N comme Nouvelle - N comme Nouvelle - N comme Nouvelle |
L'ENFER DE L'AUTRE CÔTÉ DE LA FRONTIÈRE
UNE NOUVELLE
|
- Merci d'être revenu à la maison, je ne pensais plus te
revoir. Je baissai la tête, je n'avais pas de réponse à te donner. Tu me disais que j'étais têtu comme une mule. Avant mon départ, je croyais que le paradis pouvait exister quelque part. Là où on ne travaille pas beaucoup et où l'on gagne plein d'argent. Là où l'on mange à sa faim et fait la fête quand on veut. Là où les enfants vivent près de leur père et de leur mère qui les aiment beaucoup... Je rêvais du paradis, tu te souviens ? Maintenant que j'ai vécu l'enfer de l'autre côté de la frontière, je sais que là-bas j'ai été traité comme une bête de somme. Ici, je ne suis pas le roi de la terre, mais j'aime le soleil qui nous réveille de la nuit et j'adore ton ombre au milieu du chemin que je traverse. |
C'est vrai, tu ne pourrais pas trouver plus têtu que moi sur la terre des hommes. Je sais que pour toi l'expression terre des hommes est une insulte. Tu penses que nous avons construit la terre à notre mesure en oubliant les mers et les cours d'eaux, les arbres et les animaux. Remarque que tu n'as pas tort. Mais moi je ne suis encore qu'un enfant devenu trop tôt adulte et tu me dis que j'ai déjà tous les défauts des grandes personnes. Les enfants ont des droits. Tu as été le premier à me l'enseigner. Les enfants ont le droit de lever les yeux vers les cimes des arbres et de parler. Laisse-moi te raconter mon histoire. J'espère que je peux encore bénéficier de ton ombre bienfaisante, comme autrefois, quand je venais m'asseoir près de tes racines pour écouter tes souvenirs et te raconter mes mésaventures. Tu vois, depuis que tu m'as vu revenir, je suis devenu moins bavard. Ne t'inquiète pas. Ce que j'ai à te conter est bien plus vrai que toutes les vérités que tu as déjà entendues pendant les conseils de famille, dans ce quartier. Je suis heureux de te revoir et tu sais pourquoi. Tu n'as pas oublié le pacte que nous avons passé depuis longtemps. Je n'avais pas encore trois ans quand tu as commencé à me nourrir de tes mangues juteuses et parfumées. Tous les matins, je pensais à la saison des mangues. Il n' y avait aucun manguier pour nourrir les orphelins que nous étions. J'ai rencontré des arbres inconnus plantés au bord du chemin, en pleine forêt ou dans leur ville perchée sur la colline. Ils ne répondaient pas quand je leur parlais. J'ai su que tu étais unique en ton genre. Un arbre pas comme les autres. Mais tu as refusé de me suivre. Les voyages ne t'intéressent pas. Moi j'ai toujours envie de voir du paysage. Et, crois-moi, j'en ai vu de toutes les couleurs. Alors, laisse-moi m'asseoir près de toi, personne ne saura que tu écoutes mon histoire.
J'ai appris à parler le français dans les rues comme les autres enfants du quartier. Je ne sais quand j'ai appris cette langue. Dès l'âge de sept ans un commerçant du grand marché est venu voir ma mère. Apparemment, il lui avait promis de m'apprendre les ficelles du négoce. Ces marchandises arrivaient de partout : par le fleuve qui traversait le pays, par chemin de fer, par camions entiers venant du sud. Il vendait tout et n'importe quoi. Du lait, du sucre, du café, du savon mais aussi des casseroles, des assiettes, des verres. Dans le magasin où j'étais employé à tout faire du haut de mes sept ans , on vendait des chaussures importées d'occident et des pagnes fabriqués dans le pays voisin. A l'approche des fêtes, les femmes faisaient la queue. Parfois elles n'avaient pas de quoi acheter un kilo de riz pour se nourrir mais elles devaient porter la robe de fête dont elles avaient rêvé pendant toute l'année. Elles s'achetaient le pagne, souvent à crédit. Elles n'oubliaient ni les bijoux ni les chaussures qui devaient rehausser l'éclat du tissu de fête. Pendant ces moments de grande affluence, je passais mes journées à transporter des ballots de pagnes et de bazin dont on vendait des milliers de mètres par jour.
