COMPTE RENDU DE LECTURE DE DANIEL TCHAPDA |
Lamentations du déshérité
un recueil de poèmes de Gahlia Njongoh GWANGWA'A
Editions NANS à Douala (juin 2000) |
Dr Gahlia Njongoh Gwangwa'a est l'auteur de trois recueils de poèmes : The beauty of thinking (CEPER, Yaoundé 1989), Fields of illusive petals (American Literary Press, Baltimore, 1998) et Cry of the Destitute, un recueil de cinquante quatre poèmes édités en langue anglaise en 1995. Ce dernier volume vient d'être traduit en langue française et publié en version bilingue aux Editions NANS à Douala (juin 2000) sous le nouveau titre Lamentations du déshérité. Pour obtenir ce livre, s'adresser aux Editions NANS s/c Dr Daniel Tchapda B.P. 9078 Douala Cameroun. E-Mail: [email protected]. |
Au 4 ème siècle avant Jésus-Christ, le philosophe grec Platon demandait que tous les poètes soient chassés de la cité. Les poètes étaient pour lui des illusionnistes à cause du caractère trop imaginatif de leurs oeuvres. A son avis, l'univers poétique ne décrivait pas les hommes tels qu'ils sont, mais tels que le poète les imagine à travers le prisme déformant de ses fantasmes. La poésie ne pourrait donc pas, selon ce philosophe de la Grèce antique, servir pour lire les problèmes d'un peuple et d'une société.
Platon avait-il tort de penser ainsi ? Les écrits poétiques de son temps le lui permettaient sans doute. Mais aujourd'hui, ce philosophe n'aurait certainement plus la même opinion négative de la poésie. Car, contrairement à ce qu'il pensait, la poésie n'est plus seulement l'expression libre d'une certaine sensibilité et d'un certain imaginaire. Elle est devenue, depuis la fin de la période romantique, une véritable arène où s'organisent des combats sociaux de toutes natures, un terrain de combat où le rationnel côtoie l'imaginaire pour le subjuguer. La poésie contemporaine n'est plus rêverie; elle est action, réaction, lutte pour la vie et pour la liberté.
En Afrique tout particulièrement, la poésie s'est inscrite à l'école du réalisme depuis le début du 20ème siècle, poussée à cela par la figure coloniale et tout ce qu'elle a fait subir aux populations. Aimé Césaire, bien que très contesté aujourd'hui, est de ceux qui inaugurèrent cette vision de la poésie africaine.
Dr GWANGWA'A appartient à cette tradition réaliste. Césaire se voulait la bouche de ceux qui n'ont pas de bouche. Il se donna pour mission de dénoncer, par une poésie très militante, les abus des Blancs, tant en Martinique qu'en Afrique. Dr Gwangwa'a pour sa part se sent particulièrement troublé par la situation historique de l'Afrique actuelle. Une Afrique faite de guerres, de haines et de misères inacceptables.
s'interroge le poète de manière plaintive. Il n'hésite alors pas à en chercher les causes. La première, la principale, ce sont nos propres dirigeants :
Il cite des cas de guerre sur le continent du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest. Cette histoire de guerre ne s'arrêtera peut-être pas demain. Car si hier c'était le Congo, aujourd'hui de nouveaux foyers s'allument sur le continent sans que cela surprenne l'observateur attentif. La Côte d'Ivoire vient elle aussi d'entrer dans ce cercle infernal. La cause en est exactement la même : l'égoïsme de nos dirigeants.
