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Un nombre incalculable de guerres ont ensanglanté l'histoire de l'humanité et la terre d'Afrique en particulier.1 Notre but, cependant, n'est pas d'ajouter quelque détail morbide à l'horreur de ces innombrables conflits. Ce numéro de Mots Pluriels engage plutôt le lecteur et la lectrice à réfléchir à l'impact des représentations historiques, romanesques ou artistiques qui, dans le domaine de la guerre comme dans d'autres, façonnent et reflètent la manière dont l'individu et la société se situent par rapport à l'altérité. La façon dont la guerre est (re)présentée n'est jamais neutre et ce sont moins "les faits bruts" qui déterminent la portée de l'événement que la manière dont ces derniers ont été perçus, imaginés, adaptés ou manipulés pour cadrer avec la rhétorique d'une société à un moment donné.
L'étude de Dan Wylie nous en fournit un exemple. Consacrée à Shaka Zulu, elle montre que la représentation de Shaka relève d'un projet largement influencé par l'environnement socioculturel sud-africain qui a contribué à donner à cet homme, figure de proue de l'Histoire sud-africaine, une dimension plus mythique qu'historique. Dans ce sens ce qui s'est "vraiment" passé a été balayé par l'Histoire au profit d'une vision de la réalité visant à étayer différentes visions du monde ou prétentions au pouvoir. Dans son texte, Dan Wylie montre comment l'image de Shaka a été construite à partir d'une poignée de témoignages tout à fait subjectifs, mais dont la validité ne pouvait être remise en question sans toucher aux racines mêmes des problèmes identitaires qui se posaient (et se posent aujourd'hui encore) aux différentes élites ayant dominé l'Afrique du Sud au cours de son histoire.
Dans le cadre de son entretien avec Bernard Dadié, le Grand Maître de la littérature Ivoirienne avec qui il passe en revue plus d'un demi siècle de combat et d'écriture, Ben Jukpor suggère à son hôte qu'"aucun tyran, si puissant soit-il, ne peut des siècles durant opprimer tout un peuple". La récente disparition de Mobutu et celle de bien d'autres potentats avant lui, montre l'à-propos d'une telle affirmation. Cependant, l'exemple de Shaka en rappelle les limites. Ni l'histoire (par essence), ni la littérature (par inclination) ne se satisfait de la mortalité des Grands et toutes deux leur octroient une immortalité propre à faire perdurer leur influence sur le devenir de l'humanité, pour le meilleur ou pour le pire. Ce qui limite le pouvoir séculaire de l'homme ou de la femme qui se cache derrière le tyran ne s'applique pas à la figure mythique. Et quand les circonstances précipitent ces dieux au bas de leur piédestal, ils entraînent souvent le peuple avec eux dans les affres du doute et de l'incertitude.
Le désarroi est d'autant plus grand que la rigueur scientifique a cédé le pas aux convictions idéologiques, à la ferveur religieuse ou aux crises identitaires. Patricia O'Flaherty le montre dans son étude de deux romans venus du Zimbabwe. Ces textes reflètent l'insécurité née de l'effondrement des anciens mythes liés au colonialisme et ils montrent que les démons du passé, même agonisants, hantent plus que jamais la société d'aujourd'hui. Sans projets précis pour l'avenir, mais contraints d'abandonner les valeurs du passé, les protagonistes se trouvent en permanence dans un état d'équilibre précaire.
Denise Brahimi s'intéresse aussi, mais dans un registre différent, à la manière dont les individus cernent l'événement et façonnent la réalité en fonction de leur perception des contraintes sociales. Elle "appareille" deux romans parlant de la guerre d'Algérie et montre qu'hommes et femmes construisent différents modèles narratifs pour rendre compte "des moments dont l'horreur comportait, comme une nouveauté sinon comme une chance, l'indifférenciation". (Appareillages, p.6) Alors que l'homme tend à imposer des coupures et des choix mutuellement exclusifs sous prétexte d'efficacité, la femme met l'accent sur la continuité et essaie d'inclure la guerre dans un univers psycho-culturel qui lui permette de mener de front toutes ses actions: "Son mouvement spontané est d'unir sans renoncer à rien [alors que] l'homme préfère distinguer, et avancer dialectiquement, à partir des couples d'opposition qu'il institue". (Appareillages, p.177).
Ces réponses différentes à un problème commun se retrouvent dans la manière dont les romanciers et les romancières de l'Afrique francophone traitent de la guerre dans leurs écrits. Alors que les premiers ont tendance à aborder le thème de plein fouet en en faisant souvent le centre de leur narration, l'article de Jean-Marie Volet suggère que les secondes tendent à inclure la guerre dans un contexte individuel et socioculturel beaucoup plus complexe. Alors que les uns tendent à la représenter comme une mâle affaire où la soldatesque s'étripe à huis clos, les autres montrent que les femmes se retrouvent toujours au centre des conflits les plus divers, largement mises à contribution, avant que d'être priées de rentrer dans le rang par leurs partenaires à la fin des hostilités. Pour les femmes, la guerre ne s'arrête pas à quelques mouvements de troupe bien réglés ou à quelques batailles sanglantes mais elle inclut la violence faite aux populations civiles, la faim, les viols, les séparations, l'exil, les exécutions sommaires, les emprisonnements, etc.
