Lisa McNee
Queen's University Kingston
La question de la propriété intellectuelle se pose avec de plus en plus d'acuité à cause d'une mondialisation galopante qui s'impose non seulement à travers les sociétés multinationales, présentes dans tous les pays du Sud, mais aussi à travers la reproduction et l'adaptation des arts traditionnels de ces pays aux besoins du marché mondial de la culture. Dans ce cadre, l'exploitation des artistes traditionnels par les commerçants de la "World Music" a suscité le plus de commentaires, mais le problème touche tous les domaines artistiques. Par ailleurs, le problème en appelle un autre: comment attribuer les droits d'auteur quand les artistes eux-mêmes ne peuvent se réclamer d'avoir "créé" l'oeuvre en question? Dans son article sur le droit d'auteur et la musique traditionnelle, Sherylle Mills expose le problème très clairement en se référant à la notion de création artistique chez les Suya, une communauté sud-américaine. Pour les Suya, la musique vient des plantes et animaux qui, eux, partagent la musique qu'ils ont créée avec l'humanité. Celui qui entend cette musique la transmet, il ne la crée pas. Les codes concernant le droit d'auteur ou de "copyright" ne peuvent protéger cette conception de la création puisqu'elle est trop éloignée de celle qui est acceptée en Occident. Comme Mills observe, "traditional music and Western law clash at the most fundamental level" [la musique traditionnelle et le droit occidental s'opposent au niveau le plus fondamental].[1]
Quand on jette un regard sur les arts oraux/auraux des communautés ouest-africaines, le conflit fondamental entre codes occidentaux et codes africains éclate de manière aussi violente que chez les Suya. Prenons l'exemple précis des géwël, griots wolof du Sénégal, spécialisés en généalogie et chroniques historiques. Le géwël acquiert des connaissances qui lui permettront de gagner la vie de sa propre famille, mais les connaissances de base "appartiennent" à une autre famille, car ce griot vit de la généalogie de la famille noble à laquelle son lignage est associé. Dès lors, à qui le récit d'une généalogie appartient-il? A celui qui la connaît et la chante ou à celui qui descend du lignage en question?
Si on prend le cas apparemment moins équivoque des taasukat, généralement des femmes spécialisées dans le poème satirico-laudatif appelé taasu, nous apprenons vite qu'il recèle d'autres difficultés. Le taasu est improvisé sur la base d'un proverbe ou de quelques couplets bien connus ("traditionnels") par une femme leader d'un choeur qui entonne le refrain et par ceux qui donnent le rythme, soit en battant le tama, petit tambour d'aisselle, soit en frappant des calebasses ou des casseroles. Le taasu appartient à toute la communauté, mais l'artiste lui donne une forme nouvelle, adaptant le poème aux circonstances précises de la performance. Elle l'utilise pour faire des commentaires élogieux ou critiques sur certains membres de l'audience ou sur certains comportements, donc le poème n'a de sens qu'en contexte. Dans ce sens, la taasukat compose le taasu et devrait bénéficier des droits d'auteur. Mais elle ne le compose pas toute seule; sans choeur ni rythme tambouriné, il n'y a pas de taasu. C'est une oeuvre collective. En même temps, la base traditionnelle du poème appartient à la communauté. Encore une fois, on se retrouve devant un conflit évident entre systèmes wolof et occidentaux de propriété.
Les mêmes questions s'imposent quand on essaie de comprendre le régime foncier wolof. La terre appartient à la communauté, non à un individu, même s'il est chef politique. Une communauté peut céder un terrain à un individu ou à un groupe d'individus qui en demande l'usage, mais elle ne peut pas donner un titre foncier conférant la propriété du terrain à qui que ce soit. On peut bénéficier des fruits de la terre, mais on ne peut pas posséder la terre; même celui qui peut être appelé "maître de la terre" n'est qu'un administrateur qui gère son usage.[2] Pendant la colonisation, ceci posa maints problèmes aux colons qui cherchaient à construire ou à exploiter la terre en Afrique occidentale; aujourd'hui, ces conflits font partie de l'héritage trouble de la colonisation, car l'Afrique occidentale s'est vue dotée de deux systèmes de propriété qui s'opposent foncièrement. Dans ce qui suit, nous allons examiner le cas du lamanat wolof pour tenter de mieux comprendre la notion wolof de propriété, qu'il s'agisse de la propriété foncière ou intellectuelle.
