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De nos jours, les universitaires et les petits éditeurs sont logés à la même enseigne: on leur demande de produire plus et de dépenser moins. "Assainissements financiers" et fausses économies sont à l'ordre du jour. Dès lors, évoquer le monde de l'édition semble devoir conduire inéluctablement à un jeu d'histogrammes reflétant des préoccupations d'ordre purement économique.
Cependant, en matière d'édition - comme c'est d'ailleurs le cas de tous les domaines de l'Art et de la pensée - les notions de coûts et de
bénéfices ne s'arrêtent pas aux limites exiguës d'une simple
péréquation financière. Les collègues qui ont contribué à ce numéro en témoignent et soulignent des aspects du problème autrement plus importants: ceux qui touchent aux côtés philosophiques, politiques ou métaphysiques de la relation de l'être humain avec son prochain.
L'essai de Tim Unwin analyse la place de l'édition dans le monde de la recherche universitaire où enseignants et enseignantes talonnées par leur rectorat et débordées par les charges administratives sont souvent
confrontées à des comités de promotions assez réactionnaires (et parfois peu sensibles aux problèmes d'édition
soulignés entre autres par deux collègues américaines, Sandria B
Freitag et Amy Smith
Bell dans le journal de l' American Historical
Association). L'idée de publication remonte aux
origines-mêmes de la littérature et chaque époque a dû en
codifier les règles. L'ère contemporaine ne fait pas
exception mais, suggère Unwin, plus que toute autre, elle offre un nombre considérable
d'ouvertures dans le domaine de l'édition. Les développements de
l'informatique et la publication sur Internet semblent offrir un
champ d'action illimité - pour peu que les critères professionnels
mis en place dans le monde de l'édition savante traditionnelle
soient appliqués avec la même rigueur aux journaux universitaires
publiés sur Internet.
Si l'édition "http:" semble être à même de s'adapter
facilement aux besoins de l'édition scientifique et critique, elle
semble beaucoup plus problématique pour les auteurs, les lecteurs et les
lectrices de romans ou de poésie bien assis dans leurs habitudes. Dans
sa forme imprimée et bien tangible, le livre
représente plus qu'un simple contenu. Il devient un objet, certains
disent même un ami que l'on ne saurait ramener à quelques bytes
sans en perdre le charme. Il n'est dès lors pas surprenant qu'un auteur
(tel que le personnage principal du roman d'Akoua
Tchotcho Ekué), s'en remette à un éditeur
pour produire cet objet qui doit séduire aussi bien par sa forme que par
son contenu. Comme le souligne Caitlin
Toohey, ce n'est pas la place qui manque pour les petits
éditeurs aimant leur métier et publiant des ouvrages de
qualité, même si la concurence des grandes maisons
d'éditions leur rend la vie difficile et les pousse parfois dans
leurs derniers retranchements.
A cet égard, l'étude de la "Fremantle Arts Centre Press"
menée à bien par Phillip Winn
en Australie Occidentale est un cas qui peut faire figure d'exemple. Dès
ses débuts, il y a une vingtaine d'années, cette petite maison
d'édition a mis l'accent sur la qualité et la publication de
textes dûs à des artistes locaux de talent tels que Sally Morgan,
Elizabeth Jolley, Carolyn Polizzoto,
Dennis Haskell, Selena Baxter et al.. Ce faisant, la "Fremantle
Arts Centre Press" a développé une réputation
d'excellence auprès de ses auteurs et de son public, ce qui lui a valu
quelques beaux succès de librairie. Toutefois, l'avenir de la maison n'en reste
pas moins lié à de rigoureuses études de marché et à une
politique financière extrêmement stricte. Par exemple chaque
ouvrage érudit, chaque recueil de poésie publié à
quelques centaines d'exemplaires doit être contre-balancé par
un ouvrage tiré et vendu à plusieurs milliers d'exemplaires. Comme
le reconnaissent les responsables de la maison Ray
Coffey et Clive Newman, cette
comptabilité impitoyable conduit souvent l'éditeur à
devoir publier le livre qui va plaire au public avant celui qui lui plaît
à lui, mais dont la réception du public est aléatoire.