On retrouve ces préoccupations dans les deux textes littéraires que nous publions dans le cadre de ce numéro. La nouvelle de Marie-Léontine Tsibinda nous plonge au coeur d'une mégapole africaine en proie à une flambée de violence où une jeunesse tout à la fois désabusée et séduite par les vaines promesses d'une élite sans scrupule, sème la terreur parmi la population. Cependant c'est moins la mort, la séparation et la peur que l'on trouve au centre du récit. C'est plutôt le regard critique mais humain de la narratrice, sa sollicitude et sa compassion à l'endroit des compagnes d'infortune qui, tapies dans une maison délabrée leur servant de refuge momentané, échangent des confidences sur leur vie dans ce qu'elle a de plus terre à terre mais aussi de plus humain.
La pièce de Michèle Rakotoson souligne elle aussi l'impact de la guerre sur l'ensemble de la population. Au travers d'un jeu de miroirs qui permet aux acteurs de vivre la situation conflictuelle de la pièce qu'ils sont en train de répéter, la narratrice souligne l'abîme qui sépare les discours officiels de la manière dont "les faits" sont vécus au quotidien par la population. Incapables de fuir avant qu'il ne soit trop tard, les gens sont happés par le désespoir qui, comme l'écrit Michèle Rakotoson, s'installe peu à peu, pas à pas, dans la ville en grisaille, parcourue de mots d'ordre, de voitures en vert-de-gris, de misère en uniforme et bientôt de cris et de larmes.
Le climat de violence qui se développe un peu partout, au Nord comme au Sud, semble particulièrement affecter les pays les plus pauvres de notre planète, mais il appartient aux hommes et aux femmes d'aujourd'hui de remettre en question les nouveaux mythes qu'on leur propose en guise d'explication ou de vérité socio-historique. En cette fin de vingtième siècle, la guerre est-elle devenue "un anachronisme rejeté à la périphérie du monde civilisé" comme le laissent souvent entendre les médias? ou bien est-elle l'expression d'un modèle économique essayant de maintenir les zones de conflits sanglants hors du bunker euro-américain? La réponse dépend moins "des faits" que de la vision du monde que l'on entend promouvoir et de l'action que l'on estime nécessaire. Tanella Boni propose le dialogue et la tolérance qui font partie de ce qu'elle appelle dans sa contribution "la construction d'un horizon d'humanité, cette ligne virtuelle parce qu'infinie, par où la terre pourrait rencontrer le ciel". Une proposition que retiendront certainement tous ceux et celles qui sont las de foncer les yeux fermés vers la Paix des cimetières.
JMV
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An unbroken chain of violence has left a bloody trail across the History of humanity and this is nowhere more apparent than on the African Continent.1 Yet, our aim is not to dwell on some of the darkest episodes of these conflicts. It is rather to encourage the readers of this issue of Mots Pluriels to reflect upon the impact of historical, literary and artistic representations of wars. Like other textual representations, the framing of war reflects and shapes the ways in which individuals and society locate themselves in the midst of otherness. The manner in which war is (re)presented is never neutral and it is the way facts are perceived, imagined, or adapted to the needs of some idiosyncratic requirement of society's rhetoric, that determines the significance of the event, rather then the "bare fact as it happened".
Dan Wylie's study on famous Zulu figure Shaka is a case in point. His contribution shows how, on the basis of the flimsiest of historical evidence, the legend of Shaka has attained "an authority of its own which is unthinkingly followed and repeated despite historical changes or the surfacing of contrary evidence". What 'really happened' has been swept away by a mythical vision of reality "sedulously preserved by a panoply of white supremacist structures both mental and pragmatic". Yet, it is compelling to note that the recent shift of power in South Africa has not led to a questioning of the mythical representation of Shaka, but rather to the assimilation of the usual icons of Shaka's militarism - out of which endemic violence is bred. Thus, Wylie argues, "at no time has re-examination of the links between representation and action been more vital".
