Cette étude publiée une première fois sous le titre de "Guerre" dans Appareillage est republiée ici avec la permission de l'auteur.
Mouloud Mammeri. L'Opium et le bâtonParis: Plon, 1965.
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Assia Djebar. Les Alouettes naïves Paris: Julliard, 1967.
Cette réflexion s'appuie sur une analyse partielle de deux romans algériens qui évoquent la guerre d'indépendance de l'Algérie (1954-1962) et ont été écrits peu après la fin de cette guerre, avec quelque recul cependant.
Les historiens s'accordent à reconnaître que dans le rapport hommes/femmes, la guerre représente un moment particulier, en rupture avec l'avant comme avec l'après. C'est globalement, pour les femmes, un moment d'émancipation et de participation accrue, exceptionnelle, à la vie collective. On peut affirmer que les Algériennes ont eu alors accès, pendant quelques années, à la vie publique - terme qui peut paraître discutable dans la mesure où la résistance armée de ce peuple ne pouvait prendre alors qu'une forme clandestine. Mais l'important pour les femmes était d'y jouer leur rôle aux côtés des hommes, sous diverses formes, par des types d'action radicalement différents de ceux qui leur reviennent traditionnellement dans la sphère du privé.
Les femmes algériennes ont participé à la guerre de libération de leur pays comme combattantes aux côtés des hommes dans les "maquis", comme infirmières, comme agents de liaison, de renseignements, comme porteuses de bombes, etc. Ce rôle, à l'époque, ne leur a été contesté par personne. Les problèmes ont commencé - ou recommencé - après l'indépendance, quand les hommes ont prétendu les faire rentrer dans le rang. Sans insister plus longtemps sur ce rappel historique, on imagine bien qu'il est intéressant de voir quelles représentations de ces faits ont été données par la littérature, celle des hommes et celle des femmes, dans les années postérieures à l'indépendance de l'Algérie (1962).
C'est pourquoi l'étude ici proposée portera sur deux romans à peu près contemporains et consacrés à ce même sujet. Le roman "au masculin" est celui de Mouloud Mammeri : L'Opium et le bâton, de 1965; le roman "au féminin" est celui d'Assia Djebar: Les Alouettes naïves,de 1967.
Pour justifier leur confrontation, il faut rappeler en quoi le rapport des deux auteurs à leur livre est en effet comparable. Les deux romans sont partiellement autobiographiques : M. Mammeri met une part de lui-même dans son héros Bachir, comme le fait A. Djebar dans son héroïne Nfissa. Quoique le premier soit sensiblement le plus âgé des deux auteurs et que cette différence se reflète sur les personnages, par rapport aux événements décrits on peut considérer qu'ils appartiennent à la même génération. Dans l'histoire de la littérature algérienne, ils se retrouvent d'un même côté, parmi ceux qui ont vécu à l'âge adulte l'entrée de leur pays dans la guerre. Leurs personnages sont confrontés de la même façon à cet épisode historique auquel ils participent activement. C'est pendant les années de guerre qu'ils s'initient à la vie, à l'amour, à la pensée adulte, et font leur entrée dans ce qu'on appelle "l'âge d'homme" - "l'âge de femme", devrait-on dire aussi bien!
Dans les deux cas le roman personnel se double d'un projet de description historique et sociale. Ce ne sont pas des récits linéaires, centrés sur un personnage principal qui réduirait les autres au rôle de comparses. A travers l'histoire d'une guerre qui les a touchés personnellement de très près, le romancier et la romancière veulent à la fois parler d'eux-mêmes et de tout un ensemble de personnages, hommes et femmes, qui leur permettent de représenter la diversité des attitudes sociales (paysans, bourgeois citadins, etc.), ethniques (Français, Algériens, arabes ou berbères) et sexuelles.
Seule cette dernière catégorie nous a ici retenue, en sorte que notre étude des deux romans sera très partielle. Mais comme il arrive dans un travail volontairement restreint, cette analyse n'a de sens que si elle est minutieuse et tente d'échapper à l'impressionnisme en se soumettant aux rigueurs d'une formalisation. On s'aperçoit en effet que pour définir le point de vue de chaque auteur sur l'ensemble des situations décrites, il faut entrer dans le détail de plusieurs types de relations. Ne doit-on pas examiner à la fois la manière dont chacun d'eux représente les personnages de son propre sexe et ceux de l'autre? Or il y a déjà là quatre ensembles de représentations.