L'expansionnisme et les appétits insatiables des géants de
l'édition ont réussi à déstabiliser le monde des
petits éditeurs mais ils n'ont pas réussi à en venir
à bout. Dès lors, la survie des uns et
des autres semble plus ou moins assurée. A long terme, le respect de la
diversité et la collaboration semblent être les seuls moyens
susceptibles de permettre à chacun d'y trouver son compte. Les accords de
distribution signés entre Penguin et "Fremantle Arts Centre Press", tout
comme les formes de partenariats mentionnées par Mamadou Aliou Sow en relation avec l'édition Guinéeenne, signalent peut-être un changement de cap. De plus, tout le monde semble d'accord pour affirmer que l'intérêt d'un bon livre dépasse les frontières
géo-politiques qui en déterminent la provenance. Une
collaboration étroite entre petites maisons d'éditions locales et
géants de l'édition faciliterait certainement l'accès et
la distribution des ouvrages enracinés dans un milieu socioculturel
donné mais ouvert au monde. Nous ne parlons pas, bien sûr,
d'alliances imposées aux petits éditeurs sous forme d'ultimatum
pour des raisons purement économiques. Il ne fait pas de doute que de
tels procédés contraindraient l'Art à reprendre "la voie
du maquis", pour emprunter l'expression de Daniel Tchapda Piameu. Partenariat et supports financiers internationaux ne peuvent avoir
un effet positif que s'ils reposent sur un réel partage et n'essaient
pas d'assujettir la pensée et l'Art à une voix unique. L'Art n'a
de sens que dans la diversité de ses manifestations et
l'échange. On s'en rendra compte à la lecture de la table ronde sur l'édition au Togo animée par Claudine Assiba Akakpo pour le compte de Notre Librairie.
Il convient donc de se garder d'un excès d'optimisme
prématuré. Seul un pas sépare la coopération de
l'exploitation pure et simple. Quatre décades d'interférence
européenne dans le monde de l'édition africaine sont là
pour nous le rappeler. Dans son article intitulé "La survie de l'Afrique
en marge des géants de l'édition: illusion ou
réalité", Katalin Egri Ku
Mesu se demande si dans un premier temps, l'Edition africaine
n'aurait pas tout avantage à renouer avec ses racines en marge des grandes maisons d'édition européennes. Les
littératures orales, populaires ou en langues africaines n'ont eu besoin
d'aucun secours pour se développer et pour gagner la ferveur de la
population. Il fait peu de doute, dit Katalin Egri Ku
Mesu, qu'il en irait de même des littératures africaines écrites en langues européennes si on leur laissait une chance de se développer en suivant leurs propres règles.
L'essai de Daniel Tchapda Piameu
intitulé "La littérature du Silence" va dans le même sens
et montre la manière dont la censure et les pressions politiques
imposées aux intellectuels camerounais jusqu'au début des
années 1990 ont étouffé le discours littéraire et
l'ont contraint à se réfugier en marge d'une littérature de
complicité à la botte du dictateur. "C'est le temps de la parole
discriminatoire, le temps de la parole censurée, de la parole
interdite", dit Tchapda, l'époque où littérature et
édition "empruntent les voies du maquis" et se réfugient sur les
murs de la Cité, loin des circuits officiels de publication incapables de
répondre à l'attente d'un public littéraire camerounais
désireux d'en savoir plus sur ses propres problèmes hic et nunc.
En dépit des nombreuses difficultés d'ordre économique
qui ont jalonné le renouveau du monde de l'édition auquel on a
assisté au Cameroun au cours de ces dix dernières années,
un foisonnement de petites maisons d'édition ont vu le jour, parfois
juste le temps de publier un seul ouvrage, parfois plus longtemps mais
contribuant dans leur ensemble à révolutionner de
l'intérieur l'espace littéraire du Cameroun contemporain.
L'analyse de la vie, de la philosophie et du parcours artistique du philosophe ivoirien Grobli Zirignon proposé par Tanella Boni représente aussi une des pierres angulaires de ce numéro. Envoyé en France à un jeune âge pour y faire ses études Grobli Zirignon se retrouve seul et coupé de ses racines. Il sera l'élève de Lacan et se lancera dans la
psychanalyse mais ce qu'il rapporte de France lors de son retour en Côte
d'Ivoire, c'est la conviction que face à "l'universel naufrage des
choses... l'Art et la Culture deviennent la bouteille à la mer qui va
à la rencontre de l'autre". Depuis plus de vingt ans, Grobli Zirignon
exerce ses talents de psychothérapeute en concevant l'art comme une
thérapie. Comme le dit Boni: "Certains l'appellent 'Maître'".
Mais Grobli Zirignon se contente d'indiquer le chemin de la difficile
fraternité entre les hommes. Tous livrés à la
tyrannie de la matière, tous confrontés à la
dureté des coeurs de pierre. Tous exilés, d'une
manière ou d'une autre, sur la Terre...".
JMV
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[Table des matières de ce numéro de MOTS PLURIELS]
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Publishing: at what cost? The title heading the present issue of Mots Pluriels is not devoid of ambiguities. On the one hand, it seems inevitable that, in an era dominated by economic rationalism, any discussion of publishing should end up focussing on sets of figures and dollar signs. Over the last few years, financial and managerial decisions made in the name of productivity and efficiency have tended to choke publishing and this is indeed a matter for serious concern. Yet, on the other hand, with their emphasis on the individual, the philosophical and the political, the contributors to this issue of Mots Pluriels lead us to considerations which, arguably, are of greater importance. From different angles and positions they suggest that the ultimate price of publishing has to be counted in human rather than narrow financial terms.