Régime foncier et propriété intellectuelle |
Le régime foncier traditionnel réflète l'histoire des royaumes wolof de très près. Il est né d'une conquête ou d'une série de conquêtes, suivies de négociations avec les communautés assujetties. Selon Abdoulaye Bara Diop, le système foncier à l'époque antérieure à la formation des royaumes wolof (vers le XIIè siècle) dépendait des liens tissés entre les Wolof et les communautés autochtones des régions vues aujourd'hui comme "le berceau" de la culture wolof. Ces régions auraient été occupées par des groupes mandingue et sereer avant l'arrivée des Wolof.[3]
Comme dans d'autres régions ouest-africaines, "souveraineté et propriété sont deux choses distinctes."[4] Le conquérant africain respectait en général les liens sacrés entre la communauté autochtone et la terre, exerçant son pouvoir sur ladite communauté en exigeant un tribut et d'autres prestations plutôt que d'accaparer la terre. Ces lamanats, c'est-à dire des domaines délimités par les feux de brousse (utilisés pour défricher et fertiliser les terres) constituaient la base juridique des royaumes wolof. Les traces noires laissées par les feux de brousse servaient à établir le droit de propriété "par le feu: moomeelu daay."[5] Les lamanats étaient gérés par le laman, l'aîné des hommes du lignage, qui "disposait d'une autorité patriarcale exercée avec l'aide du conseil des anciens. Il suffit pour le moment d'expliquer que la communauté, représentée par le laman, est définie juridiquement comme gardienne de la terre. Pour ce travail, le laman perçoit des redevances de ceux qui s'installent sur les terres qu'il gère. Parallèlement, l'exploitant--que ce soit un individu ou une famille--bénéficie des fruits de son travail sans contestation. Il est propriétaire de tout ce que la terre qu'il cultive produit, même s'il s'agit des fruits des arbres plantés par son prédecesseur. De ce fait, la terre est détenue par la communauté aussi bien que par l'individu qui l'exploite, mais personne n'est propriétaire de cette terre.
Ce régime foncier est le reflet de toute une philosophie des rapports entre l'humanité et la terre et entre les membres de la société. La figure du laman est significative à cet égard. Le laman "détenait toutes les fonctions, à l'échelle de la communauté, qui étaient, essentiellement au nombre de trois: religieuse, politico-juridique, foncière."[6] Le rôle religieux du laman s'explique non seulement par son rang comme aîné du lignage, mais aussi par la conception des liens entre l'être humain et la terre, liens perçus comme sacrés plutôt que commerciaux.[7] Les relations entre les différents individus qui composent cette mosaïque que nous appellons une communauté, ainsi que ceux qui lient celle-ci à la terre, sont sacralisées aussi. Le système éducatif le prouve, car l'individu ne fait pas partie de la société tant qu'il n'a pas franchi certaines étapes, telle l'initiation.
Cette analogie n'est pas la seule à établir entre le régime foncier et les structures sociales. Kouassigan n'hésite pas à décrire les sociétés de l'Afrique occidentale comme des entités cohérentes, suivant en droite ligne l'école maussienne de l'anthropologie, qui considère chaque élément de la vie d'une communauté comme révélateur du fonctionnement de la société. Même si l'on n'adhère pas aux préceptes de Mauss, la comparaison entre le régime foncier et la propriété intellectuelle semble évidente, car tous deux visent à établir un système de protection pour la propriété. Vu sous cet angle, il est clair que la société wolof connaissait une forme de propriété intellectuelle avant la mise en place du code postcolonial basé sur le code français du droit d'auteur. Tout comme elle faisait respecter les droits des cultivateurs sur les fruits de leur travaux champêtres, elle protégeait les droits des artistes sur leurs oeuvres. Nous avons vu que la terre appartenait à toute la communauté, mais l'individu a des droits sur les produits agricoles du champ que la communauté lui a attribué. De la même manière, la tradition orale appartient à toute la communauté, mais l'individu qui l'exploite avec talent peut en tirer profit. Comme nous allons voir plus loin, les rapports entre individu et collectivité établis dans la société en question déterminent en grande partie la conception du droit de propriété.
