointaine et inconsciente à une création du monde par l'intermédiaire d'une filiation sans faille. Et elles en tirent non seulement la légitimité de la possession de leur propre terre, mais aussi la légitimité de l'agrandir, ce qui a été le fondement même de la colonisation. Je pense que les cultures composites, au contraire, n'ont pas eu le loisir et les moyens de créer le mythe de la création du monde, parce que ce sont des cultures qui sont nées de l'histoire. Leur naissance est là, on peut la voir, on n'a pas besoin de reculer dans des temps lointains et infinis pour essayer de savoir ce qu'était cette naissance. Le problème, c'est qu'aujourd'hui les cultures ataviques tendent à se décomposer sous l'effet des contacts et des migrations alors que les cultures composites tendent à une sorte d'atavisme dont elles ont la nostalgie. C'est pour cela, par exemple, que dans les pays américains il y a tant de sectes religieuses. Ces sectes expriment une manière de récupérer tout ce qu'on peut des mythes de l'autre et de se les approprier.
Si on observe réellement la situation dans le monde, à l'heure actuelle on s'aperçoit que dans la plupart des cultures ataviques, il y a une conception excluante du secteur de l'identité alors que dans les cultures composites, cette possibilité-là est à peu près nulle. Dans la Caraïbe, par exemple, il est évident qu'il n' y a pas de possibilité de massacres ethniques ou de purification ethnique à cause de la notion même d'ethnicité qu'on y trouve. Il y a d'autres problèmes, mais pas celui-là parce que la Caraïbe est un archipel de pays qui sont nés de la créolisation. L'histoire de la Caraïbe est une histoire de la créolisation et les pays composites ne peuvent pas se lancer dans l'aventure de la racine unique, de la pureté de la race ou de la langue.
Ce qui est bien maintenant, c'est que l'Europe s'archipelise. C'est-à-dire qu'au delà de la barrière des nations, on voit apparaître des îles qui sont en relation les unes avec les autres. En France par exemple, le Pays Basque, la Catalogne, la Bretagne, la Corse, l'Alsace... Même en Allemagne cette tendance est très forte parce qu'elle est historique et l'organisation politique de l'Allemagne répond à ça. Il semble donc, selon moi, que faire l'unité de l'Europe, signifie développer ces îles, au détriment peut-être de la notion de nation et par delà des frontières nationales. Ça me paraît être très vivace. Je sens beaucoup ça dans la vie de l'Europe qui devient une sorte d'archipel avec des îles qui entretiennent des relations entre elles. La vie officielle, administrative passe encore par les états nations. Mais la vie réelle et culturelle a déjà dépassé ce stade et met en contact les régions les unes avec les autres.
Est-ce que vous ne voyez pas dans les régionalismes d'Europe une sorte de provincialisation? Les mouvements d'autonomie, comme en Catalogne par exemple, n'impliquent-ils pas une concurrence entre les différentes régions? Ne développent-ils pas un nouveau patriotisme qui peut mettre la paix en danger?
E.G.: La difficulté est celle-ci: Pour développer une île-région faut-il devenir nationaliste de cette île-région? Cela serait la pire des choses. Quand les Basques versent dans l'extrémisme, il y a là une forme d'exclusion de l'autre qui, selon moi, n'est pas favorable à l'évolution d'une île-région. D'autre part on s'aperçoit qu'en Europe, qui est une région de cultures ataviques, chaque fois qu'il y a eu - comme dans les régions autour du bassin méditerrannéen - des tentatives de créolisation, c'est-à-dire des tentatives non pas de synthèse mais de contacts, cela a donné des résultats inattendus et imprévisibles. Il y a eu un retour du refoulement identitaire qui a systématiquement pris comme cible ces endroits. Les villes de créolisation comme Beirut au Liban ou Sarajevo en Yugoslavie sont de bons exemples parce qu'il y a là un retour aux pulsions ataviques qui font qu'on recommence à réclamer ce qui avait provoqué tellement de catastrophes, partout dans le monde: la pureté ethnique, la pureté de la race, la force de la nation. Aucune solution militaire, sociale ou économique ne va régler ce problème tant que l'imaginaire des gens n'aura pas changé, c'est-à-dire, tant que les gens ne seront pas persuadés que le fait d'avoir un contact avec l'autre et de le comprendre ne conduit pas automatiquement à la dilution, et à la disparition; et mieux encore, que je peux changer, ne plus être le même, et échanger quelque chose avec l'autre sans me perdre ni me diluer, sans me perdre et m'évaporer dans une espèce de non-lieu. C'est l'enjeu de notre temps. Est-ce qu'on peut changer l'imaginaire, c'est-à-dire non seulement la conscience mais aussi l'inconscient et l'imaginaire des peuples de manière à freiner définitivement ses pulsions de retour aux anciennes exclusions.