Baba, le maître des lieux, avait eu la très bonne idée d'installer à deux pas de là trois ateliers de couture. Les femmes prirent l'habitude de passer des heures aux alentours du magasin. Dès qu'elles achetaient un tissu, elles allaient le faire coudre et, comme chez les trois tailleurs il y avait foule, il fallait attendre. Dans les ateliers, il faisait chaud. Un ventilateur brassait de l'air mêlé à la poussière. Mais les femmes aimaient cette ambiance. Là, elles passaient des heures à se parler. Devant le magasin et les ateliers, des femmes vinrent s'installer pour vendre des fruits, des plats cuisinés, des beignets, des cacahuètes. Moi, je ne me plaignais pas de cette vie-là. J'avais juste à traverser la rue pour voir ma mère. Et puis, je pouvais manger à ma faim même si je me sentais très fatigué en fin de journée.
Je travaillai chez Baba pendant trois ans. Tu te rappelles ? C'est l'époque où j'avais à peine le temps de m'asseoir à tes côtés. Quand je rentrais le soir, j'étais tellement fatigué que j'avais la paresse de me laver avant de me jeter sur la couchette, comme un morceau de bois. Car il fallait soulever encore un seau d'eau, le porter jusqu'à l'enclos qui servait de douche. Je n'avais pas cette force-là. J'étais épuisé. Le soir, je ne me lavais plus. Je ne mangeais rien. J'avais juste besoin de dormir, dormir... Les ancêtres me pardonnaient la crasse qui s'accumulait sur mon corps. Mon âme était propre et ils le savaient. Ils continuaient de prendre soin de moi car je n'attrapai aucune maladie grave pendant toute cette période.
Un matin, je fis la grasse matinée sans le savoir. Il était plus de huit heures quand j'arrivai au magasin. Baba me fit venir dans ses appartements situés dans la cour attenante au magasin. Il me fusilla du regard sans rien dire. Il prenait son petit déjeuner. A un moment donné, je vis arriver un homme d'un certain âge qui prit place après avoir adressé mille salamalecs et décliné plusieurs fois le patronyme de Baba. Le commerçant, véritable patron du Boulevard du marché était un homme affable et très fier de ses origines. Il avait souvent recours aux griots pour lui chanter des louanges. Ce matin-là, il était heureux de la visite du marabout du quartier qui allait certainement lui parler d'affaires. On le devinait à la manière dont celui-ci lui rendait les honneurs dus à son rang. Je compris que j'étais de trop. Je voulus m'éclipser mais Baba qui était aussi un père pour moi m'intima l'ordre de rester. Mes oreilles bourdonnaient. Je m'affalai sur une chaise, dans un coin de la pièce. Je n'ai pas bien compris ce qui se tramait mais quelques paroles parvinrent jusqu'à moi. Le commerçant disait à son hôte :
- Tu vois, il a beaucoup maigri. Je me demande ce qu'il a ces temps-ci. Mais tu sauras le soigner, j'en suis sûr. Je sais que tu prendras aussi soin de son âme.
C'étaient les dernières paroles du commerçant que j'entendis ce matin-là. Je les reçus en plein visage et, curieusement, cela me donna faim. Je n'avais rien mangé depuis la veille à midi. J'eus envie d'acheter un beignet. Je pensais pouvoir trouver une pièce de monnaie. Baba me congédiait sans l'air de rien, sans raison apparente. J'avais passé trois ans à son service. Pendant ces années-là j'ai travaillé de toutes mes forces. J'ai cru comprendre qu'il donnait quelques miettes de sa fortune à ma mère. D'ailleurs, de temps à autre, il venait nous rendre visite le soir. Je mis du temps à comprendre que, parfois, il lui arrivait de passer la nuit là, malgré ses nombreuses épouses qui l'attendaient chez lui ou dans d'autres quartiers de la ville. Je vis aussi qu'il habillait mes deux petites soeurs. Mais moi qui travaillais dans son magasin, jamais je ne reçus la moindre pièce de monnaie de sa part. Peut-être versait-il mon salaire mensuel à ma mère ? Combien me payait-il par mois ? C'était déjà de l'histoire ancienne. Maintenant, je quittais le magasin. On me confiait à un homme de Dieu. Je ne savais ce qui m'attendait Je n'ai pas eu le temps de dire au revoir à ma mère assise près de son étal de légumes verts, au marché. Et j'avais toujours faim...