Nous allons maintenant tenter d'examiner d'autres aspects du régime protégeant la propriété intellectuelle dans cette société qui préconise la communication orale. Les traditions orales sont certainement un bien commun, car tout le monde participe à la création et à la propagation des traditions orales, que ce soit de manière inconsciente (en utilisant une tournure linguistique), ou de manière consciente (en utilisant un proverbe, en chantant une berceuse ou en racontant un conte à ses enfants). Tout de même, nous ne pouvons gommer les différences entre tout locuteur et les "traditionnistes" professionnels. La société wolof reconnaît des spécialistes dans les différents domaines de la tradition, tels que les griots, géwël en wolof, spécialistes de la parole ("maîtres de la parole") et des arts du spectacle. Ces spécialistes vivent de la tradition, tout comme les agriculteurs vivent des récoltes de leurs champs. En quelque sorte, la tradition est un champ à cultiver. Comme n'importe quel terrain, elle ne peut être le bien d'un individu, mais elle peut donner des fruits qui appartiennent à l'individu qui la cultive et fait la récolte. Tout le monde peut puiser dans la tradition, mais seuls les spécialistes savent comment produire les meilleurs fruits. Comme n'importe quels professionnels, ceux-ci attendent une récompense pour leur travail.
Ceux qui ne voient en la tradition qu'un bien public, donc gratuit, passent à côté quand il s'agit d'une performance de géwël. Les recherches faites dans le domaine panégyrique en Afrique démontrent que toute tentative d'imposer la conception bourgeoise selon laquelle l'art est d'une valeur incalculable (une grille économique mise en place au dix-neuvième siècle en Occident) serait vouée à l'échec, non seulement parce que le modèle occidental ne peut rendre compte du contexte de la performance, mais aussi parce que le système économique qu'il reflète rend la louange caduque, inopérative. Inversément, ce système semble expliquer pourquoi la poésie panégyrique n'existe plus en Occident en tant que telle.[8]
L'art des griots est payant, mais il ne peut pas être acheté. Ce paradoxe révèle la profondeur des différences entre le système capitaliste du monde artistique en Occident et le système wolof des droits d'auteur. Le géwël ne reçoit pas de salaire, mais s'exécute dans l'attente d'un don matériel de la part du patron, qui montre ainsi sa générosité (une valeur primordiale dans le code moral wolof) tout en gagnant du prestige. Le patron est libre de donner ce qu'il veut ou ce qu'il peut, mais plus il donne, plus il reçoit de prestige pour sa générosité. Pour cette raison, l'ethnomusicologue Veit Erlmann soutient dans son étude de la musique panégyrique chez les FulBe du Cameroun que c'est le don qui rend la performance possible.[9]
Le don se distingue du prix à payer à plusieurs niveaux,[10] mais la différence qui nous semble la plus pertinente, c'est le fait que le don établit ou renforce les liens entre l'artiste et son audience, alors que le prix d'achat marque la conclusion des relations liant le marchand à son client. Dans le marché artistique wolof d'aujourd'hui, on voit les deux phénomènes dans l'évolution du rôle du griot. D'un côté, les géwël u juddu, griots attachés à un patron et sa famille par des liens héréditaires, continuent à exercer leur fonction sociale d'antan. De l'autre côté, un nouveau type de rapport s'est établi entre les griots itinérants et leurs patrons de circonstance. Ces griots vont dans toutes les fêtes et chantent les louanges des membres de l'audience qu'ils ne connaissent même pas dans l'espoir de recevoir quelque chose. Les géer, membres non-castés de la société[11] qui peuvent de ce fait devenir patrons, critiquent ces griots itinérants très vivement, car ils craignent une charge de plus, de même que la perte de prestige entraînée par les satires d'un griot insatisfait. Bien sûr, le lien circonstanciel pourrait devenir plus solide si les deux décident de prolonger le contact; certaines taasukat telles Aby Ngana Diop[12] ont réussi à attirer un grand nombre de patrons sur l'échelle nationale par leurs grands talents. Néanmoins, cette évolution démarque le griot errant du géwël u juddu.
