Daniel Tchapda
Douala
1 - L'utopie de l'autonomie et du développement: Brazzaville 1944 |
Le dimanche 30 janvier 1944, alors que la deuxième guerre mondiale touchait à sa fin, le Général de Gaulle déclarait à l'occasion de l'ouverture de la Conférence de Brazzaville:
Au mois de juillet 1996, le président Chirac arrivait à Brazzaville et, fidèle à la tradition gaulliste, réaffirmait le soutien de la France à ses alliés francophones. Cinquante-deux ans après le Général il promettait à nouveau de défendre les intérêts des Africains et de ne manquer aucune occasion de jouer le rôle d'avocat de l'Afrique. De manière significative, le président français entendait une nouvelle fois prouver aux sceptiques que la France demeurait bienveillante vis-à-vis de l'Afrique, qu'elle n'avait jamais failli, depuis au moins cinquante-deux ans, à cette vocation de protection et d'aide au développement de l'Afrique et qu'elle avait les intérêts du continent africain à coeur. Malheureusement, le menu indigeste proposé aux Africains avait une fois de plus un goût amer. Dans la cuisine politique du président les intérêts de la France étaient à nouveau confondus avec ceux de l'Afrique et en dépit des déclarations d'amitié factices, c'était bien le déni de la souveraineté et de l'indépendance africaines qui était proclamée. En 1996, comme en 1944, le fond du discours était le même :
Les fins de l'oeuvre de civilisation accomplie par la France dans les colonies ÉCARTENT TOUTE IDÉE D'AUTONOMIE, TOUTE POSSIBILITÉ D'ÉVOLUTION HORS DU BLOC FRANÇAIS, DE L'EMPIRE : LA CONSTITUTION ÉVENTUELLE, MÊME LOINTAINE DE SELF-GOVERNMENT DANS LES COLONIES EST A ÉCARTER [2].
La loi-cadre Deferre de 1956, la Communauté française de 1958 et même l'accession aux indépendances en 1960 n'ont en rien modifié les prérogatives françaises et les remarques faites par M. Laurent Gbagbo au sujet de la conférence de Brazzaville de 1944 reflètent encore, à quelques détails près, les préoccupations hexagonales d'aujourd'hui:
- ... il faut lui donner (au colonisé) plus d'aisance matérielle
et plus de responsabilités politiques, afin qu'il ne soit plus
tenté de regarder vers d'autres cieux que le ciel français
- intégrer plus qu'elles ne l'étaient par le passé, les
différentes économies coloniales à l'économie
métropolitaine [3].
Les Sissoko et autres Ayonné sont encore nombreux en Afrique de nos jours. Il n'y a qu'à entendre les discours faits à l'occasion de la visite de M. Chirac au Gabon et au Congo. Toutefois, il convient de se demander dans quelle mesure les Africains ont atteint aujourd'hui l'aisance matérielle que faisait miroiter le discours colonial et si l'intégration économique prescrite par la conférence de Brazzaville a effectivement profité à l'Afrique.
M. Chirac a lui-même remarqué la misère de l'Afrique à l'occasion de cette dernière visite. Il a pu constater que la pauvreté avait atteint le seuil de l'intolérable en Afrique et que la communauté internationale devait mobiliser ses énergies pour la sauver de cette situation. Alors M. Chirac était-il venu sauver l'Afrique? Etait-il venu comme un médecin au chevet d'un malade agonisant? Etait-il venu porter un message d'espoir dans une perspective différente de son prédécesseur?
Au vrai, ce ne sont pas des intentions philanthropiques qui ont été à l'origine de la conférence de Brazzaville et la récente visite de M. Chirac au Gabon et au Congo. Comme le dit tout à fait à raison M. Gbagbo, les rencontres internationales organisées par la France se font toujours en temps de crise. La conférence de Brazzaville a eu lieu à une période où la France était ruinée par la guerre et où ses colonies était exposées à la convoitise des nations comme les Etats-Unis d'Amérique et l'Union Soviétique.
Telles sont, selon M. Gbagbo, les raisons qui ont poussé la France à convoquer la conférence de Brazzaville. Et d'affirmer de manière catégorique:
Et, dans la réalité des faits, la conférence de Brazzaville vise un but fondamental: "proclamer que la France reste toujours debout et que son empire demeure bien le sien"[9]. Il s'agit en fin de compte d'un moyen "(d') affirmer la volonté de la France à rester seule maîtresse de son Empire"[10]. A une ou deux choses près, tout cela est encore valable aujourd'hui. Qu'on maquille ces intentions égoïstes du souci de sauver l'Afrique ressemble à tout le moins à de la filouterie politique.