Il me semble que dans le monde, les conflits se rattachent tous à cette partition: L'Inde et le Pakistan qui essayent d'imposer leur vérité à l'autre. Les Indiens du Chiapas, qui sont une culture atavique, face au reste de la société créole au Mexique. Les rapports entre les Amérindiens des Etats-Unis et les établissements américains qui sont du même ordre.... Dans tous les conflits - voir aussi les Serbes, les Croates et les Musulmans en Yugoslavie - il s'agit de cela essentiellement. C'est très vite dit qu'il y a des raisons économiques. C'est vrai en partie, mais ce n'est pas vrai fondamentalement. Ce qui est vrai, c'est l'enjeu des cultures qui sont semblables, dans le sens où ce sont des cultures ataviques, mais qui avaient réussi à mettre en place des îlots de créolisation.
J'ai lu des histoires terribles sur la Yugoslavie. Sur des villages avec un pont et des populations qui se mariaient entre elles. Mais quand le retour à l'identitaire unique a commencé, on a dynamité le pont, les femmes sont rentrées chez elles et les enfants, on ne savait pas très bien où les mettre. Il s'agit du retour à l'exclusivité identitaire liée au caractère des cultures ataviques. Il faut voir aussi que l'avantage d'une culture atavique, c'est de tutoyer son dieu, d'entendre sa voix. Mais dans le cadre actuel du tout-monde où la créolisation se fait de plus en plus rapidement, d'une manière foudroyante, il est certain que ce point de vue est un handicap terrible, et que par exemple tous les migrants de l'Europe en sont frappés.
Je ne crois pas non plus, que ce soit le chômage qui soit le moteur de l'intolérance et du racisme. C'est plutôt le peuple qui n'a pas encore changé son imaginaire. Il croit encore que pour pouvoir vivre il faut qu'on ait une forme de légitimité sur sa propre terre excluant l'autre. Le rapport à la terre me paraît beaucoup plus complexe. J'aime beaucoup les cultures amérindiennes, qui sont pourtant des cultures ataviques, mais qui disent: "Nous ne sommes pas les propriétaires de la terre, nous sommes les gardiens de la terre". Ça ne les empêche pas de se battre pour leur terre. La preuve est qu'ils ont résisté aux Américains. Mais ça détermine des attitudes d'inclusions plutôt que des attitudes d'exclusions. Et je pense que si on n'a pas débattu ça ouvertement, les problèmes continueront à se poser aussi bien en Europe qu'ailleurs.
Votre théorie du chaos-monde a trouvé un large écho dans la communauté philosophique en France. J'y vois l'imprévu, l'opposition des constructions composites et des constructions monolithiques, la dispersion, l'aliénation etc. Comment est-ce qu'elle s'inscrit dans la théorie de la notion de rhizome vs. racine unique?
