Jean-Marie Salien
Fort Hays State University, Kansas
La question de l'appropriation du discours antillais [1] paraît étroitement liée à celle des rapports, encore mal définis, entre littérature et public littéraire dans cette région. Disons tout de suite que le discours appartient à celui qui l'a formulé (sujet qui peut être un auteur ou un public créateur ou l'alliance des deux) autant qu'à celui qui en a fourni la matière (le groupe dont l'expérience a inspiré le discours, le groupe-objet).[2] Or, de ces deux points de vue, le discours antillais implique la contribution d'une variété de groupes, amalgamés ou disjoints, solidaires ou neutres. A la limite, on peut dire que le discours antillais est une production incertaine que nombre de groupes humains pourraient réclamer, sinon s'approprier. Nous verrons bientôt pourquoi.
Le sujet est celui qui énonce le discours: barde ou conteur, idéologue ou cinéaste. C'est aussi le groupe qui offre son imaginaire, ses idéologies, ses doctrines littéraires, ses formes d'expression (contes, légendes, chants ou saynètes de la tradition orale; romans, essais, théâtre de la tradition écrite), sa technique (s'il s'agit de cinéma ou de langage médiatique), sa langue (si on admet qu'elle peut influencer la formulation du discours). Ou encore le groupe qui contribue à l'enfantement de la parole en tant que public, groupe qui influence ce processus par son interaction avec l'écrivain ou l'auteur. L'objet est le groupe qui offre son expérience vécue comme matière du discours.
Le verbe antillais, à cause de sa complexité, ne se conçoit pas selon une conformité parfaite entre sujet et objet. Il implique des conflits dans la situation, et partant, dans la personnalité antillaises. L'hégémonie européenne dans la Caraïbe a occasionné une identité mixte d'où l'Europe n'est pas exclue et pour laquelle, cependant, elle représente encore une antithèse. L'Europe, aux Antilles, fait partie, irréversiblement, d'un mélange, mais elle est aussi présente dans son état original métropolitain. Dans ce sens, elle est aussi l'Autre. Les autres continents du mélange, l'Afrique, l'Asie, l'Amérique se distinguent encore par certains traits identifiables--l' "air de famille" dont parle Jacques-Stéphen Alexis à propos des Afro-Antillais et l'Afrique (34) ou l' "écho visuel" dont parle Derek Walcott[3] au sujet des Hindous de Trinidad (26)--mais, fragmentés et intégrés dans une nouvelle entité, ils n'existent plus dans leur forme originale. "Peuples nouveaux..., selon René Depestre, doués de leur propre créativité, différents du modèle qu'on avait posé sous leurs yeux" (9) mais encore sujets aux conflits provoqués par l' "européo-centrisme" (11). En guise d'exemple, une observation au niveau linguistique: les langues africaines, asiatiques, amérindiennes ne sont pas en usage aux Antilles mais, à des degrés divers, elles entrent avec le français dans la composition du créole, alors que les langues européennes, dont le français, sont superposées au créole. L'identité créole ne repose pas sur une base uniforme-- son port d'attache n'est ni l'Afrique, ni l'Asie, ni l'Amérique précolombienne, sinon dans un sens abstrait et mythique--alors que les cultures européennes restées en dehors de la créolité, s'identifient concrètement à une métropole. Un même espace se partage l'union des races et des ethnies et leur désaccord. Et ce désaccord n'oppose pas l'Europe aux autres continents, mais à un noyau de cultures où l'Europe tient encore un rôle majeur. Ce qu'il s'agit d'établir, au départ, c'est que le discours des Antilles francophones reflète ou bien l'expérience commune, créolisante, en partie européenne, ou bien l'hégémonie politique, culturelle, linguistique de l'Europe. La présence européenne, assimilée ou adverse, influence tous les domaines--c'est un fait observable que les Antillais ne connaissent pas d'autre manière d'organisation politique, sociale ou économique que l'européenne--de la vie publique et privée aux Antilles. L'Autre n'est pas toujours étranger. L'altérité est souvent intérieure. Ajoutons que s'il existe une expérience spécifiquement antillaise, dont le caractère multiple entraîne un discours plurivoque, elle se réalise, aux Antilles, dans un microcosme qui rassemble les apports de plusieurs parties du monde.