2 - De Brazzaville 1944 au blocage politique et économique actuel |
Sur le plan politique, l'Afrique francophone a profondément régressé depuis 1944 et les actions de la métropole ont concouru à détruire toute velléité de souveraineté et à détruire l'action menée par les forces nationalistes africaines. C'est parce que la France n'a cessé de défendre son "pré carré" et a appliqué strictement son principe de refus de toute autonomie politique aux colonies que les nationalistes camerounais ont été pourchassés et assassinés. C'est dans le même esprit que des élections dites démocratiques ont été pilotées au Cameroun et ailleurs en Afrique francophone pendant un demi siècle. On comprend alors pourquoi des énormités politiques comme celles que nous avons vécues au Togo et en Côte d'Ivoire n'ont reçu de la France qu'un soutien d'abord mitigé puis inconditionnel à la fin. L'espoir que l'Afrique francophone devienne réellement indépendante, autonome et souveraine est encore de nos jours une chimère. Des dictatures paralysantes ont été mises en place sous prétexte d'introduire des "systèmes démocratiques adaptés à l'Afrique" et les choses ne changent guère en profondeur. Martine-Renée Galloy et Marc-Eric Gruenais [11] le font remarquer dans un article publié dans le Monde Diplomatique en novembre 1997 :
Dans un article publié dans la revue Développement et Coopération(D+C) de mai 1994, Bärbel Meyer constate un accroissement de la démographie de l'Afrique, une régression économique et une plus grande sévérité de la pauvreté. L'Afrique, suggère-t-il, est le théâtre désolant d'une "dégradation sociale dangereuse"[13]. "Dans les villes le chômage est aujourd'hui généralisé"[14]. Ce chômage s'explique selon lui par le blocage du développement, la régression de l'économie et contradictoirement la croissance de la population: "On attendait du développement économique qu'il favorise une baisse de la natalité en Afrique. Mais le développement est bloqué. Aujourd'hui, dans un climat de régression de l'économie, la croissance démographique apparaît comme la seule voie de salut"[15]. Cette situation est également due aux politiques d'ajustement structurel qui sont en cours d'exécution dans la plupart des pays d'Afrique. Elles produisent l'effet contraire de ce qui en était espéré:
Les "ajustements structurels" s'accompagnent d'aspects restrictifs inadmissibles et intolérables. Les conditions imposées par les institutions internationales (telles que décrites par Bärbel Meyer), sont inhumaines, inconcevables et destructrices. Il n'est pas possible de sortir un peuple de la pauvreté en l'appauvrissant davantage. Ce n'est pas logique et pourtant certaines nations africaines s'inspirent de ces modèles économiques en justifiant les baisses drastiques des revenus salariaux par l'intention de relancer l'économie. Tout se passe grossièrement parlant comme si l'on attendait de l'eau d'un robinet fermé en amont et les Politiques d'Ajustement Structurel, imposées à l'Afrique ont, ces dernières années, contribué à enterrer plus profondément le continent. Les conséquences de ces politiques sont multidimensionnelles. Elles ont transformé négativement le continent en le paralysant davantage. Parallèlement à la dégradation sociale installée par ces politiques, nous assistons à une montée fulgurante de la natalité en Afrique. Il s'agit là d'une contradiction qu'il serait bien difficile de résoudre et qui entraînera sûrement des maux nouveaux sur le continent. Au vrai, cette natalité est une réaction des populations chercahnt à se protéger face à la pauvreté et aux menaces de mort. Mohammed Nizamuddin, directeur adjoint de la direction technique au Fonds des Nations Unies pour la Population (FNUAP) analyse lui aussi ce phénomène dans un article, du Courrier de mars/avril 1994. Ses réflexions soulignent que c'est la pauvreté qui justifie la flambée démographique dans le Tiers monde:
M. Nizamuddin veut dire que la question démographique est en Afrique comme ailleurs dans le monde d'abord une question économique. Pour stopper une croissance exponentielle de la population, il faut d'abord envisager un remède économique. Dans un article de la même revue, Augustin Oyowé estime pour sa part et dans la même perspective que ceux que nous avons déjà cités que la maîtrise du taux de natalité dans les pays en développement passe par la croissance économique de ces nations. Il s'agit prioritairement de mener une lutte décisive contre la pauvreté: "Le soulagement de cette pauvreté doit être l'une des préoccupations prioritaires des gouvernements au cours des trente prochaines années s'ils veulent éviter la catastrophe démographique"[18]. On ne peut dire que M. Oyowé soit alarmiste. Il ne fait ici que constater les faits. Bien que dans certains pays la bataille démographique et l'appel au planning familial aient adopté une coloration politico-tribale, personne ne peut raisonnablement mettre en cause l'idée que la disproportion entre le revenu économique et la taille de la population soit l'un des facteurs déterminants de la pauvreté. La question du développement en Afrique est indissociable de la question démographique et de la question économique. Car, dans l'histoire humaine, trois phénomènes objectifs sont liés selon lui: "le ralentissement de la croissance démographique, le progrès économique et le développement durable"[19]. Au vrai, M. Oyowé aurait dû associer à ces deux facteurs fondamentaux du développement, le critère