Clémentine M. Faik-Nzuji
Université catholique of Louvain
L'option de cette réflexion |
Le thème de ce numéro spécial de Mots Pluriels interpelle à plus d'un titre. En ce qui me concerne, la question qui se pose n'est pas celle de savoir qui a le droit d'écrire sur l'Afrique ni de fixer les règles d'une déontologie du droit d'auteur en la matière. Car :
* je conçois l'Afrique comme un bien appartenant à l'humanité, pouvant être étudié par tout être humain possédant les qualités intellectuelles et l'expérience suffisantes que pour traiter correctement du sujet;;
* je suis persuadée qu'aucune discipline, aucune recherche, et encore moins aucun écrit ne peut prétendre à l'exhaustivité, quels que soient l'étendue du savoir et le degré d'intelligence de son auteur;
* et que, par conséquent, loin d'être exclusives, les études réalisées sur l'Afrique, indépendamment de l'origine de leurs auteurs, ne peuvent être que complémentaires et susceptibles d'apporter chacune un éclairage spécifique sur l'objet concerné;
* enfin, je situe ailleurs que dans la simple origine géographique ou appartenance raciale de son auteur les critères de validité d'un travail scientifique.
Les questions qui m'habitent. |
Je m'interrogerai plutôt brièvement sur quelques points tels que le contenu des écrits; la valeur de l'interprétation des réalités que ces écrits véhiculent; le public auquel ils s'adressent; leur finalité; leur apport concret à l'Afrique et aux Africains... En d'autres termes : Que transmet-on ? Pour qui écrit-on ? Pourquoi écrit-on ? À quels besoins répondent ces écrits ? Etc. Pour ne pas me perdre dans des discussions stériles, je m'appuierai sur mon expérience personnelle et sur celles d'autres personnes partageant avec moi, d'une manière ou d'une autre, les mêmes intérêts pour la recherche en sciences sociales[1] africaines et le même désir de contribuer, positivement et concrètement, à l'avancement de la connaissance de la pensée africaine.
Certes, c'est un fait qu'il existe d'autres expériences, d'autres manières d'arriver à la connaissance des phénomènes humains. Mais, il ne m'appartient pas, dans le contexte de cet article, de les contester ou de les confirmer : chacun conçoit le savoir selon les optiques de sa propre histoire, dont les racines plongent dans son éducation familiale, dans la culture de son milieu social, dans les différents degrés de son instruction, dans l'histoire de son pays, etc.
Pour ma part, c'est munie de tous ces éléments, analyés méthodiquement ou vécus inconsciemment, auxquels s'ajoute mon expérience de chercheur[2] et d'enseignante[3] que je livre ces réflexions, à la fois comme un témoignage, en recul par rapport à une certaine vision dite "scientifique " de l'Afrique, et comme une remise en question des paradigmes du savoir en sciences sociales de ce continent, en tenant compte de l'évolution des mentalités.
Déjà, durant mes études universitaires -- faites complètement au Congo-Kinshasa -- et mes débuts dans la carrière universitaire comme jeune assistante et puis chef de travaux[4], il m'arrivait souvent de me poser des questions : que transmet-on sur l'Afrique ? De quelle Afrique s'agit-il ? Peut-on parler d'objectivité en " sciences " africanistiques ? Quels en sont les critères ? Qui les a définis ? De quel lieu culturel voit-on ce continent et ses habitants ? Par rapport à quelles références, à quels modèles culturels analyse-t-on ses civilisations ? Peu à peu, cela m'a conduit à d'autres questions, pour moi fondamentales, et qui ont déterminé mon attitude à l'égard des connaissances diffusées en général et de toutes mes recherches sur l'Afrique en particulier : existe-t-il des critères "scientifiques" en sciences humaines qui soient applicables dans toutes les situations semblables ? L'interculturel est-il possible dans la transmission du savoir, et plus particulièrement, dans la transmission d'un savoir donnant accès à la connaissance réelle de l'autre qu'on n'est pas ?
Pour faciliter la compréhension de mon propos, j'accompagnerai mes exemples, qui sont tirés de cas réels, de questions auxquelles le lecteur répondra lui-même s'il le désire.
