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Les contributions proposées dans ce numéro de Mots Pluriels ne vont pas sans rappeler les premières pièces d'un puzzle : elles permettent d'imaginer l'image qui va apparaître bien que de nombreuses surfaces restent encore à compléter. Prenons par exemple le voyage à Bénin (1588) des Anglais Bird et Newton. Le compte rendu de cette expédition proposé dans un livre de voyage de 1746, reproduit en fac-similé dans ce numéro de Mots Pluriels, montre que les échanges entre L'Afrique et l'Europe ne datent pas d'aujourd'hui. Ce qui reste par contre à définir, c'est jusqu'où il convient de remonter dans le temps pour arriver aux origines de telles rencontres. Cela, le document en question ne le dit pas, et il est évident que l'exploration européenne des Côtes africaines il y a quatre ou cinq siècles ne marque pas le début des rapports entre les deux continents. Les Légions romaines colonisant l'Afrique du Nord et les Maures envahissant le sud de l'Europe sont là pour nous le rappeler.
L'introduction à l'Histoire de Louis Anniaba proposée par Roger Little offre un exemple similaire. Cet ouvrage anonyme publié en 1740 (réédition par Exeter Press en 2000) est un des premiers romans français à mettre l'accent sur les relations franco-africaines. Comme le suggère Little "Le Prince africain Anniaba est chronologiquement le premier héros noir du roman français. Avec sa reine, de la région d'Antibes, il forme aussi le premier couple domino." A ce titre, l'ouvrage mérite déjà d'être lu, mais l'intérêt de Louis Anniaba ne s'arrête pas là : au delà de la vie du héros, c'est tout un pan de l'Histoire qui s'ouvre : l'esclavage, la montée du racisme en France et dans ses colonies, le Code Noir de 1685 et les législations ultérieures, etc.
La conquête de l'Afrique et l'invasion de vastes territoires par la France à la fin du dix-neuvième siècle marquent un élargissement des relations entre l'Europe et l'Afrique dont on retrouve la trace dans les arts africains. L'étude des documents iconographiques proposés par Marlène M. Biton sous le titre "Influences européennes dans l'art du Dahomey à travers l'iconographie des bas-reliefs notés par Maire (Abomey, 1893)" montre par exemple que l'on retrouve des éléments d'origine européenne dans les bas-reliefs qui ornaient la Cour du roi Glélé (1858-1889) dont le fils Gbéhanzin capitula en 1892. Drapeaux, navires, canons, fusils et maints autres objets empruntés à l'univers européens ont été inclus dans les oeuvres qui décoraient les palaces d'Abomey bien avant l'arrivée des Français.
Il est tentant - bien que malavisé - d'imaginer une poignée de soldats/aventuriers/pionniers abandonnant le confort de la vieille Europe pour aller faire fortune en Afrique. Il est beaucoup plus difficile de se faire à l'idée d'un vaste mouvement migratoire de l'Europe vers l'Afrique. Pourtant, dans son article consacré à l'arrivée des immigrants anglais en Afrique du Sud, Simon Dagut mentionne par exemple que pour la seule période 1860-1900, quelques 250 000 immigrants anglais ont débarqué sur les côtes sud-africaines. A leur arrivée, l'attitude de ces immigrants vis-à-vis des populations locales était dominée par "un fossé culturel et somatique énorme qui les séparait des populations noires". Cette perception initiale de l'Africain par l'Européen, suggère Dagut, n'a pas été sans influencer le développement des rapports sociaux inégaux et racistes qui ont dominé l'univers Sud Africain - et à vrai dire de toute l'Afrique - tout au long du vingtième siècle.
Le chiffre de 15 000 engagés volontaires australiens combattant aux côtés des Anglais en Afrique du Sud pendant la guerre des Boers (1899-1902) est aussi évocateur. Il souligne non seulement l'influence de Londres sur sa lointaine colonie, mais il montre aussi que l'immigration européenne en Afrique et la défense musclée des intérêts économiques du vieux continent ont de tout temps été indissociables. Dans son article "Historical carnival of reconciliation", Jane Carruthers explore les mythes hérités de la ferveur nationaliste de l'époque de la guerre des Boers et elle analyse comment l'Afrique du Sud et L'Australie ont essayé d'utiliser cette mythologie à leur avantage lors de récentes cérémonies du souvenir. Alors que l'Australie célébrait l'esprit de corps des braves Australiens ayant répondu à l'appel du devoir, l'Afrique du Sud jouait la carte de la réconciliation en soulignant combien les noirs et les blancs avaient souffert aux mains d'hommes indignes tels que le général anglais Baden-Powell dont l'attitude face aux populations civiles lors du siège de Mafikeng fut loin d'être héroïque.
