Tanella BONI
Université de Cocody, Abidjan
Tu souhaites que je réagisse à ton texte que j'ai reçu il y a des mois. La situation dans laquelle je vis ne m'a pas laissé le loisir de le faire plus tôt. Mais il faut que je le fasse sans attendre un moment propice. Sous le soleil « des démocraties», il n' y a pas de loisir, il n'y a que des nécessités et des urgences. Comment prendre le temps de lever les yeux afin de balayer du regard l'horizon traversant nos rêves mourant à l'aube ? Les opportunités sont rares et elles arrivent au moment où on ne les attend pas[1].Je n'ai pas l'excuse de dire : je remettrai ce travail à demain. Ici, il n'y a pas de lendemain et le temps semble se résumer à la vie au jour le jour dans une société où le mot projet n'a pas de sens, le seul sens de la vie biologique étant la mort qui tous les jours se lève avec le soleil... Ici, le vivre heureux n'est pas à l'ordre du jour transformé en chaos. Dans ce chaos peut-être faudrait-il chercher un presque rien de dignité qui pourrait caractériser les êtres humains que nous sommes; ce presque rien qui nous autorise, malgré tout, à imaginer des raisons d'espérer...
J'essayerai donc d'écrire quelques mots à la suite de ton texte beaucoup plus par amitié que par désir de prendre part à un débat scientifique. Tu as pris de mes nouvelles pendant tout ce temps, dans l'urgence. Combien de temps ? Souvent en demandant aux enfants, en cherchant des traces de mes passages éventuels à tel lieu de la Planète. Tu excuseras donc la forme de mon propos qui sera tout sauf un discours sur la science. Sur l'horizon ? Oui ! Car j'aime bien voir le point de jonction entre la mer et le ciel, même si nous avons les pieds sur terre et que c'est de la terre précisément qu'il s'agit, celle qu'il faut rendre habitable, moins pauvre, heureuse dans la mesure du possible. Mais il n' y a pas de terre sans enfants, sans femmes et sans hommes. C'est de l'habitabilité qu'il faut parler et des habitants de la terre, des habitants d'un continent nommé Afrique(s), un continent qui se fait remarquer par sa singularité mais qui, en réalité, est bien pluriel...
1. Transformation, métamorphose |
Tu attends quelques « grandes réponses » aux questions fondamentales que tu poses concernant « le développement », « la démocratie », la marginalisation des femmes malgré tous les colloques et les nombreuses résolutions qui restent sans effet, dis-tu. Je ne viens pas ici apporter quelques réponses, surtout pas de « grandes réponses ». Car, en ces matières, y-a-t-il des « grandes réponses » ? Il me semble qu'il y a plutôt des manières adéquates ou non de poser les problèmes, il y a aussi la conscience que nous avons de notre propre rôle à jouer. Qui peut prendre en charge le destin de l'Afrique(s) ? Quels sont ceux qui sont capables de gouverner ? Quels sont ceux qui, suffisamment formés, sont prêts à s'engager effectivement sur ces rudes chemins de la pensée ? Les conditions d'existence des populations, la pauvreté et tous les maux ne peuvent prendre fin sans qu'un minimum de conditions ne soient remplies : apprendre à être, chacun à son propre niveau, responsable à tous points de vue, se respecter soi-même, respecter l'autre et le voisin. Ici aussi commençons par le plus simple. Mais, à la différence du domaine de la science dont tu parles qui cherche le plus simple et le plus clair, en découpant et en idéalisant, ici, nous sommes bien dans le domaine du complexe et du divers. Comment réaliser le plus simple dans des relations extrêmement compliquées, dans des conditions si difficiles ? Telle est la question. Peut-être l'Afrique(s) trouvera-t-elle quelques réponses à ses maux le jour où chacun s'occupera de ce qu'il peut faire, ce qu'il peut changer, transformer. Or, jusqu'ici, le changement ou la transformation n'est pas ce que l'on croit. Un exemple : quand un homme ou une femme pensant être devenu « quelqu'un » continuera le plus simplement du monde à dire bonjour à ceux qu'il (ou elle) avait l'habitude de côtoyer avant le passage à un autre niveau du statut social alors ce sera une preuve de ce que les choses changent.