L'impact de la culture sur notre vision du monde, sur notre manière de nous percevoir nous-mêmes et de percevoir les autres. |
Si l'on admet que la culture est, entre autres,
* la somme des réponses trouvées par un groupe humain pour
gérer ses problèmes collectifs et individuels d'ordre
humain, social et spirituel;
* qu'elle est gérée de différentes manières
selon l'histoire propre à chaque groupe;
* qu'elle véhicule des " valeurs ", qui permettent à
l'individu d'évaluer des données concrètes,
immatérielles et spirituelles et de préférer un certain
état de choses à un autre;
* que, depuis le sein maternel et par le biais des systèmes
éducatifs qu'elle élabore pour ses membres, elle influence
l'individu et oriente son comportement, la conception qu'il a de lui-même
(et de son groupe) face à l'autre (et à son groupe), son rapport
aux êtres et aux choses, bref, toutes les formes de relations qu'il
établit dans diverses circonstances de la vie...,
on devrait, en sciences sociales, tout en reconnaissant le fonds humain commun que partagent tous les hommes, prendre au sérieux les différences qui, entre des communautés culturelles différentes, peuvent être fondamentales.
Sans entrer dans les détails, je cite les niveaux suivants qui constituent le contenu d'une culture, la spécifient et la distinguent d'autres cultures : la langue et les langages, les systèmes de valeurs, les systèmes symboliques, les héros ou modèles culturels, les rituels.
Quelques constats en sciences sociales africaines. |
Pour des études en sciences humaines africaines, on peut établir un certain nombre de constats, comme l'indiquent les exemples qui suivent.
La quasi-totalité des connaissances sur l'Afrique enseignées aujourd'hui dans les institutions universitaires ou dans les écrits de vulgarisation est le produit de spécialistes non africains, ayant grandi dans des univers culturels tout à fait différents de ceux du champ de leur étude, n'ayant pratiquement pas vécu, de manière naturelle, dans un milieu social africain. Je fais ici une distinction entre " vivre dans un milieu " et " vivre dans un pays ". En effet, depuis le contact de l'Afrique avec l'Occident, il y a toujours eu, dans tous les pays colonisés, un quartier réservé aux Occidentaux et des quartiers pour les autochtones ou pour les ressortissants d'autres pays, les uns ne sachant pas vraiment comment vivent les autres.
On peut ainsi rencontrer un linguiste reconnu dans la communauté scientifique africaniste comme spécialiste d'une langue africaine qu'il ne sait pas parler ! Peut-on imaginer un Masaï (Kenya) ne sachant pas parler l'allemand, mais qu'on accepterait afin qu'il mène une recherche doctorale en linguistique allemande dans sa langue maternelle, par l'intermédiaire d'un informateur-traducteur allemand ? Serait-il jamais reçu comme docteur dans une institution universitaire, même dans son propre pays, et reconnu comme spécialiste de l'allemand dans la communauté scientifique germaniste, au point qu'on le laisserait diriger des thèses de doctorat sur la langue et la culture allemandes ?
La plupart des africanistes d'origine africaine sont formés par ces spécialistes dont ils essaient de reproduire et de perpétuer, à leur tour, les approches méthodologiques et la manière de penser et d'interpréter les réalités culturelles africaines. Il faut préciser ici que certains y sont contraints, parce qu' " il faut avoir son papier ". Mais d'autres le font par conviction, parce qu'ils ne savent pas qu'ils peuvent voir et penser leurs réalités socioculturelles autrement.
Dans le milieu qui se dit scientifique, un africaniste africain qui, dans ses travaux, présente un point de vue original, nouveau, partant du point de vue des Africains sur eux-mêmes est le plus souvent discrédité et les résultats de ses recherches qualifiés de " non scientifiques ", du fait que celles-ci :
- se baseront prioritairement sur des données orales de première main, qui, contrairement aux " exigences scientifiques ", ne seront pas confirmées par des références bibliographiques;
- feront référence aux détenteurs locaux du savoir, qui, évidemment, ne figurent pas sur la liste des spécialistes connus et reconnus par la communauté scientifique.
Ces chercheurs deviennent par ce fait suspects et leurs travaux discrédités, même si les détenteurs locaux du savoir auxquels ils se réfèrent sont reconnus par leur communauté comme les meilleurs connaisseurs de leur culture.
