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La porteuse deau
UNE NOUVELLE
de
Rabiatou NJOYA
Prière de lire la notice sur la protection des droits d'auteur |
I l est difficile doublier à jamais limage de cette femme portant une calebasse à la surface polie par lusage et la bordure écorchée avec lâge. La calebasse était pleine deau et reposait sur sa tête à laide de quelques chutes de tissu quelle avait enroulées elle-même avec des ficelles trouvées au hasard des coins de sa case. Les visiteurs qui se trouvaient dans la Range Rover avaient aperçu la silhouette de cette femme depuis fort longtemps au fin fond de lhorizon, au milieu de cette plaine aride. La température dépassait les 40o à lombre, mais les passagers de la Range Rover nen savaient rien car leur véhicule était le dernier né de la race et par conséquent entièrement climatisé et très sophistiqué. |
En fait cétait des touristes un peu particuliers, le genre chercheur en quelque sorte et leur périple Africain avait pour but de capturer une espèce rare de perroquets en voie de disparition et qui avaient tendance àimmigrer de la savane vers le Sahel, à la recherche sans doute dun abri plus sûr, du moins en période dhivernage.
Les touristes chercheurs avaient dans leur véhicule des cages à perroquet et surtout de leau ; beaucoup deau dailleurs parce que outre de leau minérale quils avaient prévue pour leur propre consommation, ils avaient des jerricanes pleines deau parce que leurs prédécesseurs avaient relevé que lorsque les perroquets avaient très soif dans le désert ils se laissaient capturer aisément en cédant à lappât de leau.
La traversée était longue. Au fur et à mesure quils sapprochaient de la silhouette, ils saperçurent quelle représentait une femme portant une calebasse sur la tête et un bébé attaché dans le dos par cette canicule. Toute droite et fière, elle marchait dun pas alerte bien que son visage était tout ruisselant de sueur. Une bonne demi heure sétait écoulée depuis le temps où les touristes chercheurs avaient traversé le dernier petit bosquet susceptible dabriter le point deau le plus proche. En somme cette femme marchait depuis au moins deux heures dhorloge.
Asta, la porteuse deau avait recouvert la tête de son bébé dun pan de voile quelle portait sur la tête. Lenfant dormait profondément, sans doute affligé par la chaleur. Et dire quil fallait encore au moins 7 Km pour atteindre le village le plus proche, son village.
Lidée leur vint de s'arrêter au niveau de la porteuse deau et de son bébé pour lui proposer de prendre place à bord de la Range Rover. Elle refusa. Les touristes chercheurs crurent quelle avait peur de les gêner, quelle craignait de déranger lhomme blanc, et ils lui expliquèrent quils pouvaient bien se serrer pour elle, pour lui faire de la place, le temps darriver au village. Elle refusa de nouveau, et leur baragouina par des mots et des gestes quen restant à létroit elle risquait de briser sa calebasse et de perdre cette eau quelle sétait donné tant de peine à recueillir. Elle navait même pas mentionné son enfant comme sil venait après la calebasse deau. Au fond cétait son huitième gosse qui était nés sans trop savoir pourquoi et quelle avait eu sans trop savoir comment.
Tout ce quelle savait était que la nature qui ne lavait déjà pas gâtée jusquici lui avait donné une bouche supplémentaire à nourrir en cette période de sécheresse et de famine, et surtout une personne pour qui elle devrait porter davantage deau pour la propreté et la consommation.
Asta qui navait pas la conversation facile déclina catégoriquement loffre des visiteurs et balbutia des paroles qui voulaient dire : "et si vous me transportez aujourdhui, le ferez-vous encore demain et les jours à venir ? laissez-moi tranquille, jen ai lhabitude. Merci".
Les touristes qui étaient dorigine Germanique comprirent pourquoi en allemand on décrit les personnes ayant à servir et à obéir, en somme les personnes qui sont reléguées à larrière plan par la métaphore "les porteuses deau - die Wassenträger". Ils se dirent que compte tenu de la distance qui sépare le village du premier point deau, cela devrait être une tâche dhomme.
Toutefois ne pouvant demeurer indifférents devant tant de misères et de souffrances humaines, ils essayèrent de rafraîchir le front du bébé avec un peu deau glacée quils venaient de retirer de la glacière. La goutte qui tomba sur le creux de son dos lui fit ressentir la fraîcheur de cette eau et Asta ne résista pas à la tentation de retourner lenfant sur sa poitrine afin quelle et son bébé reçoivent davantage du bienfait de cette eau exceptionnellement fraîche. Elle nen avait jamais vue, ni daussi claire, ni daussi fraîche. Elle se dit que ça devait être leau du bon Dieu... Dailleurs que venaient faire des gens aussi gentils en plein Sahel, si ce nétait quils venaient du ciel, dans un engin spécial, contre lequel la canicule du désert ne peut rien.
Elle avait bien soif, elle aussi, mais par pudeur, elle nosa demander de quoi sabreuver. Cependant Asta céda à la tentation ; elle posa la tête de son bébé contre sa joue de façon à recueillir quelques gouttes deau fraîche. Jamais de sa vie, Asta navait testé quelque chose daussi froid et désaltérant. Cétait vraiment leau du bon Dieu.
