Romancier, Boubacar Boris Diop est aussi l'auteur de plusieurs pièces de théâtre, de nouvelles et de scénarios de films. Son dernier roman Le Cavalier et son ombre publié en 1997 par les Editions Stock à Paris, lui a valu le prix Tropiques. M. Diop est également journaliste et actuellement directeur d'un des plus importants quotidiens privés sénégalais, 'Le Matin'. |
Quelle place occupe la nouvelle dans la littérature africaine? Pensez-vous qu'il s'agisse d'un genre mineur réservé à ceux qui n'ont pas "le souffle" exigé par l'écriture d'un roman ou bien la nouvelle offre-t-elle des possibilités que les autres genres ne permettent pas?
Il faut tout d'abord constater qu'il existe très peu de nouvellistes 'purs' en Afrique. La nouvelle y est toujours un moment, qui peut d'ailleurs paraître souvent relativement marginal, du travail global d'écriture. Le phénomène pourrait peut-être s'expliquer par le fait qu'écrire en Afrique procède d'une sorte de fringale d'expression telle que l'auteur peut se sentir moins à l'aise dans ce genre littéraire où la suggestion et l'ellipse sont de rigueur. On peut ainsi se demander si l'impossibilité totale de se laisser aller à des digressions dans la nouvelle ne décourage pas à l'avance les écrivains africains héritiers d'une tradition du conte qui affectionne, à l'inverse de Baudelaire, 'le mouvement qui déplace les lignes'. Il s'agit bien entendu, ici, du mouvement du récit reposant sur l'idée que le temps, loin d'aller en ligne droite, est plutôt circulaire, pour reprendre une image chère à Gabriel Garcia Marquez. Il faut peut-être ajouter que les premiers auteurs africains francophones ont été fortement influencés par un dix neuvième siècle français où les romans-fleuves, voire les cycles romanesques, étaient assez prisés. Au cours des vingt dernières années, les concours littéraires nationaux ou internationaux ont beaucoup contribué à orienter les jeunes auteurs vers la nouvelle, renforçant par la même occasion le sentiment qu'elle est réservée aux débutants et destinée à les préparer au genre plus noble qu'est le roman. Je ne partage pas ce point de vue. La nouvelle exige au contraire une grande maturité et la capacité d'aller à l'essentiel en très peu de mots. Selon moi, le souffle n'a rien à voir avec la longueur physique du texte. Un récit très court peut être interminable alors que le maître-mot pour tout vrai créateur est d'atteindre à l'infini. La littérature est à mes yeux une science inexacte et même quelque peu magique : on peut y concevoir un univers foisonnant ou y réussir une 'somme' en additionnant peu de paroles et beaucoup de silences.
Cette idée d'univers fait de "peu de paroles et beaucoup de silences" reflète-t-elle aussi la manière dont vous écrivez? En d'autres termes, quelle place accordez-vous à l'inspiration et à la spontanéité, et quelle place réservez-vous à la réflexion et au travail?
Chacun de mes romans m'a pris jusqu'ici entre trois et quatre ans. Je commence toujours à les écrire dans une relative opacité. Je sens ce que veux dire mais je ne sais pas exactement de quoi il s'agit. Alors je construis mon histoire en jetant sur le papier tout ce qui me passe par la tête tout en suivant un fil conducteur assez lâche. C'est pourquoi mes brouillons, qui sont touffus, comptent aussi un nombre très important de pages. Ensuite j'enferme tout dans un tiroir pendant plusieurs mois. Mais dans cette période que je considère comme celle de la maturation du récit, le texte m'habite, s'empare de moi, ses personnages et ses lieux sont omniprésents dans mon univers quotidien, ils le modifient même en profondeur et il m'arrive de noter sur les marges du manuscrit des choses qui me paraissent intéressantes. Des bouts de phrases ou des images qui me viennent un peu par hasard. A ce niveau de mon travail, je peux parler d'inspiration. Mais il me semble que cette phase consiste essentiellement à chercher le meilleur chemin pour faire émerger le récit, pour le faire surgir du plus profond de moi. Je consacre ainsi beaucoup de temps et d'efforts à rechercher la structure interne du récit. Un auteur russe, Dostoïevski je crois, a dit du roman qu'il était avant tout une confession. Ce passage aux aveux est toujours un peu douloureux et parfois assez risible. J'ai bien conscience de ne pas oser formuler, pour toutes sortes de raisons, tout ce que je ressens et en même temps je ne veux renoncer à aucune parole. Alors je me fais l'effet du comédien en train de choisir, avec perplexité, entre plusieurs masques celui qui le dévoilera le mieux sans jamais l'exposer. La dernière phase est celle de l'écriture : je m'isole totalement pendant plusieurs mois, en général à l'étranger et à partir de ce moment a lieu le vrai corps à corps avec le texte. Entre le texte et moi, le premier qui lâche prise est mort. A partir du matériau brut dont je viens d'indiquer le processus de collecte, il s'agit d'ailleurs presque toujours de 'désécrire' le texte, de donner une forme plus ou moins fine à ce qui est massif, étant entendu que dans 'littérature' il y a surtout pour moi le mot 'rature'. Ce travail a beaucoup à voir avec celui du sculpteur. Il demande de la patience et de la passion. Cela veut dire que même si parfois je n'ai pas l'impression de travailler sous le coup de l'inspiration, je me dois de constater que très souvent il n'y a aucun rapport entre ce que je croyais vouloir faire au départ et le produit fini proposé au lecteur. Une fois le texte publié, survient la prise de conscience des lacunes, le temps des regrets dont on ne sait s'il est hors de la littérature ou s'il en est le coeur même. D'où d'ailleurs ce paradoxe : aucun auteur n'a jamais lu ses propres livres, il s'est contenté de les écrire.