Parmi les critères avancés pour prouver le caractère sérieux ou scientifique de certains travaux sur les réalités culturelles d'Afrique, un est souvent évoqué : le fait d'être né, d'avoir voyagé ou habité en Afrique. Sans nier complètement l'apport relatif de telles expériences, on sait cependant que naître, voyager ou vivre quelque part ne donne pas automatiquement la connaissance objective de ce lieu, même s'il s'agit de son propre pays. Surtout quand on sait que depuis le contact de l'Afrique avec l'Occident, il y a toujours eu, dans les pays colonisés, un quartier réservé aux Occidentaux et d'autres aux autochtones ou ressortissants d'autres pays[5], les uns ne sachant pas vraiment comment vivent les autres. De plus, ce même argument, souvent employé dans le sens du regard occidental sur l'Afrique, n'est pas utilisé dans le cas du regard africain sur l'Occident. Dans le même sens, alors qu'à juste titre, on trouve normal que les Africains reconnaissent la compétence, dans les matières africaines, de spécialistes occidentaux et fassent appel à leur collaboration, la situation inverse est, à l'exception de quelques cas rares, encore aujourd'hui au niveau de l'impensable.
Enfin, si l'on examine certaines méthodes d'investigation et les interprétations qui en découlent, si on tient compte des ambitions personnelles de spécialistes..., on peut allonger la liste de ces constats qui mettent en évidence l'aberration de la situation et le risque qu'on court de voir la recherche en sciences sociales africaines évoluer en dehors de la réalité.
D'un hémisphère à l'autre. |
Dans les universités européennes où j'enseigne, il n'est pas rare d'entendre des étudiants dire que le plus souvent, dans les cours sur l'Afrique, on leur parle non de l'Afrique et des Africains, mais des points de vue d'autres Occidentaux sur l'Afrique et que même les bibliographies qu'ils reçoivent sur les matières africaines mentionnent surtout des écrits réalisés par des Occidentaux et rarement ceux réalisés par les intéressés eux-mêmes.
La situation n'est pas très différente dans les universités africaines. En effet, j'ai souvent eu, au cours de mes voyages en Afrique, la surprise de constater, dans certaines institutions universitaires, que des chercheurs et des enseignants continuaient à utiliser des approches méthodologiques ou des grilles d'analyse qu'ils avaient apprises lors de leur séjour d'études en Europe, alors que depuis longtemps, celles-ci sont considérées comme dépassées dans les universités où elles ont été conçues.
Je me demande sérieusement de quoi les intellectuels africains ont peur ! Pourquoi n'osent-ils pas réfléchir par eux-mêmes, concevoir d'autres modèles adaptés à leurs propres réalités sociales et culturelles ? Pourquoi n'osent-ils pas, dans un esprit constructif, revoir ce qui a été écrit sur l'Afrique et sur ses populations, compléter ces écrits de leur point de vue ou d'en rectifier les erreurs en élargissant le champ de la connaissance avec des données nouvelles ?
On dirait que le fait d'aller étudier leurs langues et leurs réalités sociales et culturelles en dehors de leurs contextes naturels, en occurrence en Europe, paralyse chez eux toute imagination créative et et toute forme d'originalité dans la réflexion scientifique, tout en renforçant leur capacité de reproduire des modèles occidentaux intériorisés !
"Dedans", "dehors", "en marge". |
Tout en étant consciente de la complexité du problème, je pense qu'il est possible d'avancer dans la connaissance de l'Afrique et de ses cultures, comme c'est le cas pour tous les domaines de la connaissance. Mais cela implique un sérieux changement des mentalités, aussi bien du côté africain que du côté des non Africains qui s'intéressent à ce continent.
De plus en plus convaincue de la différence qui existe dans les manières d'observer et de comprendre une situation mettant en présence des communautés culturelles différentes, lorsqu'on vit concrètement cette situation, ou lorsqu'on n'en a qu'une connaissance intellectuelle, mais sans participation reconnue, je prône la complémentarité des visions : celle du dedans, celle du dehors et celle de la marge. Je m'explique à propos de cette dernière notion.
