Henri Jeanjean
University of Wollongong
Les questions linguistiques et culturelles ont toujours été au coeur des préoccupations des gouvernements français. Lorsqu'il était à la tête de la diplomatie française, Alain Juppé constatait: "la diplomatie culturelle constitue une dimension essentielle de notre politique étrangère et, d'une certaine façon, est la marque de sa singularité".[1] Jacques Chirac, au sommet de la Francophonie qui se déroulait à Cotonou en 1995, a affirmé que "la langue étant l'expression d'un peuple, il fallait tout faire pour conserver les langues."[2] Tous ceux qui, en France, ces dernières années ont élevé la voix pour dénoncer la place grandissante de l'anglais dans les instances internationales, sur Internet ou dans la vie publique française, tous ceux qui se sont mobilisés et organisés pour la défense du français, ont déclaré agir au nom des bienfaits du pluralisme linguistique. Ces démarches doivent être, d'une part, replacées dans le contexte historique d'une politique linguistique française multiséculaire et, d'autre part, considérées à la lumière de deux réalités politiques relativement récentes: la décentralisation et l'Union Européenne.
La baisse de l'influence du français dans le monde n'est pas un phénomène nouveau. En 1958 elle était déjà devenue à tel point préoccupante qu'une organisation, "Défense de la Langue Française", était créée pour:
- "assurer la sauvegarde des qualités qui ont longtemps valu au
français la précellence au sein des langues européennes,
en s'opposant en particulier à l'invasion incontrôlée, et
partant nuisible, des vocables étrangers.
- l'adapter aux exigences de la vie moderne, notamment par un enrichissement
lexical permanent.
- oeuvrer à son rayonnement dans le monde."[3]
Mille cent signataires, de droite comme de gauche, se sont associés à deux appels qui, publiés dans Le Monde du 11 juillet 1992 et du 1er décembre 1992 sous le titre "Appel pour une Europe plurilingue", dénonçaient "ces quelques 'décideurs' qui se sont mis en tête de faire renoncer la France à sa propre langue et de la faire parler en anglais, ou plutôt américain."[4] Ils demandaient au Président de la République, "au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, particulièrement en ce qui concerne leur culture et leur langue, d'agir pour accroître la place de l'information et de la création audiovisuelles d'expression française en France et dans le monde".
Les groupes tels que "Avenir de la Langue française" et "Défense de la langue française" se retrouvent au sein de l'association "Le Droit de comprendre", créée en 1994, qui a pour mission, entre autres:
- de "coordonner et renforcer les actions de toutes les associations oeuvrant
pour le développement de la francophonie;
- de soutenir toutes les initiatives visant à renforcer le rayonnement
de la langue française et à faire respecter les droits
linguistiques des citoyens sur le territoire national et en Europe dans le
cadre de la législation en vigueur.
Une association de défense du français a été créée en 1995[5] à l'intérieur des organismes placés sous l'autorité des Nations Unies afin de lutter contre la réduction de la place de cette langue dans cette organisation. Le nombre de postes de traducteurs de français étant passé de 22 à 12 en 15 ans, les membres de cette association dénoncent les Américains qui "menacent le plurilinguisme onusien."
Les dangers menaçant le français ont, aussi, été au coeur de la semaine de la francophonie, organisée du 18 au 24 mars 1996.[6] Comme le note la Lettre du Conseil Supérieur de la Délégation Générale à la Langue Française[7] l'objectif de cette semaine était de souligner que la promotion du français allait de pair avec la reconnaissance du pluralisme linguistique et de l'ouverture vers les autres, dans le respect de leur langue et de leur culture. Il y est réaffirmé que la politique menée par la France en faveur du plurilinguisme dans les institutions internationales a pour objectif la préservation de la diversité culturelle dans un monde que l'internationalisation et l'accélération des échanges amène rapidement sur la voie de l'uniformisation. Là encore le rôle de la France qui "a pris tant d'initiatives pour favoriser le pluralisme linguistique à l'intérieur de l'Union Européenne" est souligné, cette publication citant comme exemple la Loi Toubon.
La Loi Toubon[8] de 1994 sur la protection de la langue française a été largement présentée comme une arme destinée à contrer l'influence grandissante de l'anglais dans la vie publique française et en particulier dans la communication audio-visuelle. Cette loi reprend l'article 45 de la loi no.86 - 1067 du 30 septembre 1986 en matière de télévision et proclame que "la programmation doit spécialement viser à améliorer les moyens de connaissance et de défense de la langue française tout en illustrant l'expression de la francophonie dans le monde". Par son article 12 elle va plus loin, précisant: "la proportion substantielle d'oeuvres musicales créées ou interprétées par des auteurs et artistes français ou francophones, devant atteindre avant le 1er janvier 1996 un minimum de 40% de chansons d'expression française, dont la moitié au moins provenant de nouveaux talents ou de nouvelles productions..."