Te rappelles-tu, mon Arbre, ce fameux jour où je suis passé près de toi comme un zombie ? Ce jour-là, mère était dans son champ d'oignon vert, mes soeurs jouaient avec leurs amies devant la maison et moi je n'avais pas le coeur à leur dire bonjour. Je ne comprenais pas pourquoi j'étais séparé d'elles, séparé de tous ceux qui comptaient pour moi. J'avais envie de pleurer et tu m'as encouragé à continuer mon chemin. Tu m'as dit que poursuivre le chemin faisait partie de mon éducation. En Afrique, c'est ce qu'on dit toujours. Mais parfois, le chemin est tellement rude, tellement périlleux qu'on se demande pourquoi il faut continuer, tête baissée, sans poser de questions. J'étais habillé de ce boubou bleu qui avait perdu sa couleur. Il avait pris la teinte grise de la fumée des quartiers pauvres. Il avait l'odeur de la faim qui ne me quittait plus, la faim couleur de terre et de poussière qui flottaient dans l'air de la ville. Je mendiais pour le nouveau maître, maître de mon corps et de mon âme, maître de mon éducation qui était venu, un beau matin, négocier ma venue dans sa cour. Je vivais parmi cinquante autres enfants de mon âge. Nous nous ressemblions par les gestes, le boubou sans couleur, les yeux hagards, le corps malingre. Mais nos âmes et nos esprits devaient être différents, je présume. Moi je ne m'adaptais pas. La colère habitait mes gestes. J'en voulais à la terre entière. J'étais séparé de ton ombre, mon Arbre. Je ne voulais rien savoir. D'autres enfants n'avaient plus aucune volonté d'aller ailleurs, de suivre quelque souvenir, de penser à des êtres chers. Des enfants perdus pour la vie parce que des adultes veulent sauver leurs voies comme si chaque enfant avait besoin d'un adulte pour se perdre dans cette jungle si difficile dont on ne sort pas vivant. Des enfants jetés hors des chemins de l'avenir. L'espérance de vie n'était pas conçue pour eux. Il paraît que des écrivains d'Afrique, depuis plus de quarante ans écrivent sur ce sujet. Mais rien n'y fait. Des enfants continuent d'être à la merci d'adultes qui se veulent hommes de Dieu, pères, mères ou maîtres de la terre. Les enfants travaillent de leurs mains et de leur corps, bousillent leur esprit, déchirent leurs souvenirs en lambeaux et ne sont pas payés en retour. Ils vont mendier aux quatre coins de la ville pour le bonheur des grandes personnes qui les tiennent en laisse. Je n'aime pas cette éducation qui nous tue à petits feux. J'ai envie de sortir de cet enfer, mais je ne sais ce qui m'attend.
J'avais appris à connaître tous les recoins de la ville. J'affectionnais les gares et les marchés. J'ai toujours aimé les lieux de négoce. La gare routière était un haut lieu de trafics de toutes sortes. C'est là que j'ai déchiffré, pour la première fois, le sens du mot frontière.
A la gare routière on entend d'abord des histoires de frontières. Des histoires anciennes de séparations des familles à la fin du 19ème siècle, après la conférence de Berlin. Aujourd'hui, de part et d'autre des frontières vivent des frères et soeurs, des cousins, des oncles et des tantes. Dans la tête des gens, ces frontières dont on parle n'existent pas. Un beau jour, les gens se heurtent au zèle d'un douanier qui leur dit que de l'autre côté de ce bois ce n'est plus le même pays, par-delà la rivière c'est un autre pays, que la route divise le paysage en deux, trois ou quatre pays qui ont des lois différentes. La gare routière est le carrefour où l'on raconte toutes les histoires de frontières. Et puis, là, on ne se contente pas seulement de raconter. Des gens partent, d'autres reviennent. Des douaniers font la ronde, on ne sait pour quelles raisons. Les enfants qui vont mendier passent beaucoup de temps près de la gare. Là, ils écoutent des histoires vraies ou des contes pour bien dormir la nuit. Puis ils ont envie d'aller voir ailleurs. Ils veulent faire l'expérience du paradis. Oui, les écritures saintes en parlent. On dit que le paradis n'existe pas sur terre. On dit aussi que de l'autre côté de la frontière il y a des choses extraordinaires, que la vie vaut la peine d'être vraiment vécue, que le vent est plus calme, la nature luxuriante, qu'il y a la mer, oui, la mer...
