Ben Jukpor
Brandon University
Ben Jukpor - Vos oeuvres s'étendent à tous les genres mais il semble que vous soyez surtout connu pour votre théâtre. Comment vous situez-vous par rapport à vos oeuvres ? Préférez-vous un genre à un autre, ou avez-vous choisi le genre de vos écrits en fonction du message que vous vouliez transmettre et de son destinataire?
Bernard Dadié - Non, je n'ai pas de genres préférés. Ce sont tous des outils de combat, d'information. Si les gens vont au théâtre et ne lisent pas de roman, c'est leur préférence.
Ben Jukpor - Il y a quand-même une différence entre le destinataire des poèmes et le destinataire des pièces de théâtre. Tout le monde ne peut pas lire un poème et comprendre...
Bernard Dadié - Ça, c'est une question différente. Le théâtre, c'est plus populaire. Ça attire plus de monde que le poème ou le roman. Le roman et le poème, c'est individuel et d'un niveau plus élevé, c'est vrai. Mais je ne préfère pas un genre à un autre; ce sont tous mes enfants, des outils d'information, de lutte.
Ben Jukpor - Vous parlez de lutte mais les rois ou les leaders politiques ne jouent pas, dans le fond, de rôle positif dans vos pièces. Dans M. Thôgô-gnini, par exemple, le roi apparaît comme un roi insignifiant, décoratif. Il ne profère pas une seule parole de toute la pièce. Dans Béatrice du Congo, Le roi est tout d'abord un roi démocrate, aimé du peuple et soucieux du bien-être du peuple. Cependant, il devient autocrate, tyrannique et aliéné, à la suite de sa séduction par les Bitandais. Il devient un exploiteur, un esclavagiste. Dans Iles de tempête, Toussaint Louverture, qui n'est pas un roi mais un leader politique, passe de l'état de révolutionnaire oeuvrant pour le bien-être de son peuple à celui d'oppresseur du peuple obsédé par le désir de se faire reconnaître par son idole Napoléon Bonaparte et par la France. Alors qu'il se considère comme le libérateur de son peuple, il devient un tyran qui ne tolère d'autre opinion que la sienne. Il est devenu la "seule référence" et la justice. Dans Les voix dans le vent, Nahoubou 1er qui est lui-même issu du peuple, oublie vite son désir de rétablir l'équité dans le pays une fois qu'il est installé sur le trône, Une fois au pouvoir, il devient démoniaque et établit un règne de terreur. Ne s'agit-il pas là d'une conception particulière de la royauté en Afrique ou du rôle du leader politique africain ?
Bernard Dadié - Il ne faut quand-même pas croire qu'aucun de nos rois n'était démocrate. A l'époque où se situe M. Thôgô-gnini les rois n'étaient pas tous pareils. Il y avait ceux qui faisaient de la traite et ceux qui n'en faisaient pas.
Ben Jukpor - Oui, mais c'est un fait que le roi, dans M. Thôgô-gnini ne dit rien du tout; il est simplement là.
Bernard Dadié - En effet, le roi, chez nous, est simplement là. Ce sont les notables qui décident, qui disent ceci, qui disent cela. Quand le roi parle, tout est fichu. Pourquoi ? Parce que quand il dit "je ne veux pas cela", on ne peut pas revenir là-dessus. C'est pour cela qu'il n'y a que M. Thôgô-gnini qui parle. Mais maintenant les choses ont évolué et c'est la raison pour laquelle dans Béatrice du Congo et dans Les voix dans le vent les rois ne cessent pas de parler. Ce sont les contacts extérieurs qui ont perverti ces messieurs. Si nous sortons des livres et regardons notre Afrique, que voyons-nous aujourd'hui? Il y a le président et les ministres nommés par ce dernier. Ce ne sont plus les notables qui décident. Dans le passé, le roi n'était pas censé parler, c'était les notables qui parlaient. Or avec les notables, c'était la collectivité qui décidait. C'était là la grande différence. S'ils se trompaient, le roi intervenait pour rectifier les choses. Ce n'était pas comme aujourd'hui où le roi parle tout le temps. Le silence du roi permettait la discussion.