Le désir de remonter aux sources et de modeler le présent en s'inspirant de l'héritage légué par nos aïeux se retrouve dans l'art mural sud africain (Community mural art). Dans un article richement illustré, Sabine Marschall montre qu'après plusieurs siècles de discrimination et de marginalisation des populations locales, on voit apparaître de nouvelles formes artistiques qui répondent à leurs exigences. L'art mural que l'on retrouve en divers endroits du pays permet à des artistes de talent de s'exprimer et de proposer au public des "anti-monuments" qui illustrent la vie des gens ordinaires, s'inspirent de l'héritage culturel africain traditionnel, réévaluent les mythes proposés par les gouvernements racistes de jadis, proposent une écriture alternative de l'histoire du pays qui est accessible à tous, évitent les stéréotypes et dépeignent les cultures africaines de manière positives.
Une telle ré-appropriation des formes et des contenus par l'Afrique-des-gens-ordinaires n'est pas courante, mais elle représente bel et bien le meilleur moyen de pallier au déséquilibre qui résulte de la domination de l'Europe dans tous les domaines. Les représentations de l'Afrique qui tiennent lieu de référence débouchent invariablement sur une observation du Sud par le Nord, et cet état de choses fausse considérablement les images que l'on associe au continent. Comme le suggère Obododimma Oha dans son analyse du voyage en Afrique d'un jeune touriste (publié sur le web en 1999), les monopoles du Nord dominent les média, y compris Internet. Dès lors sa conclusion n'a rien de surprenant: "le cyberspace européen ne semble pas être ouvert aux pauvres de Sangoulema : pas encore. Pour l'heure, ils restent les sujets que l'on étudie et non pas les sujets qui étudient".
Cette problématique est au centre des préoccupations de Daniel Tchapda. Pour lui, le fait d'avoir perdu sa capacité de gérer ses propres affaires et d'être devenue l'otage de petits potentats africains à la botte du FMI et de la Banque Mondiale contraint l'Afrique à stagner à la périphérie du monde civilisé. Cet argument est repris par Tchapda dans son compte rendu du recueil de poèmes de Gahlia Njongoh Gwangwa'a, Lamentations du déshérité publié à Douala en 2000.
Il y a pourtant quelques espaces de lumière dans cet univers assez sombre. Kwaku Asante-Darko en relève un: la musique Reggae. A son avis, cette dernière a permis de focaliser les aspirations de l'Afrique. Elle exprime les attentes, les aspirations et aussi les désenchantements d'un continent paralysé. La dimension panafricaniste de la musique reggae et son attrait en Afrique sont dus en partie aux origines africaines des pionniers jamaïcains, mais, suggère Asante-Darko, c'est aussi et surtout parce que l'image du Noir qui lui est associée "unit tous ceux qui, en Afrique, en Amérique et ailleurs, espèrent connaître un jour la liberté, l'égalité et la dignité."
Assez paradoxalement, L'Europe fait aussi partie de cet "ailleurs" dans la mesure où, comme le dit Henri Jeanjean dans un article intitulé "La décolonisation française et le mouvement occitaniste", la relation de dominance qui préside aux relations entre l'Europe et l'Afrique se retrouve à un micro-niveau entre Paris et la Province. Le cas de l'Occitanie est un cas typique, suggère Jeanjean en montrant que l'attaque de Césaire contre le colonialisme trouve un écho inattendu au coeur même de l'Hexagone: "On me parle de progrès, de réalisations, de maladies guéries... Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, de cultures piétinées, d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées".
Dans l'interview qu'elle a accordé à Mots Pluriels à la suite de la sortie de son ouvrage Les Larmes de cristal, Micheline Coulibaly (romancière ivoirienne née au Viêt-nam) adopte une attitude plus positive. Les cultures asiatiques et africaines ont beaucoup de points communs, dit-elle. Cela facilite les échanges. Il n'en reste pas moins que son roman évoque le destin d'une jeune femme que la vie n'a pas épargnée. A peine sortie de l'enfance, l'héroïne est donnée comme concubine à un riche marchand. Dépouillée de ses biens à la mort de ce dernier, elle se lance alors dans le petit commerce pour nourrir ses enfants, puis elle part pour la Côte d'Ivoire avec un soldat français d'origine africaine. Il s'agit bien là de l'histoire d'une femme dont la marge de manoeuvre est extrêmement limitée mais, affirme Micheline Coulibaly, dans la vie, ce sont moins les obstacles qui comptent que la manière de les franchir; et c'est grâce à sa ténacité et à sa détermination que l'héroïne surmonte les pires difficultés.