D'autre part, dans ces romans largement autobiographiques, d'apprentissage ou de formation, qui sont aussi consacrés à un fait collectif et historique, la guerre d'Algérie, on doit au moins examiner le comportement des personnages des deux sexes à un double égard, face à l'amour et face à la guerre - ce qui est d'ailleurs les inscrire dans une grande tradition romanesque, où l'on retrouverait par exemple Tolstoï et Hemingway.
La guerre d'Algérie, pour ces auteurs comme pour les lecteurs français auxquels leurs livres sont largement destinés, était extrêmement présente au moment de leur parution; affectivement, elle le reste aujourd'hui. D'où la tentation d'une lecture idéologique, événementielle, qui consisterait à voir comment les auteurs se situent par rapport à cette guerre et ce qu'ils en disent. Ce n'est pas le point de vue de cette étude, qui s'en tient rigoureusement à la confrontation de ce que les deux livres peuvent nous apprendre sur la différence du masculin et du féminin. Ils nous instruisent là-dessus à la fois parce que les auteurs sont un homme et une femme, et parce qu'ils parlent de personnages masculins et féminins.
Pour éviter tout glissement hors du point de vue choisi, et pour tenter de cerner cet ensemble complexe de relations, nous avons eu recours à une formalisation qui surprendra peut-être dans un premier temps, mais que nous espérons efficace et claire, dès qu'on en aura acquis le maniement. Il faut se rappeler que l'enjeu de cette étude est une comparaison entre la manière dont deux auteurs, un homme et une femme (H et F) représentent leurs personnages masculins et féminins (h et f). On peut donc dans un premier temps figurer par leurs initiales quatre types de relation à examiner du point de vue de leur ressemblance et de leur différence:
Hh et Ff
Hf et Fh
Pour s'en tenir d'abord aux aspects formels des livres, comportant la composition et les personnages, on les trouve encore très comparables et même symétriques:
M. Mammeri (H) se représente lui-même sous la forme de h et définit à travers lui un certain type de comportement masculin; il le complète en entourant h de quelques comparses : h', h'', qui représentent d'autres possibilités dans un rapport dialectique avec h. Par ailleurs, M. Mammeri met en relation h avec deux ou trois f, bien caractérisées, qui sont différentes formes d'attitudes féminines, aux prises avec la guerre et avec l'amour.
De la même manière, A. Djebar (F) se représente sous la forme f, qui est un comportement féminin considéré comme objet d'étude et d'analyse; d'autres f', f'', etc., l'entourent de manière à constituer des variantes; f est mise en relation avec deux ou trois h qui représentent des types d'hommes ou d'attitudes masculines à caractéristiques différentes.
La symétrie est donc remarquable, les romans parfaitement comparables et les différences, de ce fait, d'autant plus significatives.
Or elles s'imposent à l'évidence, dans ce même domaine que nous avons considéré comme celui de la composition, dès que l'on sort de considérations purement formelles.
Soit Hf, définissant l'attitude de l'auteur Mammeri face à ses personnages féminins f. Ces derniers apparaissent dans le livre sous une forme épisodique, et de l'extérieur. Trois exemples:
f = Itto; cette jeune femme marocaine, fiancée avec un homme de son pays, doit l'épouser un mois après sa rencontre de hasard avec Bachir. Bachir et Itto vivent cet épisode passionnel de manière intense, en le sachant limité à ce court délai, qui constitue aussi un court ensemble de pages, au coeur du livre, sans dépassement ni retour.
f = Claude; c'est la maîtresse de Bachir au début du livre; il souhaite la quitter et le fera pour partir au maquis. Ils se revoient une seule fois, très brièvement; il n'y aura point de lendemain, ni d'ailleurs aucune incidence à l'intérieur du livre.
f = Tasadit ou Farroudja; femmes kabyles traditionnelles; bien qu'elles soient de son village et éventuellement de sa famille, Bachir, qui les revoit à l'occasion de la guerre, n'a aucun contact avec elles. H les traite comme ce qu'on pourrait appeler des figurantes actives.