Et puis il y a ces enfants qui disparaissent tous les jours. Alors on sait aussi que la frontière engloutit les enfants. La frontière est un monstre. La gare routière était devenue le lieu où je rôdais du matin jusqu'au soir, où je trouvais des miettes à manger, où je me rassasiais d'histoires. Moi aussi j'eus, un beau jour, envie de partir. Mais les grandes personnes m'avaient déjà repéré. Je n'oubliais pas que la gare routière était le lieu de tous les trafics. Mon désir d'aller au paradis avait déjà rencontré les intentions malveillantes de quelques trafiquants qui voyaient en moi le moyen le plus sûr de faire fortune. Mais tout trafic est une chaîne dont on ignore les principaux rouages, à moins d'être soi-même un patron dans cette mafia. Mais moi je n'étais qu'un enfant. Je venais d'avoir onze ans. J'étais curieux de tout et le monde me réservait encore bien des surprises.
Je n'arrive plus à recoller les morceaux de cette histoire. L'histoire de ma vie malmenée, ma vie déchiquetée, mes souvenirs épars. Je ne sais qui avait d'abord parlé d'argent à propos de mon passage de l'autre côté de la frontière. Comme dans un rêve, quelqu'un m'avait dit que je rencontrerais mon père de l'autre côté du fleuve, par delà la savane, vers la forêt dense. Là où la terre est si luxuriante et la luminosité intense. Dans ma tête les images les plus folles circulaient. Puis une autre fois on me parla d'un oncle qui désirait me voir, un oncle dont je n'avais jamais entendu parler auparavant. Alors vint le jour où on me dit :
- Il faut partir maintenant, je te souhaite bonne chance !
Un homme compta des billets de banque, des billets sales et usagés qu'il remis au chauffeur du car où je devais prendre place parmi les voyageurs de l'autre côté de la frontière. Pour tout bagage j'avais les maigres recettes de la journée, ces quelques pièces que je n'avais pas eu le temps de remettre à mon tuteur et maître spirituel. La nuit engloutit le car qui démarra dans un nuage de poussières. La nuit fut longue et mouvementée, je n'avais pas peur de la nuit. J'attendais avec impatience le soleil du lendemain. Mais le lever du soleil fut rude, en territoire voisin. Nous passâmes des heures à parlementer avec des forces de l'ordre. Les hommes en uniforme qui discutaient avec le chauffeur réclamèrent leur dû. Chaque passager déboursa quelques pièces de monnaie. Ceux qui avaient des billets donnèrent un peu plus. Un homme qui avait l'air de connaître les lois eut le malheur de dire que ce droit de passage n'était consigné nulle part. On lui fit comprendre que la tradition orale était bien plus forte que les lois écrites. Il reçut quelques coups de gourdin et on le menaça de le jeter, corps et âme, dans la rivière aux poissons-chats qui se trouvait non loin de là. Chacun avait entendu parler de cette rivière habitée par des poissons électriques capables d'assommer en quelques secondes les gibiers les plus lourds. Personne, bête ou humain, ne revenait vivant de la traversée de cette eau maléfique. Les passagers présentèrent des excuses aux hommes en uniforme. Et, l'incident clos, le car démarra en trombe, au milieu de mille commentaires, qui, j'en suis sûr, arrivèrent, en suivant le sens du vent, jusqu'aux oreilles des uniformes habitués à compter, de jour comme de nuit, la cagnotte qui justifiait leur présence sur les routes.
