"Le Prince africain Anniaba est chronologiquement le premier héros
noir du roman français. Avec sa reine, de la région d'Antibes, il forme aussi le premier couple domino."
(Roger Little, Quatrième de couverture)
Repris de la réédition du roman Histoire de Louis Anniaba par University of Exeter Press (2000) avec l'autorisation de l'éditeur et de l'auteur. |
L'intérêt d'une réédition, après plus de deux siècles et demi, du roman anonyme Histoire de Louis Anniaba est surtout historique en ce sens qu'il fait date. D'une part, la représentation du Noir dans la littérature connaît un regain de faveur correspondant au rééquilibrage socio-culturel qui s'effectue dans un monde qui, peu sûr de lui-même au seuil d'un nouveau millénaire, remet en question ses valeurs traditionnelles. Il est donc important de pouvoir relire le premier roman français dont le héros est un Noir. D'autre part, la présentation d'une héroïne d'une trempe exceptionnelle, à travers des rebondissements narratifs et des moments de suspense qui retiennent toujours l'attention, n'est pas non plus sans intérêt à une époque où l'on porte un regard nouveau sur les personnages féminins du passé. |
Questions d'histoire et de géographie |
Malgré ses fantaisies et ses inexactitudes, ce roman surprend par son ouverture d'esprit. Il prend pour point de départ une histoire véridique déjà imprécise et controversée. Le Mercure de l'Europe de février 1701 rend compte de la visite en France d'un certain Louis Hannibal qui venait de s'y faire baptiser. Les personnalités concernées ne sont pas des moindres : c'est le roi Louis XIV lui-même qui lui aurait offert son prénom et arrangé à Notre-Dame de Paris un baptême aux mains de Bossuet et une première communion administrée par le cardinal de Noailles. Guillaume Bosman, dans son Voyage en Guinée de 1705, cite le texte du Mercure et fait montre d'un scepticisme qui sera partagé par d'autres commentateurs de l'époque.[1]
Une vingtaine d'années plus tard, Jean-Baptiste Labat, dans son Nouveau voyage aux isles de l'Amérique, renchérit en s'indignant d'abord, en bon Père de l'Église, contre le paganisme retrouvé du prétendu roi d'Essenie, et puis, en bon Français colonial sinon colonisateur, contre le crime "presque aussi grand" d'agir contre les intérêts de la France.[2]
Les éléments de base de ces récits historiques se retrouvent dans le roman que nous présentons ici, allégés toutefois de leur interprétation tendancieuse. Mais si le personnage a eu mauvaise presse à son époque, la critique moderne, dans la mesure où elle a daigné se pencher sur le roman, n'est pas plus tendre.[3] La plus défavorable, due à la plume acerbe de Roger Mercier, le condamne au nom d'un positivisme déplacé :
L'accusation ne tient nullement compte de la nature romanesque de l'écriture. Nous avons d'ailleurs vu que l'essentiel du récit respecte son point de départ historique. Un détail en est confirmé par la Relation du voyage d'Issyny de 1714, de l'abbé Godefroy Loyer.[5] On sait par ailleurs que le roi du Maroc de l'époque, Moulay Ismaïl, avait conclu un traité avec Louis XIV et que ses corsaires étaient férus de chair blanche. Depuis deux siècles, les dangers de la côte barbaresque avaient fourni ample matière à réflexion pour toutes sortes de littératures.[6]
L'auteur n'a-t-il pas le droit d'ajouter à l'histoire brute une trame amoureuse qui ne peut manquer de séduire ses lecteurs ? Faut-il faire grief au romancier anonyme de colporter une géographie de fantaisie ? Le Mercure de l'Europe va jusqu'à confondre Syrie et Assiné (ou Issinie, ou Issiny, ou Essenie, selon l'orthographe instable du dix-huitième siècle, écrit maintenant Assini et se trouvant au Ghana, sur la frontière ivoirienne), alors que Labat évoque Juda (ou Fida, maintenant Ouidah) qui, à vol d'oiseau, est à quelque six cents kilomètres d'Assini. Ces régions pour ainsi dire inconnues donnaient encore lieu à des légendes que nous traitons maintenant de puériles.