La grande rhétorique sur l'Afrique(s) nous raconte qu'il y a eu du nouveau depuis la chute du mur de Berlin. J'aimerais bien savoir si nous aussi, hommes, femmes, avons changé, sommes passés par l'étape de la métamorphose ou de la transmutation essentielle faisant de nous des êtres désormais véritablement cultivés, capables de nous adapter ou de proposer de nouvelles règles de vie susceptibles de rendre la vie quotidienne plus humaine, plus digne d'être vécue, heureuse. Or, qu'est-ce qui a changé fondamentalement en Afrique depuis les années 90 ? Rien ! Ce que je crois (et il faut pouvoir le penser, en donner les raisons) c'est que nous sommes passés de Charybde en Scylla, politiquement et socialement ! Il y a beaucoup plus de guerres, de toute évidence la démocratisation annoncée ne s'est pas transformée en « démocratie ». Les Etats dits « de droit » sont des états de non droits : car que dire de la situation réelle des droits fondamentaux, imprescriptibles (droit de vivre, liberté de pensée et d'expression, droit à la santé, à l'éducation etc.) ? La situation humanitaire est désastreuse, l'environnement naturel continue de se dégrader. Oui, comme tu dis, la modernisation se fait sans « modernité ». Il faut se poser la question de savoir pourquoi. Seul un foisonnement culturel remarquable nous permet de sauver la face en utilisant les moyens mis en place par l'autre ! Où sont donc nos maisons d'édition dignes de ce nom, nos circuits de distribution compétitifs, nos maisons de production, nos marchés nationaux et continentaux ?
Empruntant un chemin de traverse, je me tournerai d'abord vers ceux que tu interpelles : ceux qui ont fait des études, ont des diplômes, sont capables, penses-tu, de faire des analyses conséquentes et qui, comme tu le penses, ont déserté le champ des grands débats, soit ! Interroge-toi de savoir qui ils sont et où ils sont et tu verras que ce n'est pas si simple...
Où sont-ils ? Tu sais bien qu'une première réponse peut être donnée : ils sont soit au pouvoir, soit en exil dans leur propre pays réduits au silence ou ailleurs dans le monde. Qui sont-ils ? Seule l'analyse peut nous indiquer quelques pistes à explorer.
A mon sens, être instruit, avoir des diplômes ne signifie pas, par la même occasion, être éduqué et bien formé, en un mot cultivé[2]. L'éducation est tout autre chose : apprendre à vivre en communauté, savoir que l'autre existe, avoir le souci de soi, prendre soin du temps, du lieu d'habitation et du milieu de vie, respecter sa parole. La parole donnée n'est-elle pas respect de soi ? Avoir conscience de son propre rôle dans la société et apprendre à être honnête et sincère. Le temps de la vertu est passé de mode, certes. Mais il n' y a d'homme et de femme qu'au prix de l'idéal de la dignité humaine. Or cet idéal semble être tombé dans l'oubli et ceux qui se disent intellectuels peuvent être, dans le même temps, des voyous, (Derrida a fait de ce mot inattendu le titre de son livre paru ces derniers mois)[3]; ils peuvent être de parfaits criminels au visage d'ange. Ainsi consacrent-ils le règne de la médiocrité, non pas l'idéologie du juste milieu mais la technologie du moindre effort en vue du nivellement de toutes les valeurs. Ces gens instruits s'appellent aussi élites. Celles-ci devraient être, un jour ou l'autre, comptables, devant le tribunal de l'Histoire, de quelques chiffres maléfiques et de maux sévissant en Afrique(s). La responsabilité commence nécessairement par là : répondre. Les élites sont aussi des voyous, des hors-la-loi, des bandits de grands chemins, des personnes peu recommandables et pourtant tout à fait respectables, n'est-ce pas là le monde à l'envers ? Mais le monde existe-il sans l'envers du décor ? La réflexion critique doit passer par ce chemin de traverse en marge des grands boulevards, là où il est permis de penser le Diable cohabitant avec le bon Dieu... La mondialité, au 21ème siècle, est peuplée de figures qui ne se laissent pas saisir facilement, car d'autres logiques sont à l'œuvre, celles des mélanges imprévus, du patchwork, du tissage, du clonage... La clarté et la distinction sont devenues des rêves. La réalité et le vécu quotidiens imposent d'autres types de démarches hors des schémas classiques et des logiques binaires. N'est-ce pas l'objet de recherche qui indique le chemin à suivre ?