Soit maintenant Fh, définissant l'attitude de l'auteur A. Djebar face aux personnages masculins h de son roman. Ces derniers apparaissent dans le livre de manière constante, ils sont vus de l'intérieur, comme consubstantiels au personnage féminin f. Prenons par exemple:
h - Omar; ce personnage, figure de jeune intellectuel, prend la parole (à la première personne du singulier) en alternance avec Nfissa. Le livre comme roman d'éducation, est presque autant le sien que celui de la jeune femme.
h = Rachid; il devient très vite le mari de Nfissa et partage avec elle, même s'il la vit de façon différente, l'expérience centrale de l'amour; même lorsque la nécessité les sépare, Nfissa vit constamment avec lui, comme s'il ne cessait d'être présent.
De H à F la forme de présence reconnue à l'autre sexe est donc tout à fait dissemblable.
On pourrait dire que M. Mammeri, conformément à la pratique dominante dans la société qu'il décrit, se livre à une sorte d'enfermement de la femme sous la forme symbolique du traitement de f. Tandis qu'A. Djebar exprime l'aspiration à mêler les destins de l'homme et de la femme, sous la forme d'un constant rapport fh se refusant à l'exclusion. Le point de vue de l'écrivain serait celui d'un constat de réalité, celui de l'écrivaine serait le désir (utopique ?) de changer cette réalité.
Cependant on peut aussi inverser cette affirmation, et considérer qu'A. Djebar exprime la réalité de la femme, dont le destin est toujours en rapport avec la présence de l'homme, tandis que M. Mammeri exprimerait un certain désir de l'homme, qui voudrait maintenir la femme dans des limites extrêmement contrôlées; de cette première approche, encore formelle, on ne peut donc tirer que des observations, et non des conclusions.
Sortant de la composition des livres, on envisagera maintenant leur thématisme. Il faut alors préciser et affiner la formalisation en introduisant deux nouveaux termes : l'amour et la guerre, que l'on désignera par leurs initiales a et g. En effet les personnages doivent être examinés dans leur rapport à ces deux situations que les romans entremêlent, et il faut s'efforcer de localiser les différences qui s'y manifestent selon que l'auteur est homme (H) ou femme (F).
Or il apparaît qu'un aspect important de ce problème concerne la possibilité pour les personnages, de concilier a et g. On constate en effet que dans le roman de M. Mammeri, les deux termes sont dissociés, la guerre et l'amour s'excluant mutuellement, alors qu'il n'en est pas ainsi dans le livre d'A. Djebar, qui les fait au contraire coexister.
Voici alors l'hypothèse qui donne son sens à cette recherche et qui prend corps peu à peu au cours de son développement:
L'auteur H tendrait à souligner les incompatibilités, les contradictions, les ruptures nécessaires (notamment entre les exigences individuelles ou collectives), dramatisation qu'on pourrait de ce fait considérer comme la vision masculine du monde dans un certain nombre de sociétés; tandis que l'auteur F tendrait à voir des continuités, des prolongements et des mélanges qui seraient le propre de la vision féminine dans sa différence.
Précisons cette hypothèse en prenant appui sur les deux romans. On se situera d'abord dans la problématique générale du livre, la plus manifeste, celle qui est incluse dans la représentation du personnage principal, ici dans les relations Hh et Ff.
Hh, c'est la représentation que M. Mammeri donne de son personnage masculin, qu'il nous montre tantôt dans ses expériences amoureuses : Hha, et tantôt aux prises avec la guerre : Hhg. Or il est montré clairement que Hha et Hhg sont incompatibles:
Bachir quitte Claude sa maîtresse pour partir au maquis; ils sont séparés définitivement par la guerre.
Bachir reconcontre Itto dans un entracte de la guerre; leur liaison dure aussi longtemps que cet entracte, il la quitte pour repartir au combat.
Ali et Tasadit se rencontrent grâce à une péripétie de la lutte clandestine, mais cet amour ne se réalisera jamais puisqu'Ali est tué au combat.
Il est clair que pour H, même lorsqu'elle est nécessaire, la guerre est un cataclysme entièrement contraire au bonheur personnel de l'individu.