Ben Jukpor - A la fin de Béatrice du Congo le roi meurt et Dona Béatrice meurt, tous les deux liquidés par les agents de la colonisation. Ce dénouement ne signale guère l'échec de la colonisation. Il est vrai qu'on assiste aussi au "chant martial du peuple", mais pour mener à bien la révolte du peuple, n'aurait-il pas fallu reprendre la leçon de Ceuta -"Aucun tyran, si puissant soit-il, ne peut des siècles durant opprimer tout un peuple" - et présenter l'expulsion des Bitandais ?
Bernard Dadié - Les deux personnages que vous mentionnez posent le problème de la révolution et le problème de la reconquête de soi. Il y a deux problèmes. D'un côté il y a cette dame-là qui a pu refuser la colonisation, qui n'a jamais cessé de mettre son roi en garde contre les Blancs. De l'autre côté, il y a le roi qui a accepté d'exister avec les colons, qui a fait toutes sortes de trafics avec eux, qui a construit des basiliques, mais qui a fini par se rendre compte qu'on se moquait de lui, et qui est revenu à son authenticité. Mais dès qu'il s'oppose à la colonisation, on le liquide. Elle, elle refuse de collaborer et on la tue aussi. Qu'est-ce que cela veut dire ? Aux lecteurs de le déterminer. J'ai laissé tout cela en filigrane. Le problème est posé et c'est aux autres d'en tirer les conclusions nécessaires. L'écrivain n'a pas à donner des ordres. Il pose le problème. A chacun de tirer les conclusions nécessaires suivant son idéologie, suivant sa formation. Dans mes pièces, les mots ont plusieurs sens, exprès. Comme nous ne sommes pas dans un pays libre, on écrit ce qu'on a à dire de façon à ne pas avoir trop de problèmes.
Ben Jukpor - La nature du sujet abordé dans Les voix dans le vent permet de situer l'action en Afrique indépendante et le chef politique que représente Nahoubou 1er est un véritable fou qui n'est pas du tout en mesure de gouverner quoi que ce soit, ou qui que ce soit. Qu'est-ce que ce personnage représente pour vous ?
Bernard Dadié - Nahoubou 1er ne diffère guère du leader en Afrique indépendante. Le personnage évoque plus ou moins la tragédie des dirigeants africains.
Ben Jukpor - Et les voix que vous nous faites entendre sont-elles celles de la vérité éternelle qui finit toujours par s'imposer ?
Bernard Dadié - Celles de la vérité et celles de la mort.
Ben Jukpor - Pourquoi celles de la mort ?
Bernard Dadié - Les individus sont éliminés parce qu'ils font remarquer la véritable situation. Les voix des morts reviennent et accusent, c'est la mort qui vient de prendre parti.
Ben Jukpor - Dans le rêve de M. Thôgô-gnini, l'Etre Etrange détruit les valeurs sociales chères à l'Afrique traditionnelle, présentées sous la forme des personnages allégoriques : Fidélité, Reconnaissance, Vieillesse, Tradition, Amour, Drame... Mais la Famille-Parasite réussit à échapper. Est-ce pour vous une manière d'indiquer que quelle que soit l'évolution de l'Afrique contemporaine, la famille étendue demeurera toujours une force en Afrique ?
Bernard Dadié - La question qu'on doit poser est la suivante : qu'est-ce que nous voulons comme société ? Ils entendent tout détruire. Il n'y a plus de fidélité, plus de reconnaissance, etc... Est-ce que nous voulons une société à la mode occidentale, telle qu'elle est maintenant ? Ou devons-nous sauver quelque chose de chez nous, ici ? C'est une question que je pose.
Ben Jukpor - Sauver la famille étendue, ou la collectivité africaine, malgré les quelques abus que cela engendre?
Bernard Dadié - Peut-être. Dans quel cadre l'Afrique de demain va-t-elle pouvoir évoluer? Aujourd'hui, la situation en Afrique est anarchique. Il faudrait voir comment faire pour réconcilier les choses. Il est plus facile de modifier que de créer.
Ben Jukpor - Peut-être une famille étendue, avec une certaine différence ?
Bernard Dadié - Oui...