Il convient toutefois de pousser plus loin nos investigations géographiques. Le titre du roman annonce le roi d'Essenie et lorsqu'il réintègre ses États, il débarque à l'embouchure du fleuve Sénégal, soit, à vol d'oiseau toujours, à presque deux mille kilomètres d'Assini. Chemin faisant il dit faire escale à Miquenez, l'actuel Meknès, à cent quarante kilomètres de la mer. Faire fi de la sorte - même scandaleusement - de la géographie, ne signalerait-il pas, autant qu'une ignorance réelle, un manque souverain d'intérêt pour cet aspect du récit ? Son importance résiderait ailleurs. Les endroits nommés ne sont que les lieux-dits d'une géographie imaginaire suffisante pour étayer une suite d'aventures exceptionnelles qui, elles, retiennent toute notre attention. Notre certitude relative à l'emplacement de Paris ou de Nice, voire même de Tripoli ou de Meknès, fournit une assise suffisante pour un exotisme aventureux.
Si nous revisitons donc la cartographie du roman, en tenant compte des connaissances, des hypothèses et même des méprises de l'époque, nous y voyons certes des confusions inadmissibles aujourd'hui, mais aussi et surtout une géographie de l'esprit qui s'appuie sur les explorations françaises les plus anciennes en Afrique de l'ouest. Saint-Louis du Sénégal a pris une place prédominante dans les récits comme dans les racontars des marchands et des matelots. Un poste comme Assini, à la fois plus éloigné et de bien moindre importance pour la France, n'avait que peu de prise sur l'imagination française. Dans la mesure où l'auteur anonyme cherche à redorer le blason d'Anniaba, il a raison de détourner le regard d'un Assini inconnu pour le situer aux bords d'un Sénégal relativement connu et apprécié.
Questions de couleurs |
L'emprise du réalisme et du positivisme est telle, nous l'avons déjà constaté, qu'on a formulé un premier reproche au roman : "le romancier semble ignorer que son héros avait la peau noire". Il ne serait, d'après la thèse de Christopher Miller, qu'un vide à remplir selon les fantasmes et les préjugés de l'auteur.[7] C'est une thèse pleine d'intérêt : le Noir serait d'emblée une terra incognita à investir, par le Blanc, du fruit de ses élucubrations, pour la plupart - si l'on veut bien entendre dans ces termes toute la force contradictoire de leur étymologie - dénigrantes. Le héros aurait en partage les qualités de l'Afrique dont il vient. L'imagination jouit de la liberté de remplir ce vide de ce qu'elle veut.
Anniaba est pris, au cours du roman, tantôt pour un Italien, tantôt pour un Français. Pour Mercier, cela fait partie du scandale : "l'usurpateur qui s'est emparé de son trône l'accuse d'être un seigneur français qui s'est substitué au prince mort." Croit-on donc sur parole l'accusation d'un ennemi ? Certes non, quoi qu'en semble penser Mercier, mais elle doit avoir un fondement, en ce sens qu'Anniaba doit avoir la peau relativement claire pour que l'accusation porte. Pour Miller, poussant l'argument plus loin, "Aniaba [sic] is completely interchangeable with Europeans in both his inner subjectivity and his outer appearance."[8]
Demander à un auteur d'épouser, comme de l'intérieur, la mentalité d'un homme d'une culture foncièrement différente serait une gageure extrême à n'importe quelle époque. Mais tenons-nous-en pour l'instant aux apparences. Miller cite, en version anglaise, deux exemples taxés d'invraisemblance : Anniaba se "fait annoncer en qualité d'Etranger" et serait pris pour "un Gentilhomme Italien". Replacées dans leur contexte, ces deux références confirment à n'en point douter la peau plutôt claire du héros. Si Anniaba est pris pour un Italien, cependant, c'est parce qu'on a fait courir exprès ce bruit : "il faloit s'en tenir au préjugé où l'on avoit mis toute la Province, qui croioit que j'étois un Gentilhomme Italien" (p. 37 de notre texte imprimé). C'est d'autant plus vraisemblable que le jeune prince avait eu (p. 6) un précepteur italien. Quant au mot "étranger", il n'est pas limité à la seule acception que Miller lui prête : foreigner ; il signifie aussi stranger. Dans des circonstances où un tiers doit présenter Anniaba à une Dame inconnue, le terme français d'étranger, surdéterminé par rapport à l'anglais, est plus que justifié : "Je la quitai [la jeune Veuve qui deviendra son épouse] pour entrer dans la Cour, où m'étant fait annoncer en qualité d'Etranger, je fus introduit dans l'apartement de la Dame qui achevoit de diner" (p. 26). Anniaba a des raisons pour présenter, pour ainsi dire, un bristol blanc : s'il est prêt à affirmer à qui veut l'entendre que c'est lui qui a sauvé la belle veuve, tout l'amène à cacher pour l'heure à la Tante de celle qu'il aime son état, sa fortune et ses intentions. A beau mentir qui vient de loin ; a beau dire vrai aussi.
