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Au Nord comme au Sud, le Sida est encore une maladie dont on ne parle qu'à mi-voix bien que tout le monde sache pertinemment que d'une manière ou d'une autre ce fléau n'épargne plus personne. Pour chacun d'entre nous, il est temps d'apprendre à vivre avec lui. Cependant, il y a loin de la coupe aux lèvres et il est malheureusement plus simple de fermer les yeux, de se retrancher derrière des victimes faciles (toxicomanes, prostituées, homosexuels, etc.) ou encore de s'en remettre au chimérique espoir d'une solution médicale plutôt que de prendre la juste mesure de l'épidémie. Les causes de cette dernière, son développement, ses ravages et la détresse humaine qui lui est associée sont d'une infinie complexité. On s'en rendra compte à la lecture de ce numéro de Mots pluriels qui met l'accent sur la littérature mais propose des analyses de chercheurs travaillant dans différents domaines de recherche.
Bon nombre de questions concernant le Sida reflètent moins un désir d'en savoir plus sur les coûts humains de l'épidémie qu'un besoin pressant d'identifier l'origine du mal et les personnes responsables. Pour Phillip Winn, "identifier le suspect" est relativement simple au niveau individuel car la plupart des sidéens ont une idée plus ou moins claire de la - ou des personnes qui les ont infectés. En ce qui concerne l'origine de l'épidémie, les données sont plus floues et faute de certitudes, les schémas simplistes basés sur de vieux mythes et une vision stéréotypée du monde (de l'Afrique, des gays, des Américains etc.) s'imposent sans peine.
Pour Dennis Altman, auteur de l'excellent ouvrage Power and Community: Organizational and Cultural Responses to AIDS, l'évolution de l'épidémie et les problèmes sociaux qui lui sont associés sont intimement liés aux développements politiques et économiques qui ont marqué ces vingt dernières années. Altman voit le libéralisme économique "à la Thatcher", les "ajustements structuraux" imposés aux pays les plus pauvres par la Banque Mondiale et l'image du Sida créée et disséminée par les média comme autant de facteurs qui ont déterminé le cours pris par l'épidémie. De plus, les restructurations du monde politico-économique ont eu pour conséquence de rejeter sur les victimes et leur entourage le soin de développer les stratégies nécessaires pour venir en aide aux personnes et aux collectivités les plus vulnérables. Face à l'immobilisme coupable des pouvoirs publiques en la matière, ce sont les organisations non-gouvernementales qui ont dû prendre en main la mise en place de mesures préventives, la lutte contre les préjugés et l'ignorance, et la création de réseaux de soutien destinés aux personnes les plus touchées.
Dans son article Reponses to AIDS in Contemporary Culture, Mark Pegrum fait part de la compassion du monde des Arts envers les victimes du Sida, mais aussi de sa colère face à l'immobilisme politique ambiant. Des créations les plus traditionnelles aux plus originales, des plus tristes aux plus révoltées, dit Pegrum, les oeuvres d'art ayant trait au Sida représentent non seulement un monument à la mémoire de tous les sidéens, mais elles montrent aussi qu'à une époque marquée par l'inaction et les vaines palabres des puissantes bureaucraties gouvernementales, un grand nombre d'artistes - chanteurs, photographes, peintres, écrivains, cinéastes, se sont non seulement engagés résolument dans le combat contre le Sida, mais ont aussi essayé de chercher un sens à ses effets dévastateurs.
En comparaison et à quelques exceptions près, la critique littéraire a été lente à inclure le Sida au coeur de ses préoccupations, souvent trop heureuse d'abandonner ce thème à d'autres en prétextant de la marginalité des textes ou du caractère thérapeutique de leur écriture. Les écrivains de talent ne manquent pourtant pas: la note de Jean-Pierre Boulé sur Hervé Guibert est là pour en témoigner.
La valeur littéraire de la dernière oeuvre de Guibert, Paradise, publiée de manière posthume en 1992, sert d'ailleurs de préambule à l'article de Murray Pratt consacré à l'évolution récente des écrits français sur le Sida. Alors que les romans et les autobiographies de la première heure soulignent surtout la mortalité du narrateur et sa destinée tragique dans un univers où le simple fait d'exister semble déjà beaucoup, les écrits des années 1990 réinventent le corps dans ses éternelles métamorphoses. Ils refusent l'intolérable tyrannie du Sida, le spectre de la démence et de la mort, le discours social qui associe immanquablement les mots "porteur" et "virus" avec ceux de "sain" et "mortel". L'oeuvre d'art se fait cri et affirme avec force: "Que meure la Mort! Que vive la Vie".
Le style de la Kényenne Carolyne Adalla et de la Zimbabwéenne Violet Kala, dont nous mentionnons les romans dans ce numéro, est plus neutre que celui de leurs collègues français mais leurs textes sont tout aussi poignants. Ils donnent la parole à des narratrices bien déterminées à témoigner de la nécessité de vivre avec le virus plutôt que de se laisser submerger par la crainte d'en mourir. Comme le montrent leurs textes, le succès d'une telle entreprise dépasse de beaucoup le cadre d'une action individuelle et son impact sur les sociétés d'aujourd'hui est l'affaire de tous.
C'est là une des leçons que l'on peut tirer des nouvelles inédites de Micheline Coulibaly et de Véronique Tadjo publiées dans ce numéro. C'est aussi une des idées soulignées par Evelyne Mpoudi Ngollé (Camerounaise, directrice d'un grand Lycée à Yaoundé et romancière) dans l'interview qu'elle a accordée à David Ndachi Tagne.