Le plus souvent, on classe les choses dans les deux premières catégories : "dedans", "dehors", qui sont visibles et directement perceptibles. Mais, en réalité, les choses ne sont pas aussi claires et nettes. À notre époque qui se caractérise par des contacts de cultures sous différentes formes, par des voyages, par des déplacements voulus ou forcés, par l'immigration ou par l'exil..., des centaines de milliers de personnes se trouvent, à un moment de leur existence, obligées à vivre dans des pays qui ne sont pas les leurs. Arrivées adultes ou nées sur place, elles participent à la vie du pays comme tous les autres citoyens : eux-mêmes ou leurs enfants vont dans les mêmes institutions d'enseignement que les natifs; elles font leurs emplettes dans les mêmes magasins, sur les mêmes marchés; elles suivent ou sont impliquées dans les mêmes événements sociaux et politiques qui se produisent sur place... Bref, elles vivent là où elles sont. Seulement, dans beaucoup de pays, la plupart de ces gens venus d'ailleurs sont tenus "en marge", le pays d'accueil ne les intégrant pas vraiment. Pour moi, cette situation de " marge " est un excellent lieu d'observation et d'analyse pour celui qui s'intéresse aux sciences sociales.
En effet, "l'observateur en marge" est, en fait, dedans[6] : il est soumis à toutes les lois du pays, à tous les devoirs, il a certains droits. De plus, il est encore marqué à un certain degré, inconsciemment ou par choix délibéré, par d'autres références et d'autres valeurs de sa culture d'origine, qui lui servent de point de comparaison et d'évaluation de ce qu'il observe autour de lui.
Pour moi, "la marge" est un poste d'observation efficace en sciences sociales aussi important que ceux "de l'extérieur" et "de l'intérieur" dont on parle tant. Et cela vaut non seulement pour l'Afrique, mais pour toute communauté humaine. Depuis près de vingt ans que je vis en Europe, je suis très étonnée et constater qu'aussi bien des spécialistes des sciences sociales que les décideurs politiques occidentaux n'accordent pas à ce critère élémentaire l'attention qu'il mérite.
Cette situation est à déplorer. Ils pourraient profiter positivement de la présence des étrangers sur leur territoire pour engager un dialogue interculturel d'un niveau élevé, en les consultant par exemple lorsqu'il y a des problèmes dans le pays. Car, parmi ces personnes, certaines sont des adultes expérimentés dans divers secteurs de la vie, ayant occupé des postes de responsabilité dans leurs pays d'origine et connaissant parfaitement les différentes facettes de leurs cultures et de la culture du pays où ils vivent. Ils peuvent, pour certaines situations, donner un avis pertinent, mettant en lumière ce qu'un natif ne percevrait pas.
Le lieu d'où l'on observe les faits -- dedans, dehors et en marge -- peut, dans certains cas, exiger une différence non négligeable dans les approches méthodologiques en sciences sociales et révéler des aspects intéressants.
Quelques suggestions. |
Je voudrais maintenant, dans cette section, livrer quelques suggestions : certaines s'adressent particulièrement au chercheur ou étudiant africain en sciences sociales, d'autres au chercheur non-africain, d'autres encore à toute personne que la question des sciences sociales intéresse.
Pour le chercheur africain, le conseil le plus important que je pourrais lui donner en tenant compte de mon expérience est celui-ci : s'il veut faire des études en sciences sociales africaines, le meilleur lieu pour concrétiser son projet est l'Afrique.
Certes, on n'est pas toujours maître de son destin : les circonstances de la vie font qu'on peut se trouver là où on n'avait pas pensé un jour aller et d'y passer le reste de son existence. Mais si, dans son pays d'origine, il y a une Université qui possède des disciplines de sciences humaines et que sa vie n'y est pas en danger, il ferait un travail utile en étudiant, en prise directe avec les réalités de son pays. De plus, le fait de ne pas avoir accès à tout ce qu'on dit ou écrit sur l'Afrique en Europe ou en Amérique peut le conduire à exploiter les ressources de son imagination créatrice propres et à se référer aux interprétations locales. Ce qui, finalement, peut déboucher sur la mise au point de méthodologies plus axées sur les réalités telles qu'elles sont vécues et perçues par leurs utilisateurs, et non comme elles sont découpées dans des écoles de pensée sur d'autres continents.
Ce n'est qu'en agissant ainsi que l'Afrique pourra un jour se dire au monde et se faire accepter comme elle est. De plus, on ne le dit pas assez, il est rare, même dans les institutions qui font un réel effort de connaissance et de reconnaissance positives de l'Autre, de trouver un promoteur qui admette qu'un chercheur du Sud ait une autre opinion scientifique que celle déjà admise en Occident.