Ben Jukpor - Dans Fraternité-Matin du 4 août 1969, vous disiez: " Il s'agit de savoir si dans nos Etats l'homme doit passer avant certaines choses, [...] si l'argent est fait pour l'homme ou si l'homme est fait pour l'argent, si la justice est au service de l'homme ou si l'homme est au service de la justice." Près de vingt-cinq ans plus tard avez-vous toujours la même inquiétude au sujet du destin de l'homme ?
Bernard Dadié - Oui. L'Afrique n'a guère évolué dans ce domaine-là. On dirait même que les choses empirent. Pour moi, l'homme passe avant tout.
Ben Jukpor - L'irresponsabilité des fonctionnaires africains que vous avez dépeinte dans Papassidi maître-escroc se vérifie encore aujourd'hui dans toute l'Afrique. D'après vous, comment doit-on expliquer ce phénomène ?
Bernard Dadié - Je n'ai pas de solution, ni d'explication. J'évoque le problème, je dénonce la situation. C'est le rôle de l'écrivain de dénoncer cela.
Ben Jukpor - Vous avez repris le même thème dans Mhoi-Ceul. Mais ici vous avez hissé le problème au niveau d'une véritable maladie. Il me semble que le personnage de La-Nièce joue un rôle précis, très profond, un rôle qui va au-delà de l'apparence - celui d'un Dadié sarcastique, indigné. Qu'est-ce que ce personnage représente pour vous ?
Bernard Dadié - Mais, ce qu'il représente pour vous aussi. Les cousins et les neveux sont sur place parce que ce sont les cousins et les neveux de Monsieur X ou Y. Ils encombrent les bureaux, ne font rien. Comment voulez-vous que les choses tournent ? Ça, c'est l'Afrique moderne. Et le rôle de l'écrivain est de dénoncer tout cela et de voir comment on peut bâtir notre société. Comment faire pour que les choses marchent ? L'écrivain constate.
Ben Jukpor - Il semble que votre théâtre présente la politique à l'africaine comme une source d'abus et de vices sociaux, un problème essentiel que les Africains doivent résoudre; vous semblez présenter la politique comme quelque chose que les Africains ne semblent pas bien comprendre.
Bernard Dadié - Non, ce n'est pas qu'ils ne comprennent pas. Avant, on faisait de la politique chez nous, mais ce n'était pas de la politique occidentale. Dès que nous sommes passés à la mode occidentale, nous avons rencontré tous ces problèmes-là. A mon avis l'origine du problème est dû en grande partie à une certaine imitation non assimilée, à un fond ancestral qu'on a voulu transposer sur des modes modernes. Comment faire pour que les hommes au pouvoir ne fassent pas ce qu'ils font? Comment étaient les rois au départ? Et que sont-ils devenus une fois qu'on a baptisé les gens, qu'on a mis des croix ici et là, qu'on a introduit des noms français, espagnols ou portugais? Les choses ont changé. C'est ça le problème.
Ben Jukpor - Mais il doit y avoir un moyen de réconcilier les deux conceptions politiques ?
Bernard Dadié - On le suppose.
Ben Jukpor - On ne peut pas étudier vos oeuvres sans être frappé par le soin que vous prenez pour donner des titres à vos pièces de théâtre ou des noms à vos personnages. On sait que M. Thôgô-gnini n'a trouvé son titre que longtemps après que la pièce avait été écrite. Mhoi-Ceul, Papassidi, Iles de tempête, Les voix dans le vent, Béatrice du Congo sont tous des titres qui font déjà réfléchir. Tous les actants dans Béatrice du Congo, que ce soit une personne ou une chose, ont des noms bien significatifs. Serait-il juste de dire que pour vous les titres des pièces, les noms des actants sont fonctionnels; qu' ils concourent tous à expliquer la signification profonde de vos oeuvres ?
Bernard Dadié - Très juste. Les noms sont tous significatifs. Les noms sont tous choisis en fonction des rôles que jouent les personnages. Boisdur, par exemple, c'est l'enterrement. Béatrice du Congo, le titre ancien, c'était Faire des brousses à Zaïre. Mais comme on confondait avec le Zaïre de Voltaire, j'ai mis le titre Béatrice du Congo. Mais vers la fin, n'oubliez pas que c'est sur la prière de Dona Béatrice que cela finit. C'est la confession de foi qui rend le bonheur. C'est le refus de cette assimilation, c'est le refus de la colonisation qui est là.