Or comment répondre de ses actes sans jamais avoir appris à poser les vraies questions ? La vraie question, à mon sens, n'est pas tant celle de la preuve, de la mesure, de la vérification que celle de l'épreuve du sujet connaissant qui, à chaque étape, doit faire un effort pour y arriver à moins qu'il ne soit un génie. Mais le génie constitue l'exception à la règle de l'effort qui est aussi celle de la médiation et de la négociation. Ainsi se construit le monde complexe, objet des sciences sociales et humaines.
2. De l'espace et du temps de pensée |
Peut-être est-ce d'abord notre rapport au temps, comme je le pense, qu'il faut questionner, fondamentalement. Le temps à tout point de vue. Notre manière d'être, de réagir face aux événements ou sous leurs poids qui pèse lourd et nous anéantit; d'être dans l'attente sans avoir une claire vision de ce que l'on attend. Notre rapport au futur qui est véritablement problématique. Que deviendrons-nous demain ? Notre rapport à l'espace aussi : à l'espace ouvert, à la place publique (on me parlera sans doute de l'arbre à palabres de nos ancêtres mais je dis que cet arbre doit être précisément questionné, ce que je ne ferai pas ici, mon propos étant beaucoup plus modeste, proche du vécu quotidien qui sombre dans le chaos). Aujourd'hui, je ne sais « dans quel monde nous sommes tombés » comme le dirait un personnage de fiction. Mais ici, la fiction est bien réelle[4] puisque dans l'univers où je vis l'angoisse règne, la mort court les rues et la circulation des individus se heurte à des difficultés insurmontables. C'est de la vie qu'il s'agit, la face généreuse de la mort, celle qui donne encore des raisons d'espérer, malgré le soleil qui nous tue, la chaleur qui nous étouffe, comme le pouvoir politique. Dans l'espace géographique, on ne sait plus où sont les frontières parce qu'elles sont aux endroits les plus inattendus : nombreuses à l'intérieur d'un même pays. De même qu'il est difficile d'emprunter un chemin sans se faire arrêter ou sans contourner mille barrières ou sans se faire agresser, par les vigiles des frontières intérieures, de même il est, aujourd'hui, dans la position où je suis (et je suppose que beaucoup d'Africains vivent dans la même situation) tout aussi difficile de penser. Il faut le faire dans l'instant, dans l'urgence. Toujours au pied levé, au prix de mille souffrances... Voilà pourquoi la pensée se détache rarement de l'histoire, de la mémoire et de l'oubli. C'est confirmer ce que j'ai déjà dit : que des logiques complexes, qui s'imbriquent les unes dans les autres sont à l'œuvre dans l'organisation de nos sociétés, la construction de nos Etats, le contrôle de nos économies, nos systèmes d'éducation. Comment les comprendre ? La rationalité instrumentale qui divise et mesure, accumule et compte gouverne nos mentalités, ordonne les décisions politiques, hiérarchise les priorités économiques, veut trouver des solutions à la pauvreté vue toujours sous l'angle du calcul et de la rentabilité. Nous avons emprunté les tares des sociétés néo-libérales tout en vivant dans d'autres temps et d'autres espaces. Ainsi notre vie se réduit au vivre biologique qui oscille entre le survivre et la mort physique ou symbolique, l'exclusion de la vie politique, intellectuelle ou scientifique. Nos savants ne sont pas visibles car ils sont ou bien morts (d'une manière ou d'une autre) ou bien cachés, non reconnus, invisibles dans l'espace public organisé par le politique qui se réserve le droit d'en faire un terrain de luttes politiciennes où règne la Loi du plus fort.