Par contre, si un Africain veut poursuivre des études de spécialisation sur les langues et les cultures occidentales (romane, germanique, slave, américaine, etc.), un séjour dans le pays de sa spécialisation me semble indispensable, en fonction des raisons que je développe dans cet article.
Quant au chercheur africaniste non africain, la première chose qu'on pourrait lui demander serait de connaître la langue qui véhicule les matières sociales dont il veut devenir le spécialiste, étant donné que la langue véhicule la culture et que la culture conditionne la gestion de la parole. À mon avis, ceci est un préalable essentiel pour la discipline. En effet, il est contraire à la pédagogie actuellement admise qu'un professeur de français sénégalais enseigne au lycée cette langue en wolof ou en sereer. Comment expliquer que cela semble tout à fait normal de voir un Belge ou un Français se disant spécialiste d'une langue africaine enseigner cette langue dans sa langue maternelle ?
Pour tous, à partir du moment qu'on veut s'intéresser aux réalités sociales et culturelles d'une communauté autre que la sienne, pour diminuer les risques de la subjectivité, on devrait commencer par connaître en profondeur et de manière objective sa propre culture et l'impact de celle-ci sur sa propre vision du monde et sur celle de son groupe. Il s'agirait d'une démarche semblable à celle demandée aux psychanalystes et qui implique qu'avant d'analyser l'autre, il faut d'abord connaître son propre fonctionnement afin d'être attentif à certaines interférences telles que les transferts... Cela éviterait de tomber dans l'ethnocentrisme ou d'attribuer inconsciemment et uniquement au groupe qu'on étudie, des traits culturels présents aussi dans sa propre culture, mais qu'on ignore tout simplement parce qu'on les vit comme des automatismes et non au niveau de la conscience.
Un exemple peut nous éclairer à ce sujet. Dans l'introduction du catalogue de l'exposition Africa. The Art of a Continent organisée par le Royal Academy à Londres (Piccadilly) en 1995-1996, on lit, entre autres, que " le concept d'art ne se retrouve dans aucune des milliers de vieilles langues africaines ". Cette affirmation a été répercutée comme telle par les journaux et revues à grande diffusion [7]. Une telle affirmation, dans un ouvrage qui rassemble des personnes reconnues comme de grands spécialistes en anthropologie, en arts et en cultures d'Afrique ne manque de surprendre ! On peut, en effet, se poser quelques questions : à partir de quelles études l'auteur arrive-t-il à une telle conclusion ? Sur combien de cultures et combien de langues se fonde-t-il pour parler de " aucune des milliers de vieilles langues africaines " ? Quels critères scientifiques conduisent à une telle affirmation ? À partir de la notion d'esthétique de quelle culture conçoit-il et définit-il les objets exposés, puisqu'il n'existe pas de critères objectifs universels d'appréciation du Beau et de l'art ?
Dans l'état actuel des connaissances linguistiques, ce qu'on sait à ce sujet, c'est qu'aucune étude n'a prouvé que toutes les réalités du monde sont désignées ou désignables par des concepts spécifiques; que ce phénomène linguistique est universel : il existe, dans toutes les langues, des réalités qui sont désignées par des concepts et d'autres qui le sont par d'autres procédés linguistiques; que l'absence d'une lexie spécifique correspondant à un concept dans le vocabulaire d'une langue ne correspond pas à la non-existence de ce concept dans l'esprit des locuteurs de cette langue; que les découpages opérés par les langues sur les réalités du monde sont loin de correspondre. En d'autres termes, que les champs conceptuels des langues ne se recouvrent pas toujours.
Mettre en exergue l'absence d'un concept dans les langues africaines (ce qui, d'ailleurs, n'est pas prouvé) conduirait à croire qu'il s'agit d'une spécificité de ces langues. Dans les langues bantu par exemple, le concept de muntu désigne l'être humain en général, indépendamment de la distinction de sexe, comme en allemand le concept de mensch. Comment ce concept est-il rendu en français ? Enfin, dans un ouvrage en préparation[8], j'ai étudié la notion d'esthétique chez les Baluba et suis arrivée, à partir du ciluba, à la conclusion qu'il existe dans cette langue non un concept pour exprimer la notion d'art, mais plusieurs concepts ! D'où venait donc l'affirmation de l'auteur de cette introduction ?