politique, dans la mesure où on ne peut dissocier la croissance économique de la situation politique d'une nation. Aujourd'hui, les nations qui aspirent au développement doivent d'abord procéder à la démocratisation de leur vie politique. Seule une nation de liberté peut être une nation de production. Or le processus de démocratisation est tellement lent et timide en Afrique que l'espoir de développement semble encore demeurer hors d'atteinte. Dans ces conditions, il est très difficile d'arrêter "la catastrophe démographique". L'Afrique sera, aussi longtemps que les régimes de dictatures y gouverneront, un continent pauvre et sous-développé. On en parle d'ailleurs de plus en plus souvent en termes de pays en voie de "sous-développement" car la situation se détériore sur le continent. Et si elle continue à se détériorer c'est que dans la réalité, l'action de la France en Afrique vise d'abord à consolider sa propre économie. Ainsi par exemple ne peut-on pas penser que pour sauver son économie et se préparer une entrée triomphale dans la Grande Europe, la France a commandé en Afrique la création de zones franches industrielles et la dévaluation du franc cfa.
En ce qui concerne la terrible mesure de la dévaluation du franc cfa, il s'agit là d'une forfaiture historique montée par la France qui a eu pour conséquence d'appauvrir davantage les Africains. On ne comprend pas pourquoi un certain secret a été maintenu autour de cette mesure jusqu'en janvier 1994. Un article de la revue Damoclès indique que "pour couper court à une rumeur de dévaluation du franc cfa, le président Mitterrand a reçu à l'Élysée le 31 juillet 1992, quatre chefs d'Etats africains et a déclaré que la question de la dévaluation ne se posait pas. (Le Monde, 1er août 1992)"[20]. Et pourtant le cfa sera dévalué quelques mois plus tard, contre toute attente, mais avec la bénédiction de la France. Tout de suite, la France s'est lancée dans une campagne d'explication des bienfaits de la dévaluation en montrant parfois contre toute logique comment avec la dévaluation il allait y avoir reprise de l'économie en Afrique et comment les conditions de vie allaient s'améliorer en ville comme à la campagne. C'était bien entendu un leure et c'est le phénomène contraire qui devait se produire. Écoutons à ce sujet l'avis d'un économiste averti, le Professeur Samir Amin, qui affirmait dans une interview récente:
Réponse : Je crains que le sentiment de la rue ne soit exact en l'occurrence parce que ce que l'on dit sur les effets positifs de la dévaluation en général et cette dévaluation en particulier mérite d'être revu et discuté sérieusement. Qu'est-ce que l'on dit au sujet de la dévaluation quand on veut la défendre? On dit qu'elle permettra aux paysans notamment dans le cas africain d'améliorer leurs revenus, de vendre davantage, de produire davantage -aussi pour l'exportation- et ainsi, d'améliorer à la fois la répartition des revenus en faveur des ruraux et au détriment des urbains qui seraient globalement privilégiés, et d'autre part de rétablir l'équilibre de la balance des paiements et des finances publiques. Ce discours qui est très général et très vague ne s'applique pas, à mon avis, réellement dans les conditions des pays africains concernés. Dans ces pays, les obstacles à la production, à l'amélioration de la production agricole et de la productivité sont de natures diverses et ne sont pas exclusivement, ou même principalement, dus à des questions de prix. Dans ces conditions, ce que l'on peut craindre - et on la voit déjà s'amorcer - c'est une hausse des prix qui, dans un temps relativement très court abolisse les effets de la dévaluation. Alors les paysans vendront en francs cfa à des prix doubles, mais s'ils sont obligés d'acheter tous leurs biens de consommation à des prix qui sont aussi doubles; l'opération est, pour le moins qu'on puisse dire, nulle. Par contre, avec le blocage des salaires, les conditions de vie qui sont déjà tout à fait déplorables dans les zones urbaines pour la grande et écrasante majorité, vont encore se détériorer. Et c'est cela que la rue exprime (...) à travers ses doutes sur la dévaluation. Et dans ces conditions, (...) la dévaluation amènera un certain équilibre des finances publiques et de la balance des paiements, mais un équilibre par le bas, un équilibre par la contraction non seulement de la consommation mais aussi de la production, parce que toutes les petites entreprises industrielles et du tertiaire qui vivent malgré tout sur la dépense des revenus urbains se trouvent en difficulté et se trouveront en plus grande difficulté, et dans ces conditions on a un équilibre mais un équilibre [reposant sur] la déflation, la contraction de la production, contrairement à ce que l'on dit pour défendre la dévaluation. Par contre, la dette publique, la dette extérieure, elle, elle est doublée par un coup de baguette magique grâce à la dévaluation. Alors, les grands discours que l'on fait en Occident sur les concessions qui ont été faites aux états africains - des concessions tout à fait mineures - (...) se trouvent marginalisées par rapport à l'augmentation de la dette. Et dans ces conditions, ce que l'on peut craindre, ce que je pense, moi pour ma part, c'est que la dévaluation fait partie d'un ensemble de politiques des ajustements structurels et autres qui n'ont pas pour objectif de résoudre la crise, mais qui sont des moyens de gérer la crise... et c'est une chose très différente[21].