E.G.: Ce que j'appelle chaos-monde ce n'est pas un monde en désordre. Il peut être en désordre, c'est possible, mais ce n'est pas l'essentiel. C'est un monde imprévisible, c'est-à-dire difficile à accepter, parce qu'on a peur de l'imprévisible. Toute la pensée occidentale était basée sur la prévisibilité. On pouvait changer le monde parce qu'on le connaissait, à la manière dont on connaît un phénomène physique. Et cette pensée a permis à l'occident de conquérir le monde. Mais aujourd'hui le monde est réalisé dans sa totalité. Les conquêtes physiques d'espace ne sont pratiquement plus possibles. On n'a plus cette espèce de légitimité qu'il y avait par exemple chez Christophe Colomb. Il partait avec la croix et l'épée et il imposait les deux. Aujourd'hui on a des guerres religieuses mais on n'a plus de conquêtes. On n'a plus d'espaces vides dans lesquels on s'engouffre avec son emblème. Par conséquent, on ne peut plus démêler l'inextricable masse d'éléments qui sont mis en rapport dans la totalité-monde. On ne peut plus penser systématiquement à la situation-monde. On ne peut plus tirer de plan sur la comète. Ça fait peur parce qu'on se dit inconsciemment: "Si je ne peux pas prévoir, faire des projections, qu'est-ce que je fais alors?" C'est là aussi qu'il y a un imaginaire à changer. Ne pas avoir peur de l'imprévisible du monde.
A l'époque de la mondialisation, le concept de nation semble ne plus être approprié à ce réseau d'interdépendance et à la diversification des identités. Dès lors, comment voyez-vous la possibilité d'une résurrection ou la formulation d'une identité antillaise dans ce que vous appelez le tout-monde?
E.G.: Tout ceci est lié au fait que nous sommes passés - et je reprends là l'image de Deleuze et Guattari - de la racine unique au rhizome. Ils utilisent ce terme à propos du fonctionnement de la pensée. Moi, je l'emploie à propos des questions de l'identité. Nous sommes passés d'une croyance de l'identité de racine unique à une espérance de l'identité rhizome. Il faut avoir le courage d'admettre qu'une identité rhizome ou bien une identité relation n'est ni une absence de l'identité, ni un manque d'identité, ni une faiblesse. C'est une inversion vertigineuse de la nature de l'identité. Mais là encore les peuples en ont peur.
Une fois , j'ai fait une émission à la télévision Canaque - ils inauguraient une université de communication à Nouméa. On discutait beaucoup, et un monsieur me dit tout à coup: "Je veux vous poser une question provocatrice. Est-ce que vous ne pensez pas que si vous avez de telles idées c'est peut-être parce que vous n'avez pas d'identité?" Il pensait que le fait de s'étendre dans le monde voulait dire qu'on n'a pas d'identité. Pour lui, avoir une identité c'était être enraciné sur son sol. Et cette pensée est très symptomatique de la crainte de devenir des apatrides, comme une espèce de troupe sans patrie qui courrait le monde. Il ne s'agit pas du tout de ça. Mon lieu qui est incontournable, je le relie à tous les lieux du monde sans en excepter un seul, et dès ce moment là, je sors de l'identité de racine unique et je commence à entrer dans l'identité rhizome, c'est-à-dire dans l'identité relation.
Le changement dans l'imaginaire du peuple nous permettrait de mieux supporter le fait que le lieu est un chaos-monde parce que cette idée là aussi nous fait peur. Inversement, l'imagination que le monde est un chaos-monde nous permet d'accéder directement à des dimensions qui ne sont pas encore reconnues comme telles. La dimension de l'errance, de la pensée nomade et le renoncement à une pensée linéaire de cause à effet. Tant qu'on n'a pas réglé ces questions là collectivement, on continuera à tomber dans les anciennes aberrations et les anciennes oppressions.
Pensez-vous que les médias vont nous pousser davantage à abandonner les vieux concepts d'identité et à en trouver de plus adaptés pour notre époque?