Malgré les dénégations initiales, cette loi apparaît de plus en plus comme se situant dans la tradition multiséculaire d'une politique linguistique centraliste visant à anéantir les langues de France, politique que l'on peut faire remonter au XVème siècle et qui a été réaffirmée avec une persistance exemplaire par tous les régimes qui ont pu se succéder depuis cette époque.
C'est à un conseiller de Louis XII, Claude de Seyssel, que nous devons la première énonciation de cette politique. Celui-ci recommandait à son souverain de suivre, pour le français, l'exemple des Romains pour qui colonisations politique et économique allaient de pair avec la colonisation linguistique. Ces derniers, dominant le monde "n'ont trouvé de moyens plus sûrs de rendre leur domination éternelle que de magnifier, enrichir et sublimer leur langue latine ... et de la communiquer aux pays et provinces et peuples par eux conquis".[9] La tentation politique a toujours été bien grande de vouloir imposer une langue qui aiderait à uniformiser les valeurs culturelles de toutes les populations que l'on peut vouloir contrôler.
Le premier texte traduisant ce concept sur le plan législatif, l'ordonnance de Villers-Cotterêts, remonte à 1539. Si celle-ci prescrivait l'usage exclusif du "langage maternel françois"[10], cela ne signifiait pas, en principe, la destruction des différentes langues régionales qui pouvaient être conservées. Au départ, en effet, cette ordonnance prétendait ne viser qu'à la suppression du latin. A une époque, qui voit se définir en de nombreux pays ce qui pourrait être appelé une première formulation nationaliste, le concept de la supériorité de la langue française sur toutes les autres est développé par Henri Estienne dans son ouvrage "De la précellence du langage français", publié en 1579. A partir du milieu du XVIIème siècle, "les édits qui suivent l'annexion des provinces nouvellement conquises exigent tous l'emploi exclusif de la langue française".[11] Le but n'était certainement pas de franciser les masses, puisqu'il n'y avait, à cette époque, aucune politique scolaire[12], mais d'unifier les élites qui, coupées de leurs bases socioculturelles, seraient ainsi à même de mieux servir la royauté, la langue devenant, de fait, l'instrument d'une discrimination sociale. Supériorité sociale et supériorité linguistique allaient de pair dans le cadre de cet Etat qui se cherchait une raison d'être.
En revanche, la Révolution française, prétendant trouver ses bases dans le peuple afin d'organiser un nouvel ordre social et politique, se trouve confrontée à la nécessité d'éduquer politiquement les masses. Dans un premier temps les décrets républicains sont traduits dans les différentes langues régionales (breton, occitan...)[13] mais rapidement la victoire des Montagnards sur les Girondins entraînera un changement de ligne de conduite. Les dirigeants révolutionnaires au pouvoir affirmeront que la langue française est la seule qui soit susceptible de répandre les idées révolutionnaires et que toutes les langues "étrangères" ne peuvent être que porteuses d'idées réactionnaires ou contre-révolutionnaires. Le Gouvernement va tout d'abord s'attaquer aux langues les plus éloignées du français - breton, basque, allemand, italien (corse) - puis un décret du 8 Pluviôse an II interdit tout idiome autre que la langue française dans toutes les relations, même privées.
Sur la base de la vaste enquête qu'il mène, l'Abbé Grégoire rédige et propose à la Convention son "Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française". La lecture de ce rapport et du questionnaire qui avait précédé sa rédaction permet d'analyser l'idéologie sous-tendant cette éducation révolutionnaire des masses. Le questionnaire établi par Grégoire laissait clairement transparaître ses préjugés à l'égard des "patois"[14], deux questions, outre son titre très explicite, définissant clairement le but à atteindre:
- quelle serait l'importance religieuse et politique de détruire
entièrement ce patois?
- quels en seraient les moyens?
Grégoire, prêtre lorrain d'origine bourgeoise et évêque constitutionnel de Blois, n'avait que mépris pour les langues régionales, langues du peuple, et possédait tous les préjugés de sa classe. Ses correspondants faisaient tous partie d'une même classe sociale désirant à tout prix écarter du pouvoir les masses paysannes et ouvrières. Dans le cadre d'un gouvernement centralisé, les classes les plus basses, non-francisées, étaient de fait exclues du processus démocratique. L'affirmation de sa supériorité linguistique aidait ainsi la bourgeoisie[15] à maintenir son emprise politique.