Comme le suggère Dennis Altman, "Au nombre des facteurs influençant le cours d'une épidémie, ceux de nature biomédicale ne sont pas nécessairement les plus importants". C'est là l'occasion de réfléchir à notre propre attitude face au Sida. Tout récemment, le Prix Nobel de médecine Rolf Zinkernagel suggérait qu'à long terme, il n'était pas dans l'avantage d'un virus de tuer tous les porteurs qui lui permettent de vivre. Reciproquement, il est possible d'imaginer qu'à long terme "la survie de l'humanité" dépend davantage de notre solidarité et de notre sollicitude envers les autres que de notre pouvoir d'exterminer un virus, aussi virulent soit-il.
JMV
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[Table des matières de ce numéro de MOTS PLURIELS]
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On both sides of the equator, AIDS remains a disease which people hesitate to speak about. Yet, difficult as it is to admit, the time has come to acknowledge that AIDS is here to stay and that it affects every one of us, one way or another. Unfortunately, it is much easier to procrastinate, to call upon old stereotypical prejudices, blaming drugs, prostitution and homosexuality for this great ill in the world; even to put one's faith in the hypothetical success of the "miracle cure". To take the real dimension of the pandemic in all its political, social and human complexity is quite a different matter. That complexity is reflected in this issue of Mots Pluriels of which the main focus is literature, but which includes numerous articles from inter-related disciplines.
The origins of the epidemic are far from clear and only a multi-disciplinary approach could possibly lead to the first elements of an answer. It is usually fairly easy for individuals to trace their own HIV+ condition to a known "suspect" but, to use Phillip Winn's terminology, it is quite a different proposition to speculate on the origin of the virus and to understand where and what conditions led to its devastating proliferation from the mid 1970s onwards. For want of a better answer, a simplistic, stereotyped and almost mythical vision of the world (ie. of Africa, of gay life, of America etc.) has fuelled wild, imaginary scenarios often based on the old and persisting fear of otherness.
For Dennis Altman, the author of the seminal study Power and Community: Organizational and Cultural Responses to AIDS, political economy and the societal difficulties that have grown out of it, are central to the spread of HIV/AIDS and its impact on people's lives.
Reagan and Thatcher's blind commitment to economic rationalism, the World Bank's "structural adjustments" imposed on the poorest countries of the planet, the distorted image of the AIDS epidemic created by the media, all these factors and more, have contributed to give shape to the HIV/AIDS pandemic. Furthermore, in rejecting the responsibility of dealing with the social and human effects of disease on the people most affected, procrastinating governments and bureaucracies have compelled non-government organisations to take charge of preventitive measures, to fight against prejudices and discrimination and devise support mechanisms aimed at the people most at risk or affected by the disease.
In his article entitled Responses to AIDS in Contemporary Culture, Mark Pegrum bears witness to both the Arts community's compassion vis-a-vis the victims of AIDS and their anger towards the almost total inertia of officialdom. As Pegrum says: "Not only do all of the artworks dealing with AIDS, from the most traditional to the most inventive, from the saddest to the angriest, serve as a memorial to the sufferers, but as a record of how, when many governments were still hesitating and community leaders were debating issues of morality, there was a large number of artists - singers, photographers, painters, writers, cinematographers - who immediately became engaged both in the war against AIDS and its spread, and also in the battle to make sense of its devastating effects".
In contrast, and with few exceptions, literary criticism has been slow to include HIV/AIDS at the centre of its preoccupations, often too glad to surrender books dealing with the issue to other disciplines, pretexting to all intents and purposes its marginal and therapeutic character. Yet, there is no shortage of talented literary authors, possibly one of the best known being French Hervé Guibert, whose literary achievements are briefly summarised in a note written by Jean-Pierre Boulé.
Coincidentally, Guibert's last novel (published posthumously in 1992) provides the starting point of Murray Pratt's article that deals with recent French writing on AIDS. Whereas early novels and autobiographies stress the painful progression of the disease and the unavoidable reality of death, later work challenges these very premises. It is no longer a case of dying quietly from the virus but rather a kind of psycho-social resistance to the reality of the self as subject of death, an outright affirmation of the right to live, a claim to immortality.
The style of Kenyan Carolyne Adalla and that of Zimbabwean Violet Kala whose books are mentioned in this issue of Mots Pluriels is not as flamboyant as that of their French counterparts. Nevertheless both books are quite poignant and the female narrators of both stories express strongly the idea that it is essential to take a positive approach and dwell on life's opportunities rather than death's inevitability. But as shown in their stories, such an approach is only possible in an environment that values social interaction and support.
Such is also the lesson of two brilliant short stories by African novelists Micheline Coulibaly and Véronique Tadjo published in this issue of Mots Pluriels. The need for social interaction is also one of the points raised by Evelyne Mpoudi Ngollé (a writer and the Director of a large High School in Yaoundé) in the interview she gave to David Ndachi Tagne.
As suggested by Dennis Altman, "A number of factors will influence the course of an epidemic, of which the bio-medical are not necessarily the most important". Recently, the Winner of the Nobel Prize for Medicine Rolf Zinkernagel suggested that in the long run, it was not to the advantage of a virus to kill its host. In a sense, such a view challenges our own attitude and reaction towards the HIV virus. Could it be that the time has come to shift our attention from an hypothetical "miracle cure" and to emphasise that humanity's survival will depend upon compassion and solidarity, rather than on our success in exterminating a seemingly relentless "killer-virus"?
JMV
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