Ff, c'est la projection de l'auteur femme Assia Djebar dans son personnage féminin, découvrant à la fois l'amour: Ffa, et la guerre: Ffg. Or il apparaît que dans ce cas, loin d'être incompatibles, Ffa et Ffg sont intimement liés.
Nfissa connaît son premier amour, pour Karim, dans la guerre où elle s'est engagée (et qui leur a permis de se rapprocher intimement). Après la mort de Karim, elle se réengage d'une autre façon, et connaît ainsi Rachid, avec lequel elle vit un amour entièrement lié à leur situation dans la guerre. Les deux combats à mener vont également dans le sens de l'émancipation, et donc de la réalisation de soi qu'elle recherche.
Le problème n'est pas d'optimisme ou de pessimisme, la vision de F est aussi douloureuse, incertaine et complexe que celle de H, mais elle l'est d'une autre façon. Les deux parcours sont initiatiques; celui de Hh est marqué par des renoncements, des mises à distance, débouchant sur un mélange d'exigence et de scepticisme; celui de Ff est une recherche constante pour des engagements plus forts, plus pleins, plus signifiants. La première démarche, Hh est à la fois intellectuelle et active, la seconde, Ff, est existentielle, jamais passive malgré les apparences et les replis. On pourrait dire cependant que la valeur générale de ces observations est compromise par le fait qu'il s'agit dans les deux cas d'une image de soi, et d'une image interne au groupe sexuel envisagé (Hh et Ff). Il convient donc de voir aussi ce qu'il en est des images externes, concernant l'autre groupe. On confrontera l'examen des relations Fh et Hf à celui des deux relations précédemment étudiées. Le but est de localiser plus précisément les différences, qu'il est difficile de rendre signifiantes (en évitant de retomber dans les clichés) tant qu'elles sont polymorphes.
Soit la relation Fh ou vision qu'a l'auteur femme de ses personnages masculins. Elle donne des résultats très semblables à ceux que dégageait l'analyse de la relation Hh. Ce qui veut dire en d'autres termes que H et F donnent à peu près les mêmes indications sur la relation du personnage masculin à l'amour et à la guerre. L'auteur F considère elle aussi que le personnage h a beaucoup de mal à réaliser la conjonction ag et tend beaucoup plus souvent à la disjonction de ces deux termes.
Le cas est tout à fait flagrant pour Fh où h = Omar. Omar ne peut concilier son rôle d'intellectuel révolutionnaire, ni pendant ni après la guerre avec l'amour qu'il éprouve peut-être, sans doute, pour Nessima et qu'elle lui demande de vivre pleinement. Il décrète cet amour incompatible avec le rôle qu'il estime être le sien. Pour h = Rachid, F en reste, et laisse son lecteur, dans beaucoup d'incertitude. Après une période d'amour intense et partagé, Rachid est séparé de Nfissa par les nécessités du combat (mais il semble parfois qu'il aurait pu y échapper) et leurs retrouvailles, par la suite, s'avèrent difficiles, incomplètes, marquées d'une sorte de handicap auquel Rachid semble plus sensible que Nfissa. Rachid n'est peut-être pas loin des positions d'Omar, qui n'accepte la relation amoureuse que si elle ne présente aucun risque d'attachement.
On voit par ces exemples rapidement évoqués que la dissociation ha/hg est indiquée par F comme elle l'était par H. La vision de l'homme est assez semblable, on verra que les termes mêmes le sont parfois.
Soit maintenant Hf, l'autre relation croisée exprimant la vision qu'a M. Mammeri de ses personnages féminins. Elle est au contraire le lieu principal de la différence entre H et F. On se souvient que pour F, les deux relations de son personnage féminin à l'amour et à la guerre (fa et fg) sont très liées, le plus souvent mêlées et superposées. C'est l'amour dans la guerre.
Telle n'est pas la vision de H, en tout cas, il semble faire une distinction. Lorsque f = Tasadit ou Farroudja, ces femmes traditionnelles, sans doute parce qu'il n'y a pas à proprement parler de relation amoureuse fa, vivent pleinement la relation fg et s'engagent dans la guerre, sans hésitation ni réserve.