Les choix faits par la France par rapport à l'Afrique pour "gérer la crise", ne conviennent pas au continent africain. Ils sont contraires aux intérêts du continent et le précipitent vers un ensemble de problèmes quaisiment insolubles. Cela saute aux yeux de tout le monde, même à ceux des "Ayonné" et autres "Sissoko" qui aiment à embellir les faits pour le bon plaisir de la France. Il est temps de changer de cap et le panafricanisme de Kwamé Nkrumah repris par Joseph Tchundjang Pouemi propose une direction possible. Comme le dit Willy Jackson à ce propos:
L'intérêt économique des Etats africains consiste à s'unir d'abord politiquement et ensuite économiquement. C'est la voie royale de notre autonomie et de notre souveraineté, toutes choses au sujet desquelles la France s'est déjà prononcée depuis 1944. Cela signifie-t-il qu'aucune révolution politique ne sera jamais possible sur le continent? M'aidera celui qui m'éclairera sur cette problématique centrale de notre développement.
Notes
[1] Réflexions sur la Conférence de Brazzaville, Éditions CLÉ, Yaoundé, 1978, retranscrit par Laurent Gbagbo, in op. cit. pp.68-69
[2] Retranscrit par L. Gbagbo in op.cit. p.29. Dans la déclaration, les termes de cette disposition étaient écrits en lettres majuscules pour mieux en montrer l'importance.
[3] Ibid. p.28.
[4] Ibid. p.27.
[5] Ibid. p.26.
[6] Ibid. p.27. Communication présentée le 15 Mars 1944 à l'Assemblée consultative provisoire sur les travaux de la conférence de Brazzaville (Pleven).
[7] Ibid. p.23.
[8] Ibid. p.15.
[9] Ibid. p.15.
[10] Ibid. p.28.
[11] Martine-Renée Galloy et Marc-Eric Gruenais, respectivement présidente du Groupe d'études et de recherche sur la démocratie et le développement économique et social (Gerddes), section Congo, assistante à l'université de Brazzaville ; et anthropologue, chercheur à l'Institut français de recherche scientifique pour le développement en coopération (Orstom), Paris.
[12] Martine-Renée Galloy et Marc-Eric Gruenais, "Errements des démocraties balbutiantes. Des dictateurs africains sortis des urnes", Monde Diplomatique, Novembre, 1997, p.12.
[13] Bärbel Meyer "Développement bloqué et croissance démographique en Afrique" in Développement et coopération (D+C) ndeg.3 mai/juin 1994, Edition DSE, Berlin. p.3.
[14] ibid.
[15] ibid.
[16] ibid.
[17] Mohammed Nizamuddin, "Croissance démographique, évolution de la pyramide des âges et incidences sur le développement" in Le Courrier, no.144, mars/avril 1994 p.58.
[18] Augustin Oyowe, "Démographie et Développement, le plus grand défi de notre époque" in Le courrier, ibid. p.51.
[19] ibid. p.51.
[20] " Pour une réforme de la politique de coopération militaire ", in Damoclès no. 58, 3ème trimestre 1993, en notes, p.22
[21] Interview de Samir Amin réalisée par Craig Naumann, Dakar, mars 1994, p.1 (texte inédit communiqué par l'interviewer).
[22] Willy Jackson, " La marche contrariée vers l'union économique ", in Le Monde diplomatique, no. 504 de Mars 1996, p.14.
Dr Daniel Tchapda Piameu enseigne la philosophie
au Cameroun depuis plusieurs
années. Il habite à Doaula et il est actuellement le correspondant du Syfia
[Système francophone d'information agricole, fax: (237) 39.25.13] pour le Cameroun.
Daniel Tchapda Piameu est l'auteur de plusieurs essais parmi lesquels:
Comment penser le temps? Prolégomènes aux questions actuelles
Ed. Nans, Yaoundé, 1993, 110 p. Il a plusieurs ouvrages en cours de publication.
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