Outils tranversaux : compétences linguistique et culturelle, références culturelles. |
Cela me conduit à mon autre suggestion : l'importance de posséder, en plus des grilles d'analyse spécifiques à sa discipline, d'autres outils d'analyse qui les renforcent et qui permettent d'aller plus loin dans l'exploration des faits. Je les appelle " transversaux " car je pense qu'ils doivent être utilisés si pas dans toutes du moins dans certaines des disciplines des sciences humaines.
Compétence linguistique
Commençons par la notion de compétence linguistique[9]. Cette notion, connue en linguistique depuis longtemps, implique que le spécialiste soit capable à la fois : de comprendre la langue qu'il parle; de la reproduire; de construire un nombre indéfini de phrases nouvelles; de reconnaître et de comprendre les phrases correctes; de reconnaître et d'interpréter les phrases mal formées.
Performance linguistique
Dans le cas d'une recherche portant sur des matières aussi complexes que les langues et cultures, la compétence linguistique devrait être surtout particulière, c'est-à-dire, basée sur des règles spécifiques de la langue, apprises grâce à l'environnement linguistique naturel et s'accompagner nécessairement d'une performance linguistique, c'est-à-dire, de " ...la manifestation de la compétence des sujets parlants dans leurs multiples actes de paroles "[10] Dans ce cas, plus qu'une simple méthode parmi d'autres, par la connaissance de la langue, la linguistique deviendra pour le chercheur un puissant outil d'analyse de la pensée de ceux qu'il veut comprendre.
" Compétence culturelle "
La compétence linguistique devrait s'accompagner d'une " compétence culturelle ". Cette notion, que nous introduisons par analogie à celle de " compétence linguistique ", implique que le chercheur soit imprégné d'une manière ou d'une autre de la culture qu'il étudie. Peu importe qu'il le soit par naissance, ou pour avoir vécu concrètement dans cet environnement culturel, ou pour avoir observé, de manière participative et pendant une longue période, cette culture dans son milieu naturel, toujours est-il que le degré de sa " compétence culturelle " devrait être suffisamment élevé pour que le chercheur : soit capable de distinguer un fait culturel spécifique d'un fait ordinaire; possède des connaissances implicites (extra-contextuelles) susceptibles de l'aider à reconnaître et à comprendre la logique interne d'un acte culturel; soit capable de faire le lien d'une part entre des actes culturels réalisés dans différents contextes, et d'autre part, entre un fait culturel et d'autres faits culturels sous-jacents, proches ou éloignés.
Les compétences linguistique et culturelle et dans certains cas, même une certaine performance, sont essentielles dans une recherche portant sur les cultures et comportements, qu'il s'agisse des nôtres ou de ceux des autres. Elles constituent la condition nécessaire pour une étude qui se veut sérieuse. Elles devraient tenir compte des " références culturelles ".
" Références culturelles "
L'histoire de l'humanité a fait que, en Occident, les meilleurs connaisseurs des cultures occidentales travaillent dans des institutions et centres organisés où ils font des recherches et écrivent sur leurs cultures. Les ouvrages et articles qu'ils écrivent légitiment leur titre de spécialiste et les font connaître au-delà de leurs pays. Les pays mettent à leur disposition des moyens financiers nécessaires pour que ce travail se poursuive dans de bonnes conditions... En Afrique, dont les cultures ont été détruites par des ruptures causées par le contact brutal avec l'Occident, les meilleurs connaisseurs des cultures africaines - du moins ce qui en reste -, vivent dans leurs villages, où ils sont connus et reconnus comme tels par ceux qui ont recours à eux dans leur vécu réel. Ils n'écrivent pas ce qu'ils connaissent de leurs cultures et n'ont d'autre moyen que le bouche à oreille pour se faire connaître dans les villages voisins... Mais, deux choses sont certaines : ils existent et ils connaissent parfaitement leurs cultures et sont capables d'en expliquer le pourquoi si on leur pose la bonne question.
Les écrits sur l'Afrique, quelle que soit leur qualité, ne peuvent donc être l'unique référence lorsqu'on étudie les cultures de ce continent. De plus, la qualité relative de la plupart de ces textes " du dehors " présente un réel danger de transmission d'erreurs, difficiles à rectifier par la suite, du fait que la tradition universitaire veut qu'on ne se réfère qu'à ce qui est écrit.