Skimming through half a century of political writing by Bernard Dadié, the doyen of literature in the Ivory Coast, Ben Jukpor suggested to his interlocutor that "no one tyrant, powerful as he may be, can oppress the masses forever". Mobutu's recent political downfall, one of a series of unceremonious oustings of dictators, may support the theory, but only up to a point. History (by essence) and Literature (by choice) are not contented by the mere disappearance of powerful individuals into oblivion. Shaka's example shows that powerful forces drive mythical figures towards immortality, thus ensuring their continuing influence on the unfolding of History, for better or for worse. The constraints of the human condition that limit the action of the man or the woman hiding behind the tyrant do not apply to mythical giants. And when those godly figures are unseated from their pedestal, their demise usually brings about a feeling of emptiness and despair - the influence of which extends far beyond those who contributed to build up their glory in order to make sense of their own existence.
The depths of disenchantment and major identity crises can be measured as a function of both the strength of past ideological convictions and the inability to answer the challenges of change. In her contribution, Patricia O'Flaherty analyses two short novels from Zimbabwe. While the hero of one of the novels "attempts to rationalise and order the chaotic world in which he finds himself", the main protagonist of the other novel is completely overwhelmed by the new social order and drifts into a state of total alienation, doubt and alcoholic stupor. Yet both men are completely unable to break free from the old tribal and colonialist rhetoric which still looms large over today's society. Forced to abandon the values of the past, and yet deprived of a clear vision of the future, people end up in a chaotic situation which, according to Patricia O'Flaherty, spawns a spiralling cycle of destruction and nihilism where walking the tightrope of existence is increasingly perilous.
Similarly, but in an altogether different context, Denise Brahimi dwells on the manner in which people, reacting to a given situation, construct reality according to their own perception of society's demands. In her analysis of two novels dealing with the Algerian liberation war of independence, she compares the differing attitudes of male and female characters generated by writers of both sexes. She shows that both are representatives of very different narrative models, despite their common reflection upon a moment in history when horror made no distinction between gender in terms of suffering. According to Brahimi, men tend to impose clear breaks and make mutually exclusive choices under the guise of performance, whereas women put the emphasis on continuity and, in order to pursue all of their activities, they try to include all the manifestations of war in their own psycho-sociological environment: "Their spontaneous drive is to unite and sacrifice nothing while men prefer to make distinctions and move forward dialectically, basing their choices on the pairs of opposites they have created". (Appareillages, p.177)
These idiosyncratic responses to a common issue are reflected in the way female and male writers from Francophone Africa deal with the theme of war. While many male writers tackle the topic in a straightforward fashion, putting it at the centre of their narration, women authors have had a tendency to widen its parameters. Whereas the former tend to picture war as male business only, peripheral to women's lives, Jean-Marie Volet's contribution suggests that the latter believe that only lip service is being paid to the very real sacrifice and contribution required from them. Whatever the nature or extent of the conflict, women always find themselves involved and they are asked to pay the cost in some way. Thus, to them, wars are not uniquely "male warrior business", they are not restricted to distant bloody battlefields. They include all of the violence perpetrated against civilians; hunger, rape, family dislocation, exile, summary execution, imprisonment, torture, etc.
These issues are central to both of the literary texts that have been included in this issue of Mots Pluriels. Marie-Léontine Tsibinda's short story plunges the reader into the heart of the civil unrest tearing apart a major African city. Disgruntled young gang members, police, army personnel, - ordinary people disenchanted with their life and tempted by the empty promises of a corrupt elite -, roam the streets and terrorise the population. However, it is the characters' solidarity in the face of adversity, rather than the painful consequences of crime, which dominate the narration. Hiding in an abandoned house, surrounded by death, a group of women find solace in sharing the tragic experiences of their own lives.
Michèle Rakotoson's play also underlines the impact of war on the population. A game of mirrors allows the three actors rehearsing a play about war to live out the very situation they are acting. Through their lines, the actors explore the huge gap separating the rhetoric of officialdom from the ways in which war is lived by ordinary citizens. Unable to flee before it is too late, people are drawn into the despair that slowly creeps over the city, crisscrossed by army vehicles, haunted by miserable military personnel, guided by rumours and slogans, and eventually dominated by screams and tears.
The global climate of violence that has developed seems to be particularly hard on the poorest countries of the world yet it is the responsibility of contemporary women and men to question the relevance and validity of the new myths that are currently proffered by way of explanation under the guise of socio-historical truth. As the millennium draws to a close, does war represent, for example, "an anachronism located at the periphery of the 'civilised' world" as some strong forces in the media would have us to believe? or is it rather the outcome of today's economic wisdom which demands that the bloody conflicts, for which it is responsible, take place as far as possible from the Euro-American bunker? The answer to these questions lies with one's own vision of humanity rather than with the "bare historical facts". So too does the direction to take. For Tanella Boni it is time to move beyond parochialism, to rediscover and redesign a culture based on discussion and tolerance in order to advance towards a "horizon of humanity" where earthly contingencies meet the celestial aspirations of all. Food for thought...
JMV
1. Dan Smith. The State of War and Peace Atlas. (Third edition). London: Penguin, 1997. Published with the International Peace Research Institute, Oslo.
Notes
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