E.G.: Il est très difficile de changer son imaginaire, et par là son identité, quand on est pris dans des pensées de systèmes qui sont des pensées continentales. Les technologies électroniques sont d'abord des techniques de communications par écrit. Mais ce qui est vrai, c'est que l'oralité, qui, elle aussi est une technique, est très comparable à ce qu'on voit dans l'Internet. Les deux montrent des accumulations sauvages, la démesure d'un flot inattendu et inarrêtable. Quels sont les signes de la culture orale? C'est justement ce sens de la relation, l'inattendu, la démesure et l'accumulation. Je pense par conséquent que la poétique de la relation est comme la technique électronique. Toutes les notions de la poétique de la relation y sont représentées. L'Internet comme la poétique n'a pas de morale. l'Internet est un risque, la relation poétique aussi. Ce que je pense, c'est que les deux peuvent changer notre imagination et notre rapport à l'imprévisible, ce qui est primordial pour trouver une nouvelle identité, une identité rhizome.
Vous avez écrit dans "Le discours antillais" à propos des Martiniquais: "Nous n'en finissons pas de disparaître, victimes d'un frottement de mondes". Qui est-ce qui va disparaître? Et qui est-ce qui va survivre?
E.G.: Je crois qu'au monde, il y a toujours de l'interdépendance. La France est interdépendante de l'Allemagne. Les Etats-Unis sont interdépendants de leurs alliés. Il n' y a pas de culture ou de nation, sauf peut-être les Chinois - et encore, vu qu'ils sont tenus d'entrer dans le système libéral - qui soit autonome. L'interdépendance suppose la dépendance préalable, sans quoi ce n'est plus de l'interdépendance. Ce qui frappe c'est que la tendance martiniquaise a toujours été assimilationiste. Je crois que c'est la grande différence entre la colonisation française et anglaise. La colonisation anglaise ne conçoit pas l'assimilation. Les Anglais respectent mieux les peuples. Peut-être parce qu'ils les dédaignent mais ils n'essaient pas de les assimiler et de les rendre pareils à eux-mêmes. Même si un vieil homme indien prend son thé à cinq heures et porte son parapluie, la colonisation anglaise ne passe pas par ce chemin là. La colonisation française, elle, essaie d'assimiler.
Ce qui disparaît à la Martinique, ce qui tendait à disparaître car heureusement ce n'est plus vrai aujourd'hui, c'était la conscience qu'on appartenait à quelque chose d'autre que la France, quelque chose qui n'est pas la France. Dans la vie quotidienne des Martiniquais d'aujourd'hui, que ce soit dans le domaine du commerce, du tourisme, du sport ou des activités de la pêche, l'imaginaire est de plus en plus fort qui caractérise les Martiniquais comme des Caribéens. C'est-à-dire que le lien avec la Caraïbe s'est renforcé d'une manière vraiment fantastique. C'est ça qui tendait à disparaître avant. Nos ancêtres sont venus sur les mêmes bateaux négriers mais nous, on les appelait les Anglais et eux, ils nous appelaient les Français. Ceci a disparu, mais c'était différent au moment où j'écrivais Le discours antillais et ça commence à remonter à la surface.
Quel rôle joue la langue dans ce contexte? Qui est-ce qui va régler par exemple la situation politique et sociale en Martinique? Prenons l'exemple de l'Ile de Dominique où à côté de la langue anglaise, il existe encore aujourd'hui deux langues créoles mais qui sont en train de disparaître?
E.G.: Il y a tous les ans des langues qui disparaissent en Afrique. Ça s'est passé à la Jamaïque, à Trinidad. L'historien trinidadien James Millet me disait: "Quand j'étais petit si les parents voulaient parler sans que les enfants comprennent, ils parlaient en créole". Ça ne fait pas très longtemps de cela, une quarantaine d'années à peu près. Les langues sont mortelles. Et si le créole est amené à être une langue exotique, folklorique et de complaisance, c'est sûr qu'elle va disparaître aussi. Il faut lutter contre la disparition des langues parce que chaque langue qui meurt c'est une partie de l'imaginaire du monde qui disparaît. Mais ce qui est important c'est qu'il ne faut pas parler sa langue d'une manière monolingue. Il ne faut pas parler dans l'enfermement et l'exclusion de l'autre. Même si on ne connaît aucune langue du monde, il faut que la pratique de sa propre langue soit liée aux autres. C'est ça qui me paraît important dans le cas de la Guadeloupe et de la Martinique. Si le créole est sauvé, tant mieux. Mais il faut tout faire pour qu'il se sauve. Au temps que j'écrivais Le discours antillais , le créole commençait à se patoiser, à devenir un patois français. Maintenant il semble que ce mouvement ne soit plus irréversible. Il y a des gens qui travaillent à ça.