Se doter d'un outil de travail fiable, c'est aussi, dans le cas de l'Afrique noire, se référer à ces savants et philosophes locaux, aux textes oraux et à toutes les autres voies d'accès à la connaissance présentes sur ce continent, mais qui ne sont pas connues dans les traditions éducatives en Occident. C'est faire de sorte que la connaissance de l'Afrique repose sur des sources diversifiées, chacune y apportant un éclairage à partir du lieu de sa provenance. Ainsi, l'une sera de tradition dite scientifique classique (bibliographie), née dans un contexte historique et dans un espace géographique autres qu'africains, et l'autre, basée sur les modes de conservation, de transmission et de circulation de la connaissance propres aux Africains.
C'est là que peut intervenir, de manière efficace, l'apport des chercheurs africains. À partir de ces outils fiables auxquels ils peuvent en ajouter d'autres, ils constateront que n'importe quelle approche, du moment qu'elle est bien appliquée et n'a pas la prétention à l'exhaustivité, loin d'être réductrice, sera au contraire génératrice d'autres procédés d'analyse, révélateurs d'autres riches aspects de leur problématique. De plus, loin de se cantonner dans une école de pensée ou derrière une méthode bien structurée à laquelle on réduirait la réalité, ces outils leur offrent une grande ouverture et des possibilités infinies de saisir en profondeur la pensée humaine. Et, enfin, ils verront que loin d'être exclusifs, ils sont complémentaires et capables d'apporter chacun un éclairage différent sur les sciences sociales africaines.
Notes
[1] Dans l'esprit de cet article, l'expression " sciences sociales " regroupe diverses disciplines telles que la linguistique, l'ethnologie, l'anthropologie, la sociologie, la philosophie, la communication, les littératures, etc. L'adjectif " africaines " spécifie des recherches et des études effectuées dans ces disciplines, ayant comme objet l'Afrique, indépendamment du lieu où elles se poursuivent.
[2] Notamment mes recherches de terrain et leur exploitation que je poursuis au Centre international de langues, littératures et traditions d'Afrique au service du développement" (CILTADE), à Louvain-la-Neuve (Belgique).
[3] À l'Université Nationale du Congo-Kinshasa et à l'Université de Niamey, au Niger. Depuis 1981 à l'Université catholique de Louvain, et, comme visiteur, en 1995, à l'Université de Bordeaux. Sur demande ou de manière permanente, j'anime des séminaires sur l'Afrique dans divers organismes non universitaires.
[4] Également à l'Université Nationale du Congo-Kinshasa et à l'Université de Niamey, au Niger.
[5] Depuis les indépendances, cette situation tend peu à peu à disparaître ou a complètement disparu dans certains pays, le lieu d'habitation étant déterminé par les classes sociales.
[6] Je n'oublie évidemment pas qu'il existe aussi des " observateurs " en marge ", qui sont en fait dehors : ils ne participent nullement aux réalités qu'ils étudient soit par ignorance soit par option méthodologique. Je ne m'attarderai pas aujourd'hui à cette catégorie.
[7] Par exemple, le compte rendu de Xavier Goossens dans La Libre Belgique du 27 octobre 1995, sous le titre de " Art africain. Magie, mystère et mort ".
[8] Il s'agit de la deuxième édition revue et augmentée de mon ouvrage Symboles graphiques en Afrique noire qui est en préparation.
[9] La compétence linguistique est à entendre dans le sens de la grammaire générative de " la connaissance que possède un sujet parlant de la langue qu'il parle ". Mais pour cette notion comme pour celles qui suivent, il faut se référer aux travaux sur la grammaire générative, en particulier ceux de Chomsky.
[10] J. Dubois et al., Dictionnaire de linguistique, 1973 : 366.
Professeur Clémentine M.
Faik-Nzuji enseigne la linguistique, les littératures orales et
les cultures africaines à l'Université catholique de Louvain (Faculté de
philosophie et de Lettres. Unité d'Anthropologie culturelle et du Langage). Depuis 1986,
elle dirige le
Centre international des langues, littératures et traditions
d'Afrique au service du developpement (CILTADE) qu'elle a fondé et au
sein duquel elle poursuit ses recherches dans le domaine des sciences sociales.
A l'heure actuelle, elle prépare une deuxième édition de
son ouvrage Symboles graphiques en Afrique noire dont la première édition a connu
un vif succès.
Clémentine M.
Faik-Nzuji est aussi écrivain et poète. Pour plus de renseignements sur son oeuvre
littéraire
prière de consulter
sa page sur le WEB