La première ville que nous traversâmes me parut bien familière. Je n'étais pas du tout dépaysé. Je comprenais leur langue. J'eus le temps de m'acheter des beignets de mil. Je compris alors que tous les passagers descendaient du car. C'était le terminus et moi je ne connaissais personne dans cette ville. Ce n'était pas le paradis tant rêvé mais en l'absence des autres passagers, je me demandais ce que j'allais devenir sans argent. Un homme d'un certain âge s'approcha de moi et me dit :
- T'inquiète pas mon garçon. Tu passeras quelques jours chez moi avant l'arrivée de ton oncle.
Je le suivis jusque chez lui. Il habitait une grande cour pleine d'enfants qui n'avaient pas l'air malheureux. Je compris qu'il avait une dizaine de femmes qui logeaient toutes dans cette cour avec leurs enfants et parfois leurs petits-enfants. Non, je n'étais pas encore arrivé à destination. Et ce n'était pas le paradis sur terre...
Une semaine plus tard un homme arriva, vêtu comme un ministre. Visiblement, c'était un homme de la grande ville. Il portait une mallette noire. Il ne fallait pas être devin pour savoir ce qu'il transportait comme ça, sans l'air de rien. Beaucoup d'argent ! Imagine un peu mon Arbre, c'était l'oncle qu'on m'avait donné, tu aurais pu imaginer ça, toi ? Mon oncle habillé comme un homme politique à la parole facile. Mon oncle souriant et affable. Mon oncle puant la richesse partout où il passait...
Mais écoute donc la suite de l'histoire ! Mon oncle disparut de la circulation dès le lendemain. Je ne le revis plus jamais. J'ai su qu'il avait apporté des billets de banque à mon hôte afin que celui-ci me mette en route sur les chemins de la forêt. J'allais pouvoir enfin arriver au paradis, j'en était sûr...
Je suis enfin arrivé en pleine forêt dense, là où par endroits la lumière du soleil ne pénètre jamais, là où il pleut de très longs mois au cours d'une année, là où vivent des serpents de toutes sortes, des araignées énormes et des animaux dont j'ignore le nom ; des escargots gros comme une gourde en calebasse que l'on ramasse en toute saison. J'étais dans la forêt. Je travaillais dans un champ de cacao. Je n'avais jamais vu cet arbre auparavant. Ici, le champ s'étendait à perte de vue. Il fallait couper les herbes, tout nettoyer afin que la récolte soit bonne. Il fallait aussi traiter les arbres à l'aide de produits chimiques. Il fallait prendre soin des cabosses ovales vertes ou dorées. Elles rapportaient beaucoup d'argent au propriétaire du champ disait-on. Dès la première semaine, j'étais éreinté. Nous habitions dans une cabane, en pleine forêt. Nous étions trois garçons, les deux autres étaient à peine plus âgés que moi. De temps à autre un homme, qui était aussi un employé, passait nous voir. Il avait pour rôle de surveiller notre travail. Quand il estimait que nous n'avions pas assez travaillé il nous rouait de coups, il parlait très peu mais au bout de quelques jours, je sus que c'était un des nôtres. Nous apprîmes son nom. Peut-être un de mes parents exilés dans cette lointaine forêt où il fait si sombre et si humide. J'étouffais. J'avais envie de partir. Ici, on voyait à peine le ciel sauf dans les champs, là où il ne fallait surtout pas rêver. Je n'avais pas d'argent. Je ne savais pas quand j'allais pouvoir être payé pour le travail harassant que j'effectuais tous les jours que Dieu fait. Mais j'avais appris par coeur quelques paroles saintes. Je devais prendre mon mal en patience. La fortune devait être au bout de l'effort. Le paradis n'était pas fait pour exister sur terre. Mes souvenirs se brouillaient de plus belle jusqu'au jour où je tombai évanoui. On me transporta au campement le plus proche appartenant à celui qui mettait la terre en valeur. Ce n'était pas le vrai propriétaire. Tout cela était trop compliqué pour moi. Depuis le propriétaire de la terre jusqu'à nous, les maillons de la chaîne étaient innombrables. Je ne saurais jamais les compter jusqu'au jour où les événements éclatèrent.