On comprend, alors, la complexité du verbe antillais. Cause obsédante d'un conflit intérieur et d'une crise d'identité, le primat de l'hégémonie européenne constitue l'élément le plus incommensurable de cette parole. S'accommoder de l'Europe, l'accepter ou la nier font l'objet d'un débat qui rend la pensée plus complexe qu'elle ne serait dans un ordre des choses cohérent. En effet, ce discours est problématique à plusieurs égards. D'abord, il accuse une créolité qui est sa marque distinctive et qui ressort soit d'une fusion de clans disparates, soit de leur simple coexistence qui peut être plus ou moins harmonieuse. Il s'informe d'une histoire qui, unique au monde, a cependant touché des groupes divers (esclavage des Africains et des Indiens, racisme contre les gens de couleur, colonialisme et néo-colonialisme aux dépens des Noirs, des Mulâtres et des Asiatiques). "Le Même et le Divers" s'y retrouvent (Glissant 190-8), tantôt dans un mélange syncrétique, illustré par les mythes et croyances du vaudou, tantôt dans un rapport antinomique, qui se révèle dans le conflit entre vaudou et catholicisme. Le discours antillais n'est pas sans marquer la violence et les conflits du passé. Aujourd'hui encore, il se préoccupe de problèmes socio-économiques et politiques issus de l'altérité traditionnelle (divisions des milieux sociaux et des classes sociales, divisions phénotypiques). Ensuite, dans sa forme originale, il est véhiculé en créole bien qu'il existe dans un contexte de diglossie et bien que le français soit la langue privilégiée de l'écriture. Enfin, il connaît, à cause de ses liens avec l'Afrique, une dichotomie entre les traditions orale et écrite.
Il convient de clarifier les termes essentiels à cette discussion, surtout "sujet" et "objet", pour mieux déterminer leurs rôles respectifs. Le discours, au sens large, se définit comme l'articulation des idées, des valeurs et des expériences d'un groupe. Son champ inclut, entre autres choses, les traditions et les coutumes, les croyances et les mythes, les sentiments et les attitudes, l'histoire et la vision du futur. Oral ou écrit, fait ou fiction, il se forme de toute parole portant sur ce groupe. A ce titre, le discours n'est jamais neutre, il se réfère toujours, de près ou de loin, au vécu d'une collectivité. Dans ce sens, le discours correspond à la voix d'un moi collectif qu' il vise à différencier par rapport à l'Autre. Il équivaut, alors, à une idéologie, un texte conçu dans le but précis d'influer sur la communauté qui l'inspire.[4] Il ne prend sa pleine mesure que s'il est formulé de façon à produire l'effet voulu, donc, s'il tient compte des données spécifiques à son objet: une réalité, une perspective, une manière de penser et de dire. De plus, une fois énoncé et diffusé, le discours doit remplir son rôle auprès de ses destinataires: provoquer l'émotion, l'action ou la sympathie, inspirer le courage, la patience, l'espoir ou une réflexion sur la condition humaine. Dans un contexte tiers-mondiste, tel celui qui nous intéresse, il aura même une fonction didactique.[5] Le discours n'étant pas un soliloque, suppose une lecture, sinon une réponse.