Or la force, ici, n'est pas du côté de la Loi ou des Institutions qui seraient garantes d'une vie démocratique dans tel ou tel Etat. La force est plutôt semblable à un aimant, force d'attraction qui tire des sujets vers un point de convergence : le maître de la pensée unique, qui, malgré tous les discours sur le multipartisme et la démocratisation continue de régner comme un chef de village ou un roitelet qui hiérarchise ou nivelle les choses et les êtres selon sa propre volonté. Ainsi, l'espace public comme lieu ouvert de confrontations d'idées et de débats démocratiques n'existe pas, car, aujourd'hui, plus que jamais, les gouvernants se préoccupent beaucoup plus de baliser tout espace de circulation des individus, des groupes et des communautés, de quadriller la société, de la museler (y compris la société civile qui devrait, en principe, jouer un rôle de contre-pouvoir) et de conduire toute voix et toute pensée discordantes vers le chemin de la Voie ou de la Pensée Unique, celle qui soutient ou défend, celle qui suit, comme mouton de Panurge, réagissant aux appels sans limites du maître du jour.
Quand il y a changement de maître, la pensée passe d'un camp à l'autre, toujours aussi Unique, le schéma reste le même. On ne s'étonnera donc pas que des moutons changent de champ où se nourrir, de rivière où boire, de milieu de vie, selon le sens du vent : ils pratiquent la transhumance, mot bien connu en Afrique subsaharienne. Ceux, parmi les moutons, qui sont aptes à suivre le nouveau guide après avoir eu un autre berger dans la même vie, sont, faut-il le dire, la plupart du temps des « intellectuels » maîtres dans l'art de calculer la vitesse et le sens du vent et la surface du champ de leurs propres intérêts. Parlons aussi de sincérité, autre mot pour désigner cette forme de vérité qui suppose une certaine adéquation non pas entre « la chose et l'esprit », mais, je dirai, en prenant en compte chaque personne humaine, l'accord tacite entre l'acte et la conscience. Je suis sincère à telle occasion, en posant tel acte quand j'ai « l'âme tranquille », quand j'ai la ferme conviction que « je ne mens pas ». Je peux alors assumer pleinement la responsabilité de cet acte car je sais que je l'ai commis « en mon âme et conscience ».
Quand la rationalité instrumentale et calculatrice gouverne le comportement de ceux qui semblent être instruits, cela signifie, en toute rigueur, qu'un presque rien manque à l'appel. Ce presque rien appelons-le responsabilité. Etre responsable : être apte à répondre de soi-même et de l'autre. Etre responsable : avoir le sens de la culpabilité, avoir appris l'existence de la Loi. Avoir quitté l'état de nature qui ignore ce que le mot « impunité » veut dire, avoir le souci de soi-même et de l'autre, voisin ou étranger, citoyen ou apatride. La question de la responsabilité me semble importante, je le répète. Qui fait quoi et répond de quoi et de qui ? Il y a trop d'actes impunis parce que la question de la culpabilité ne se pose pas. Et, dans le même temps, trop d'innocents subissent les pires exactions ou sont assassinés et cela semble aller de soi. En Afrique (s), le débat d'idées n'existe pas, il y a des querelles de personnes; de même qu'il y a des frères ennemis dans une famille, de même dans la communauté politique par excellence, pensée comme famille, frères et sœurs n'expriment pas des idées. Ils s'excluent corps et âme. Ainsi, toute politique devient le lieu où s'affrontent des personnes et non pas des citoyens exprimant librement leurs idées sur la marche des affaires publiques. Ils se donnent le droit de s'entretuer comme s'il n' y avait pas d'Etat.