Les raisonnements tenus par les Jacobins entre 1790 et 1794 et que l'on peut voir développés dans les nombreux rapports présentés dans les diverses assemblées[16] seront repris sous la IIIème République au moment de l'instauration de l'enseignement primaire obligatoire. Certes cette instauration peut être sous-tendue par un sentiment égalitariste car la possibilité de promotion sociale par l'éducation est une réalité indéniable - quoique souvent surestimée. Mais si ce processus de la diffusion de la langue française est accéléré, c'est surtout parce que la IIIème République a subitement besoin d'un grand nombre de petits cadres possédant un minimum d'instruction afin de remplir les nombreux emplois créés par la révolution industrielle, par l'importance accrue de la bureaucratie et surtout par l'administration des nouvelles colonies. Cette scolarité obligatoire était le moyen de franciser de force des populations dont le gouvernement central n'était pas sûr (n'oublions pas que le Comté de Nice, par exemple, n'a été rattaché à la France qu'au XIXème siècle) à une époque où, suite à la défaite française de 1870 et la perte de l'Alsace-Lorraine, le nationalisme français se redéfinissait.
La dernière grande étape de cette tentative continue d'éradication des langues régionales a eu lieu dans les années 1950 et 1960. Cette période a vu la convergence d'un certain nombre de phénomènes: tout d'abord les progrès technologiques dans l'agriculture ont eu comme première conséquence un large courant migratoire des campagnes vers les villes coupant de leurs racines socio-linguistiques une grande partie des populations. Ces progrès ont ensuite entraîné la disparition des nombreuses pratiques traditionnelles basées sur une entr'aide entre membres d'une même communauté et sur une convivialité qui permettaient de voir perdurer une communication effectuée principalement dans les langues régionales. L'arrivée de la télévision, étroitement contrôlée par les pouvoirs publics[17], a parachevé ce processus en ancrant définitivement la diglossie, la honte de sa propre langue, dans les mentalités.
La loi Toubon, apparemment anodine, renforce en fait cette politique linguistique colonialiste car, pour en apprécier sa juste valeur, il est essentiel de considérer quels ont pu être les décrets d'application de cette loi ainsi que la manière avec laquelle elle a été interprétée par les diverses autorités à la lumière de la modification de l'article 2 de la Constitution amenée en 1992 grâce à un accord entre les différents groupes politiques à l'Assemblée Nationale. Le but de cet amendement était d'inscrire dans ce texte le fait que "le français est la langue de la République". Lors des débats, un certain nombre d'élus avaient bien proposé d'inclure les mots "dans le respect des langues et cultures régionales de France" mais le Garde des Sceaux s'est formellement opposé à cet ajout. Ce refus, voulu par le gouvernement, ne fait que renforcer l'arsenal législatif contre les langues minorisées qui, de tolérées qu'elles étaient, deviennent officiellement illégales[18].
Alain Lamassoure, alors ministre délégué au budget et porte-parole du gouvernement avait bien affirmé que jamais cet article 2 ne pourrait être utilisé contre les langues régionales. Quelques mois plus tard il utilisait ce même article 2 pour justifier la décision du gouvernement d'exclure de l'aide à la presse hebdomadaire régionale décidée en 1995 toutes les publications régionales non écrites en français. La Setmana, un hebdomadaire écrit en occitan, au nom de la liberté d'expression rejetait catégoriquement la discrimination dont il faisait l'objet sur la base de la langue employée, ajoutant que "la libertat de pensar, d'escríver e d'informar ne's pòt pas apariar dab ua volontat d'empachar l'expression d'ua cultura e d'ua lenga."[19]
La loi Toubon ne mentionnait pas les langues régionales mais la circulaire du 20 mars 1996, qui en explique les détails, affirme que l'emploi de la langue française est obligatoire pour tout ce qui touche les moyens audiovisuels, la publicité, la vie de l'entreprise, les réunions publiques.... et ne distingue pas les langues régionales des langues étrangères impliquant par là que l'occitan, le breton ou le catalan.... sont aussi dangereux pour le français que l'anglais. Alors que, dans le budget de 1996, les crédits pour la diffusion du français à l'étranger étaient réduits de 15%, cette nouvelle politique linguistique à l'intérieur de l'Hexagone se voyait dotée de nouveaux moyens. En particulier la Délégation Générale à la Langue Française, contrôlée par le Ministre de la Culture, décidait la création d'un poste de Conseiller pour le français par région. Le ministère demandait dans un même temps aux administrations et aux associations de défense du français de tout faire pour que la Loi Toubon soit mieux appliquée.[20] L'encouragement à la délation a porté ses fruits puisque la première condamnation d'une entreprise à 1000 F d'amende pour n'avoir pas respecté la Loi Toubon a été obtenue suite à une dénonciation effectuée par une association de défense du français.[21] En avril 1996, le Préfet des Pyrénées-Orientales expliquait, dans une lettre-circulaire envoyée à tous les maires des communes de son Département, comment devait s'effectuer l'application de la Loi Toubon. Le représentant de l'Etat affirmait que tout manquement à la loi devait mener à la restitution partielle ou totale des subventions obtenues par des associations qui, par exemple, organiseraient des congrès, colloques ou conférences, publieraient des revues ou signeraient des contrats qui ne seraient pas en français. Les organisations catalanistes appelaient aussitôt à manifester et Miquel Reniu, directeur de la Politique linguistique de la Généralité de Catalogne commentait cette lettre dans Aviu, le quotidien de Barcelone, en disant qu'il "était curieux de voir que le pays qui avait inventé les Droits de l'Homme ne les respectait pas".[22]
Pour comprendre ces réactions irrationnelles du gouvernement français il est important d'analyser les nouveaux problèmes posés aux pouvoirs publics par les lois de décentralisation et la création de l'Union Européenne qui ont entraîné le démantèlement des barrières étatiques mises en place depuis de nombreux siècles.