Il est difficile aujourd'hui de faire abstraction des leçons de la Négritude. Tout africain qu'il est, Anniaba n'est pas, par définition même, tributaire de la prise de conscience que provoque, selon la thèse de Fanon, le regard du Blanc.[9] Lorsqu'on habite une peau, on n'y pense pas, on ne la proclame pas à tout bout de champ. Bien dans sa peau, et reçu en aristocrate en France, Anniaba fait comme le tigre de Soyinka qui fonce pour manifester sa tigritude.[10] Cette attitude est renforcée par toute une tradition qui, lorsqu'elle ne représente pas le Noir sous une forme simiesque, le dote d'un faciès et de traits européens. La convention établie par Aphra Behn pour son Oroonoko, jeune Mars au nez pointu, est plus forte que le réalisme.[11]
N'empêche qu'Anniaba a la peau claire. N'est-ce pas pour mieux asseoir la volonté implicite et pourtant très forte de l'auteur de refuser le racisme ? C'en est, à mon sens, la raison essentielle. La page de titre annonce sans ambages un "Roi d'Essenie en Afrique sur la Côte de Guinée". Sa future Reine reconnaît en lui un "pitoiable Africain" (p. 9). L'auteur ne cherche donc nullement à masquer l'africanité de ce dernier. Mais là aussi, n'y a-t-il pas surdétermination ? Plus réaliste que les réalistes, loin de faire abstraction du signe épidermique, le romancier tient compte du fait que - sans parler d'un éventuel métissage ou même d'un albinisme[12] - certaines ethnies de l'Afrique de l'ouest ne sont en effet pas plus noires que certains types méditerranéens. Et c'est notamment le cas des Peuls, d'origine nilotique d'après les dernières hypothèses, dont on trouve une forte concentration dans le Fouta Toro, autour du fleuve Sénégal.[13] Si l'auteur ne les a pas vus de ses yeux, on a dû le lui dire. Cette ethnie aristocratique et nomade, élancée et hautaine, a fait preuve au fil des siècles d'une grande indépendance d'esprit et d'une grande intelligence dans ses rapports avec les Français.[14] L'auteur humaniste, prêt par ailleurs à promouvoir des idées hétérodoxes, profite des on-dit pour fonder son message antiraciste.
Que cette attitude soit volontaire est nettement indiqué dans l'exergue du roman, mis en valeur sur la page de titre : Aliquid novi fert Africa quod non est Monstrum : "Quelque chose nous vient d'Afrique qui ne soit pas monstrueux." Prenant ainsi le contrepied de ce que Pline, dans son Histoire naturelle (II, viii), rapporte comme un proverbe déjà existant, l'auteur affiche son humanisme et sa générosité envers l'Autre.
Questions de style et de narration |
L'auteur dit avoir été l'ami d'Anniaba à Paris et avoir connu son épouse. Même si nous ne perçons pas son anonymat, il est possible de faire remarquer chez lui une ouverture d'esprit qui retient certains propos qu'il faut qualifier, dans l'acception du siècle antérieur, de libertins. Il est friand, par exemple, de maximes moralisatrices dont certaines sont assez banales et peu spirituelles. Les mauvais tours de la fortune entraîne (p. 45) des remarques pertinentes mais somme toute familières.
D'autres, majoritaires, frappent par leur liberté d'expression à l'égard des pratiques sociales et religieuses. Du métier de la médecine, l'auteur, par personnage interposé, est aussi critique qu'un Molière : "les arrêts des medecins sont si frivoles, que vous ne devez point y ajoûter foi" (p. 34). En revanche, la valeur accordée à un bon précepteur permet de croire que le romancier connaît intimement ce métier. Un épisode qui traite de l'éducation lui fournit l'occasion de le mettre en valeur tout en lançant une pointe contre certaine noblesse insoucieuse de ses devoirs dans ce domaine : "Bien diférens de la plûpart des grands et des médiocres même de ma Nation, & peut-être des Nations voisines, qui ignorant le prix d'un bon Précepteur, le regardent & le traitent éfectivement comme un de leurs vils domestiques ! comme si donnant la vie civile à leurs enfans, ils n'étoient pas bien plus dignes d'estime & de respect qu'eux-mêmes, qui ne leur ont donné que la vie animale" (p. 15). Le rôle des parents dans l'éducation de leurs enfants n'est-il pas toujours un sujet brûlant ?