Comment pensez-vous défendre une langue qui est vouée à la disparition, à l'oubli?
E.G.: Ce que je voulais dire, c'est que je ne défendrais pas la langue créole d'une manière monolingue. Je ne le pourrais pas, même si c'est la langue de mon enfance, ma langue maternelle. Il y a trop de gens dans le monde à l'heure actuelle qui, par force, par nécessité ou par goût ont changé de langue pour que nous puissions nous maintenir sur la position: "C'est ma langue ou ça ne sera rien du tout". Ma position est assez nuancée sur cette question. Je défends la langue créole, je l'illustre parfois dans mes textes, je donne des exemples, des illustrations. Mais je refuse de la défendre de manière excluante. Ceci sans compter les traductions qui sont aussi bien des créations que le texte de base.
Comment vous différenciez-vous de vos compatriotes Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, deux écrivains martiniquais, qui défendent eux aussi la langue créole? Dans quel sens votre concept de Créolisation est-il distint de celui de "Créolité"?
E.G.: La différence remonte loin. Quand j'ai proposé le concept de Créolisation, Chamoiseau et Confiant l'ont pris pour développer le concept de Créolité mais je suis absolument opposé à cette notion de Créolité. La Créolisation, c'est un processus permanent qui convient à la mouvance permanente du chaos-monde. La Créolité, c'est arrêter le mouvement à un endroit et à un moment donné, et définir ce qui se passe là.
Je pense que cette tentative risque de perturber le moment et de nous faire revenir aux anciennes essences d'identité. Je suis donc tout à fait contre cela. D'autre part, au sujet de la langue, il y a la question de l'utilisation du français. Deux attitudes sont possibles. Celle qui consiste à innerver la langue française avec ce que j'appelle l'économie de l'oralité, c'est-à-dire à la créoliser. Je crois qu'un poète comme Saint-John Perse le fait constamment. Je fais ça tout le temps aussi, non pas en la cachant mais en la mettant tellement dans le texte que cela ne paraît pas comme une créolisation. C'est ce qu'a fait Saint-John Perse et c'est ce que je fais.
Mais il y a aussi celle qui consiste à proclamer ce qu'on va faire avec toutes les tactiques de style et de ravage. C'est ce que font Chamoiseau et Confiant, et là je ne suis pas d'accord. Il y a ces deux manières de faire; une manière implicite et une manière manifeste. Et moi je pense que la poétique passe par l'implicite et non pas par le manifeste. Ce que je reprocherais, si j'avais à le faire, c'est le caractère volontariste et la mise en scène de cette créolisation du langage, de caractère complètement hypertrophié et parfois schizophrénique. Je ne crois pas que cela va résister au temps qui passe. Ce sont des manifestes qui sont périssables comme tous les manifestes. Ce qui se passe dans les textes de St.-John Perse, par exemple, est beaucoup plus profond et durable, et il n'aurait jamais dit qu'il était un poète créole.
Vous vous battez cependant depuis des dizaines d'années pour l'autonomie et l'indépendance des Antilles françaises au niveau politique et culturel. Est-ce que vous pensez que le paternalisme de la Métropole empèche les relations intercaribéennes et la formation d'une certaine solidarité? Voyez-vous une possibilité pour les Antilles de devenir autonomes, par exemple dans le contexte d'une américanisation?