Ténacité et détermination sont deux qualités que l'on pourrait aussi associer à l'action de Tanella Boni dont l'oeuvre souligne inlassablement les devoirs de l'écrivain en ces temps difficiles. Une de ses responsabilités, dit-elle, revient à "tirer la sonnette d'alarme" et à dénoncer les vagues de violence qui déferlent sur l'Afrique en général et sur la Côte d'Ivoire en particulier. Son compte rendu des rencontres qui se sont tenues en France dans le cadre de Lille 2000 : l'Afrique en créations énumère les principales préoccupations qui émergent des romans africains publiés en l'an 2000; il souligne aussi la nécessité de ne pas se laisser gagner par l'oubli, "d'inventer des mots neufs pour dire l'innommable" et de résister.
Dans le climat actuel, la chose n'est certes pas facile, ni en Afrique, ni hors du continent. Gavin Kitching en témoigne au début de son article introspectif. A la question: "Pourquoi ai-je abandonné les étude africaines?" il répond avec ingénuité: "En un mot, c'est parce que je les trouvais déprimantes". C'est vrai, l'avenir de l'Afrique et le bien-être des Africains ne semblent pas intéresser grand monde, ni à l'Ouest, ni même en Afrique où les classes dirigeantes sont souvent plus occupées à engranger les bénéfices de l'exploitation forcenée du continent qu'à oeuvrer au bien commun. Aujourd'hui comme hier, les échanges Nord-Sud se perdent dans un imbroglio d'intérêts économiques qui échappent complètement aux communs des mortels et dans ces conditions, bien malin qui saurait y voir clair. Reste que demain est un autre jour, et que nul ne sait de quoi 2001 sera fait. Comme le dit Micheline Coulibaly : "Notre destin est tracé dans le ciel ... l'important c'est de le suivre avec détermination".
Bonne année
Jean-Marie
Volet
The University of Western Australia
The material proposed in this issue of Mots Pluriels resembles the first pieces of a large jigsaw puzzle laid out on a board : it gives a good idea of the complex image that will emerge in the end, yet leaves large areas still to be completed. Let us take as an example Bird and Newton's Voyage à Benin in 1588. The facsimile of a 1746 travel guide included in this issue shows that "interchange" between Europe and Africa is not a contemporary feature and that it goes back many centuries. Just how many centuries, however, this document does not say and it would be a mistake to postulate that "modern" European exploration of the African coast marks the begining of interaction between the continents. Suffice it to say the Roman legions "colonised " the north of Africa and the Maures settled in the south of Europe, long before Bird and Newton set sail on the Richard d'Arundell.
Roger Little's introduction to the Histoire de Louis Anniaba provides a similar example. This anonymous novel, first published in 1740 and reprinted by Exeter Press in 2000, is the first French novel that puts a Black person at the centre of the narration. It is also, Little argues, the first French novel that deals with the relationship of a mixed-race couple. That in itself warrants a close reading of the novel, but there is more to it : it is the relationship to slavery, racism and Louis XIV's Code Noir (1685) - and subsequent laws, elements which add considerably to its relevance.
Contact between Europe and Africa intensified at the end of the 19th Century with France's exploration & invasion of large tracts of African land. Marlène Biton's illustrated study of African Arts shows evidence of this cross-pollinisation in the bas-reliefs decorating the palaces of Dahomey's King Glélé (1858-1889) and his son Gbéhanzin. Based on the drawings of Maire who arrived in Gbéhanzin's capital Abomey shortly after its fall to the French colonial army in 1892, she argues that elements such as flags, boats, canons, guns and many other items are borrowed from the European armoury.
It is easy - yet misguided - to imagine a handful of soldiers/adventurers/pioneers leaving the comfort of Europe to seek fortune in Africa. It is far more difficult to come to terms with the real magnitude of the European expansion into Africa during the 19th century. Simon Dagut's article on the arrival of British immigrants to South Africa says for example that for the period 1860-1900, alone, "approximately 250 000 settlers arrived in South Africa from Britain". By and large, the first encounter of these immigrants with the local population upon disembarking on the African shore in Cape Town, Port Elizabeth or Durban, was dominated by "an enormous cultural and somatic gulf between themselves and Black people". Settlers' first impression of their adopted country, Dagut argues, were not without importance in shaping the "malignant" racial social order that was to dominate life in South Africa - and one would argue the whole of Africa - throughout the 20th Century.