Les deux types d'activité fonctionnent selon le principe de la réciprocité: le griot puise dans la tradition, bien commun, pour façonner une oeuvre "sur mesure" qui correspond aux caractéristiques et à la biographie du client, tout comme un tailleur fait un habit sur mesure au client. Il perçoit des droits pour cette raison, non parce qu'il a créé une oeuvre entièrement originale (chose impossible, à vrai dire), mais parce qu'il a su adapter la tradition aux besoins du moment avec génie. La même chose vaut pour le griot itinérant, bien que les relations diffèrent de par leurs origines et leur durée.
Nous pouvons comparer ce système de propriété intellectuelle au régime foncier décrit plus haut. La tradition est un bien commun, mais certains ont reçu le droit d'exploiter des terrains dont d'autres sont exclus, tout comme le cultivateur reçoit un droit d'usage exclusif d'un terrain de la part du laman. Le géwël u juddu correspond au cultivateur du groupe qui gère la terre (groupe authochtone) et détient ces droits comme héritage. Il n'est pas seul, car toute sa famille peut exploiter le champ, tout comme un lopin de terre est généralement cultivé par une famille entière. Par contre, le griot itinérant ressemble à l'étranger qui demande un terrain au laman. S'il ne le reçoit pas, il continue son chemin en cherchant d'autres patrons.
Ni le régime foncier, ni le système de propriété intellectuelle n'est figé dans le temps. Kouassigan souligne avec force que le régime foncier suit l'évolution de la société en question.[13] Ceci est parfaitement vrai pour les droits d'auteur dans le domaine des arts traditionnels. En ce qui concerne le taasu, il est intéressant d'examiner le processus suivant lequel le genre devient de plus en plus la chose des griots. Jusqu'à présent, le genre peut être interprété par n'importe femme, puisque c'est un genre féminin. Pourtant la hiérarchie sociale joue un rôle déterminant dans la performance, car celle qui fait des taasu laudatifs se range automatiquement à un niveau social inférieur à celui du sujet des éloges.[14] Pour cette raison entre autres, de nos jours, les griottes spécialisées en taasu ont tendance à dominer le domaine . Les masse-médias favorisent ce développement aussi, car tout le monde connaît l'art des grandes taasukat grâce à la radio et à la télévision. Par ailleurs, les hommes commencent à se servir du genre aussi. Les bouffons (mbàndkatt) ont toujours fait des taasu pour faire rire, mais d'autres hommes commencent à en faire, surtout depuis l'avènement du rap venu de la diaspora. Le rap a changé le statut du taasu, car il a favorisé l'insertion des taasu dans les chansons des vedettes comme Youssou N'Dour ou Baaba Maal et la formation de groupes de jeunes rappeurs. Certains orchestres ont même commencé à faire des taasu dans des boîtes de nuit. (En 1993, le groupe Lemzo Diamono en faisait à Dakar.) Tout ceci démontre que le droit d'exploiter les arts traditionnels est en perpétuel état de renégociation.
En ce qui concerne les arts du verbe et du spectacle, l'évolution du droit d'auteur reste hybride dans la pratique, tout comme le régime foncier actuel frappe par son hybridité juridique. L'institution sur le plan national d'un code basé sur les normes occidentales fait en sorte que le régime foncier wolof est contesté quotidiennement dans les disputes autour du lotissement des terrains, surtout en ville. Trop souvent, l'état ne reconnaît pas les droits des habitants de certains quartiers et leurs maisons peuvent être démolies à n'importe quel moment sur la demande des nouveaux propriétaires reconnus légalement.[15] De la même manière, les artistes qui se présentent dans des cérémonies familiales, contexte traditionnel de la performance des taasu, se voient remplacés par les enregistrements faits en studio. Les artistes qui ont produit ces enregistrements reçoivent leur part des droits d'auteur puisqu'ils se sont présentés au Bureau Sénégalais du Droit d'Auteur, alors que les traditionnistes ruraux n'en bénéficient pas car ils ne s'y présentent pratiquement jamais.