Mais au-delà de cette cause structurelle, le poète pense que le malheur des Africains vient de leur incapacité à combattre les pouvoirs spoliateurs. La tâche de ces derniers est donc d'autant plus facilitée que les Africains sont aujourd'hui des peuples résignés :
Plus loin dans le recueil, il s'interroge :
Il s'abstient d'achever ces propos, mais il est bien facile d'imaginer ce que le poète se refuse de déclarer, peut-être par pudeur ou par dépit. Plus loin, dans le même recueil, il le dit d'ailleurs :
Cette lecture de notre temps montre en réalité que le sens de la domination a changé en Afrique. Les poètes de la négritude avaient les colons pour "ennemis". Aujourd'hui, nous sommes devenus nos propres bourreaux. Nous utilisons toutes les astuces pour nous mentir à nous-mêmes et nous détourner du progrès. Au Cameroun, cette duperie est conduite par celui qu'il appelle "l'omniscient muezzin". Et pourtant, malgré sa stature magistrale, précise le poète Gwangwa'a,
C'est autour de cette action de dénonciation que se bâtit le premier mouvement de ce recueil de poèmes. Dans le deuxième, l'auteur relève pour la condamner, l'attitude de résignation de son peuple. Il pense qu'il lui aurait fallu plus de courage et même de témérité pour s'émanciper de sa situation. Il lance alors un appel à la lutte contre l'ennemi du peuple. Pour y arriver, le poète procède très intelligemment. Il rend d'abord hommage aux nationalistes des années 50 et 60 appelés avec mépris mais intensément "maquisards". Son attitude se distingue ainsi de celle des penseurs africains dits afropessimistes qui, se focalisant sur cette attitude démissionnaire que dénonce lui-même Dr Gwangwa'a, oublient de rappeler le passé glorieux de notre peuple. Ils oublient surtout de s'interroger sur les causes de cette démission actuelle. Le poète Gwangwa'a pour sa part, ne fait pas pareil. Il évoque de manière très admirative la mémoire des héros de l'histoire du Cameroun :
Leurs actes de bravoure
Libéra un moment le peuple
Et leur existence à jamais immortalisée
Est aujourd'hui gravée sur les pierres
Les arbres, dans les forêts et les brousses
Où on les traqua
Cette évocation du passé n'est, pour le poète, qu'un rappel de l'histoire. Poète réaliste, sa poésie colle au temps. Il sait que la lutte de ces héros historiques n'est pas la même que la nôtre aujourd'hui. Notre lutte de libération doit de nos jours être tournée contre ce qu'il appelle "l'impérialisme endogène". Ces termes forts et poignants ont tout leur sens dans le contexte de la poésie de Dr Gwangwa'a. Car si un pays comme le Cameroun est dit indépendant depuis le 1er janvier 1960, la figure coloniale y est représentée par des nationaux à qui les colons ont confié pour mission de nous garder sous leur éternelle domination. L'impérialisme a ainsi pris une figure différente. Il est pratiqué par les Africains contre les Africains. Le poète en appelle alors à la conscience de chacun devant l'histoire :
Cette conscience du devoir historique rend par la suite le poète outrecuidant et téméraire. Il désigne comme ennemis les représentants du colonialisme, mais il n'oublie pas de dénoncer les actions d'exploitation que ces anciens colons continuent à poser sur le terrain africain :
Mais alors comment organiser la lutte ? Le poète ne répond pas vraiment à cette question. Il pense néanmoins qu'il ne pourrait s'agir d'une lutte isolée et individuelle. Il suggère la lutte collective, solidaire et patriotique. Ainsi
Le poète rêve en fait d'une Afrique totalement libérée. Libérée à l'intérieur des despotes serviteurs des intérêts impérialistes, et libérée à l'extérieur des impérialistes anciens colons toujours présents et qui usent de plein de subterfuges pour nous rendre toujours plus pauvres. En fait le néologisme "Frenchies" que le poète utilise dans ce recueil, ne désigne pas uniquement ceux que ce terme semble désigner. Il s'agit en réalité d'un terme générique qui désigne tous les mécanismes d'exploitation mis en place par l'impérialisme occidental pour nous maintenir dans notre pauvreté. Feu le Professeur Tchuidjang Pouemi dénonçait de son vivant le Fonds monétaire international qu'il appelait déjà "le Fonds de misère internationale". Cette institution internationale est la figure actuelle de ce que Karl Marx appelait déjà au 19ème siècle, la "Sainte alliance". Il s'agit de la coordination des intérêts de la bourgeoisie internationale pour mieux nous exploiter.
Dr Gwangwa'a ne s'attaque du reste pas à cette autre dimension des causes de notre régression historique. Peut-être aussi parce que ce n'est pas forcément à cause des prêts de la Banque mondiale et du FMI que les Africains sont plus pauvres aujourd'hui qu'avant 1985. Tout dépend en réalité de la manière dont ces sommes ont été gérées. Car il y a des peuples comme ceux de l'Asie orientale qui ont emprunté le chemin de ces prêts et qui ont réussi à monter un développement authentique dans leurs différents pays. Voilà peut-être pourquoi le poète Gwangwa'a ne cite pas cette autre dimension de notre situation historique.