Il serait utile de comparer les idéologies antillaises--la Négritude, l'Indigénisme, l'Antillanité et la Créolité--pour mettre au jour les lieux communs qui les relient, et surtout une définition commune du sujet et de l'objet. La Négritude est une idéologie de classe et de race qui concerne d'abord les Africains d'Afrique et de la diaspora,[6] et ensuite les opprimés de toutes les races, soumis comme les Noirs au traitement inhumain d'une société injuste. Ainsi, comme idéologie, la Négritude ne repose pas sur la seule expérience antillaise. L'intégration de deux catégories aussi différentes que la classe et la race montre que la Négritude ne croit pas à l'unité intrinsèque de son objet, mais seulement à une communauté de condition. Les Noirs et les opprimés de toutes les races, les damnés de la terre, comme les appelle Fanon, sont des éléments disjoints qui n'ont en commun que leurs souffrances et leur aspiration à un monde idéal sans races et sans classes. Même s'il ne s'agissait que des Noirs, la disjonction persisterait, car les Noirs aussi n'ont en commun, en plus de quelques traits de famille, que leurs malheurs. Les différences de langues, de cultures et d'histoires ne permettent pas de parler d'une "essence noire" ni d'une "âme noire". René Depestre, qui, en réponse à la thèse de Lilyan Kesteloot, s'oppose à l'usage de ces termes, les dénonce comme des inventions utilitaires du colonialisme (52). Marxiste à l'époque où il écrivait cette réponse, il se fit le partisan d'une solidarité de ceux que Sartre appelle dans la préface de l'Anthologie de Senghor, "la race universelle des opprimés" (xl). Ainsi, la Négritude se relie aux Antilles, à travers les "stigmates" d'un passé douloureux (Kesteloot, Anthologie 7-8), non seulement par l'Afrique, lieu d'un ralliement et d'une réhabilitation des peuples noirs, mais par la postulation d'une "Civilisation de l'Universel", par l'espoir d'un métissage culturel à accomplir. Pour Senghor, il faut
Alors que, pour Césaire, écrit Kesteloot, "l'essentiel est justement cette intégration, cette fusion totale de ses problèmes personnels, du drame de sa race et de son peuple (martiniquais), de son "engagement" dans une action militante, et du témoignage humain, donc universel, qu'il en tire" (Anthologie 95). L'humanisme de Césaire, évident dans l'ensemble de son oeuvre, prend des accents plus vifs encore dans ses essais, spécialement la "Lettre à Maurice Thorez" où il rompt en 1956 avec le parti communiste, après l'invasion de la Hongrie par les troupes soviétiques. Dans cette lettre, il explique que sa réaction n'était pas contre le marxisme et le communisme mais contre l'usage qu'on en faisait. Il insiste "que la doctrine et le mouvement (sont) faits pour les hommes, non les hommes pour la doctrine et le mouvement" (Anthologie 140). Après sa rencontre avec André Breton et quand il eut découvert le surréalisme, son "arme miraculeuse" (Anthologie 33-7), Césaire se mit à chercher une poésie véritablement "martiniquaise, nègre et universelle" (Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant 125). Pour André Breton, la revendication de Césaire a le mérite de "transcende(r) à tout instant l'angoisse qui s'attache, pour un Noir, au sort des Noirs dans la société moderne et que, ne faisant qu'une avec celle de tous les poètes..., elle embrasse...la condition plus généralement faite à l'homme par cette société" (Préface du Cahier d'un retour au pays natal 25). Les collaborateurs de Tropiques, nous fait remarquer Kesteloot, sont très sensibles à "l'apport occidental dans leur esthétique et dans leurs réactions conscientes...déterminées par la culture européenne" (René Hibran cité par Kesteloot, Les écrivains noirs 222). Comme Senghor, Césaire est le produit d'un métissage culturel et il a consciemment assumé les fragments de la culture universelle présents dans l'univers antillais.
