Mots pluriels
    no 9. Janvier 1999.
    https://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP999rn.html
    © Rabiatou NJOYA


    N comme Nouvelle - N comme Nouvelle - N comme Nouvelle

    La porteuse d’eau

    UNE NOUVELLE
    de

    Rabiatou NJOYA

    Prière de lire la notice sur la protection des droits d'auteur


    I l est difficile d’oublier à jamais l’image de cette femme portant une calebasse à la surface polie par l’usage et la bordure écorchée avec l’âge. La calebasse était pleine d’eau et reposait sur sa tête à l’aide de quelques chutes de tissu qu’elle avait enroulées elle-même avec des ficelles trouvées au hasard des coins de sa case. Les visiteurs qui se trouvaient dans la Range Rover avaient aperçu la silhouette de cette femme depuis fort longtemps au fin fond de l’horizon, au milieu de cette plaine aride. La température dépassait les 40o à l’ombre, mais les passagers de la Range Rover n’en savaient rien car leur véhicule était le dernier né de la race et par conséquent entièrement climatisé et très sophistiqué.

    * * *

    En fait c’était des touristes un peu particuliers, le genre chercheur en quelque sorte et leur périple Africain avait pour but de capturer une espèce rare de perroquets en voie de disparition et qui avaient tendance àimmigrer de la savane vers le Sahel, à la recherche sans doute d’un abri plus sûr, du moins en période d’hivernage.

    Les touristes chercheurs avaient dans leur véhicule des cages à perroquet et surtout de l’eau ; beaucoup d’eau d’ailleurs parce que outre de l’eau minérale qu’ils avaient prévue pour leur propre consommation, ils avaient des jerricanes pleines d’eau parce que leurs prédécesseurs avaient relevé que lorsque les perroquets avaient très soif dans le désert ils se laissaient capturer aisément en cédant à l’appât de l’eau.

    La traversée était longue. Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient de la silhouette, ils s’aperçurent qu’elle représentait une femme portant une calebasse sur la tête et un bébé attaché dans le dos par cette canicule. Toute droite et fière, elle marchait d’un pas alerte bien que son visage était tout ruisselant de sueur. Une bonne demi heure s’était écoulée depuis le temps où les touristes chercheurs avaient traversé le dernier petit bosquet susceptible d’abriter le point d’eau le plus proche. En somme cette femme marchait depuis au moins deux heures d’horloge.

    Asta, la porteuse d’eau avait recouvert la tête de son bébé d’un pan de voile qu’elle portait sur la tête. L’enfant dormait profondément, sans doute affligé par la chaleur. Et dire qu’il fallait encore au moins 7 Km pour atteindre le village le plus proche, son village.

    L’idée leur vint de s'arrêter au niveau de la porteuse d’eau et de son bébé pour lui proposer de prendre place à bord de la Range Rover. Elle refusa. Les touristes chercheurs crurent qu’elle avait peur de les gêner, qu’elle craignait de déranger l’homme blanc, et ils lui expliquèrent qu’ils pouvaient bien se serrer pour elle, pour lui faire de la place, le temps d’arriver au village. Elle refusa de nouveau, et leur baragouina par des mots et des gestes qu’en restant à l’étroit elle risquait de briser sa calebasse et de perdre cette eau qu’elle s’était donné tant de peine à recueillir. Elle n’avait même pas mentionné son enfant comme s’il venait après la calebasse d’eau. Au fond c’était son huitième gosse qui était nés sans trop savoir pourquoi et qu’elle avait eu sans trop savoir comment.

    Tout ce qu’elle savait était que la nature qui ne l’avait déjà pas gâtée jusqu’ici lui avait donné une bouche supplémentaire à nourrir en cette période de sécheresse et de famine, et surtout une personne pour qui elle devrait porter davantage d’eau pour la propreté et la consommation.

    Asta qui n’avait pas la conversation facile déclina catégoriquement l’offre des visiteurs et balbutia des paroles qui voulaient dire : "et si vous me transportez aujourd’hui, le ferez-vous encore demain et les jours à venir ? laissez-moi tranquille, j’en ai l’habitude. Merci".

    Les touristes qui étaient d’origine Germanique comprirent pourquoi en allemand on décrit les personnes ayant à servir et à obéir, en somme les personnes qui sont reléguées à l’arrière plan par la métaphore "les porteuses d’eau - die Wassenträger". Ils se dirent que compte tenu de la distance qui sépare le village du premier point d’eau, cela devrait être une tâche d’homme.

    Toutefois ne pouvant demeurer indifférents devant tant de misères et de souffrances humaines, ils essayèrent de rafraîchir le front du bébé avec un peu d’eau glacée qu’ils venaient de retirer de la glacière. La goutte qui tomba sur le creux de son dos lui fit ressentir la fraîcheur de cette eau et Asta ne résista pas à la tentation de retourner l’enfant sur sa poitrine afin qu’elle et son bébé reçoivent davantage du bienfait de cette eau exceptionnellement fraîche. Elle n’en avait jamais vue, ni d’aussi claire, ni d’aussi fraîche. Elle se dit que ça devait être l’eau du bon Dieu... D’ailleurs que venaient faire des gens aussi gentils en plein Sahel, si ce n’était qu’ils venaient du ciel, dans un engin spécial, contre lequel la canicule du désert ne peut rien.