Néanmoins, il demeure vrai que les effets de cette figure coloniale sont plurielles dans nos sociétés. Car, au-delà de l'exploitation économique de l'Afrique, un autre moyen de la spoliation de nos sociétés se traduit par l'insémination du démon de la division. Le rêve du poète porte donc ainsi sur la destruction de ces démons savamment orchestrés pour nuire à l'unité et au développement du peuple d'Afrique. Cette division prend au Cameroun la coloration de la discrimination sociale par laquelle, selon le poète, les anglophones sont des éternels subalternes, quelle que soit leur qualification :
"En tout, nous ne sommes qu'assistants" se lamente-t-il. Mais, prévient-il très sévèrement :
Il en appelle ensuite à la résistance des anglophones:
On comprend ainsi pourquoi, dans cette deuxième dimension de ce recueil, le poète apparaît comme "le vrai défenseur", "le poète-mage". Il dit être :
Il jure ensuite de demeurer le défenseur de ce peuple sans yeux ni voix : "Je resterai ce que je suis", promet-il très fermement. C'est ici que surgit l'étonnement de tous ceux qui connaissent le poète Gwangwa'a qui, au moment où il écrit ces poèmes est haut responsable dans la société pétrolière américaine Pecten. On est alors porté à se poser la question de savoir comment un individu qui jouit d'un tel confort social peut donner autant d'énergie à dénoncer une situation historique dont lui-même tire profit.
Dr Gwangwa'a ne répond pas directement à cette question dans ce recueil. Mais, en jurant de rester ce qu'il est, le poète montre que la vocation sociale de l'écriture prime chez lui sur l'intérêt matériel. C'est en fait parce que, malgré sa situation sociale, le poète Gwangwa'a demeure un poète, c'est-à-dire un homme sensible, un homme tout court.
Cette sensibilité est la marque distinctive de la troisième dimension de ce très riche recueil de poèmes. Sensible, sentimental et affectif, l'homme réapparaît ici dans tout son lyrisme de poète. De l'examen des problèmes sociaux, il passe à l'expression de tout ce qu'il y a d'humain en lui. L'amour est la source à laquelle s'abreuve cette partie de l'oeuvre : amour au sens pur du terme, "l'amour sans formule" écrit-il. Il dit de l'amour qu'il est "un sentiment qu'on ne conceptualise pas"
Cet amour qui anime le poète se déverse sur tout ce qui l'entoure : son cadre de vie, sa douce compagne, feue sa mère Na Tabita Nahsang pour qui il verse encore des larmes innocentes d'un fils sur l'âme de qui la tendresse maternelle perdue par la mort laisse une plaie toujours béante après tant d'années. Amour enfin pour son peuple qui, à Douala ou à Yaoundé croupit sous le poids assommant de la misère. Mais aussi amour de la nature qui, pour le poète est son dernier lieu de retranchement. On comprend alors qu'il s'en prenne très violemment à ceux qui la détruisent. Il dit sans sourciller son amour pour cette nature à laquelle il consacre une part importante de ses méditations. Comme ici à Kribi, il dit rentrer à son hôtel
Ce dernier aspect du poème a ainsi l'avantage de dessiner le vrai visage du poète Gwangwa'a. Il est le poète de l'amour. C'est ce sentiment qui le tenaille et le pousse dans la lutte pour la libération de son peuple. Il s'agit pour lui d'une lutte qui pourrait aller jusqu'au sacrifice suprême. Après tout, le poète Gwangwa'a est convaincu que la mort est la finalité de toute vie. Peu importe donc selon lui comment elle advient. L'essentiel selon lui, c'est d'avoir la conscience du devoir accompli. La lecture de Vigny a décidément laissé sur le poète des marques indélébiles.
Cette amertume portée par l'idée de la mort devient diffuse: mort de Nahsang sa mère, mort de la conscience révolutionnaire, mort de la nature surexploitée et des forêts déboisées, mort précoce de nos enfants sans avenir et condamnés à la perdition, mort du peuple camerounais, mort de l'Afrique en proie au déchirement interne, mort partout. Mais chez le poète Gwangwa'a, cette amertume se transmute aussitôt en espoirs et en espérances. Il sait que la paix se trouve au bout de toute cette agitation historique :
Les campagnes et les villes baigneront dans l'amour
Cette douce affection autrefois sacrifiée
Sur l'autel d'un impérialisme pervers
La paix en moi, en vous, en eux
Bercera le tranquille développement de l'Afrique
Le rythme ternaire de ce recueil de poèmes bat tout à fait la mesure d'une musique vive et combattante. On comprend alors que le style du poète soit riche et varié. Violent, dénonciateur, incisif et provocateur, le poète devient doux, calme et tempéré lorsqu'il interpelle nos consciences. L'appel de l'amour lui inspire de la tendresse et de l'ardeur sentimentale que même l'amertume de la mort ne parvient pas à dissoudre.
Simple dans le langage et suffisamment franc dans son expression, Dr Gwangwa'a a l'avantage d'exprimer cette douleur que la plupart des Africains taisent par pudeur mais surtout par égoïsme ou par couardise. C'est en cela que Lamentations du déshérité a tout son intérêt pour un public africain en quête désespérée de son identité.