E.G.: Absolument. Il n'y a pas d'interdépendance sans dépendance préalable. Et ce n'est pas que je sois contre la France, bien au contraire, mais si on est assimilé à la France on est confondu avec quelque chose qui n'est pas de notre réalité, de nos intentions, de nos consciences. Bâtir avec la France, converser avec la France, travailler avec la France c'est possible à partir du moment où on a le sentiment de sa propre indépendance. C'est pour ça que je suis un indépendantiste martiniquais depuis toujours. C'est parce qu'il faut tenir quelque chose dans la main et ouvrir la main plutôt que de la fermer sur la chose. Autrement dit, l'identité martiniquaise est une identité rhizome. L'identité caribéenne est une identité rhizome.
D'ailleurs si vous regardez l'histoire des cents dernières années: les Caribéens ont passé leur temps à aller ailleurs. Marcus Garvey aux Etats Unis, Jimi Hendrix, le voodoo chile, est passé par la Louisianne pour devenir une vedette, Frantz Fanon était le théoricien de la révolution algérienne. Il y a une tradition historique de créolisation qui fait que l'identité antillaise n'est pas exclusive de l'autre, au contraire, les caribéens depuis cent ans sont de plus en plus poussés vers une espèce d'errance qui les place à l'opposé de l'enfermement.
Est-ce que vous pensez qu'une adhésion de la Martinique et de la Guadeloupe aux regroupements économiques et culturels caribéens offrirait la possibilité de former une unité? Mais cela ne signifierait-il pas tomber dans le piège d'une unité artificielle et forcée? Ne faut-il pas avoir peur de nouvelles hiérarchies et de nouvelles dépendances se développant cette fois-ci dans un seul hémisphère?
E.G.: Je ne pense pas que dans des régions aussi faibles que les îles et régions caribéennes il y en ait une ou quelques unes qui puissent imposer leur volonté aux autres. Je vous donne un exemple: J'ai fait une conférence à Lamentin, la ville où j'ai grandi à la Martinique, il y a six mois de cela, dans le cadre d'un colloque préparé par la mairie. Il y avait les présidents des états de la Caraïbe, le Ministre du transport de Trinidad, le Ministre de la culture de la Jamaïque alors que c'était un colloque organisé par une simple mairie, même pas par le préfet de la Martinique. Ce qui prouve bien qu'on assiste à un mouvement qui est inarrêtable. Ça rend même caduque la question du statut avec la France car, même avec le statut d'assimilation, ça se passe ces rencontres, ces mélanges. Le fait que le maire de Lamentin passe des contrats avec des ministres de la Caraïbe, alors qu'il n'a pas d'autorité étatique, montre qu'on a affaire à un mouvement qui est irréversible. La solidarité de la Caraïbe, elle existe depuis longtemps. En 1793 quand Toussaint Louverture a commencé la révolution haïtienne, les esclaves de la Martinique abattaient des cocotiers et partaient sur la mer. Ils sont tous morts dans l'espoir de joindre le pays de Toussaint Louverture. Ils ne savaient pas exactement comment c'était mais ils savaient ce qui se passait. Et la solidarité des écrivains remonte aussi loin. Il y a 30 ans que je connais Derek Walcott, Wilson Harris et beaucoup d'autres. De nos jours, on a l'impression que la Guadeloupe et la Martinique entrent vraiment dans l'univers caribéen, autrement dit qu'elles accomplissent leur créolisation.
Est-ce que les Antillais eux-mêmes, sont déjà prêts à dire au-revoir à leur protectrice, La France?
E.G.: Les dernières élections le montrent clairement. Sur à peu près 82 mille voix exprimées - les Martiniquais ne votent pas en général - il y avait 40 mille indépendantistes. Le président du conseil régional, c'est à dire le chef de l'exécutif local, est le leader du plus grand parti indépendantiste à la Martinique. Avant, les indépendantistes avaient 400 voix. Autrement dit, on ne peut plus dire, les gens ne veulent pas de l'indépendance. Je pense aussi que la France ne pourra plus protéger longtemps la Martinique sur les marchés mondiaux. Avec les marchés qui s'ouvrent en Europe de l'est et du sud, en Grèce, au Portugal, en Turquie, et avec les problèmes internes qu'elle connaît, je ne crois pas que la France pourra continuer à maintenir les DOM. Si les Martiniquais ne sont pas prêts pour ce moment là, tant pis pour eux.