Le mouvement indigéniste haïtien, qui précède la Négritude et qui l'inspire, fait aussi l'éloge de l'Afrique (Léon-François Hoffmann 45), mais dans des vers qui rappellent plus la rive gauche que le Dahomey ancestral des Haïtiens. D'ailleurs, les indigénistes (Carl Brouard, Léon Laleau) savaient qu'ils rendaient hommage à une Afrique mythique. Car, quand Léon Laleau exprime
Après la Négritude, on découvre un discours plus ancré dans le vécu antillais. L'objet, alors, commande une parole plus centrée sur une diversité réelle que sur un idéal. Il faut admettre que les circonstances historiques qui ont motivé les initiateurs de la Négritude sont révolues et que la décolonisation, comme le signalent Chamoiseau et Confiant a amené d'autres "urgences" (Lettres créoles 204). Glissant, Chamoiseau et Confiant soutiennent le fait évident de la diversité raciale, religieuse, linguistique et culturelle dans la Caraïbe. Pour Glissant, l'antillanité, concept qu'il a lancé en 1969 et qui n'attaque pas la Négritude à part une mise en question de la "Civilisation de l'Universel", réitère la nature hybride mais conflictuelle de la culture antillaise:
Glissant s'inquiète que cette réalité ne soit pas "inscrite dans les consciences", il souhaite pour l'antillanité un passage "du vécu commun à la conscience exprimée" (422). Régis Antoine voit dans ce voeu un élan poétique "aux accents flaubertiens", donc européens (362), qui incline vers la réalité mais "échappe par plusieurs voies à l'idéalisme" (360). A la vérité, la présence d'une variété de langues et cultures, et peut-être l'acquisition d'autres langues et cultures sont vraisemblablement le destin des Antilles. "Contre l'universel généralisant" (Glissant 249) et surtout contre une "balkanisation" éventuelle (Glissant 423), l'antillanité de Glissant propose un repli sur l'univers caraïbe où "l'insularité (n'est pas) une névrose d'espace (mais) une ouverture". Il faut "rester au lieu" et "notre lieu, c'est les Antilles". Le lieu "n'est pas seulement la terre où notre peuple fut déporté, c'est aussi l'histoire qu'il a partagée avec d'autres communautés". Glissant appelle "la Relation" ce partage, ce rapport aux autres, cette ouverture sur le monde, dont la "première donnée... est le métissage". Pourtant, écrivain lucide, il ne nie pas "l'indicible poétique", ni les contradictions et les intolérances, effets du métissage, obstacles incontournables de la Relation (249-51). Devant ces incertitudes, il se voue à l'écriture et se contente "d'articuler son cri en parole dans le champ du monde" (Glissant 322) sans se soucier de l'irrémédiable.
Selon Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, auteurs avec Jean Bernabé d'un Éloge de la créolité dont le titre annonce si résolument le contenu,
Bien qu'ils se réclament de la Négritude, "qui nous restitua une partie de notre être: la partie non-blanche si férocement amputée" (Lettres créoles 126), les initiateurs de la créolité ont bien soin de distinguer la "diversalité" créole, "riche en ramifications", de l'universalité appauvrissante de la Négritude (Lettres créoles 203-4). "S'émouvoir de la diversité ethno-culturelle" de la Caraïbe est, selon Chamoiseau et Confiant, ce qui aurait pu racheter cette idéologie (Lettres créoles 127). En fait, les dénominateurs communs des idéologies antillaises sont d'abord, "le métissage culturel auquel a été soumise pendant longtemps la formation (des) ...cultures nationales" (Depestre 48); ensuite les crises d'identité laissées en héritage par l'époque coloniale; enfin, le but "de maintenir, comme remarque Depestre, sur un pied d'égalité, un dialogue interculturel avec l'Europe et les autres foyers de civilisation" pour arriver à "une confluence culturelle mondiale" (11).
Selon toute évidence, c'est un discours à fonctions multiples, parfois contradictoires. Il signale un antagonisme, sous-entend un conflit entre un "nous" colonisé et un "eux" colonisateur, mais il indique aussi un désir de réconciliation. Il accentue les tribulations de l'Antillais, avoue son ressentiment et affirme son identité, mais en même temps, il se veut didactique, se donnant comme modèle au monde. Il prend à partie les ennemis de la justice, les colonialistes, les néocolonialistes, les démons intérieurs, les problèmes sociaux inévitables que les autres ont exacerbés, mais il invite à la compassion et au pardon. Il est apparemment exclusif, ne voulant admettre que son peuple et son lieu, mais il embrasse l'altérité inhérente à ces contingences. Finalement, et c'est une contradiction apparemment inextricable, il s'inspire d'un groupe spécifique mais s'étend, loin de ce groupe, à un auditoire différent, un élargissement du "nous".