On subodore par ailleurs une certaine impatience devant les pratiques de la haute société en lisant : "Mon compliment ne fut pas long. Outre que je n'étois pas encore initié de cette façon d'agir inutile, génante & ridicule de la fausse politesse, c'est qu'impatient de rejoindre mon adorable Veuve, je ne voulois point emploier le tems à un long verbiage" (p. 26). La critique d'une aristocratie oiseuse se fait cinglante lorsqu'il est perçu qu'une mode de vie confine non seulement à l'hypocrisie mais aussi à la superficialité : "Les Cours des Grands n'étant le tragique théatre des malheureux, ne peuvent que dificilement être l'élevement des coeurs tendres & sensibles" (pp. 27-28). Anniaba, se voulant honnête homme, rappelle quand même "qu'il faut du spectacle au Peuple pour l'atirer & le charmer" (p. 68).
L'auteur est pourtant prêt à battre en brèche l'usage qui veut que les femmes musulmanes soient absentes des fêtes : si, à la demande de la Reine d'Anniaba, le Bey de Tripoli accepte leur présence (pp. 57-58), c'est que le romancier souhaite faire reconnaître leur droit à être admises non seulement dans ce cas précis mais aussi ailleurs, sur un pied d'égalité avec l'homme, et cela jusqu'au coeur de la bataille. L'"incomparable Epouse" de l'Avertissement, celle "qui se distinguoit par une grandeur d'ame des plus héroïques" et dont le narrateur, en dehors de la fiction proprement dite, vante "les rares qualités" (p. 3), se pose en modèle certes exceptionnel, mais en modèle à suivre quand même dans sa liberté de pensée et d'action.
Certaines positions auraient encore le pouvoir de nous choquer, telle la remarque suivante, surtout trouvée dans la bouche d'une femme : "Faites réflexion que sa mort [celle de son époux, pourtant aimé] me rend la liberté ; que je ne lui dois tout au plus que le regret de l'avoir perdu & que jusqu'à un nouvel engagement, si j'en prens quelque jour, je ne dois rien à personne ou du moins qu'à celui à qui je ne puis avoir promis quelque chose" (p. 23). Ou bien, plus absolue encore : "les morts ne ressuscitent point. Pourquoi faut-il donc que les vivans s'en embarrassent ?" (p. 24). Choquant aussi, pour un patriote, ce que l'auteur fait dire à Anniaba : "L'horreur qui leur [à ses compatriotes] avoit été inspirée pour la domination Françoise, les avoit déterminés à plûtot répandre jusqu'à la derniere goûte de leur sang qu'à s'y soumettre" (p. 67). Pour justifiée que soit une telle attitude jusqu'au moment de l'indépendance des colonies françaises vers 1960, on comprend pourquoi elle n'est pas très largement partagée en France.
Dans le domaine religieux, où les susceptibilités d'école sont si grandes, l'auteur fait encore preuve de sa libre pensée. Si Dalo... profère, presque en boutade : "Tout ce que je puis dire en deux mots c'est qu'il étoit bien moins Corsaire que la plûpart des Chrétiens" (p. 12), les propos et le gouvernement d'Anniaba vont plus loin : "Il est donc naturel que je laisse à mes Sujets & à vous-mêmes la liberté de penser & d'adopter entre vos idées toutes celles qui ne nuisent pas au bien public, ni aux loix de la Nation" (p. 85). On sait que la foi servait souvent de bouclier, de cheval de Troie même, pour la colonisation et l'esclavage : toute tolérance de la sorte serait non seulement théologiquement suspecte mais encore politiquement inadmissible.
Anniaba souligne sa libéralité en prêtant à Bacha Osman des vertus considérables. Certes, pour être héros digne de ce nom, il faut un ennemi de taille, mais tout un paragraphe (p. 63) énumère ses compétences politiques et militaires. En fin de compte, Anniaba et, à travers lui, le romancier, ne sont dupes d'aucune autorité sociale ou morale, et sont prêts à remettre en question, au nom de la raison, bien des préjugés et des préconceptions. On est bien au siècle des Lumières.