Oui, il faut que je t'en parle. Je ne saurais pas te conter toutes les atrocités que j'ai vues et vécues là-bas sans pièce d'identité, sans parents, seul parmi des enfants aussi seuls que moi. Je dois te dire qu'il y a l'enfer partout et qu'aucune vie n'est comparable à aucune autre. Il faut se contenter de vivre le bonheur quand il arrive à l'improviste. Je n'ai pas encore découvert l'astuce pour fuir le malheur quand il s'annonce même dans le lointain.
Dans la forêt, nous étions sans papiers, sans argent, coupés des nouvelles du monde. Enfants venus de nulle part ayant pour seule identité le travail dans le champ d'un propriétaire qu'ils n'avaient pas le droit de rencontrer. Un soir, nous avons reçu la visite d'un enfant qui venait du campement voisin. Il venait se cacher chez nous et disait qu'il y avait des conflits entre autochtones et allogènes. Cela faisait déjà trois jours que nous étions seuls, sans surveillant. Celui-ci avait disparu depuis ce temps. Nous n'étions pas inquiets pour lui. Soudain, j'eus un pincement au coeur. Il fallait que j'aille à sa recherche je ne savais où ni comment. Le lendemain matin, pendant que les autres dormaient encore, je pris la clé des champs sans savoir où j'allais. J'avais oublié les serpents, les escargots, les chenilles de toutes sortes, les bêtes féroces et les singes. J'avais pour toute arme une machette. C'était suffisant pour ouvrir le chemin et aller à l'aventure au petit matin. Bientôt la forêt devint plus claire. Il y avait des traces de feu. Des campements avaient été brûlés, des champs incendiés. Mais j'avais envie de savoir et j'avançais toujours. Je m'approchai des maisons calcinées. J'avais la chair de poule. Une odeur nauséabonde flottait dans l'air. Il y avait des corps d'hommes, d'enfants et de femmes gisant çà et là. C'était une histoire macabre que je n'aurais jamais imaginée avant mon départ sur les chemins du pays où je voyais en rêve le bonheur. Je crus percevoir, parmi les corps en putréfaction, celui de notre maître du fouet. Quelqu'un lui avait ouvert les poches. Le feu n'avait pas brûlé son corps. Quelques papiers avaient volé au vent. Je retrouvai une carte d'identité. Poussé par la curiosité d'en savoir un peu plus mais mort de peur, je la pris et la fourrai dans la poche droite de la culotte trouée que je portais. Cette poche était le seul endroit où il n' y avait pas de trou. Là, je pouvais conserver la carte d'identité de l'homme qui nous traitait comme des bêtes, l'homme dont la fin tragique me donnait la chair de poule. Je n'avais plus besoin d'ouvrir la voie. Le chemin semblait tout tracé. Je le suivis jusqu'au village désert comme si, là aussi, un malheur avait fait escale. Je m'arrêtai devant une case à l'écart, à l'orée du village. J'avais oublié la faim mais mes jambes flanchèrent. J'ai dû perdre connaissance. Quand je revins à moi, je ne sais combien de jours après, j'étais allongé sur une couchette, je ne sais où. Une très jeune fille était assise près de moi, les yeux pleins de tristesse. Elle me sourit. Le soleil était revenu dans ma tête. J'avais perdu les mots de ma langue. Ils se bousculaient dans ma gorge. La fille m'aida à les remettre en ordre. Elle me dit, dans ma langue, avec un accent étranger, que son père était mort et qu'elle m'avait rencontré près de l'endroit où le campement avait été incendié. Sa mère avait pris la fuite. Elles s'étaient perdues de vue, peut-être pour toujours. Sa mère, une femme du pays, connaissait par coeur les sentiers de la forêt où elle passait son temps à ramasser des escargots et à les vendre. ( Dans mon demi-sommeil, je me rappelai que chez moi, jamais on ne consommait la chair de cette petite bête qui inspirait plutôt répulsion et dégoût...)
Alors, quand elle m'a rencontré, elle s'est assise près de moi jusqu'au soir, jusqu'à ce qu'un passant qui avait aussi peur qu'elle me transporte dans cette case où vivait sa grand-mère...Je n'ai pas tout compris de cette histoire. Je vivais dans un rêve quand la fille prononça le nom de son père, l'homme que je connaissais, l'homme au fouet. Je rassemblai mes forces et m'adossai contre le mur.