De plus, l'article 9 de section B de Loi no. 73-52 du code du droit d'auteur au Sénégal intitulé Droits Patrimoniaux semble favoriser davantage la tradition que l'artiste traditionnel en définissant le folklore comme:
Cette définition pose problème, car elle se base sur le modèle ahistorique du dix-neuvième siècle qui supposait que le folklore reflétait un passé immuable et immémorial alors que les études du folklore conduites depuis les années trente ont largement démontré que la pratique des arts traditionnels relève d'une improvisation sur un fonds de tradition qui n'est pas aussi rigide qu'on le croyait, et qui, par consequent, fait de chaque performance une nouvelle variante. Les historiens qui utilisent les traditions orales à défaut d'autres sources insistent là-dessus: ces traditions ne sont pas le reflet fidèle du passé; elles offrent une interprétation sans cesse renouvelée des événements du passé.[17](voir par example William Irwin, Jan Vansina et d'autres).
Le code sénégalais du droit d'auteur s'inscrit dans une époque historique comme n'importe quelle autre trace sociale. Le grand souci de ceux qui l'ont établi et promulgué avait trait à la création d'une identité nationale ("nation-building") capable d'unir les différentes communautés du territoire sénégalais. Aussi, la tradition orale s'est-elle transformée en patrimoine "national" et le code a mis l'accent sur la sauvegarde de ce bien collectif, mais il réglemente l'usage des produits artistiques plus que toute autre chose. C'est une ironie historique qu'il suive de ce fait le modèle français qui, lui, se distingue des codes en vigueur en Angleterre et aux Etats-Unis. Le "copyright" n'est pas identique au droit d'auteur, car il
Vu sous cet angle, le code sénégalais protège la réputation de l'auteur, de même que l'intégrité de son oeuvre, bien plus que ses intérêts économiques.[19] Le choix de ce modèle par ceux qui ont lutté pour l'indépendance du Sénégal peut étonner, mais il faut se rappeler que d'une part la colonisation française a laissé des traces très profondes au Sénégal[20] et que d'autre part, ce modèle correspond à un projet nationaliste visant à créer un patrimoine national comprenant toutes des traditions des royaumes qui existaient avant la colonisation française. Trop de respect pour l'autonomie de ces communautés aurait mis en cause ce projet nationaliste.
Mills voit dans cette approche un impérialisme juridique qui ne prévoit pas de paiement aux artistes traditionnels. Le fait que leurs droits soient gérés par le Bureau Sénégalais des Droits d'Auteur " à des fins culturelles et sociales au bénéfice des auteurs"[21] n'arrange pas les choses selon elle:
La critique de l'usage des royalties perçues au nom de ces artistes paraît tout à fait fondée du fait que la plupart des candidats dans ces compétitions ne viennent pas de la zone rurale où l'on fait le plus souvent la collecte des traditions mais des grands centres urbains. Cependant, le point de vue que Mills donne a ses limites dans la mesure où il ne prend pas en compte les différences entre "compositeur" et "interprète" qui sont pertinentes ici. Mills semble ignorer qu'elle applique le principe de base du système occidental de propriété intellectuelle--l'originalité--à des situations où d'autres formes de propriété règnent. En choisissant le mot "compositeur," par exemple, elle fait référence au modèle occidental sans l'indiquer clairement. Un compositeur peut très bien s'inspirer du folklore, mais soutenir qu'il a produit une oeuvre originale. Tout comme Béla Bartók, Aaron Copland et d'autres compositeurs, les compositeurs à l'origine du boom en World Music appartiennent à cette catégorie. Par contre, nul artiste traditionnel ne peut ni ne veut souligner l'originalité de son interprétation. Un griot qui donne la chronique ou la généalogie d'une famille se targue plutôt de sa fidélité à la tradition.
L'ethnocentrisme fait donc toujours figure de problème incontournable dès qu'on essaie d'universaliser un système de propriété intellectuelle ou encore de nationaliser le patrimoine d'une des communautés qui composent la mosaïque multiculturelle du Sénégal. En fait, la question de la propriété intellectuelle relève du problème très large des rôles donnés dans chaque culture à l'individu et à la collectivité. Etant donné que personne ne pouvait posséder ni la tradition, ni la terre avant l'ère coloniale, la notion d'un droit de propriété wolof semble être exclue. Cependant un droit de propriété wolof existe. Kouassigan et Diop soutiennent que ce droit de propriété se conçoit selon un principe étranger aux codes occidentaux qui prime l'individu au dépens de la collectivité. Chez les Wolof, par contre, le régime foncier porte le double sceau de l'identité juridique de la communauté en tant que personne morale corporative et de l'individu en tant qu'exploitant de ce bien commun qu'est la terre ou la tradition. L'équilibre ainsi établi dans les rapports entre individu et communauté reste étranger aux systèmes occidentaux légiférant les droits de propriété.