Les histoires de la littérature sont souvent liées à une nation, à des continuités historiques ou à une époque littéraire. D'après vous, est-il possible aujourd'hui d'écrire une histoire des littératures caribéennes qui décrive des phénomènes littéraires allant au-delà des frontières?
E.G. Absolument possible! Seulement il n'est pas valable de le faire chronologiquement. L'histoire de la littérature caribéenne est faite d'autant de non-dit que de dit. C'est une histoire obscure parce que les gens qui écrivaient étaient mus par des forces qu'ils ne contrôlaient pas, qu'ils ne maîtrisaient pas, d'où la tendance à se renier, à proposer toute une littérature pathétique qui peut être intéressante mais qui a donné aussi des choses apparemment inacceptables et ridicules comme les romans de l'écrivaine martiniquaise Mayotte Capécia que Frantz Fanon a épinglés dans son livre Peau noir, masques blancs. Il y a des littératures d'assimilation qui sont manifestes, tranquilles, qui n'ont pas de regret. C'est intéressant de voir qu'il y a ce mouvement où l'être est en train de se refuser soi-même sans savoir qu'il se refuse.
Vous vous référez à la littérature folklorique qu'on appelle doudouisme!
E.G.: Oui, il y a plein de romans de ce genre. Il faut en trouver les moteurs pour pouvoir faire une histoire de la littérature antillaise. Les dates n'ont aucune importance. Prendre des dates c'est une mécanique. Une histoire de la littérature antillaise ne peut pas passer par des mécaniques. Elle doit passer par des motivations, des états de la conscience ou des états d'identité. En tout cas en ce qui me concerne, j'ai longtemps pensé à ça. Je n'ai pas envie de l'écrire car j'écris des romans, des poèmes et des essais, mais je pense que c'est faisable et que ça serait même une très bonne chose.
Est-ce que vous pensez avoir des successeurs sur le terrain de l'écriture antillaise d'une part et voyez-vous une succession dans la pensée de la créolisation du monde d'autre part? Sur différents terrains et dans différentes disciplines de la science, qui pourrait contre-signer votre phrase "Le monde se créolise"?
E.G.: Nous ne pouvons plus parler de successeurs. Mais si les pensées se ressemblent ce n'est pas sur un terrain défini ou une question de géographie. Le Palestinien Eward W. Said est aussi proche de moi que Victor Segalen. Dans le contexte culturel, le monde s'est vraiment créolisé. Les filiations entre les pensées et les productions artistiques se sont déjà mondialisées au point qu'on ne peut plus parler de successeurs, ni dans le temps, ni dans l'espace.
En marge de votre travail de professeur à la New York City University, de votre engagement comme Vice-Président du Parlement international des Ecrivains et de vos conférences dans le monde entier, trouvez-vous encore le temps d'écrire un nouveau roman?
E.G.: Je suis en train de penser à un nouveau roman. Je ne veux pas trop en parler mais ce sera l'histoire d'une communauté qui vit sur le continent africain, qui est invisible aux yeux des autres et qui veut rester invisible. Au lieu de rester sur sa propre terre, ce peuple voyage dans le tout-monde. Je n'en dirai pas plus. Mais chaque nuit quand je suis à New York avec mon fils qui a 9 ans, je lui raconte de nouveaux épisodes de ce peuple. La dernière fois, il m'a demandé: "Mais, s'il veulent absolument rester invisibles, pourquoi est-ce que tu écris sur eux?"
Andrea Schwieger Hiepko
est née à Hagen en Allemagne. Elle a poursuivi des Etudes de lettres
romanes à Paris, Barcelona et
Berlin. Elle vit actuellement à Berlin et travaille comme journaliste,
traductrice et agent de relations
publiques dans le domaine de la Culture.