En revanche, lorsque f = Claude ou Itto, c'est-à-dire des femmes suffisamment émancipées pour vivre intensément la relation fa, il n'y a plus de relation fg, sinon passivement, comme retombée inévitable de g. A noter que ce n'est pas affaire d'intelligence ni de sentiment : cette seconde catégorie de femmes est parfaitement capable de comprendre la guerre, de l'analyser, et d'en souffrir. Mais elle s'en trouve exclue, pour des raisons variées.
Les rapports de la femme à l'histoire, tel pourrait être le lieu de la plus grande divergence. Mais la convergence sur une même vision de l'homme, comme lieu de la coupure et de la dissociation, n'est pas moins à interroger.
Le rapprochement Hh-Ff introduit une problématique de la coupure relative à h, pour laquelle F emploie le terme de multilation. C'est Omar qui parle : "Ceux qui demain, devront devenir, avec l'illusion de diriger, les instruments des poussées collectives, seront nécessairement mutilés; cela prend trop de temps à un homme de chez nous pour réparer sa rupture avec la vie, traduisons : avec la femme . . . Cela demande trop d'attention et trop d'intelligence, cela mange un homme!..."
Omar insiste sur le "chez nous" qui renvoie à une société particulière, où la séparation des sexes est de tradition. Cependant, le phénomène de l'après-guerre, comme temps de la castration masculine, est abondamment représenté en littérature : que l'on songe à l'Aurélien d'Aragon, et plus explicitement au Soleil se lève aussi d'Esrnest Hemingway. Il n'est donc pas interdit de généraliser les résultats ici acquis, d'ailleurs suffisamment considérables en eux-mêmes puisqu'ils sont le fait d'un consensus HF.
Le fait important, dans l'existence vécue au sein de nos sociétés, ne serait pas que la femme soit un être castré, à supposer que l'on admette peu ou prou cette théorie, mais bien plutôt le fait que l'homme soit un être castrable, et constamment menacé de l'être, pendant la durée de sa vie. Ce qui est décisif, dans la vie humaine intra-historique, c'est cette fragilité de l'homme, conscient de l'être et de payer au prix fort pour sa virilité. Tandis que la femme peut se considérer comme en deçà ou au-delà, mais en tout cas à l'abri de cet avatar mutilant. Son destin n'inclut pas la coupure, il est de l'ordre de ce qui continue, du côté de la maintenance, même pendant la guerre.
Les divergences apparaissent avec l'interprétation que l'on peut donner de cette maintenance. C'est ici qu'entrent en disemblance les relations Ff et Hh, ou visions que les deux auteurs ont de leur personnage féminin.
Pour l'auteur homme, ici H, la tendance est grande de rabattre ce pouvoir de maintenance sur le biologique, sans doute parce qu'il connaît d'abord la femme comme mère, mais aussi parce que le biologique est en effet du côté de la permanence, la moins soumise à l'événement. Le biologique est une interprétation du pouvoir de maintenance, d'autant moins évitable dans la société traditionnelle que le rôle des femmes est en effet rabattu à ce niveau.
Pour l'auteur femme, ici F, qui écrit et veut prendre en main son destin, il est de première importance de s'insérer dans l'histoire. D'où le caractère total (celui qu'on dit hystérique) de ses adhésions et engagements : Nfissa, de F, entre dans la guerre de manière beaucoup plus immédiate, spontanée, sans réserve, que ne le fait Bachir de H.
Une autre différence, soulignée par A. Djebar, concerne ce qui prémunit f = Nfissa contre le risque et le sentiment de dispersion, tandis que h = Rachid éprouve au contraire la peur de se perdre dans l'action. Le pouvoir de maintenance des femmes, selon F, n'est pas de l'ordre du biologique, mais de l'ordre de la mémoire, une mémoire constamment et consciemment transmise, qui assure à chaque individu-femme la force du collectif, à travers le temps. Tandis que l'homme est ici encore du côté de la perte, comme l'explique h = Omar : "De tout cela, dont je peux certes me souvenir dans les détails à condition que je m'y intéresse, il me reste une vision pâle comme une photographie passée : la substance s'en est perdue quelque part." En société traditionnelle, la mémoire féminine est liée à l'oralité. D'une manière générale, chez l'homme, la perte de mémoire pourrait être liée au type d'action qui lui est imparti; et naturellement, elle est liée aussi à la polygamie, successive ou simultanée, clandestine ou institutionnelle.