Vous parlez de l'écriture comme d'un corps à corps avec la matière. Comment l'écrivain travaillant en Afrique vit-il ce "combat" et pourquoi écrit-il? Avez-vous ressenti la même ardeur chez les jeunes auteurs du Burkina Faso, du Mali, du Niger, du Sénégal et d'ailleurs avec qui vous avez travaillé lors des ateliers d'écriture que vous avez animés au cours de ces dernières années?
Oui, le corps à corps se fait avec un matériau rebelle, à savoir une langue étrangère. Cette question a été souvent débattue et il n'est peut-être pas utile d'y revenir. J'aimerais cependant souligner l'écart entre la langue d'écriture du romancier africain et celle qu'il pratique quotidiennement. En fait, je ne parle jamais français dans ma vie réelle, je n'utilise cette langue que dans mes livres et, du point de vue de la production même du texte, cela à des conséquences esthétiques qui mériteraient d'être étudiées plus sérieusement. On peut se demander par exemple si le souffle de l'oralité peut, dans ces conditions, laisser des traces dans le roman africain. Cela me paraît fort douteux. L'autre grande question est de savoir s'il existe en Afrique un genre littéraire correspondant au roman tel qu'il est connu ailleurs. Des spécialistes ont relevé avec un certain dépit à quel point nos livres étaient graves et souvent même sinistres. Il y a en effet un terrible décalage entre la joie de vivre des Africains, leur humour, la verdeur de leur expression et l'image que donnent d'eux leurs auteurs. Ce décalage a un sens terrible : le français -ou l'anglais- est une langue de cérémonie et ses codes, à la fois grammaticaux et culturels, ont quelque chose d'intimidant. On s'en sert dans l'urgence, parce qu'on ne peut pas encore faire autrement, avec un mélange de respect et de ressentiment. Ce sont là autant de raisons qui amènent l'écrivain africain à douter du sens et de la finalité de sa pratique littéraire. Et cela -on ne le dit pas assez- avant même que l'ouvrage soit proposé au public. On écrit comme on lance un cri dans la nuit. Les jeunes auteurs ont encore plus de mérite puisque la situation est à tous égards plus difficile pour eux : ils écrivent dans un contexte peu propice à un certain lyrisme révolutionnaire. Il est si difficile d'écrire dans l'odeur de la mort ! De plus, à l'heure de la mondialisation, le combat pour l'identité culturelle semble perdu d'avance. Je ne le pense pas, personnellement, mais mes discussions avec ces jeunes auteurs m'ont donné le sentiment qu'à leur avis l'Afrique ne mérite plus un seul chant d'espoir.
Dans la préface de votre premier roman "Le temps de Tamengo", Mongo Beti parlait d'"expérimentation esthétique", d"engagement" et de "fascination du lecteur". Pensez-vous que ces termes soient encore appropriés à vos oeuvres les plus récentes?
Il me semble qu'on tourne toujours, qu'on le veuille ou non, autour du même livre, d'un thème unique. Je suis persuadé qu'il existe une continuité entre mes premiers romans et les plus récents. Mais naturellement les mots n'ont jamais le même sens. L'engagement tel qu'on le concevait il y a dix ou vingt ans ne veut plus rien dire aujourd'hui. Il se trouve simplement qu'aujourd'hui il dérive du texte et ne saurait plus en être le prétexte.
Certains critiques pensent que lire un livre revient à le réécrire, chacun à sa manière. Dès lors dans quelle mesure votre dernier roman, "Le Cavalier et son ombre" raconte-t-il l'histoire de Khadidja, de son ami et de tous les artistes et dans quelle mesure offre-t-il à vos lecteurs d'ici et d'ailleurs l'occasion de cheminer dans les décombres de leur propre passé, de réfléchir, et de juxtaposer eux aussi la vie ordinaire et le réalisme magique, les chronologies et la circularité de l'Histoire, les événements les plus simples et les plus extraordinaires?
A mon avis, les textes qui nous touchent vraiment viennent toujours par derrière : quelqu'un est en train de dire à notre place des choses que nous avons jusqu'ici ressenties sans jamais pouvoir leur donner une forme avec des mots. C'est un émerveillement continu. Mais le plus important c'est la possibilité d'une 'rencontre' avec des personnes très éloignées de notre culture et de nos préoccupations. Le lecteur participe pleinement à l'élaboration du texte et, tout comme on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, il est impossible de relire un texte sans réinventer totalement le réel. Dans 'Le Cavalier et son ombre', j'approfondis une idée esquissée dans mon précédent roman, 'Les traces de la meute', à savoir qu'il existe un lien intime entre toute narration et la mort. Khadidja est le symbole de l'artiste qui ne sait ni ce qu'il est en train de dire ni à qui il le dit. Mais elle rend aussi compte de la situation spécifique de l'artiste africain attaché -ce qui est une forme aiguë de folie- à des valeurs spirituelles dans un univers où les guerres et la misère incitent chacun à la bassesse et au désespoir. Ici on peut penser au mot fameux de Wilde : 'Nous sommes tous dans le caniveau mais certains d'entre nous regardent les étoiles'. Khadidja essaie de montrer qu'il y a de la grandeur dans l'existence la plus humble et qu'il n'est de quête de soi que dans l'effort pour rencontrer, à travers des récits obscurs et forcément datés, la mémoire de l'humanité tout entière.
Merci Monsieur Diop