La narration est elle aussi d'époque. Picaresque dans ses aléas, épisodique dans sa forme, elle n'approfondit la psychologie des personnages que dans la mesure où il le faut pour bien mener l'histoire. Mais là encore, une surprise nous attend. Alors que le suspense est nécessaire au genre, et continue ici à battre son plein, il est de temps en temps déjoué par des allusions à la suite du récit. Aussi Anniaba annonce-t-il de futurs rebondissements de son histoire lorsqu'il regrette que l'ignoble baron de Lasc... n'ait pas tenu, par la suite, la parole qu'il vient de donner. Plus loin, il précise que le bonheur conjugal ne durera pas : "Ce calme étoit trop heureux pour qu'il ne fut point troublé" (p. 43). Après l'enlèvement de son épouse, une réflexion sur la roue de la fortune lui fait dire : "Je sais bien que je n'en ai senti de si rude coup de ma vie. J'aurois peut-être pû en ce tems-là en donner une idée, mais la possession où je suis encore de mon Epouse l'a entierement éfacé" (p. 45). S'il s'agissait de souvenirs écrits au fil des jours, de telles anticipations seraient impossibles. Parfois gênantes, il faut l'avouer, elles s'accumulent cependant vers la fin de la première partie du roman ; les toutes dernières phrases les replacent dans le cadre d'un suspense mené selon les règles de l'art : "Mon inquiétude fut extrême, & je ne savois à quoi l'atribuer. J'avois certains pressentimens que je ne pouvois démêler. L'évenement ne tarda pas à en faire voir la justesse" (p. 47).
Questions d'originalité |
Le grand intérêt du roman réside dans sa présentation du premier héros noir de la littérature française. Le fait qu'il épouse une dame blanche n'est pas moins remarquable. De son côté, Anniaba est pris au sérieux, doté de qualités exceptionnelles qui annoncent le bon sauvage, lequel, prôné par Rousseau, connaîtra son essor à partir du personnage de Ziméo tel que Saint-Lambert l'imaginera en 1769. Et cela dans un contexte socio-politique tout à fait défavorable. Dans les années 1730, avec l'approbation du Voyage du Chevalier Des Marchais en Guinée du père Labat (1730) et de la Nouvelle Relation de quelques endroits de Guinée de Guillaume Snelgrave (1735), l'activité des négriers battait son plein avec la meilleure conscience du monde. "Retracer l'histoire de la traite des nègres, c'est [...] retracer l'histoire d'une des pages les plus brillantes de notre histoire commerciale", écrit-on avec justesse mais, hélas, sans ironie, en 1901.[15] Rares et timides, avant 1740, sont les déclarations en faveur des Noirs : le mouvement abolitionniste ne connaîtra d'ampleur que dans les dernières décennies du siècle, avec Raynal et Condorcet, Brissot de Warville et l'abbé Grégoire. L'historien Marcel Dorigny a raison d'écrire que "la première période [de l'antiesclavagisme], inaugurée au fil des années 1740, a été celle de la prise de conscience morale du caractère criminel de la traite et de l'esclavage : ce fut le rôle décisif des écrits de Montesquieu, Rousseau, Saint-Lambert, Prévost, Bernardin de Saint-Pierre, et même Voltaire, quelles qu'aient pu être ses ambiguïtés et ses contradictions."[16] Un témoignage en faveur d'un Noir datant de 1740 mérite donc bien plus d'attention qu'on n'en a accordé jusqu'ici à l'Histoire de Louis Anniaba.
Sur une population de six millions d'âmes en France, il n'y aurait eu, vers 1740, que quelque quatre mille Noirs, presque tous des hommes. En 1738 pourtant, après lecture d'Othello, l'abbé Prévost jugea bon d'écrire : "une femme blanche ne peut pas tomber amoureuse d'un noir".[17] Celles qui ne savaient pas lire n'ont pas demandé son avis. Mais le contexte était peu propice en effet à une attitude plus libérale, car l'année 1738 a vu passer une loi qui, jusqu'à la veille de la Révolution, cautionnait l'intolérance envers les mariages mixtes.