Ben Jukpor - On a souvent évoqué le problème particulier que pose la littérature africaine : le problème linguistique. La littérature africaine défend et illustre la culture spécifiquement africaine. Pourtant cette littérature se présente en français, en anglais, en portugais... Il est vrai que ces langues qui ne sont pas des langues africaines sont exploitées pour des raisons d'ordre pragmatique. Mais, n'y a-t-il pas dans tout cela un paradoxe assez gênant dans le sens que la domination, ou mieux encore, la "colonisation" de l'Afrique se poursuit toujours, cette fois par le "verbe". Elle est linguistique. Et il semble que quoi qu'on dise, cette situation continue, encore pour longtemps. Quel est votre opinion sur cet embarras linguistique, d'autant plus que vous avez conçu, lors de votre entretien avec C. Quillateau, la littérature africaine contemporaine comme "une arme... un tam-tam de guerre" ?
Bernard Dadié - Moi, personnellement, je n'ai pas d'embarras linguistique. Il faut savoir ce qu'on veut. Nous deux, comment arrivons-nous à nous comprendre ? C'est par le français, n'est-ce pas ? Le français jette un pont entre vous et moi. Le français jette un pont entre moi et le Français de Paris ou de New York. Je me fais comprendre par le colonisateur. Il dit que je n'ai pas de culture, et j'ai le moyen de le contester. Ce n'est pas en écrivant en Yoruba, ce n'est pas en écrivant en agni, ce n'est pas en écrivant dans une langue de chez moi qui n'est pas encore chez eux, qu'ils vont me comprendre. Non, pour moi la langue française que j'utilise est une arme qui me permet de me lier aux autres. C'est une arme qui me permet de dire ce que je pense, de revendiquer, et de poursuivre ce que je crois, ce qui est pour moi le rôle de l'écrivain. Maintenant, l'immédiat pour moi, c'est un combat. La langue étrangère que j'utilise est une arme de combat. Cela ne me gêne pas.
Ben Jukpor - Plus de trente ans d'indépendance et l'Afrique tâtonne encore. Les Etats africains n'ont guère fait le premier pas dans le domaine du développement technologique qui devrait assurer au continent un respect international en contribuant ainsi à l'émancipation universelle de l'humanité. L'Afrique serait-elle réfractaire à la technologie, ou y-a-t-il d'autres explications pour son statut de consommateur acharné des produits technologiques des pays étrangers ?
Bernard Dadié - Là, vous posez une question générale. C'est une question que tous les Africains doivent se poser. Nous devons nous interroger là-dessus. Le problème en Afrique, si je ne me trompe pas est celui-ci : nous avons eu des réunions culturelles où on a débattu toute cette question en 1956 à Paris, à Rome, à Dakar, à Lagos, à Accra etc... On a fait quelques propositions pour nous aider. On croyait qu'il nous fallait tout d'abord une émancipation politique, que si nous avions la liberté politique tout irait bien, que nous ferions beaucoup. Or, aujourd'hui nous sommes libres, et voilà où on en est, et pourquoi ? Ce n'est pas une question de technologie. Je crois que c'est une question de relation économique, parce que la colonisation, qu'est-ce que c'est ? C'est une question d'économie. La politique s'est greffée la-dessus pour permettre l'exploitation économique de l'Afrique. Pour nous, du côté français, il y a eu le pacte colonial. Je crois que le pacte colonial continue encore. La métropole produit, elle exporte. Elle prend, elle transforme, elle nous le vend. C'est la mentalité du pacte colonial qui continue, dans l'esprit des Blancs et dans notre propre esprit.
Ben Jukpor - Croyez-vous qu'un jour viendra où l'Afrique saura répondre "présente" au rendez-vous technologique du monde ?
Bernard Dadié - Je le crois absolument. Un jour les gens vont se lever pour dire que cela suffit.
Pr Ben K'Anene Jukpor est Directeur du Département des langues classiques et modernes de l' Université de Brandon au Canada. Il est un spécialiste des littératures africaines et grand amateur de la littérature française du XVIe et du XVIIe siècle. Son dernier ouvrage publié chez l'Harmattan s'intitule Etude de la satire dans le théâtre ouest-africain francophone.
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