Les taasukat et autres géwël qui exercent leurs talents dans des contextes qui ne permettent pas la vente des enregistrements disparaîtront si leurs droits d'usufruitiers légitimes et privilégiés de la tradition ne sont pas respectés. Ceci serait une très grande perte et pour la culture wolof et pour la culture mondiale. Les nouvelles formes de la tradition accessibles au grand public de par les médias modernes ne peuvent remplacer ce que Walter Benjamin aurait appelé "l'aura" des arts traditionnels. Comme Benjamin nous l'a déjà dit, ces biens culturels sont fondamentalement différents des biens culturels de l'ère moderne. Comme il le dit, l'avènement des arts reproductibles (ainsi que les enregistrements de performances) changent les rapports entre producteur et consommateur. Benjamin suggère que le développement de ces arts peut même "favoriser une critique révolutionnaire des rapports sociaux, voire du statut même de la propriété."[23]
Dans le contexte des arts traditionnels wolof, il est pourtant clair qu'il faut revoir la dichotomie que Benjamin établit entre arts traditionnels et sacrés et arts populaires ou de masse. C'est le droit traditionnel qui semble révolutionnaire, non dans le sens marxiste évoqué par Benjamin, mais dans le sens d'une vision de la propriété intellectuelle qui implique des droits et des privilèges pour l'individu et pour la communauté. En fait, les deux ne se conçoivent pas séparément. La réciprocité y règne à la place de l'individualisme sur lequel se fonde le modèle occidental contemporain. Nous le soulignons avec force: le don, récompense de celui qui détient des "droits d'auteur" dans le système traditionnel wolof, n'a rien à voir avec le prix d'achat d'un objet ou de quelconques royalties.
Malheureusement, la situation actuelle ne nous laisse pas très
optimiste pour la survie de ce système de propriété
intellectuelle dans la nouvelle société mondiale qui est en train
de se construire. Nous ne pouvons instaurer un code strictement communautaire
à l'échelle mondiale pour la simple raison que l'actuel processus
de mondialisation vise à regrouper toutes les communautés du
monde dans un système hégémonique et une
réification de l'Art.. Pour le moment, ce système ne respecte que
la loi du profit; ce serait naïf de croire qu'un tel système puisse
respecter les normes de chaque communauté sans y être
obligé. Nous ne saurions offrir une solution facile au problème
mais un commencement serait sans doute de prêter attention aux droits des
communautés authochtones. Les codes internationaux devraient changer
pour mieux répondre aux réalités des institutions
culturelles diverses dans le monde et non l'inverse. Jaszi et Woodmansee
tracent un chemin à suivre en affirmant que les systèmes
traditionnels pour la gestion de la propriété intellectuelle
peuvent et doivent informer toute tentative de renouveler les codes
internationaux régissant les biens culturels et intellectuels.[24]
Nous ne pouvons qu'applaudir à cette
initiative.
Notes
[1] Sherylle Mills, "Indigenous Music and the Law: An Analysis of National and International Legislation," Yearbook for Traditional Music 28 (1996): 57.
[2] Guy-Adjété Kouassigan, L'homme et la terre: Droits fonciers coutumiers et droit de propriété en Afrique occidentale (Paris: ORSTOM, 1966): 84-94.
[3] Abdoulaye Bara Diop, La société wolof: Tradition et changement (Paris: Karthala, 1981): 120-121.
[4] Kouassigan, 167.
[5] Diop, p. 121.
[6] Diop, ibid.
[7] Diop souligne le rôle religieux du laman, p. 121, puis il explique le système plus visible aujourd'hui suivant lequel les marabouts, leaders religieux musulmans, exploitent le labour de leurs talibés (disciples ou étudiants) dans des champs et des plantations, p. 303. Kouassigan insiste aussi sur les liens sacrés entre l'être humain et la terre, p. 111.
[8] La poésie panégyrique semble être plus répandue en Afrique qu'ailleurs en ce moment, mais ceci ne veut pas dire que ce genre était inconnu en Europe dans le passé. A ce sujet, voir l'étude de Leslie Kurke sur les odes de Pindare, The Traffic in Praise (Ithaca: Cornell UP, 1991). Kurke soutient que ces odes étaient en effet des poèmes panégyriques qui avaient pour but le rehaussement du prestige de leur sujet.