La divergence Hf/Ff s'explique de la même façon que la convergence Hh/Fh. Parce qu'il est du côté de la perte et de la dispersion, H fait un effort pathétique pour fixer f dans une définition essentialiste; tandis que F explique le pouvoir de maintenance de f comme une adaptation existentielle au mouvement de l'histoire.
Il est inéressant que les deux auteurs aboutissent à des résultats semblables quand il s'agit de leurs personnages masculins (Hh=Fh), tandis qu'ils diffèrent dans la représentation des personnages féminins (Hf � Ff). On peut conclure que tout ce qui touche à l'homme est pour eux de l'ordre du constat, tandis que ce qui touche à la femme relève de l'interprétation.
Le constat concernant les personnages masculins est celui d'un apparent paradoxe : les hommes allient l'efficacité dans l'action à la fragilité affective, ils ne peuvent vivre sans opérer des ruptures radicales entre plusieurs domaines; l'impossible coexistence entre divers registres de leur comportement n'entraîne pas nécessairement la disparition de l'un ou de l'autre, mais implique qu'ils soient vécus séparément, dans la succession. On peut juger que cette "solution", si toutefois elle mérite ce terme, est précisément à l'origine de leur efficacité. L'homme est du côté du réalisme, il ne tente pas l'impossible, moyennant quoi il n'est sans doute pas très heureux, mais ayant décidé de faire "comme si", il n'est pas très malheureux non plus. Grand maître des accommodements, des arrangements, il trouve dans les nécessités de l'Histoire la justification de ce que la femme, dans son "hystérie" bien connue, n'hésite pas à appeler lâcheté. Mais M. Mammeri, si on le lit avec attention (Hh), apparaîtra plus sévère encore à cet égard qu'A. Djebar (Fh). On a ici un bel exemple de la lucidité de l'homme sur lui-même, qui nous maintient dans le cadre de ce que nous appelions le réalisme de constat.
A l'égard des femmes, l'écrivain homme oscille entre ce même réalisme et l'idéalisation (Hf), alors que l'écrivaine récuse également ces deux attitudes (Ff). La galerie de portraits féminins qu'on trouve en Hf comporte en résumé trois catégories : les femmes égoïstes, qu'on supporte jusqu'au jour où on ne les supporte plus; les femmes désirables, qu'on possède avant de les abandonner à leur destin, les femmes admirables, dont le sacrifice inspire à l'homme un sentiment mêlé de compassion et de culpabilité. C'est pourtant le constat réaliste qui domine, dans la mesure où ce constat consiste, pour l'homme maghrébin, à définir le territoire du féminin comme un lieu où il ne peut s'implanter vraiment ni durablement. Mais il vaudrait mieux dire que ce constat se donne les apparences du réalisme, alors qu'il est une opération idéologique, transformant en fatalité ce qui ne l'est pas. Il faut d'ailleurs reconnaître que la position du romancier est de toute façon ambiguë: c'est en effet son rôle de décrire une société telle qu'elle est et telle qu'il la voit, mais n'est-il pas partie prenante dans le maintien de cette réalité dans la mesure où il ne la montre pas comme contingente, donc transformable?
La position de l'écrivaine (Ff) consiste à s'engager plus résolument hors de cette forme de réalisme, qui ne pourrait que l'accabler. Il importe autant pour elle de montrer ce qu'il en est réellement de la femme que ses aspirations concernant ce qu'elle devrait être. D'où une écriture qu'il lui faut inventer, pour concilier ce double aspect. Il apparaît en effet que si la narration classique est efficace pour le propos romanesque de H, F ne pouvait écrire son livre sans faire éclater le récit et le réorganiser personnellement. Il en est des femmes comme de toutes les "minorités" : obligées d'en faire plus pour tenter de devenir égales.
Denise Brahimi est universitaire, écrivain et critique. Elle s'intéresse particulièrement à la littérature du Maghreb et à la littérature féminine. Elle a publié de très nombreux ouvrages dans ces domaines. Son livre Cinémas d'Afrique francophone et du Maghreb
vient de sortir chez Nathan (1997) et une série d'interviews de romancières africaines doit sortir à l'automne chez Karthala.
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