Tim Unwin's essay deals with the intense pressure put on "the modern academic" to publish and/or perish in the face of a dwindling market for specialised monographs (as shown by Sandria B Freitag and Amy Smith Bell in two reports published by The American Historical Association). The matter has been further complicated by steep competition and conservative university promotion committees more impressed by inflated curriculum vitae than innovative approaches to research and teaching. However, at no time in the past have there been so many avenues opened up for enterprising individuals. The Internet is a form of publication which promises a great future but, Unwin says, only if genuine refereeing processes and peer review ensure that quantity does not become the victor over quality.
While "http:" publication is easy to envisage in the realm of scholarly criticism, it seems more problematic in the eyes of literary authors and readers alike, still very much attached to the book-in-print and its physical reality. The enjoyment provided by a good book goes far beyond its textual content and the author's urge to get the best editorial advice possible (as is the case in Akoua Tchotcho Ekué's novel) is omnipresent. As suggested by Caitlin Toohey, there is still plenty of room for small editors' labours of love, even if the pressure of large corporations makes their life increasingly difficult and compromise almost inevitable.
The study of The Fremantle Arts Centre Press presented by Phillip Winn is a case in point. Although very much attached to their label of quality publishing and very supportive of talented local writers such as Sally Morgan, Elizabeth Jolley Carolyn Polizzoto, Dennis Haskell and Selena Baxter, publisher Ray Coffey and general manager Clive Newman concede that the Press needs to find new ventures that will, for example, offset the cost of very small print-runs of poetry or poor-selling novels. The books that are going to please the readers are not always the great books a publisher has in mind, but the bottom line is strict financial planning.
Political laissez-faire and the insatiable appetite of large corporations marching towards exponential expansion in search of ever increasing profit have sent many small publishers to the wall. Yet it seems more and more obvious that long term benefit for all lies with genuine diversity, collaboration, and a thriving publishing sector composed of small and large businesses. The contractual arrangement between Penguin and Fremantle Arts Centre Press is an example and Mamadou Aliou Sow's defence of collaborative ventures made in relation to Guinean editions may herald the dawn of a new era based on cooperation rather than mutual annihilation.
Clearly there is a fine line between a genuine spirit of collaboration and an attempt to impose non-reciprocal arrangements upon reluctant partners in the name of economic imperatives. For example, four decades of interference in African publishing by Europe have come at a cost. In her article "African survival outside the realm of large world publishers: illusion or reality?", Katalin Egri Ku Mesu speculates whether the withdrawal of large world publishers from the African literary scene would not be the best option. Africa's rich oral literary tradition, Onitsha market type literature, and Modern African writing in African languages do not have to appeal to international publishers to find an audience and flourish, she says. Furthermore, there is no reason why highbrow Europhone African literature should not survive and find its niche. Initially, readers number would possibly decrease, but "eventually, [it] may lead to a healthier development of this literature governed by its own rules". Comments made by the Togolese editors taking part in the round table organised by Claudine Assiba Akakpo for Notre Librairie also stress the need for local solutions.
Daniel Tchapda Piameu reaches a similar conclusion at the end of his essay entitled "La littérature du Silence" [The Literature of Silence] in which he shows how strong political censorship has corseted Cameroonian discourse within the narrow parameters of a "Literature of Complicity" and deprived Cameroonians of their own time and identity. Meaningful literature was driven "sur les voies du maquis", out of the books and onto the city walls. Tchapda argues that despite strong opposition and little outside help, "The Literature of Silence" has been slowly regaining its voice throughout the 1990s. Individuals deprived of the right of association have devised informal mechanisms allowing for ad hoc dissemination of texts and numerous publishers have come into existence long enough to ensure the distribution of a given book. Against the odds, few have even managed to become long term operations, publishing challenging material. In backing new writers they contribute, from the inside, to the revolutionising of the contemporary literary universe of Cameroon, but the situation remains very precarious.
The appeal of challenging texts goes far beyond geopolitical boundaries and collaboration between small and large publishers can facilitate access to and the distribution of those texts the world over. However, if alliances were to be imposed upon small Australian, African, or other local competitors for short term economic gain, there is no doubt this self-destructive process would compromise or even destroy genuine artistic and literary endeavour. International patronage can do much for the Arts, but artistic life thrives independently of the accountant's ledger, collusion and commercial art of questionable merit.
Tanella Boni's powerful text on Grobli Zirignon's life, philosophy and artistic journey makes this perfectly obvious. Born in Côte d'Ivoire, Grobli was sent to France at an early age in order to complete his schooling. Lonely and cut off from his roots, this student of Lacan, and later psychoanalyst, started scratching rough earthy surfaces in an attempt to "reconnect himself with the Mother-Earth". Many years later, having returned to Côte d'Ivoire, where he helps people to find themselves, he considers art as a therapy and his texts teach the way to wisdom. As Boni puts it in the concluding lines of her text: "Whereas some people call him Maître, Grobli himself is content with the task of showing the way towards human fraternity, a rocky way where people, all exiled on the earth one way or another, will face the tyranny of matter and the hardship of cold hearts".
JMV
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