[9] "Dieses Beschenken ermöglichte aber dann auch erst, daß die Musikproduzenten ihrerseits ihre rollenspezifischen Verhaltensmuster demonstrieren konnten." Veit Erlmann, Die Macht des Wortes: Preisgesang und Berufsmusiker bei den FulBe des Diamaré (Nordkamerun) (Hohenschäftlarn: Klaus Renner Vlg., 1980) 5.
[10] Voir à ce titre une multitude d'études: Jacques Derrida, Donner le temps 1. La Fausse monnaie (Paris: Galilée, 1991), Maurice Godelier, L'Enigme du don (Paris: Fayard, 1996) , Marcel Mauss, The Gift: Forms and Functions of Exchange in Archaic Societies, trad. Ian Cunnison (Glencoe, IL: Free Press, 1954) et Guy Nicolas, Du don rituel au sacrifice suprême (Paris: Ed. la Découverte/M.A.U.S., 1996).
[11] Le système social wolof est très hiérarchisé et fonctionne sur la base des distinctions héréditaires communément appelées distinctions de "caste." Ce système binaire distingue d'abord entre ceux qui sont castés (les ñeeño ) et ceux qui ne le sont pas (les géer ). Les Sénégalais traduisent le mot géer le plus souvent comme "noble," mais d'aucuns préfèrent "non-castés" pour ce groupe, la majorité de la population, qui vit uniquement des travaux agricoles. Les ñeeño, par contre, vivent d'un métier artisanal, et se divisent en deux groupes: les jëf-lekk produisent des objets--des bijoux, des outils de travail, la maroquinerie, etc., pendant que les sàbb-lekk vivent de la parole. Voir Diop, pp. 33-46.
[12] Malheureusement, cette grande vedette du taasu est décédée. Elle a pu sortir une cassette (Liital, 1994) qui nous donne une trace de ses prouesses verbales. Des vidéocassettes de ses performances existent au niveau de Radio-Télévision Sénégal aussi.
[13] Kouassigan, p. 29.
[14] C'est pourquoi la plupart des femmes ne font plus que des taasu associés à des danses spécifiques ou bien des taasu érotiques qui leur permettent d'exprimer des idées ou des sentiments qui sont sévèrement réprimés par la société autrement.
[15] Voir à ce sujet Mamadou Niang, "Réflexions sur la réforme foncière sénégalaise de 1964," Enjeux fonciers en Afrique noire. Textes réunis par E. Le Bris, E. Le Roy et F. Leimdorfer (Paris: ORSTOM/Karthala, 1982): 219-227.
[16] Textes relatifs au droit d'auteur et au Bureau Sénégalais du Droit d'Auteur, suivis du règlement général du B.S.D.A (Dakar: Bureau Sénégalais du Droit d'Auteur, s.d.): 13.
[17] Voir à ce sujet William Irwin, Liptako Speaks: History From Oral Tradition in Africa (Princeton: Princeton UP, 1981).
[18] David Saunders, "Approaches to the Historical Relations of the Legal and the Aesthetic," New Literary History 23 (1992): 509-510. La traduction est mienne.
[19] "Author's right is concerned, primarily, with the divulgation of the work and its integrity." Saunders, p. 517.
[20] Selon Mamadou Niang, ces traces sont évidentes dans le régime foncier mis en place par les réformes de 1964. Ceci provoque une sorte de crise permanente dans le domaine des titres fonciers. Les conflits entre droits traditionnels et droit national font en sorte que "certains paysans, profitant des procédures traditionnelles de prêt ou d'emprunt de terres, ont mis en valeur des terres dont ils deviennent les légitimes "détenteurs" sans véritable titre juridique. La spoliation de droits acquis légitimes par le biais de l'application de la réforme peut dégénérer de façon dramatique parce que les véritables détenteurs des droits sur les terres ignorent la loi. Lorsqu'ils viennent devant le juge, celui-ci applique la loi et leur donne tort." Niang, p. 223.
[21] Textes, 13.