Un cas célèbre, présenté dans le détail par Sue Peabody,[18] occupait les mois d'été de 1738. Le plaignant, un domestique noir marié, semble-t-il, à une Blanche, suite à son acquittement, demanda sa liberté, laquelle lui fut formellement octroyée par la justice. En décembre de la même année, Louis XV fit promulguer une Déclaration concernant les nègres esclaves des colonies qui semble faire montre d'une rétribution disproportionnée : non seulement il abrogea le principe légal, établi depuis 1571, que personne sur le sol français ne pouvait être esclave, mais il fit encore étendre à la France métropolitaine son édit de 1724 qui interdisait les mariages interraciaux en Louisiane. Aussi, en 1738, l'hostilité envers les Noirs se faisait-elle officielle, même si le Parlement de Paris n'avait pas entériné cette déclaration inique.
Concernant le mariage, l'article IX du Code noir de 1685 avait réglé les pratiques religieuses (limitées à la seule Église catholique : 1685 a vu aussi la révocation de l'Édit de Nantes) et, tout particulièrement, le mariage d'une part entre les Noirs, et d'autre part entre un maître blanc et son esclave noire. Dans ce dernier cas, la femme et les enfants étaient éventuellement sujets à confiscation, mais jamais leur liberté ne leur serait rendue. Quant aux Noirs en France, l'article X de la déclaration de 1738 fait référence à un autre décret antérieur : "Les Esclaves Negres qui auront esté emmenez ou envoyez en France, ne pourront s'y marier, mesme du consentement de leurs Maistres, nonobstant ce qui est porté par l'article VII. de nostre Edit du mois d'Octobre 1716. auquel Nous dérogeons quant à ce." L'édit en question avait stipulé : "Les Esclaves Negres de l'un ou de l'autre sexe, qui auront esté amenez ou envoyez en France par leurs Maistres, ne pourront s'y marier sans le consentement de leurs Maistres ; & en cas qu'ils y consentent, lesdits Esclaves seront et demeureront libres en vertu dudit consentement." Pour ce qui est du règlement concernant la Louisiane, règlement étendu dans la pratique à toutes les colonies françaises du Nouveau Monde, l'article VI de 1724 précise la volonté royale :
Devant de tels jugements, on mesure le courage de l'auteur de l'Histoire de Louis Anniaba et l'on saisit au moins une des raisons pour lesquelles il a tenu à garder l'anonymat. On peut prétexter qu'il a évité la colère officielle en prenant pour sujet un Noir et une Blanche, cas que la législation ne recouvre pas puisqu'à défaut de femmes blanches, il ne pouvait alors se produire dans les colonies. En même temps, pourtant, notre auteur a inauguré une série d'ouvrages où les deux partenaires font preuve d'un affranchissement exceptionnel par rapport à leur société d'origine.[20]
Il faudra de nouvelles lois et une mentalité révolue pour qu'un écrivain ose mettre au centre de la scène un couple Blanche/Noir. Ce sera le mérite d'un philosophe abolitionniste, Bernardin de Saint-Pierre, de le faire dans une pièce qui ne sera imprimée qu'après sa mort : Empsaël et Zoraïde.[21] Il faudra attendre une époque bien plus récente encore pour que le manichéisme, développé au fil des siècles à leur avantage par les Blancs et repris à rebours par le mouvement de la Négritude, soit dépassé et qu'on retrouve les rapports tout simplement humains d'Anniaba et de Dalo... Ce sera d'abord, assez timidement encore, l'apport d'écrivains femmes, souvent injustement négligées, au cours des années 1920 : Lucie Cousturier et Louise Faure-Favier.[22] C'est surtout dans les années 1950 et 1960, grâce à des écrivains noirs tels que Sembene Ousmane et Olympe Bhêly-Quenum, que l'équilibre affiché dans l'Histoire de Louis Anniaba sera rétabli.
Ce n'est pas l'équilibre tel que l'entend l'ancien gouverneur-général Robert Delavignette, cité par Yambo Ouologuem dans son extraordinaire patchwork de révolte et d'ironie, le Devoir de violence. L'équilibre "officiel" fait l'éloge du colonisateur comme véhicule d'un dialogue entre égaux, ou supposés tels : "Quand Louis XIV disait à Aniaba [sic] : "Il n'y a donc plus de différence entre vous et moi que du noir au blanc", il marquait que tous deux étaient rois, solidaires dans la royauté, et qu'ils pouvaient être différents par la couleur tout en étant unis par l'identité de leur nature royale. Et maintenant, par extension, c'est de l'identité d'une nature royale qu'il s'agit entre l'Afrique et nous."[23] C'est au contraire un équilibre où les jugements et les bons mots ne fusent pas du seul côté français, où l'ironie du Roi-soleil devant le Roi-nuit n'est plus du dédain voilé d'un discours faussement égalitaire,[24] où la différence épidermique est enfin perçue et assumée par un Autre qui détermine lui-même son identité et celle, partant, du nouvel Autre, c'est-à-dire nous.