D'un autre point de vue, à supposer qu'un Etat déclare son existence, il exploite à merveille l'idéologie de la rationalité instrumentale : les moyens de prendre le pouvoir et de le conserver sont pensés comme machines à exclure ou à tuer : armées et polices parallèles, médias militant pour la « raison d'Etat », et toutes sortes d'instruments animés[5] toujours aux ordres, toujours prêts à obéir à la voix unique, représentant légal de voix multipartites. Et l'on sait à quel point les élections dites « démocratiques » sont devenues de véritables technologies électorales. L'Etat se réduit, comme on le voit, à un individu et à son entourage, le locataire du Palais et sa cour immédiate. L'institution étatique devient une affaire privée ou presque... Y a-t-il des lois ? Des lois fondamentales qui régissent les Etats ? Certainement ! Mais alors que faisons-nous des droits fondamentaux, imprescriptibles des personnes qui, par nature, sont des sujets de droit ? J'ai la fâcheuse impression qu'il y a toujours des raisons plus fortes que les êtres humains, des raisons qui pèsent lourd par-dessus la tête des sociétés et des groupes, des raisons suffisamment obscures qui résistent à toute analyse claire et distincte, à toute analyse scientifique. Mais il me semble qu'à des personnes vivant dans de telles conditions, entre la terreur et la mort, en ce début du 21ème siècle, mieux vaut leur parler le langage de la sincérité, dire, dans un premier temps, qu'elles sont elles-mêmes responsables de leur sort ! Cela aura au moins l'effet de les réveiller de leur profond sommeil si elles ne sont pas toutes devenues des zombies...
Ce qui est en jeu, je le pense, c'est l'inachèvement fondamental de nos communautés politiques qui ne parviennent pas à être des démocraties. Aristote disait, au 4ème siècle avant Jésus-Christ, que la Cité ou communauté politique est une communauté achevée, là où l'on passe du vivre biologique au vivre heureux, l'existence en tant qu'être humain. Ou, si l'on essaie de réfléchir d'un autre point de vue, peut-être toute démocratie est-elle toujours un système inachevé et les démocraties qui s'installent en Afrique montrent au grand jour les défauts que d'autres démocraties plus anciennes savent voiler afin de survivre en respectant et en protégeant les lois et les institutions, en essayant de séparer les différents pouvoirs les uns des autres.
Certes, comme nous savons si bien le faire, on pourrait remonter loin dans l'histoire et rappeler toutes les violences subies au temps de l'esclavage, d'abord celui pratiqué par les Arabes en particulier sur la Côte Est de l'Afrique et à Zanzibar, puis, bien plus tard, après l'ouverture de l'Amérique au reste du monde et surtout à l'Europe, l'institution de la traite négrière. On pourrait ensuite analyser les conséquences fâcheuses (psychologiquement, moralement, spirituellement, intellectuellement, culturellement) de la colonisation. Mais la néo-colonie a-t-elle pris fin politiquement et économiquement ? Ces analyses ont été faites, des responsabilités ont été situées, des demandes de réparation ont été formulées et les problèmes de l'Afrique demeurent, incommensurables... Et le chaos s'installe, au grand jour. Je ne remonterai donc pas ici le cours de l'histoire... même si l'espace et le temps de pensée restent, dans une certaine mesure, tributaires de l'histoire.