[22] Mills 72. Voir aussi Peter Jaszi et Martha Woodmansee, "The Ethical Reaches of Authorship," South Atlantic Quarterly 95/4 (1996): 966.
[23] Walter Benjamin, "L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité mécanique." Essais de Walter Benjamin, trad. Maurice de Gondillac (Paris: Denoël/Gonthier, 1983): 108.
[24] "Ultimately, it may prove impossible--or unfruitful--to reshape intellectual property law so as to incorporate new kinds of rights and new categories of owners. Rather than refiguring traditional knowledge as the product of solitary, originary genius, we may have to reimagine the familiar subject matter of Western intellectual property as the outcome of collective, collaborative social activity." Jaszi et Woodmansee, 970.
Bibliography
Honorat Aguessy. "Visions et perceptions traditionnelles." Introduction à la culture africaine. Paris: UNESCO, 1977.
Walter Benjamin. "L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité mécanique." Essais de Walter Benjamin. Trad. Maurice de Gondillac. Paris: Denoël/Gonthier, 1983. pp.87-126.
Pierre Bourdieu. Les règles de l'art: Genèse et structure du champ littéraire. Paris: Seuil, 1992.
Cathérine Coquéry-Vidrovitch. "Le régime foncier rural en Afrique noire." Enjeux fonciers en Afrique noire. Eds. E. Le Bris, E. Le Roy et F. Leimdorfer. Paris: ORSTOM/Karthala, 1982. pp.65-83.
Abdoulaye Bara Diop. La société wolof: Tradition et changement. Paris: Karthala, 1981.
Michel Foucault. Dits et écrits: 1954-1988. Paris: Gallimard, 1994.
Marci A. Hamilton. "The TRIPS Agreement: Imperialistic, Outdated, and Overprotective." Intellectual Property: Moral, Legal, and International Dilemmas. Ed. Adam D. Moore. Lanham, MD: Rowmand & Littlefield, 1997. pp.243-264.
Peter Jaszi & Martha Woodmansee. "The Ethical Reaches of Authorship." South Atlantic Quarterly 95/4, 1996. pp.947-977.
Guy-Adjété Kouassigan. L'homme et la terre: Droits fonciers coutumiers et droit de propriété en Afrique occidentale. Paris: ORSTOM, 1966.
Lisa McNee. "Autobiographical Selves." Research in African Literatures 28/2, 1997. pp.83-101.
Lisa McNee. Selfish Gifts: Senegalese Women's Autobiographical Discourses. Albany, NY: State U of New York P, à paraître.
Sherylle Mills. "Indigenous Music and the Law: An Analysis of National and International Legislation." Yearbook for Traditional Music 28, 1996. pp.57-86.
Niang M. "Réflexions sur la réforme foncière sénégalaise de 1964." Enjeux fonciers en Afrique noire. Eds. E. Le Bris, E. Le Roy et F. Leimdorfer. Paris: ORSTOM/Karthala, 1982. pp.219-227.
Trevor Ross. "Copyright and the Invention of Tradition." Eighteenth-Century Studies 26/1, 1992. pp.1-27.
David Saunders. "Approaches to the Historical Relations of the Legal and the Aesthetic." New Literary History 23, 1992. pp.505-521.
David Saunders. Authorship and Copyright. London: Routledge, 1992.
Martha Woodmansee. The Author, Art, and the Market: Rereading the History of Aesthetics. New York: Columbia UP, 1994.
Guide du droit d'auteur. Dakar: Bureau du Droit d'Auteur, s.d.
Textes relatifs au droit d'auteur et au Bureau Sénégalais du Droit d'Auteur. suivis du règlement général du B.S.D.A. Dakar: Bureau Sénégalais du Droit d'Auteur, s.d.
Dr. Lisa McNee is Assistant
Professor at Queen's University, Kingston, Ontario, Department of French Studies.
Her teaching includes Francophone and French Studies, African Languages and
Literature, Comparative Literature, Folklore, Gender Studies and Literary Theory.
Recent research and Conference presentations deal with various aspects of African
society and future research projects will focus on the influence of diaspora
cultural forms on contemporary African cultures, children's literature in Burkina
Faso and the changing social meanings of childhood. Many articles on African and
women's issues are forthcoming and the article "Autobiographical Subjects" was
published in Research in African Literatures 28/2 (1997)
pp. 83-101.