La preuve éclatante que le règne du racisme est enfin révolu, que la boucle est enfin bouclée en littérature, nous vient avec le roman de 1999 de Véronique Tadjo : Champs de bataille et d'amour, où un couple domino vit son amour ordinaire, biodégradable, sans que la couleur de la peau de la blanche Aimée et du noir Eloka soit mentionnée.[25] C'est une révolution de taille : le racisme naissant au cours du XVIIIe siècle, confirmé à grand renfort de preuves scientifiques au XIXe et poursuivi avec acharnement tout au long du XXe, menace enfin ruine. Il était temps, en effet, que l'on revienne au "daltonisme" racial dont fait preuve l'auteur de l'Histoire de Louis Anniaba.
Notes
[1] Voir Guillaume Bosman, Voyage de Guinée..., Utrecht : Antoine Schouten, 1705, pp. 447-49 (20e lettre).
[2] Jean-Baptiste Labat, Nouveau voyage aux isles de l'Amérique, Paris, [1722] 1724, II, 43, cité par Léon-François Hoffmann, Le Nègre romantique : personnage littéraire et obsession collective, Paris : Payot, 1973, p. 30.
[3] Les remarques, d'ailleurs très justes, de Hoffmann portent sur le seul commentaire de Labat, non sur le roman, et c'est bien regrettable.
[4] Roger Mercier, L'Afrique noire dans la littérature française : les premières images (XVIIe-XVIIIe siècles), Dakar : Université de Dakar, Faculté des Lettres et Sciences humaines, Publications de la section langues et littératures ndeg. 11, 1962. p. 77. Par ailleurs (p. 67), Mercier trouve que Labat ne proteste pas assez devant les accouplements mixtes : "Pour qu'il manifeste son indignation, il faut qu'il se trouve en présence d'un acte véritablement monstrueux, comme celui du capitaine anglais Agis, qui vivait avec une mulâtresse à Bintan, sur un affluent de la Gambie. Ayant, au retour d'un voyage, trouvé sa femme accouchée d'un enfant noir, preuve de sa trahison, "la colère, le dépit et la rage le transportèrent si fort qu'il fit piler l'enfant dans un mortier, et le fit manger aux chiens".
[5] Voir Christopher L. Miller, Blank Darkness : Africanist Discourse in French, Chicago & Londres : Chicago University Press, 1985, p. 33.
[6] Voir notamment Guy Turbet-Delof, L'Afrique barbaresque dans la littérature française aux XVIe et XVIIe siècles, Genève : Droz, 1973.
[7] Miller, pp. 32-39.
[8] Miller, p. 34. "Anniaba est entièrement interchangeable avec un Européen, tant dans sa subjectivité intérieure que dans son apparence extérieure."
[9] Voir Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris : Seuil, 1952.
[10] On se souvient que Wole Soyinka a opposé au "manichéisme pernicieux" de la Négritude cette métaphore d'une immédiateté à la fois instinctive et rationnelle. Voir son Myth, Literature and the African World, Cambridge : Cambridge University Press, 1976; Coll. Canto, 1990, voir surtout pp. 126-39.
[11] Voir notre édition des Contes américains de Jean-François de Saint-Lambert, Textes littéraires XCIX, Exeter : University of Exeter Press, 1997, pp. xvii-xviii.
[12] Voir notre ouvrage, Nègres blancs : représentations de l'autre autre, Paris : L'Harmattan, 1995.
[13] Voir Aboubacry Moussa Lam, De l'origine égyptienne des Peul, Paris : Présence Africaine et Khépéra, 1994.
[14] Le roman de Cheikh Hamidou Kane, L'Aventure ambiguë (Paris : Julliard, 1961) en est le reflet moderne le plus exact. Voir J.P. Little, Cheikh Hamidou Kane : "L'Aventure ambiguë", Londres : Grant & Cutler, 2000.
[15] E. Augeard, La Traite des noirs avant 1790 au point de vue du commerce nantais, 1901, p. 12, cité avec toutes les précautions qu'il faut par Hoffmann, p. 52.