La construction de l'Europe a amené des changements importants sur le plan législatif. La Cour de Justice des Communautés Européennes est en train de construire "un nouvel ordre juridique supranational, fondé sur une jurisprudence qui lie les individus et les Etats signataires des traités" et "bien qu'elle s'en défende, ce travail dans les marges des articles fondateurs fait de cette institution judiciaire un creuset législatif".[23] La norme communautaire primant sur les normes nationales, tous les juges des pays concernés peuvent s'appuyer, au nom des traités, sur les arrêts de la Cour comme sur les décisions de la Commission ou du Conseil de l'Europe. A n'importe quel niveau de juridiction un juge peut (ou doit) saisir cette Cour, ce qui lui permet de dépasser la lettre de la loi nationale.
Le Conseil d'Etat est lui aussi parfois intervenu dans cette direction. Dans son rôle de juge suprême dans les conflits pouvant exister entre particuliers et pouvoirs publics, cet organisme a dû prendre position sur des problèmes soulevés par l'harmonisation des lois françaises avec celles de l'Europe. Dans son rapport d'activités[24], Marceau Long, Vice-Président de cette institution, mentionne l'arrêt Nicolo du 20 Octobre 1989. Le journal "Libération" notait l'aspect historique de cette décision[25] qui prenait acte du passage de l'Etat de droit national vers un Etat de droit européen, faisant ainsi prévaloir les traités internationaux sur les lois internes. Comme l'article de ce journal le constatait: "Le Conseil d'Etat abandonnait ainsi une jurisprudence vieille de vingt-deux ans, refusant justement une telle prééminence, et qui faisait de la France une curiosité en Europe. Désormais tous les moyens sont réunis pour donner une réelle efficacité à la construction européenne".
Il semble donc inéluctable que l'Europe se fera, et que ses pouvoirs législatif et exécutif s'accroîtront au détriment des Etats-Nations. La réunion du Conseil européen des 16 et 17 juin 1997 a encore renforcé les pouvoirs du Parlement de Strasbourg. "Le tandem franco-allemand n'était pas sur la même longueur d'ondes: Paris préférant privilégier les prérogatives des parlements nationaux..., Bonn optant pour la stratégie inverse. Amsterdam a tranché en donnant raison aux Allemands".[26]
De la construction européenne découle donc un affaiblissement du pouvoir étatique, processus que les lois de décentralisation accélèrent. En effet, dans le cadre de ces lois, la Région a un rôle moteur puisque le Conseil régional est désormais responsable de l'élaboration et de l'approbation du plan régional et voit ses compétences culturelles et économiques étendues. Construction européenne et décentralisation se rejoignent dans une nouvelle synergie car non seulement la coopération interrégionale s'exerce sans contrainte mais elle peut aussi prendre un aspect international, le Conseil régional pouvant organiser des contacts réguliers, quoique sectoriels, "avec les collectivités décentralisées étrangères ayant une frontière commune avec la région".
Dès le résultat des premières élections régionales de mars 86, les présidents des Régions Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon et Aquitaine rencontraient Jordi Pujol, Président de la Généralité de Catalogne annonçant le retour à la normalisation des relations privilégiées, tant sur le plan culturel que sur le plan économique, qu'avaient pu avoir Occitans et Catalans.