A figure of 15 000 Australian volunteers engaged in the Anglo-Boer conflict in the 1890s and early 1900s is also striking, for it indicates that European immigration went hand in hand with the defence of Western economic interests through the power of the gun. In her article "Historical Carnival of Reconciliation", Jane Carruthers analyses how 19th and early 20th Century nationalistic fervour gave rise to influential myths and shows how those myths are being used in the recent commemoration ceremonies of the Boer War in order to accomodate both Australian and South African contemporary political agenda. In line with South Africa's current emphasis on nation-building and reconciliation, Carruthers argues, suffering endured by Black and White at British hands was being stressed in the debunking of Baden-Powell's "heroism" at the siege of Mafikeng. As for the Australians, they chose not to dwell on the crushing of an emergent nation under the imperial flag but rather to remember "the brave men who defended Elands River against the odds" and to celebrate the myth of "mateship" that arguably binds Australians together.
The desire to recover one's traditional cultural heritage and to use it in the context of the present preoccupation is also manifest in South African community mural art, a theme eloquently analysed by Sabine Marschall in a well illustrated article titled "Counter-narratives: Recovering cultural heritage and representing ordinary people's lives in South African community mural art". After centuries of discrimination and the marginalisation of African arts, new forms of artistic expression and "anti-monuments" are being developed in order to represent ordinary people's lives, to recover traditional African cultural heritage, to revisit the mythology created in years past by a racially tainted government, to re-write history in a medium accessible to all and, avoiding stereotypes, to depict African culture positively.
Such a reappropriation of history is no easy feat, but it is the only way to counterbalance the effects of centuries of an unequal power relationship that has dominated European representations of Africa. One-sided representation still skews many images of contemporary life, including - and some would say particularly - new ways of communicating such as the Internet. Such is the point of Obododimma Oha's article titled "In the web of his sight: European travel through Africa as a virtual encounter". His analysis of the travelogue of a young man who toured parts of Africa in 1999, and recorded his experiences on the web, leads him to conclude that: "... European cyber education appears not to be for them [the poor inhabitants of Sangoulema] : not now. They remain subjects to be studied, not subjects that study."
This problematic is at the heart of Daniel Tchapda's preoccupations. The loss of Africa's ability to manage efficiently its own affair and its surrender to the rapacious appetites of both local racketeers and international organisations such as the IMF or the World Bank condemns the continent to remain at the margin of civilisation. This thesis is developed further by Tchapda in his review of Gahlia Njongoh Gwangwa'a collection of poems Lamentations du déshérité published in Douala (2000).
According to Kwaku Asante-Darko, Reggae represents a very persuasive art form which has been one of the most succesful challenges so far to the socio-economic and cultural cringe that paralyses Africa. "The pan-Africanist dimension of reggae music and its specific intellectual and emotional appeal are [...] explicable in the light of the African origins of its Jamaican pioneers" Asante-Darko says, but more importantly such artistic representation of Blacks "unites [...] people of Africa to those of America and to all everywhere in whom burns the unfulfilled wish for freedom, equality, and dignity".
Europe is also part of this "everywhere" and Henri Jeanjean's article, "La décolonisation française et le mouvement occitaniste", testifies to the fact that the top-down relationship that characterizes North-South interaction is also founded in France itself at a micro level. Paris' relationship to the province and to the Occitan region is a case in point. Occitan people would have no difficulty in recognising their own experience, Jeanjean argues, when they read Césaire's famous words: "On me parle de progrès, de réalisations, de maladies guéries... Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, de cultures piétinées, d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées".
Micheline Coulibaly takes a more positive approach in the interview she gave to Mots Pluriels shortly after the publication of her semi-autobiographical novel Les Larmes de cristal . The fictionalised account of the life of her Vietnamese mother who married an African soldier and followed him to the Ivory Coast testifies to a type of relationship that transcends European hegemony, emphasises the proximity of both Asian and African traditions and shows a way towards a future based on personal resilience and determination.
These two qualities are certainlyly present in Tanella Boni's indefatigable defence of literature as a counter to the violence that surged through Africa and the lawlessness that engulfed her own country. Her perceptive review of some of the novels published in 2000 and her account of the informal meetings and discussions that have punctuated the manifestation "Lille 2000, l'Afrique en creation", stress the need for the literati to come together and to keep writing against oblivion.
To keep going in the face of adversity is easier said then done, thus Gavin Kitching's mortified admission at the begining of his reflective and self-evaluating piece: "In a word, I gave up African studies because I found it depressing". The welfare of Africa and its people has been a matter of remote concern to the West - and to a large extent too of a corrupted African elite interested in profiteering from the unabated exploitation of the continent. Time and history have been on the side of the racketeers but who knows what tomorrow will be made of. As Micheline Coulibaly puts it: "No one can change destiny. What is most important is to follow one's star and live life with resolve".
Happy new year.
Jean-Marie
Volet
The University of Western Australia