Les visiteurs ne pouvaient sempêcher de penser que dans leur propre pays, il suffisait de tourner la tête dun robinet pour que leau fraîche et pure, leau, cette denrée rare ici, coule en abondance. Alors que, dans cette région du globe quils avaient hâte de découvrir, il fallait dépenser tant dénergie pour avoir quelques gouttes deau de qualité redoutable. Comme quoi, léquité dans le partage nétait pas la règle la mieux respectée en matière deau par lARCHITECTE SUPREME.
Faute de ne pouvoir faire mieux dans leur élan humanitaire, les touristes chercheurs laissèrent Asta poursuivre son bonhomme de chemin, et sen allèrent de leur côté en se promettant de revenir sur leurs pas pour revoir Asta et son bébé. Chemin faisant, ils se rendirent compte à quel point la rareté de leau dans certaines régions du monde, met en exergue et de façon manifeste son rôle délément indispensable à la vie. Ils se dirent que dans ces conditions, lavenir devra réserver plus de respects aux "porteuses deau" au lieu de les reléguer à larrière plan comme cest souvent le cas. En effet plus lon saura apprécier la valeur de leau plus on donnera de la valeur à celles qui la gèrent et dont le rôle a été ingrat jusquici.
De fait, lorsque les visiteurs firent le tour et revinrent au village deux heures plus tard, un spectacle désolant soffrit à leurs yeux.
Asta, la porteuse deau, sétait affalée à même le sol, à lombre du seul arbuste qui meuble sa cour et pleurait à chaudes larmes sans plus faire attention à son bébé qui se débattait de faim et de soif à quelques pas delle.
Les morceaux de calebasse étalés sur le sol assoiffé lui aussi, et qui avait vite fait dabsorber son contenu, laissaient comprendre aisément les raisons de ces pleurs. Une petite quantité deau qui était retenue dans un gros morceau de calebasse permit de voir que le liquide précieux que la porteuse deau était allée chercher à trois heures de marche de chez elle, était en réalité une eau boueuse et de qualité redoutable. Tant dénergie perdue pour rien !
Il fut révélé aux visiteurs que laccident avait été causé par son dernier garçon qui, au comble de la soif et à la joie de voir sa mère enfin rentrer de la source avec cette fameuse eau tant attendue, avait couru de bonheur pour se jeter sur les jambes fatiguées de sa mère qui ne tenait plus debout. Asta perdit léquilibre et la calebasse bascula sur sa tête et sécrasa en mille morceaux sur le sable aride qui n'attendait que cela.
Les touristes chercheurs nont pas eu à réfléchir pour faire leur devoir humanitaire. Quelquefois, se disent-ils, il faut forcer les natures timides en faisant leur bonheur malgré elles et en leur faisant prendre conscience de leur état de misère et de pauvreté...Sans plus attendre, ils firent descendre de leur véhicule une jerricane de leau quils avaient destinée à la capture des perroquets. Ils la remirent à Asta, en lui demandant dutiliser désormais cette jerricane qui ne casserait pas en tombant pour aller chercher son eau. En effet il y avait plus urgent que de sauver les perroquets, il fallait sauver lhomme.
Asta leva les yeux et saperçu quil sagissait bien de leau...Dieu était de sa partie qui lui avait envoyé ces hommes gentils et serviables. Elle goûta leau. Elle nétait pas aussi bonne et fraîche que lautre, celle quils avaient versée sur le front de son bébé là-bas dans la plaine. Oh ! comme elle aurait bien voulu goûter encore à cette eau du ciel ! dommage.
Il lui revient que cette eau glacée du ciel était versée sur le front de son enfant par une femme, la seule femme qui faisait partie du groupe des visiteurs. Comme quoi, le lien existentiel entre lhomme et leau est plutôt féminin que masculin et que dans le monde entier ce sont les femmes qui gardent ce contact élémentaire avec leau qui nous fait vivre.
Peu importe, elle se devait de remercier le ciel pour ce quelle avait reçu. Son premier geste fut dappeler tous ses enfants, à qui elle distribua de leau comme qui donnerait de leau bénite. Elle fit porter un bol à son mari par la fille aînée... Elle, elle en boirait plus tard... Sil en restait après la cuisson. Dans tous les cas, elle devait économiser son eau, cette eau plus précieuse pour elle que le mil et le sorgho quelle récoltait souvent avec le concours de son homme, tandis que pour leau elle était à la fois lunique fournisseur et le seul gestionnaire.
Grâce à cette manne quelle venait de recevoir des visiteurs blancs, elle ne repartirait à la source que dans deux jours et cette fois-ci avec plus dassurance. Elle avait maintenant une calebasse qui ne se casse pas, une calebasse qui ne se perce pas même quand on jette du gros sable dessus. Une calebasse en métal.
© Rabiatou NJOYA
Republié avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditions Africavenir. On trouvera une version imprimée de "La Porteuse d'eau" dans L'Exilé de l'eau (Douala: Africavenir, 1991), pp.15-21. Lire également Water!! , un recueil de nouvelles en anglais |