Jordi Pujol était devenu, après sa condamnation et son emprisonnement en 1960, le symbole de l'identité culturelle catalane. Président de la Généralité depuis 1980, il s'est particulièrement réservé, dans ses attributions, le champ de la politique linguistique et "aujourd'hui, le bilinguisme est en place à tous les niveaux de l'enseignement scolaire. Le catalan est la langue préférentielle des administrations locales et est devenue langue officielle dans le cadre des institutions de l'Europe. La Généralité a créé deux chaînes de télévision (et depuis le 23 avril 1996 les programmes de télévision et de radio, retransmis par satellite, couvrent toute l'Europe)...., l'édition catalane a connu une progression spectaculaire".[27] Cette reconquête de leur langue et de leur culture, au moment de l'ouverture du marché libre européen, par une Catalogne en plein essor économique ne peut qu'avoir des conséquences directes au nord de la frontière. En Catalogne-Nord "la pressió econòmica i la importància cultural i política de Barcelona provoquen canvis en les mentalitats nord-catalanes: la llengua del pagès s'esta convertint en llengua del comerç e del poder, i recobra i redescobreix el prestigi perdut. Una nova dinàmica pot originar el desenvolupament econòmic en un marc euroregional i europeu molt més favorable als interessos de Catalunya Nord."[28] De la même manière les échanges transfrontaliers prennent une nouvelle dimension puisque de nouveaux cadres d'accords ont été établis, économiques[29] surtout, mais aussi culturels. L'incorporation du développement culturel dans les attributions de la Région a donc permis à certaines d'entre elles de prendre des initiatives en faveur des langues minorisées.
Régionalisation et Union européenne convergent donc pour redonner espoir aux régionalistes soucieux de sauvegarder leurs langues. Alors qu'en France les langues régionales sont devenues, de fait, illégales, elles peuvent avoir, dans d'autres pays où elles sont pourtant encore plus minoritaires, un statut de langue officielle: l'occitan en Espagne (Val d'Aran) et en Italie (vallées occitanophones des Alpes), le catalan et le basque en Espagne...
Tous les pays européens qui abordent le problème linguistique dans leur constitution font référence à l'ensemble des langues parlées sur le territoire. La Constitution italienne impose aux pouvoirs publics de protéger les "minorités linguistiques du pays" (art. 6), la Constitution espagnole, par son article 3, affirme bien que le castillan est la langue officielle du pays mais note que d'autres langues peuvent avoir le statut de langues officielles dans les Communautés autonomes respectives et que l'Etat espagnol a le devoir de protéger l'ensemble des langues utilisées dans le pays. La France devient donc le seul pays de l'Union européenne dont la Constitution consacre une langue officielle sans faire référence aux langues historiquement implantées sur son territoire.
Le Conseil de l'Europe et le Parlement européen ont constamment soutenu la construction d'une Europe basée sur le respect, l'aide et la promotion de la totalité de ses héritages linguistiques et culturels. Le Traité de Maastricht s'inscrit bien dans cette ligne. L'article 128 déclare que: "La Communauté contribue à l'épanouissement des cultures des Etats membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l'héritage culturel commun". Les actions européennes en faveur des minorités continuent à un rythme soutenu. Par exemple trois réunions se sont tenues dans le courant du seul mois de mars 1996[30]:
Le 8 mars 1996, à Catane, le Comité des Régions a inscrit dans le paragraphe 13 de sa déclaration l'affirmation que "le Traité de Maastricht ne reconnaissait pas comme il se devait l'importance et la valeur des langues européennes régionales ou minorisées utilisées traditionnellement dans les territoires des Etats membres" et a lancé un appel à la présidence de la Commission européenne lui demandant de s'assurer que soit maintenue dans tout nouveau traité "une déclaration qui reconnaisse l'importance et la valeur de ces langues pour les peuples d'Europe" et que celle-ci "contraigne les Etats membres à les respecter et à les promouvoir".
Le Parlement de Strasbourg a adopté le 13 mars le rapport Dury-Maij-Weggens sur la réforme des institutions. L'article 4.13 sur les minorités appelle à la reconnaissance de la diversité culturelle et linguistique et à la protection des minorités nationales traditionnelles et de leurs langues dans le cadre des Droits de l'Homme, de la Démocratie, et de l'Etat de Droit. L'Union devrait reconnaître et aider ses langues et cultures minoritaires.
La Conférence de Turin (29 mars 96) avait pour but de redéfinir l'avenir politique de l'Union Européenne. Selon Allan Wynne Jones, président du Bureau Européen pour les Langues Moins Répandues, la protection des minorités linguistiques et culturelles sera le noyau de ces nouveaux défis.