Pour expliquer ce fait, disons que le discours antillais comporte un "engagement" (Chamoiseau, Confiant 204), une responsabilité de la part de celui qui le prononce. Il se propose de réhabiliter un peuple déchu, il prêche un nouveau départ. Le Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire est un véritable cri de ralliement et La Tragédie du Roi Christophe du même auteur n'est rien de moins qu'un appel à l'action politique pour la décolonisation et la réhabilitation des peuples noirs, alors que Glissant, Chamoiseau et Confiant accentuent le besoin de reconquérir une dignité balayée par trois siècles de servitude. On peut alors se demander à qui s'adressent ces appels et ces cris. N'oublions pas que de par sa nature, le discours idéologique suppose un dialogue et il est certain, pour plusieurs raisons que nous allons voir, que les idéologies antillaises sollicitent un auditoire bien au-delà de l'espace caribéen.
En effet, quand les Antillais se sont mis à écrire, ils ont abandonné la tradition orale. Ils se sont ainsi éloignés de leur base et ont perdu les moyens d'un dialogue spontané avec leur tribu. Un obstacle sérieux s'est dressé devant la possibilité d'un tel échange: l'absence d'interlocuteurs compétents partageant avec l'auteur un code qu'ils seraient à même de déchiffrer. On trouve, en Haïti, une population en majorité analphabète et presque entièrement créolophone, et aux Antilles-Guyane, un peuple mieux servi par les institutions mais peu nombreux et pas universellement favorable à l'autonomie culturelle (les idéologies discutées plus haut sont justement des réactions contre l'influence des valeurs de la métropole). Ainsi, les Antillais laissent le champ libre dans le domaine littéraire à une élite. Des statistiques fiables nous manquent pour estimer le nombre de lecteurs de la région. Ce qui est certain, c'est que le discours antillais, dans sa forme écrite, créole ou français, n'attire pas assez d' Antillais pour avoir un vrai public, si on tient compte du fait que nombre de lettrés assimilés se préoccupent de leurs intérêts pratiques. Dans une enquête menée en 1963, Kesteloot a découvert qu'il existait aux Antilles "un public restreint" (Ecrivains 312), alors que Régis Antoine, vingt ans plus tard, observe simplement qu' "un public existe" (353). Mais est-ce un public comparable aux lectorats d'Occident, capables de stimuler et d'influencer la création de l'oeuvre et de l'absorber?[8] Ceci n'est pas certain quand on pense que seulement quelques individus ont accès aux discussions littéraires ou aux bibliothèques. Dans la plupart des écoles, on étudie peut-être Césaire, Glissant et Dépestre, mais seulement dans des anthologies qui n'offrent que de brefs passages de leurs oeuvres.. En Haïti, les bibliothèques sont squelettiques. Pendant les vingt-neuf ans de la période duvaliérienne, temps d'obscurantisme et d'interdits qui ont sclérosé la vie culturelle, on trouvait plus de livres haïtiens aux Etats-Unis, au Canada et en France qu'en Haïti. Il n'est pas surprenant, dans ces circonstances, que l'écrivain fasse souvent cavalier seul. Libre à lui, dans ces conditions, de saisir ses prérogatives.