[16] In Marcel Dorigny & Bernard Gainot, La Société des Amis des Noirs 1788-1799 : contribution à l'histoire de l'abolition de l'esclavage, Coll. Mémoire des peuples, Paris : UNESCO, 1998, pp. 16-17. Voir aussi Barbara Saunderson, "The Encyclopédie and colonial slavery", British Journal for Eighteenth-Century Studies, 7 (1984), 15-37.
[17] Le Pour et Contre, XIV, 66 (1738), cité par Régis Antoine, Les Écrivains français et les Antilles : des premiers Pères blancs aux surréalistes noirs, Paris : Maisonneuve & Larose, 1978, p. 131.
[18] Voir le cas de Boucaux contre Verdelin exposé par Sue Peabody,"There are no slaves in France" : The Political Culture of Race and Slavery in the Ancien Régime, New York, Oxford : Oxford University Press, 1996, chapitres 2-4. C'est elle qui propose le chiffre approximatif de quatre mille Noirs en France à l'époque.
[19] Le Code noir, ou Recueil des réglemens rendus jusqu'à présent concernant le Gouvernement, l'Administration de la Justice, la Police, la Discipline et le Commerce des Negres dans les Colonies Françoises, et les Conseils et Compagnies établis à ce sujet, Paris : Prault, 1742, pp. 29-30, 493, 200-01 & 323-25 respectivement.
[20] Voir Roger Little, Between Totem and Taboo : Black Man, White Woman in Francographic Literature, Exeter : University of Exeter Press, à paraître en janvier 2001.
[21] Bernardin de Saint-Pierre, Empsaël et Zoraïde ou les Blancs esclaves des Noirs à Maroc, éd. Roger Little, Textes littéraires XCII, Exeter : University of Exeter Press, 1995.
[22] Voir nos études "Blanche et Noir aux années vingt", in Regards sur les littératures coloniales. Afrique francophone, II : Approfondissements, éd. J.-Fr. Durand, Paris : L'Harmattan, 1999, pp. 7-50 ; "Blanche et Noir: Louise Faure-Favier and the Liberated Woman", Australian Journal of French Studies, XXXVI, 2 (May-August 1999), 214-28 ; et notre réédition de Lucie Cousturier, Des inconnus chez moi, Paris : L'Harmattan, Coll. Autrement Mêmes, 2000.
[23] Yambo Ouologuem, Le Devoir de violence, Paris : Seuil, 1968, p. 43.
[24] Miller développe toute sa thèse à partir de cette équivoque : le propos de Louis XIV, cité p. 32, est repris à la fin de sa conclusion, p. 249.
[25] Véronique Tadjo, Champs de bataille et d'amour, Abidjan: Nouvelles Éditions ivoiriennes/ Paris: Présence Africaine, 1999.
Le Professeur Roger Little (Chevalier dans l'Ordre National du Mérite, Prix de l'Académie française) a
enseigné le français à Trinity College, Dublin jusqu'en 1998. Ses
travaux ont surtout porté sur la poésie française moderne
et la représentation des Noirs dans la littérature d'expression française.
Au nombre de ses publications, on relèvera:
Between Totem and Taboo: Black Man, White Woman in Francographic Literature Exeter: University of Exeter Press, 2001;
Lucie Cousturier, Des inconnus chez moi presented by R.L. , Autrement Mêmes, Paris: L'Harrnattan, 2000;
Anonyme, Histoire de Louis Anniaba presented by R.L., Textes littéraires CVIII, Exeter: University of Exeter Press, 2000;
Alain Bosquet, Lost Quatrains translated by R.L., Dublin: Dedalus Press, 1999;
Jean-François de Saint-Lambert, Contes américains: L'Abenaki, Ziméo, Les Deux Amis presented by R.L., Textes littéraires XCIX, Exeter: University of Exeter Press, 1997;
Black Accents: Writing in French front Africa, Mauritius and the Caribbean. Proceedings of the ASCALF conférence held at Dublin, 8-10 April 1995, ed. J.P. Little & R.L., London: Grant & Cutler, 1997;
Nègres blancs: représentations de l'autre autre, Paris: L'Harmattan, 1995.
AUTREMENT MEMES, une nouvelle série d'ouvrages mettant à l'honneur des textes oubliés ou peu connus vient d'être lancée sous sa direction. |
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