Face à ces nouvelles réalités la France s'enferme dans une politique linguistique défensive qui pose des problèmes aussi bien à l'intérieur de l'Hexagone qu'au sein de l'Union Européenne. La France refuse de signer la Charte Européenne des Langues minorisées comme elle avait réservé sa signature, en 1989, à propos de l'article de la Convention Internationale des Droits des Enfants portant sur les langues minorisées.[31]
La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires a été adoptée le 5 Novembre 1992 par le Conseil de l'Europe, dix-sept Etats l'ayant signée.[32] Elle est entrée en vigueur le 1er mars 1998 lorsque la Suisse est devenue le cinquième Etat à l'avoir ratifiée.[33] Pour faciliter sa ratification les rédacteurs de cette Charte avaient pourtant laissé une certaine latitude aux divers gouvernements: par exemple l'article 2 de la Charte stipule que si chaque Etat l'ayant ratifiée s'engage à appliquer les dispositions sur les objectifs et les principes, il a cependant la possibilité d'émettre des réserves sur un ou même plusieurs paragraphes. De plus il se voit dans l'obligation de n'appliquer qu'un minimum de 35 alinéas sur les 68 que comporte la troisième partie définissant les mesures en faveur de l'emploi des langues régionales ou minoritaires dans les sept domaines définis: Enseignement, Justice, Autorités administratives et services publics, Médias, Activités et équipements culturels, Vie économique et sociale et Echanges frontaliers.
De plus en plus de personnalités politiques soutiennent les militants régionalistes qui exigent la signature de cette Charte. Ainsi Marc Censi, Président de la région Midi-Pyrénées mais aussi président du Haut Conseil National des Langues Régionales a déclaré publiquement son désaccord total avec le gouvernement sur ce point, qualifiant cette politique linguistique de "scandaleuse".[34]
A la suite du discours prononcé le 29 mai 1996 en Bretagne par Jacques Chirac en faveur des langues régionales, Alain Juppé avait déclaré en Corse que le gouvernement avait décidé de faire étudier "au plan juridique" par le Conseil d'Etat la possibilité que la France adhère à la Charte. En février 1997, invoquant l'article 2 de la Constitution, le Conseil d'Etat s'y est opposé.
Au cours des débats qui ont eu lieu à l'Assemblée Nationale autour de cet article certains discours sont extrêmement révélateurs de l'idéologie qui a motivé l'introduction de cet amendement, démontrant clairement que celui-ci est une conséquence directe des craintes provoquées par la signature du traité de Maastricht et de l'intégration européenne. M. Lamassoure, alors porte-parole du gouvernement, expliquait que "la mesure était d'autant plus indispensable que le problème des langues est appelé à se poser avec une acuité nouvelle dans l'Europe condamnée à s'élargir... l'Europe de demain ne reconnaîtra sans doute que deux ou trois langues officielles... et nous nous dotons d'un atout pour faire de notre langue l'une des langues officielles de l'Union européenne, à jamais!"
Quelles langues officielles? L'anglais, le français et l'allemand? L'Europe a été construite sur la base de l'égalité de ses membres et doit sa cohésion à cette même égalité. Vouloir que le français occupe une place privilégiée, c'est remettre en question les fondements mêmes de la construction européenne car c'est vouloir établir dans cet espace une inégalité linguistique et culturelle inacceptable pour les autres pays. L'importance de la France - et donc du français - aux plans économique et politique ne peut en aucun cas justifier une démarche qui va à l'encontre du rôle d'avant-garde que, depuis la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, la France prétend assumer en Europe.
Au nom du CERCLE (Comité européen pour le respect des cultures et des langues en Europe), l'association "Le Droit de comprendre" a lancé dans la presse quotidienne française un appel "pour une Europe humaniste, plurilingue et riche de sa diversité culturelle". Voulant mobiliser les esprits en faveur du plurilinguisme et contre l'anglais devenant "la langue unique", ce texte commençait bien par défendre toutes les langues, tous les patrimoines linguistiques et culturels. Mais dans l'esprit des signataires, le pluralisme a ses limites: leur conception de la diversité linguistique commence par se réduire aux seules langues nationales et à "une limitation à un nombre raisonnable des langues de travail". Une fois de plus, les auteurs s'abritent derrière la prétendue défense du plurilinguisme pour privilégier leur langue au détriment d'autres qu'ils considèrent sans doute comme inférieures.