    Elle avait bien soif, elle aussi, mais par pudeur, elle n’osa demander de quoi s’abreuver. Cependant Asta céda à la tentation ; elle posa la tête de son bébé contre sa joue de façon à recueillir quelques gouttes d’eau fraîche. Jamais de sa vie, Asta n’avait testé quelque chose d’aussi froid et désaltérant. C’était vraiment l’eau du bon Dieu.

    Les visiteurs ne pouvaient s’empêcher de penser que dans leur propre pays, il suffisait de tourner la tête d’un robinet pour que l’eau fraîche et pure, l’eau, cette denrée rare ici, coule en abondance. Alors que, dans cette région du globe qu’ils avaient hâte de découvrir, il fallait dépenser tant d’énergie pour avoir quelques gouttes d’eau de qualité redoutable. Comme quoi, l’équité dans le partage n’était pas la règle la mieux respectée en matière d’eau par l’ARCHITECTE SUPREME.

    Faute de ne pouvoir faire mieux dans leur élan humanitaire, les touristes chercheurs laissèrent Asta poursuivre son bonhomme de chemin, et s’en allèrent de leur côté en se promettant de revenir sur leurs pas pour revoir Asta et son bébé. Chemin faisant, ils se rendirent compte à quel point la rareté de l’eau dans certaines régions du monde, met en exergue et de façon manifeste son rôle d’élément indispensable à la vie. Ils se dirent que dans ces conditions, l’avenir devra réserver plus de respects aux "porteuses d’eau" au lieu de les reléguer à l’arrière plan comme c’est souvent le cas. En effet plus l’on saura apprécier la valeur de l’eau plus on donnera de la valeur à celles qui la gèrent et dont le rôle a été ingrat jusqu’ici.

    De fait, lorsque les visiteurs firent le tour et revinrent au village deux heures plus tard, un spectacle désolant s’offrit à leurs yeux.

    Asta, la porteuse d’eau, s’était affalée à même le sol, à l’ombre du seul arbuste qui meuble sa cour et pleurait à chaudes larmes sans plus faire attention à son bébé qui se débattait de faim et de soif à quelques pas d’elle.

    Les morceaux de calebasse étalés sur le sol assoiffé lui aussi, et qui avait vite fait d’absorber son contenu, laissaient comprendre aisément les raisons de ces pleurs. Une petite quantité d’eau qui était retenue dans un gros morceau de calebasse permit de voir que le liquide précieux que la porteuse d’eau était allée chercher à trois heures de marche de chez elle, était en réalité une eau boueuse et de qualité redoutable. Tant d’énergie perdue pour rien !

    Il fut révélé aux visiteurs que l’accident avait été causé par son dernier garçon qui, au comble de la soif et à la joie de voir sa mère enfin rentrer de la source avec cette fameuse eau tant attendue, avait couru de bonheur pour se jeter sur les jambes fatiguées de sa mère qui ne tenait plus debout. Asta perdit l’équilibre et la calebasse bascula sur sa tête et s’écrasa en mille morceaux sur le sable aride qui n'attendait que cela.

    Les touristes chercheurs n’ont pas eu à réfléchir pour faire leur devoir humanitaire. Quelquefois, se disent-ils, il faut forcer les natures timides en faisant leur bonheur malgré elles et en leur faisant prendre conscience de leur état de misère et de pauvreté...Sans plus attendre, ils firent descendre de leur véhicule une jerricane de l’eau qu’ils avaient destinée à la capture des perroquets. Ils la remirent à Asta, en lui demandant d’utiliser désormais cette jerricane qui ne casserait pas en tombant pour aller chercher son eau. En effet il y avait plus urgent que de sauver les perroquets, il fallait sauver l’homme.

    Asta leva les yeux et s’aperçu qu’il s’agissait bien de l’eau...Dieu était de sa partie qui lui avait envoyé ces hommes gentils et serviables. Elle goûta l’eau. Elle n’était pas aussi bonne et fraîche que l’autre, celle qu’ils avaient versée sur le front de son bébé là-bas dans la plaine. Oh ! comme elle aurait bien voulu goûter encore à cette eau du ciel ! dommage.

    Il lui revient que cette eau glacée du ciel était versée sur le front de son enfant par une femme, la seule femme qui faisait partie du groupe des visiteurs. Comme quoi, le lien existentiel entre l’homme et l’eau est plutôt féminin que masculin et que dans le monde entier ce sont les femmes qui gardent ce contact élémentaire avec l’eau qui nous fait vivre.

    Peu importe, elle se devait de remercier le ciel pour ce qu’elle avait reçu. Son premier geste fut d’appeler tous ses enfants, à qui elle distribua de l’eau comme qui donnerait de l’eau bénite. Elle fit porter un bol à son mari par la fille aînée... Elle, elle en boirait plus tard... S’il en restait après la cuisson. Dans tous les cas, elle devait économiser son eau, cette eau plus précieuse pour elle que le mil et le sorgho qu’elle récoltait souvent avec le concours de son homme, tandis que pour l’eau elle était à la fois l’unique fournisseur et le seul gestionnaire.

    Grâce à cette manne qu’elle venait de recevoir des visiteurs blancs, elle ne repartirait à la source que dans deux jours et cette fois-ci avec plus d’assurance. Elle avait maintenant une calebasse qui ne se casse pas, une calebasse qui ne se perce pas même quand on jette du gros sable dessus. Une calebasse en métal.

    © Rabiatou NJOYA

    Republié avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditions Africavenir.
    On trouvera une version imprimée de "La Porteuse d'eau" dans L'Exilé de l'eau (Douala: Africavenir, 1991), pp.15-21. Lire également Water!! , un recueil de nouvelles en anglais


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