3. Comprendre les codes du monde |
En matière de vérité scientifique, dans le champ des sciences dites « dures », il me semble que nous sommes pleinement responsables, en deux sens au moins. Nous sommes coupables de ne pas avoir proposé, périodiquement, des vérités scientifiques qui auraient pu s'imposer, comme toute vérité, pour un temps. Aujourd'hui, bien plus qu'hier, dans ce monde dit de l'information et de la communication, avons-nous mis l'accent sur le savoir en tant que tel ? Est-ce que cela comptait réellement en dehors de quelques cercles d'initiés ? On dira certainement : « la méthode de vos scientifiques n'est pas expérimentale ou rationnelle». Comment refaire une expérience quand les instruments de mesure ne sont pas les mêmes, quand la « mesure » en tant que moyen de quantification est inexistante ou presque ? Peut-être devra-t-on accepter que toute science, pour mériter ce nom, n'a pas besoin de répondre aux exigences de la rationalité instrumentale, celle qui, depuis Descartes au moins, entend soumettre le monde à ses lois afin que l'homme devienne « comme maître et possesseur de la nature ». Sommes-nous prêts à admettre l'idée selon laquelle la science, comme la culture est diverse ? Car il faut d'abord y croire soi-même avant que l'autre, avec qui il faut dialoguer, puisse à son tour accepter l'existence d'un langage autre. La science n'est-elle pas un langage construit en vue de comprendre le code du monde ? Mais ici, ceux qui se donnent le droit de comprendre ce code ne sont-ils pas mis à part d'une manière ou d'une autre ? Ils sont vénérés (devins, guérisseurs, savants, initiés, techniciens...), et, dans le même temps, suspects parce qu'ils ne sont pas, comme tous les autres, des personnes ordinaires. Ce ne sont point leurs idées ou leurs méthodes qui sont en cause mais leur être. A la limite, tout se passe comme si on leur reprochait fondamentalement le dialogue qu'ils entretiennent avec des forces inconnues du commun des mortels. Vénérés et jetés dans la marge, il ne leur reste qu'à faire leurs preuves en bravant toutes les épreuves que la société, l'Etat et maintenant la mondialité leur réservent... Je pense à ce personnage fabuleux que tu as créé dans le Feu des origines, personnage capable de circuler de la tribu vers la mondialité. Il sort du temps mythique de quatre jours dans lequel il est né, il traverse le temps de la colonisation, celui, pénible, de la semaine historique de sept jours, le temps de la rationalité instrumentale où la rentabilité compte, où la nature est conquise et domptée par un feu destructeur. Pendant cette traversée mémorable de temps différents, il résiste à toutes les épreuves, celle de la présence constante des ancêtres, celles des lois de sa société, celles de l'autre venant de loin. Il reste imperturbable, sujet connaissant et citoyen du monde au sens fort du terme, car il saura aussi utiliser un instrument fabriqué par l'autre qui lui permet de découvrir la beauté des étoiles et les lois du ciel... A la croisée de plusieurs cultures et de plusieurs traditions Mandala Mankunku alias Massini Mupepe connaît la souffrance et les dures loi de la séparation : de sa terre natale, de la femme aimée... Mais le sens de son existence ne se trouve-t-il pas dans le bonheur de connaître ? Il s'agit-là, à mon avis, du parcours exemplaire d'un scientifique venant d'Afrique. Mais combien de Cheikh Modibo Diarra existe-t-il ? Les Etats dits « démocratiques » ne se préoccupent pas de cas exceptionnels[6] mais du grand nombre qu'il faut polir et niveler, comme des objets, silencieux par définition... Ainsi, les dits génies ont le temps de mourir ou de se fondre dans la masse.
Les politiques d'éducation en vigueur (si elles existent) dans les différents pays sont à incriminer : non seulement la peur des génies règne mais aussi la loi du nivellement qui peut être pensé, par ailleurs, comme la répétition pendant les « Indépendances » de la stratégie coloniale consistant à former des « commis », à instruire juste en vue de tâches pratiques, d'emplois auxiliaires : former des tâcherons sous tutelle et non pas des lettrés émancipés. Aujourd'hui, le temps des écoles et des universités est très capricieux, irrégulier comme l'on sait : l'école n'est pas un temps pour éduquer; pire, l'instruction qui ne suit aucun rythme régulier est largement sacrifié au profit de préoccupations politiciennes.