Il est aisé de démontrer l'hypocrisie d'un discours prétendant défendre le plurilinguisme puisque les gouvernements récents, quelle que soit leur coloration politique, ont toujours combattu cette même notion à l'intérieur de l'Hexagone, ainsi que l'avaient fait tous leurs prédécesseurs au cours des quatre siècles derniers. Les élections législatives de 1997 et le changement de gouvernement qui a suivi n'ont en effet que fort peu de chances de voir la situation évoluer. Il suffit, pour s'en convaincre, de se remettre en mémoire les événements survenus sur ce plan après les élections de 1981 et au cours "des années Mitterrand"[35] et de constater que c'est à un Jacobin convaincu, M. Jean-Pierre Chevènement[36], qu'a été donné le poste-clé de Ministre de l'Intérieur.
La France, à coups de lois et de lettres-circulaires, essaye de construire une barrière qui, telle une ligne Maginot linguistique, la protégerait mais ne tient aucun compte des réalités politiques, historiques ou technologiques. Cette politique linguistique éveillant l'antagonisme du reste de l'Europe comme de certains groupes régionalistes[37] est donc vouée à l'échec et, paradoxalement, cet échec pourrait être la seule chance de survie du français: la langue et la culture françaises ont dû leur développement exemplaire au fait qu'elles plongeaient leurs racines dans un ensemble de langues et de cultures diverses. La relative pauvreté de la littérature française de ces dernières années est à mettre en parallèle avec le déclin relatif des langues régionales. Une politique linguistique visant au développement d'un réel plurilinguisme à l'intérieur de l'Hexagone serait le seul moyen de revigorer le français et de lui conserver sa place dans un monde qui demeurerait, ainsi, lui aussi, réellement plurilingue.
Notes
[1]. Los francofònes en dangièr a l'ONU in La Setmana no.4, 8 de junh 1995.
[2]. Chirac sauvador de las lengas in La Setmana no.30, 14 de deceme de 1995.
[3]. Défense de la Langue Française: [email protected].
[4]. Avenir de la langue française: [email protected].
[5]. Los francofònes en dangièr a l'ONU in La Setmana no.4 .
[6]. La setmana de la francofonia in La Setmana no.45, 28 de març 96.
[7]. no.4 du 1er trimestre 1996 cité par La Setmana no.45.
[8]. Loi no. 94-88 du 1er février 1994 publiée au Journal Officiel de la République Française du 2 février 1994 p.1800 modifiant la loi no. 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.
[9]. Langue française et néo-jacobinisme in Libération (4 Août 1992).
[10]. Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une politique de la langue, Paris: Gallimard, 1975, p.9.
[11]. Ibid.
[12]. Ceci n'est pas vrai pour l'ensemble du territoire. Le Béarn, lors de son annexion en 1620, avait, lui, et pour des raisons religieuses, une politique scolaire bien établie.
[13]. Les détails suivant sont tirés de l'étude collective, Une politique de la langue.
[14]. Selon le Petit Robert le mot, dès son origine, vers 1285, exprimait la grossièreté.
[15]. Même si ce n'est pour cette raison que les restes de Grégoire ont été transférés au Panthéon, lors des cérémonies marquant le bicentenaire de la Révolution de 1789, il est compréhensible que cette décision ait heurté un très grand nombre de personnes défendant les langues et les cultures minorisées.
[16]. Talleyrand, Condorcet, Romme, Lakanal, Daunou, Sieyès, Le Pelletier et Bouquier en particulier proposèrent divers projets cf. Parias, L-H (ed.) Histoire Générale de l'Enseignement et de l'Education en France Tome III, Nelle Librairie de France, 1981.
[17]. Les programmes en langues régionales sur FR3 sont limités quand ils ne sont pas entièrement absents, malgré le cahier des charges de cette chaîne, et les nombreuses manifestations réclamant leur introduction et leur développement.
[18]. Nicolau Rei Bèthvéder: Illegalitat in La Setmana no.47, 11 d'abriu de 1996.
[19]. David Grosclaude: Libertat d'expression in La Setmana no.56, 13 de junh de 1996:
"La liberté de penser, d'écrire et d'informer ne peut pas être appariée avec une volonté d'empêcher l'expression d'une culture et d'une langue".
[20]. Francofonia: Orientacion novèla de la politica lingüistica in La Setmana no.46, 4 d'abriu de 1996.
[21]. ibid.
[22]. Las reaccions a la letra prefectora in La Setmana no.49, 25 d'abriu de 1996.
[23]. Jean Palestel, Treize super juges pour les douze in Libération du 25 mai 1990.
[24]. Rapport public 1989. Etudes et Documents du Conseil d'Etat, no. 41, La Documentation Française, 1990.
[25]. Jean Quatremer: Le Conseil d'Etat dans les eaux internationales in Libération du 1er Juin 1990.