Une de ces prérogatives consiste à se limiter à l' "oraliture" (Jonassaint 68) en faisant appel au théâtre et aux ressources médiatiques. C'est le moyen idéal d'une communication entre l'auteur et son public proprement antillais. Toutefois, ce choix enferme l'auteur dans un isolement presque total, peu favorable à son épanouissement. Une autre prérogative est l'écriture créole mais là, l'isolement est encore plus complet, car peu de lecteurs lisent le créole. Le discours antillais en français est le seul qui puisse atteindre tous les publics possibles: d'abord les groupes francophones de l'espace créole, puis les groupes éparpillés à travers le monde, qu'il s'agisse de la "Civilisation de l'Universel" de Césaire et Senghor, de la "Relation" de Glissant, de la "communauté culturelle" de tous les humains d'Alexis, de "la race des opprimés" de Roumain, de l' "identité panhumaine" de Depestre, de la "diversité ethno-culturelle" de Chamoiseau et Confiant. Pour des raisons pratiques et idéologiques, c'est vers l'étranger et surtout vers la francophonie que se tournent les écrivains antillais, car leur discours se découvre plus large et plus riche qu'il n'avait été au départ. Voici comment se sont expliqués les écrivains de la décolonisation, bien avant l'arrivée de Glissant, Chamoiseau et Confiant mais non sans rapport à leur situation:
Raisons pratiques parce qu'une parole qui n'atteindrait que quelques individus serait inefficace, presque oiseuse. D'ailleurs, les auteurs nous disent dans l'enquête de Lilyan Kesteloot, qu' "en langue indigène...(leur) audience resterait fort restreinte" (Les Écrivains noirs 312). Raisons idéologiques parce qu'un discours qui n'engagerait pas la tribu à la lutte pour sa rédemption serait inopérant. Or, la tribu déborde les limites de la Caraïbe, parce que d'autres peuples ont vécu aussi les tribulations des Antillais et parce que le peuple métissé de l'archipel a des relations au loin. Raisons idéologiques parce que leurs propos concernent les agissements de tous ceux qui, de près ou de loin, ont pris part à l'histoire des Antilles, parce que si leur discours ne voyage pas dans d'autres continents, le monde meilleur qu'ils envisagent ne pourra se réaliser. Ainsi, leur cri doit résonner dans l'ailleurs. Devant l'impossibilité de s'adresser du même coup à son peuple et au monde, l'écrivain antillais portera témoignage pour son peuple devant le monde en se souvenant que cette démarche aussi fait partie de sa mission. A la fois sujet et objet, dénonciateur et médiateur, l'écrivain a la tâche de révéler son peuple au monde, de dire ses peines, sa misère, sa tendresse, de traduire de l'oral à l'écrit, du créole au français ce que le monde doit savoir, car le monde aussi est acteur sur la scène caraïbe, objet du même discours que l'objet traditionnel, présent dans le melting pot antillais ou au large de "l'archipel des Amériques" (Glissant 249). Autre contradiction, il se lance à la conquête d'un monde que souvent il dénonce. Mais aussi, porte-parole de ses frères et soeurs, il appelle la solidarité de tous ceux et de toutes celles qui partagent les problèmes, les expériences ou les sentiments d'une société fragmentée et dépersonnalisée. Informer la communauté mondiale sur cette société, révéler sa vision d'elle-même serviront à changer la direction de ses rapports avec les autres, ou au moins à préparer des conjonctures plus opportunes. Loin d'être inutile, cette parole s'avère très efficace: qu'on pense à toutes les réactions provoquées par les écritures francophones des Antilles, non seulement sous la forme de prix littéraires des plus convoités, mais aussi par le nombre impressionnant d'oeuvres publiées à l'étranger sur des sujets antillais. D'André Breton à André Malraux, de nombreux écrivains français et européens de notre temps ont fait écho au discours antillais.
Par quel biais se produit ce dialogue? Par celui d'une intersubjectivité qui relie ce groupe à d'autres sociétés humaines et sert de base à un échange des sentiments au- delà des barrières culturelles. Le véhicule de l'écrivain est le français et son forum est la francophonie. Il apprend à dire d'une manière qui reste fidèle à la réalité qu'il décrit tout en étant attentif aux modes d'expression du public francophone. En plus du français, il adopte des idéologies européennes comme le marxisme et des doctrines littéraires comme le surréalisme pour mieux s'identifier à ce public. Il suffit de lire Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, Compère Général Soleil de Jacques-Stéphen Alexis, La Tragédie du Roi Christophe de Césaire ou Un Arc-en-ciel pour l'Occident chrétien de René Dépestre, pour apprécier les apports européens--surtout le surréalisme, qui rendent compte de la structure du texte et expliquent sa facture, ne laissant aucun doute sur le fait que ces chefs-d'oeuvre sont destinés aux audiences les plus averties.