- Comment s'appelle-t-il ?
- Je croyais que tu connaissais son nom !
- Son nom c'est aussi le mien dis-je...Mais je ne sais pourquoi, dans les
champs, il refusait de nous parler et nous battait quand il en avait envie.
- Il croyait bien faire le boulot qu'on lui demandait de faire. Et
voilà, il a été abattu comme un chien enragé, comme
tous ceux de son espèce, tous ceux qu'on traite d'envahisseurs. J'ai
oublié de te demander ton prénom.
- Moi c'est Djibril... et toi ?
- Sita.
Le visage de la jeune fille s'assombrit. Elle savait que son père avait des enfants là-bas, de l'autre côté de la frontière, chez lui. Dans ce pays lointain dont elle rêvait depuis longtemps.
Tu vois, mon Arbre préféré, je ne t'ai pas tout raconté. Sache que je suis revenu avec ma soeur dont j'ignorais l'existence. J'ai croisé mon père, en pleine forêt, là où le soleil avait disparu. Il ne m'a pas reconnu, ou plutôt si. Il n'avait pas envie que je l'appelle « papa » devant les autres enfants qui auraient pu être ses propres enfants. Il a donné son corps et son âme à la forêt, lui, homme de la savane et des herbes clairsemées. Lui, nomade depuis l'aube des temps. Il m'a laissé, sans le savoir, sa carte d'identité. Mais ce n'est pas tout. Mère raconte, ces jours-ci, que père n'est pas mon père ; que, pour elle, il était mort depuis ma naissance. Je ne te dis pas que le voyage du retour à la maison a été plus facile. C'était peut-être pire. Mais je n'étais plus seul . J'avais la carte d'identité de mon père disparu et je voyageais avec ma soeur retrouvée. Ces jours-ci, mieux vaut prendre la route en famille, afficher ses origines, cela ne facilite pas la traversée des frontières, bien au contraire. Ici ou là-bas, on dira de toi que tu es un étranger. Mais porte donc ce nom qui t'appartient, à visage découvert, étranger, un nom de nulle part, comme le mien. Un nom qui me colle à la peau comme la carte du voyage. Maintenant, je dois me taire, j'entends les pas de ma soeur. Déjà, elle a un mal fou à avoir une place dans cette maison, parmi ses soeurs. Je n'aimerais pas qu'elle pleure à tes pieds. Elle a déjà beaucoup souffert pendant le voyage et elle n'est pas au bout de ses peines. Elle vient te rendre visite, n'oublie pas de lui faire une place sous ton ombre...
Cette nouvelle a été reprise dans Etonnants voyageurs Nouvelles voix d'Afrique Anthologie présentée par Michel Le Bris, éditions Hoëbeke, Paris, 2002. |
Tanella
Boni est poète, philosophe et écrivain. Elle enseigne à la Faculté
des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Cocody (Côte d'Ivoire). Son oeuvre littéraire
comprend plusieurs romans, des livres pour les enfants et des recueils de poésie au mombre desquels
Il n'y a pas de parole heureuse (Solignac
- France: Le bruit des autres, 1997, enrichi de trois encres du peintre Jacques Barthélémy) et Chaque jour l'espérance (Paris: L'Harmattan, 2002).
Tanella
Boni a aussi publié de très nombreuses études au cours de ces dernières
années : La Tolérance (1997); Grobli Zirignon (1998); Carnet de route (1998); Ecritures et savoirs (1998); Entretien
avec Tiébéna Dagnogo, peintre et sculpteur (1999);
La femme, le corps et l'esprit : contribution à une analyse de la vie quotidienne des femmes en Afrique (1999);
"Nous en avons assez de mourir, nous voulons vivre pour
l'Afrique (Nocky Djedanoum)" (2000); Internet, le temps et la tradition orale (2001); et Exil, violence et mort ambiante - comment résister et s'engager dans son art? Un entretien avec Tanella Boni (2002).
Email: Tanella Boni [[email protected]] |