[26]. La montée en puissance du Parlement européen in Dernières Nouvelles d'Alsace Dimanche 29 juin 1997
[27]. Morera, J-C., Histoire de la Catalogne, Paris: L'Harmattan, 1992, p.162.
[28]. Qui sem els Catalans del Nord, Perpinyà: Associaciò Arrels, 1992, p.106.
"La pression économique et l'importance culturelle et politique de Barcelone provoquent des changements dans les mentalités nord-catalanes: la langue du paysan s'est convertie en langue des affaires et du pouvoir et recouvre et redécouvre le prestige qu'elle avait perdu. Une nouvelle dynamique peut être à l'origine du développement économique à l'intérieur d'un marché eurorégional et européen plus favorable aux intérêts de la Catalogne du Nord".
[29]. Par exemple l'Eurorégion unissant la Catalogne aux régions de Midi-Pyrénées et du Languedoc-Roussillon a été créée le 10 octobre 1991 à Perpignan.
[30]. La conferéncia de Turin e las minoritats d'Euròpa in La Setmana no.50, 2 de mai de 1996.
[31]. La France a refusé de signer l'article qui affirmait que les enfants appartenant à une minorité linguistique avaient le droit de recevoir un enseignement dans leur langue sous prétexte que, n'ayant pas de minorité, elle n'avait pas à signer cet article.
[32]. Les Etats signataires: Allemagne, Autriche, Chypre, Danemark, Espagne, Finlande, Hongrie, Liechtenstein, Luxembourg, Macédoine, Malte, Norvège, Pays-Bas, Roumanie, Suisse, Ukraine.
[33]. Les 4 états l'ayant précédemment ratifiée: la Norvège (10/11/93), la Finlande (9/11/94), la Hongrie (26/4/95) et les Pays-Bas (2/5/96).
[34]. Marc Censi e lo govèrn en "desacòrd complet sus la lenga in La Setmana no.63 1 d'agosto de 1996.
[35]. Jeanjean, H. De l'Utopie au Pragmatisme? Le Mouvement occitan 1976-1990, Perpinyà: Trabucaïre, 1992, pp. 87-92.
[36]. Ministre de l'Education, M. Chevènement avait présidé à une réforme des programmes de l'enseignement visant à renforcer l'idée de l'Etat-Nation et du centralisme. De même il s'était farouchement opposé à l'idée de "peuple corse" qui avait été avancée pour essayer de faire avancer les négociations avec les mouvements indépendantistes corses.
[37]. Face à cette situation certains militants régionalistes commencent même à remettre en question l'emploi du français. Sur une liste internet un message intitulé: Cal gardar lo francès? (Faut-il garder le français?) expliquait que "Dans quelques années l'anglais sera la langue obligatoire pour les affaires. D'un autre côté nous voulons conserver notre chère langue d'oc. Cela nous fait déjà deux langues, alors croyez-vous que cela vaille la peine d'enseigner le français à nos enfants? Ne vaudrait-il pas mieux leur donner une éducation bilingue occitan-anglais?"
Dr.Henri Jeanjean est Senior Lecturer en Modern Languages (University of
Wollongong). Il est spécialiste de l'Occitanie et du mouvement occitan
et a publié un ouvrage sur l'histoire, les avancées et les
problèmes rencontrés par le mouvement occitan qui s'intitule:
De l'Utopie au Pragmatisme? Le mouvement occitan 1976-1990
(Perpiyà: Trabucaire, 1992)
Récemment, il a été amené à étudier
l'impact que pouvait avoir l'Union Européenne non seulement sur le
mouvement occitan (et sur les relations existant entre l'Etat français
et ses minorités), mais aussi entre l'Occitanie et la
Catalogne...élargissant son champ de recherches sur une étude
comparative des minorités territoriales à l'intérieur de
l'Union Européenne dans son ensemble.
Quelques publications récentes:
* Nationalisme et Romantisme in C. Torreilles (ed.) "L'Occitanie romantique"
C.E.L.O, Bordes, 1997, pp.255-264.
* Les Occitanistes et l'Europe in G Tautil (ed.) Camins d'Occitania: chemins
d'Occitanie (espace, territoire, identité, démocratie)
Paris, L'Harmattan, 1997, pp.233-243
* 'IEO, Années 80: l'éclatement' in Estudis Occitans
no.18 1995 pp.95-108
* Romantisme et Nationalisme: Perspectives Occitanes" in J. West-Sooby (ed.)
Les Enjeux de la Modernité: Problèmes d'identité et
d'idéologie dans la littérature du XIXème
siècle, Melbourne: Monash Romance Studies 2, 1997, pp.27-38.