On peut se poser la question de savoir si l'instruction sert aujourd'hui à quelque chose. Peut-être à lire et à écrire... Mais le paradoxe consiste en ceci que les rôles joués dans la société, les fonctions occupées ne se distribuent nullement en tenant compte des mérites mais de choix peu lisibles clairement et distinctement : les liens de parenté, la tribu, la religion ou toute autre appartenance qui devient critère de sélection et de confiance dans une société qui consacre le triomphe des inégalités et le règne de la médiocrité. L'école n'a plus aucune valeur, jetée, elle aussi, dans la marge du politique.
Comment lire le code du monde et rendre la terre habitable quand le politique envahit tout l'espace habitable, le temps de la pensée et de l'action ? Il n'y a plus de grands débats parce que les hommes et les femmes gardent les portes du silence là où les confine le politique s'il ne les transforme pas en clandestins ou en réfugiés, en sans domicile fixe, toutes catégories qui rendent extrêmement difficiles et pénibles la tâche de penser. Pendant ce temps, règne sur la place publique, prise en otage par la Pensée Unique, toutes les palabres qui excluent, divisent et assassinent, loin des lois tombées dans l'oubli.
Il n' y a plus de grands débats parce que la politique est le lieu par excellence de tous ceux qui auraient pu penser et qui, par peur de mourir idiots et pauvres, y font un tour rituel ou s'y installent définitivement en ce lieu qui se présente à eux sous les traits de la chrématistique ou l'art d'accumuler des richesses. Cette confusion des fonctions et lieux explique en partie cette vue si courte incapable de penser demain. Or, c'est précisément en vue de parer au plus pressé et de se préparer à la disette de demain qu'aujourd'hui l'intellectuel déserte le champ de la tâche critique pour embrasser résolument celui de la diversion et du grand banditisme où les lois ne sont plus des lois, où les valeurs n'ont plus aucune valeur, où l'éthique est hors de propos... Ce faisant, non seulement il se suicide en tant que tel, mais contribue à maintenir sa propre société dans l'obscurantisme puisqu'il n'encourage ni science ni savoir si ce n'est quelque savoir utilitaire en vue de conforter et de conserver le pouvoir politique. Aujourd'hui, l'escroquerie est devenue, pour beaucoup, un genre de vie, des plus pauvres économiquement aux plus riches, chacun jouant avec l'autre à malin, malin et demi... Le Malin Génie de Descartes réapparaît ici sous l'espèce de la tromperie quotidienne qui a ses modèles et ses contre-façons dans cette Afrique(s) devenue un dépotoir pour les uns, un laboratoire d'expérimentation scientifique, politique et économique pour les autres; un vaste marché dans tous les cas. Ici, personne n'est au-dessus de tout soupçon. Car l'escroquerie n'est-elle pas, au premier abord, l'excellence dans le calcul rentable ? En Afrique(s), cette Afrique-là qui apparaît au grand jour, on cherche des hommes, des femmes et des enfants qui résistent encore à la mort ambiante, restant humains, malgré tout, dans les ruelles de ce vaste marché. L'expérience montre, en effet, que l'escroquerie peut conduire à la faillite, puisque la pensée qui la nourrit est bien médiocre; incapable de soutenir la vue de l'horizon, le point de jonction entre la terre et le ciel, par-delà l'océan de toutes les traversées...