On voit par où des publics divers (européens, africains, asiatiques, ou simplement francophones) sont sujets du processus de création et, de ce fait, pourraient justifier leur appropriation du discours antillais: c'est à dessein que les auteurs antillais produisent leurs oeuvres de manière à atteindre les lecteurs des milieux étrangers. Les efforts qu'ils font dans ce sens auront nécessairement pour effet d'influencer l'élaboration de l'oeuvre. Car, pour la mettre à la portée d'un public plus varié, ils doivent encoder leur message au moyen de référents familiers à leurs "narrataires" (Genette 265). Ils doivent aussi se plier à d'autres canons, obéir à d'autres principes. Par l'esthétique et les formes d'expression, sinon par le contenu, le discours antillais subira des triturations qui l'éloigneront de sa simplicité originale. Des modifications si profondes ne peuvent que confirmer "l'apport occidental" dont il a été question plus haut.
Notes
[1] A moins d'indication contraire, les références aux Antilles dans les pages qui suivent renvoient à Haïti et aux Antilles-Guyane.
[2] C'est à dessein que nous évitons toute perspective théorique particulière. Comme on le verra plus loin, les arguments des théoriciens antillais contiennent amplement de fondation théorique pour appuyer leurs assertions.
[3] Si nous parlons de Derek Walcott ici, c'est parce qu'il est fervent défenseur de la créolité et qu'il utilise du créole à base lexicale française dans ses oeuvres.
[4] Jean-Pierre Faye nous met en garde dans La Théorie du récit contre la manipulation des masses au moyen de ce qu'il appelle la "narration idéologique", mais il n'empêche que le discours, au sens où nous l'entendons ici, est une idéologie. Il faut donc le traiter comme telle, quitte à établir au départ la différence entre le programme légitime de nos écrivains antillais et la propagande totalitaire (105-8).
[5] C'est en gros ce qui ressort de l'analyse de Paulo Freire dans Pedagogy of the Oppressed. Sous prétexte d'éduquer, le discours peut très bien servir à endoctriner. (New York: Seabury Press, 1970)
[6]Selon Senghor, la Négritude "englob(e)...tous les mouvements culturels lancés par...un groupe de nègres" ("Problématique" 7).
[7] Une critique acrimonieuse de Frantz Fanon a fait suite à ce texte de Sartre. En effet, Fanon s'est plaint que l'interprétation de la Négritude comme "un moment négatif", donc une réaction passagère qui n'aurait pas de suite, minimisait l' "enthousiasme" des Noirs (135-6), diminuait leur accomplissement alors qu'ils venaient de découvrir le plus grand trésor de leur histoire: leur vraie valeur et leur rôle positif dans le monde. Mais Kesteloot a racheté l'analyse de Sartre en expliquant le sens philosophique hégélien où Sartre avait fait l'usage de ces termes (Les Écrivains noirs 120-1). Fanon, lui, pensait surtout au risque que courait la Négritude de perdre son rapport à la culture humaine.
[8] Alexis examine ce problème "bouleversant" dans ses Prolégomènes (52-4) mais n'y voit pas de solution dans l'immédiat.
Bibliographie
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Gérard Genette. Figures III. Paris: Seuil, 1972.
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Léopold Sédar Senghor. Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache. Paris: PUF, 1948.
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Derek Walcott. "The Nobel Lecture. The Antilles: Fragments of Epic Memory". The New Republic Dec. 28, 1992. pp.26-32.
Pr. Jean-Marie Salien, dix-huitiémiste
et spécialiste de littératures
antillaises d'expression française, a publié plusieurs articles sur la
littérature antillaise aux Etats-Unis et au Canada, notamment dans
"Contemporary French Civilization", "Présence Francophone" et "Etudes
Francophones de Louisiane". Il est actuellement professeur de langue
française et de littératures francophones à Fort Hays State University
dans le Kansas.