Le chaos actuel n'a-t-il pas ses raisons dans cette confusion entre deux champs distincts : celui de la production et celui de l'action ? Nous croyons que nous sommes capables d'agir alors que nous sommes produits, fabriqués et utilisés... La souveraineté dont parlent nos gouvernants n'est que bien fictive, de façade, dans de telles conditions. Car, à une autre échelle, le culte de la production et de l'accumulation s'est transformé en globalisation, les instruments et les techniques se détachant du tangible, du visible, de la matérialité pour se transformer en virtualité. Le Globe, aujourd'hui, n'est-il pas un ensemble de mécanismes virtuels d'où l'humanité est exclue ?
Mais il y a d'autres Afriques cachées, écrasées, réduites au silence, celles des humains qui aspirent au bien vivre, qui ne peuvent compter que sur leurs propres ressources intérieures auxquelles elles croient encore. Là, il y aurait d'autres valeurs, humaines celles-là. Ce sont celles-là qui nous donnent ce que j'appelle les raisons d'espérer...
Je n'ai pas répondu à tes questions. Je ne saurais y répondre mais j'apprends à réfléchir dans l'instant. Je sais que les femmes ont beaucoup à faire, par ailleurs, en une journée ou en une existence entière. Les palabres autour de leur sort servent au moins à montrer une chose : qu'elles existent. Penser dans l'instant, sans loisir, sous le poids des nécessités, c'est précisément cela une vie de femme. Mais aussi l'apprentissage des lois qui tissent les rapports humains : l'attachement et le détachement, selon le paradigme du tissage, premier code du monde, première parole, hors de toute palabre tribale, guerrière, exclusive. Je n'ai pas répondu à tes questions. Je me suis posé encore une fois les miennes, celles qui me hantent depuis toujours...
Notes
[1] L'opportunité ou cette chance qui arrive quand on ne l'attend pas, parce que sa venue n'est jamais prévue.
[2] Dans le Livre Premier du Traité sur les parties des animaux, Aristote montre bien la différence entre le biologiste en tant que spécialiste de telle science et l'homme de culture capable d'une vue globale des choses.
[3] Il y a aussi des Etats voyous, comme l'on sait, pas ceux tout désignés par la parole qui ordonne, mais, de manière imprévue, ceux qui, manifestant leur volonté de puissance, font cavaliers seuls, désirant ardemment écraser l'autre lointain mais si proche à cause de la médiation du pétrole...
[4] ou plutôt le réel emprunte ses règles de fonctionnement à la fiction...
[5] Aristote, au Livre I de la Politique, ne définissait-il pas l'esclave comme « un instrument animé » ? L'esclave n'a pas de volonté, sait-il ce qu'est l'honneur et la dignité ? Aujourd'hui, dans ces systèmes qui nous gouvernent, combien d'humains sont-ils ainsi instrumentalisés, prêts à accomplir les plus sales besognes ?
[6] sauf en vue de faire leur propre publicité...
Tanella BONI est poète, philosophe et écrivain. Elle enseigne à la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Cocody (Côte d'Ivoire). Son oeuvre littéraire comprend plusieurs romans, des livres pour les enfants et des recueils de poésie au mombre desquels Il n'y a pas de parole heureuse (Solignac - France: Le bruit des autres, 1997, enrichi de trois encres du peintre Jacques Barthélémy) et Chaque jour l'espérance (Paris: L'Harmattan, 2002). Tanella BONI a aussi publié de très nombreuses études au cours de ces dernières années : La Tolérance (1997); Grobli Zirignon (1998); Carnet de route (1998); Ecritures et savoirs (1998); Entretien avec Tiébéna Dagnogo, peintre et sculpteur (1999); La femme, le corps et l'esprit : contribution à une analyse de la vie quotidienne des femmes en Afrique (1999); "Nous en avons assez de mourir, nous voulons vivre pour l'Afrique (Nocky Djedanoum)" (2000); Internet, le temps et la tradition orale (2001); et Exil, violence et mort ambiante comment résister et s'engager dans son art? Un entretien avec Tanella Boni (2002). |